Maître Eckhart
AVANT-PROPOS :
Au fil de ces sermons et traités, Maître Eckhart développe le thème qui lui tient le plus à cur : la participation de l'âme à la vie divine, participation appréhendée comme une incessante déification de la nature humaine. Provenant de Dieu et jaillissant de lui telle une étincelle ( vünkelin , terme cher à Eckhart), l'âme reçoit de lui l'être dans le temps, et elle est appelée dans le temps à s'unir à Dieu pour participer à la vie divine. Elle est donc invitée à parcourir une sorte d'itinéraire qui la ramènera à l'Unité originelle. Cette démarche, de type néoplatonicien, est caractéristique du courant médiéval de mystique spéculative.
L'homme naît dans le Verbe à la vie divine, naissance qui se réalise en lui par la grâce, c'est-à-dire la participation dans l'essence de l'âme à la nature divine : « il y a quelque chose dans l'âme qui est tellement parente avec Dieu qu'elle est une avec lui, et ne lui est pas seulement unie. C'est une chose une. Par la grâce, l'âme est tournée vers l'intérieur, vers Dieu présent en elle : elle est au-delà du temps et de l'espace, au-delà des créatures. C'est à ce niveau que s'exerce sa capacité à connaître Dieu comme Etre absolu.
La connaissance permet donc à l'âme de s'unir à Dieu, moyennant le dépouillement et la purification des puissances de l'âme que sont l'entendement et la volonté. L'entendement, qui procède par mode de représentation, et la volonté, qui agit par mode d'appropriation, altèrent l'expérience de l'union de l'âme à Dieu. L'activité de la connaissance doit donc être en permanence sous-tendue par un travail de purification des puissances, de dépouillement, d'anéantissement, qui permet à l'âme de tendre constamment vers un au-delà d'elle-même. Cela implique que l'âme ne tende que vers Dieu ; pour cela, elle doit se détacher de toutes les créatures, qui constituent autant d'obstacles à l'union à Dieu. Eckhart précise bien qu'il ne s'agit pas là d'une négation du créé, mais d'un dépassement motivé par la quête de l'Absolu : l'âme ne cherche que Dieu, présent au plus intime d'elle-même. « L'âme veut-elle connaître Dieu ? Elle doit alors s'oublier également elle-même, et se perdre elle-même » ( Sermon 69). C'est à cette seule condition que l'âme trouve la charité, c'est-à-dire la vie divine : « celui qui renonce totalement à soi-même, celui-là appartient totalement à Dieu et Dieu se fait totalement sien » ( Sermon 10). Ces purifications, ces successifs détachements, établissent les conditions de nudité et pauvreté intérieures qui constituent le silence, climat de la prière, en laquelle est appréhendée l'exigence de conformité à la volonté de Dieu.
Joachim Boufflet
PREFACE :
Le jeune Ecehardus vint au monde dans un univers en proie aux bouleversements les plus graves, tant sur le plan spirituel que politique. A cette époque, une vague de religiosité impressionnante déferlait tout à la fois sur le monde chrétien, occidental, et sur le monde islamique à l'Orient ; on a coutume de la désigner sous le nom de mystique . Cent ans avant, vers 1182, était décédé dans le Haut Tibet le « Grand Gourou Gampopa », bouddhiste fondateur de l'école de mystique tardive de Kargyupa, dont les enseignements clefs présentent une parenté stupéfiante avec la mystique de Maître Eckhart. Vers 1276, mourait dans la lointaine Konia, en Perse, le plus grand mystique oriental, Djalâl al-Din Rumi, fondateur de la confrérie mystique des Mewlewi.
Maître Eckhart établit la distinction entre le divin objet du vécu, et Dieu appréhendé seulement de façon intellectuelle, entre l'Etre un et ce qu'on en perçoit à partir du rapport sujet-objet. Seule importe l'expérience du divin, qui est pour lui essentielle. Saisir Dieu par le biais de la seule pensée, le concevoir et l'appréhender sur la base de représentation élaborées subjectivement, réduit l'Etre divin à n'être bientôt plus qu'un sujet, voire une idole idéale. Or, le Dieu vivant n'est en rien extérieur à l'âme, il ne peut être saisi par chaque âme qu'au plus intime d'elle-même, comme Tu répondant à Je . Ne pas élaborer en quelque sorte intellectuellement une foi en la déité à partir de la profusion des représentations intérieures personnelles, mais vivre la relation à Dieu dans un amour d'enfant, c'est-à-dire réaliser « la religion du Dieu intérieur », que le Christ a vécue de façon exemplaire.
« Anéantissement » de tout ce qui prétend s'insinuer et se dresser entre le Dieu vivant qui s'écoule dans l'âme et l'âme qui, bouillonnant comme une source vive, aspire à s'épancher en lui, telle est la praxis mystique. Cette praxis comporte quatre degrés : détachement, naissance de Dieu dans le fond de l'âme, expérimentation de la capacité de l' homo nobilis à la déification, et contemplation dans la pure lumière de Dieu. Evacuer de la vie la fausse richesse de l'objectivité et la vaine autosatisfaction de l'esprit de puissance et de possession permet juste à l'âme de se disposer au combat en abandonnant tout bagage théologique ; c'est seulement à partir de cette disposition initiale qu'elle commence à s'attaquer à proprement parler au « Dieu pensé », à l'idole environnée d'un nuage d'encens, au « Dieu-extérieur » qui trouble l'expérience religieuse première, qui fausse la praxis de la vie pieuse en la réduisant à une prière perpétuellement créatrice. Il faut chercher Dieu seul et, libres de toutes craintes, trouver indistinctement en Dieu tout ce qui est extérieur et intérieur, ce Dieu qui est l'Etre premier Un.
Friedrich Alfred Schmid Noerr
Qui veut arriver à la plus haute perfection de son être et à la compréhension de Dieu, du Bien suprême, il faut qu'il ait une connaissance de lui-même, comme de ce qui est au-dessus de lui, jusqu'au fond. Ce n'est qu'ainsi qu'il arrive à la plus haute pureté. C'est pourquoi, cher être humain, apprends à te connaître toi-même. D'abord, veille à ce que tes sens extérieurs remplissent leurs fonctions de façon correcte. Les puissances les plus hautes de l'âme sont la mémoire, la raison et la volonté. Elles sont contenues dans une nature : tout ce que l'âme opère, c'est sa nature simple qui l'opère, et cela par le moyen des puissances. Aux puissances est commune la nature simple de l'âme ; c'est elle aussi qui réalise cet essor dans la volonté. Ce sont donc aussi les autres facultés, en tant qu'elles sont contenues également dans la nature simple de l'âme, