• La chevalerie islamique traditionnelle

    La chevalerie

     

    Islamique

     

    Traditionnelle

    Extrait tiré du Journal Asiatique

    Janvier 1849

     

    Sans vouloir compléter les arguments pour l'influence de la poésie arabe sur la poésie provençale dont a fait usage Mr Fauriel dans son histoire de la dernière, nous nous bornons ici à développer un seul point de son excellent ouvrage. Ce point est bien plus important pour l'histoire de la Chevalerie Arabe que la note cité par Mr Fauriel, de l'ouvrage de Condé, à propos des Morabithoun. C'est l'observation qu'il fait sur les différentes formes du verbe galab et galeba dont le mot arabe se prête de la manière la plus simple à toutes les formes de variations que les Provençaux y ont attaché. "Les Provençaux, dit Mr Fauriel, entendent par galaubia, cette espèce d'exaltation qui porte un homme à chercher la gloire, la renommée, particulièrement celle de la bravoure et des armes, à faire tous les efforts possibles pour disputer le prix à ceux qui ont la même prétention." Galaubier était synonyme de valeureux, de vaillant, de chevaleresque. Le verbe arabe galebe, signifie, comme le dictionnaire de Freytag l'explique : prevoeluit, superior fuit ; et le participe galib : superior, proepollens, vincens. Les deux premières significations sont justes mais non la troisième. Le Kamous explique le mot galebe ou galabia, comme l'action d'arracher quelque chose des mains de quelqu'un, ou de s'en emparer par la force. Les formes citées dans le Kamous de la racine galebe sont aussi nombreuses que celles des Provençaux, citées par Mr Fauriel. Le Kamous donne celle de galebe, galib, galabia, galeba, agleb.

    Quant à la forme galib, le sens en est si connu, que le Kamous ne se donne même pas la peine de l'expliquer. Le sens de vainqueur, dans lequel ce mot a été rendu jusqu'ici par le plus grand nombre des orientalistes, n'en est pas le sens propre et primitif, puisque la racine n'a d'autre sens que celui de se rendre supérieur et de s'emparer de quelque chose. Aussi le premier verset de la XXXè sourate du Coran sont traduits en général : les Grecs ont été vaincus, ils vaincront à leur tour ; ils seraient traduits plus justes : les Grecs ont été subjugués, ils subjugueront à leur tour. Le mot de galib ne doit pas se traduire par vainqueur dans le verset de la XIIe sourate du Coran, mais bien comme l'a traduit Maraccius : Deus es praevalens super negotium suum(1). C'est ainsi que tous les voyageurs en Andalousie traduisent mal la devise des rois de la dynastie d'Ahmer qui se trouvent répétée si souvent sur les murs de l'Alhambra : La galib illallah, par Il n'est point de vainqueur que Dieu. Le véritable sens en est : Il n'y a que Dieu qui prévaut. Si le participe du verbe français prévaloir n'est point reçu comme adjectif, c'est pourtant le mot prévalant seul qui rendrait au juste le sens du mot galib. Galib est un des noms d'Ali, et se trouve comme tel dans l'une des poésies du divan qui passe généralement sous le nom d'Ali, mais appartient probablement (comme le commentateur turc, Moustakim-Zadé, le remarque) au chérif Mortheda, mort en 436 (1044). L'opinion généralement établie, que ce divan est une œuvre du beau-fils du Prophète, n'a d'autre origine que l'idée du poète de faire parler, dans la plupart de ses poésies, le beau-fils du Prophète en son propre nom, rappelant ses hauts faits, et adressant des conseils à ses fils. La pièce dans laquelle le mot galib est l'équivalent du nom d'Ali, se trouve, page 114, dans l'édition de la presse du Caire, l'an 1225 (un in-4° de 576 pages).

    Comme cette pièce n'a que deux distiques, nous nous permettons de la donner ici en texte et en traduction, en traduisant le mot de galib par héros, quoique, comme nous allons le montrer, il fût traduit plus juste par celui de chevalier.

            En présent vous envoie l'épée
           Le héros de votre épopée ;
           Elle frappe juste à sa fin,
           Car elle accomplit le destin ;
           Elle fend épaules et crânes,
           Rend les vertèbres diaphanes,
           Et protège les généraux
           Des escadrons dans les assauts.

    Le mot de galib nous sert ici, comme un des noms d'Ali, de passage au mot de feta, dont le Prophète a qualifié par excellence son gendre, à la bataille d'Ohad. Ce mot est généralement traduit par vainqueur, tandis qu'il devrait être traduit par chevalier. Le commentaire du divan susdit nous apprend que le Prophète avait entendu prononcer par Gabriel, remontant au ciel après la bataille d'Ohad, les paroles suivantes : Il n'est point d'épée que Zoul-Fakar (nom de l'épée d'Ali), et point de héros (chevalier) qu'Ali.

    Cette sentence, qui se trouve gravée sur beaucoup de lames de Damas, a été traduite, jusqu'à présent : Il n'estpoint d'épée que Zoul-Fakar, et point de héros qu'Ali. Cette traduction est aussi peu juste que celle de galib par vainqueur : Feta signifie, d'après le dictionnaire de Freytag, adolescens liberalis, generosus tum munificentia tum indole. C'est aussi l'explication que le Kamous donne sous le mot de feta : "il est feta, c'est-à-dire jeune homme libéral, généreux, brave et courageux."Ces qualités sont assurément celles d'un chevalier, surtout dans ses rapports avec les dames et dans ses galanteries d'amour, qui ne conviennent qu'à la jeunesse. Cette autorité du dictionnaire ne suffirait pas cependant pour prouver que le mot juste pour traduire celui de feta est celui de chevalier, si nous n'avions d'autres preuves à produire.

    D'abord le mot de héros, par lequel, faute de mieux, on a traduit jusqu'ici le mot arabe feta, n'en rend point le sens ; pour exprimer la valeur d'un héros, les Arabes ont une demi-douzaines de synonymes, tel que battal, le "batailleur", karii, hemmam, dhargam, ghadhanfer, et parmi la demi-douzaine de synonymes auxquels l'index latin du dictionnaire de Freytag se réfère, il n'y a point celui de feta. Le substantif fetouwet, tiré de la même racine, ne doit pas non plus se traduire par héroïsme, mais bien par chevalerie. Le Kamous (t.III, page 895) l'explique par générosité, libéralité, valeur. Le Taarifat de Djourdjani ajoute au sens reçu de libéralité et de générosité, l'acception mystique de ce mot, qui signifie : "l'influence de l'âme sur les créatures dans ce monde-ci et dans l'autre." Cette signification mystique ne nous regarde point ; nous nous en tenons au sens reçu du mot qui embrasse toutes les qualités d'un chevalier, et nous allons prouver par des faits historiques que le mot de fetouwet n'a pas d'autre sens que celui de chevalerie, et désigne une institution arabe qui avait ses formes de réception, tout comme la chevalerie européenne, avec les différences éventuelles du génie des peuples de l'Orient et de l'Occident, différences dont Mr Fauriel a tenu compte. La fetouwet était une institution de chevalerie religieuse, par laquelle le grade de feta, c'est-à-dire de chevalier, était conféré, non pas par les princes, mais par des cheikhs, solennité à laquelle se liaient des festins de table et de bonne chère, auxquels les chevaliers européens n'étaient pas non plus insensibles.

    Le calife de Bagdad Nassir-lidinillah, dont le long règne de quarante-cinq ans embrasse de 1180 jusqu'à 1225 de l'ère chrétienne, était un des princes les plus romanesques et les plus chevaleresques dont l'histoire orientale fait mention ; l'histoire d'Aboul-Feda et les tablettes chronologiques de Hadji-calfa font deux fois mention de l'acte du fetouwet, c'est-à-dire du grade de chevalier conféré la première fois l'an 578 (1182) : -mots en arabes que nous traduisons...- le calife Nassir revêtu du vêtement de la chevalerie par le cheikh Abdal-Djebbar. Cette cérémonie était accompagné d'un toast bu dans la coupe de la chevalerie (Kasol-fetouwet).

    Ce passage, extrêmement important pour l'histoire de la chevalerie, donne en même temps l'explication la plus naturelle du graal, ce vase merveilleux, confié à la garde des Templiers, auquel ceux-ci n'ont pas manqué d'attacher un sens gnostique, comme les inscriptions arabes de ces vases le prouvent.(2) Le mot de graal n'est peut-être qu'une corruption du mot arabe al-kas, avec l'article mis en arrière. Quoiqu'il en soit de cette éthymologie, il n'est point de doute que la coupe du Saint-Graal ne soit retrouvée dans la coupe de la chevalerie arabe, kassol-fetouwet.

    Reste à savoir quel était le vêtement de chevalerie, dont le chevalier était revêtu. Ce n'était point une cuirasse, ni, comme on pourrait le croire, un manteau, mais c'était des hauts-de-chausses, comme Aboul-Feda le dit expressément en deux endroits.(3)

    "En cette année 607 (1210), arrivèrent des ambassadeurs du calife aux rois des provinces, afin qu'ils bussent à sa santé dans la coupe de la chevalerie, afin qu'ils se revêtissent des hauts-de-chausses de la chevalerie, et qu'ils tirassent à l'arbalète, selon la méthode du calife."

    Puis à l'an de la mort du même calife en 622 (1225) :

    "Il mit tous ses soins à revêtir les hauts-de-chausse de la chevalerie, et ne permit d'autres arcs que ceux de sa façon."

    L'acte de l'élévation au grade de chevalier était donc accompagné, non seulement d'un toast dans la coupe de la chevalerie, mais aussi d'exercices gymnastiques fort propres au métier de chevalier ; et ce grade de chevalier, qui était originairement une institution religieuse de la guerre sainte (comme Mr Fauriel l'a très bien remarqué), participait aussi à l'esprit de la chevalerie européenne par le plaisir de la coupe et par les exercices du corps. Le temps qui s'est écoulé entre le mot du Prophète, qui déclarait, par la bouche de Gabriel, son gendre Ali le chevalier par excellence, à la bataille d'Ohod (2-3---624), et les ambassades chevaleresques du calife Nassir-li dinillah (607==1210), embrasse six siècles, de sorte que la chevalerie arabe est de quatre siècles plus ancienne que l'européenne, dont la plus belle époque commença avec le temps des croisades et finit avec elle. Il est bon de remarquer que le calife Nassir-li dinillah était contemporain de Saladin, auquel il avait envoyé un diplôme de prince, un an plus tôt qu'il n'avait été revêtu lui-même du grade de chevalier par le cheikh Abdol-Djebbar. Or, le temps de Saladin, de Richard Coeur-de-Lion, du duc Léopold d'Autriche, et du roi Philippe-Auguste, c'est-à-dire la fin du XIIe siècle, est la plus belle époque de la chevalerie chrétienne. Cette époque datant de la fondation des Templiers, après la prise de Jérusalem, était à son apogée cent ans après, à la prise d'Acre par les Croisés, et finit avec la perte de cette place et l'évacuation de toute la Syrie, en 690 (1291).

    Les deux capitales du califat, en Orient et en Occident, étaient Bagdad et Corfoue. La fondation de la première de ces villes, et les premières bâtisses des califes andalousiens, sont contemporaines. Al-Mansour, le grand chambellan de Hicham, est regardé par Mr Fauriel (tome 3, page 322) avec raison comme l'idéal du caractère et des sentiments chevaleresques ; mais, avant lui, le califat avait fleuri pendant deux siècles en Espagne, et, après la fin des croisades, l'esprit chevaleresque continua en Egypte jusqu'à la fin de la dynastie de Mameloucs Baharites, en 784 (1382).

    La chevalerie arabe était donc bien plus vivace que la chevalerie européenne, dont le terme le plus long ne dépasse pas trois siècles. Mr Fauriel dit que c'est chez les Arabes d'Andalousie qu'on trouve les plus anciens vestiges de ces deux chevaleries, et que ces faits existent épars dans les livres arabes, la plupart encore inconnus. Le principal ouvrage dans lequel on peut puiser des renseignements sur l'esprit chevaleresque des premiers siècles, soit en Asie, soit en Europe, est l'Ikd d'Ibn Abd-rebbihi, décédé en 328 (939), puis les ouvrages historiques de Thaberi et de Masoudi. Les histoires du califat, par Soyouti, et le Gulcheni Khaulefa, imprimé à Constantinople, ne contiennent rien sur les réceptions chevaleresques du calife Nassir ; mais il s'en trouve peut-être des mentions dans les histoires d'Ibn-el-Esir, d'Ibnol-Kesir et d'autres ouvrages de la Bibliothèque de Paris.

    Pour ce qui regarde les sentiments chevaleresques d'honneur, de valeur, de générosité, de délicatesse et d'égards envers les dames, ils abondent dans les poëmes les plus anciens des Arabes, et surtout dans les deux Hamasa, dans la grande d'Ebou-temmam, et dans la petite d'El-Bohtori, qui mériterait tout aussi bien que la grande les soins d'un éditeur et d'un traducteur.

    Comme Ali est la fleur et le prototype des chevaliers arabes, et que Galib, c'est-à-dire celui qui prévaut, est un de ses noms, la liaison qu'il y a entre les idées et sentiments de chevalerie, attachés par les  Provençaux aux différentes formes de galoubié, et entre le nom du premier chevalier de l'Islam, saute aux yeux.

    (1) Moins juste dans la traduction de Mr Kasimirski : "Dieu est puissant dans ses oeuvres." Il fallait dire "Dieu fait prévaloir ses affaires." Eoer (pas certain de la bonne traduction car illisible... ndr.) signifie commandement ou affaire mais non pas oeuvre.

    (2)  Voir Mysterium baphometis, dans le VIe tome des mines de l'Orient...

    (3) Annales muslemici, t. page 245 et 329.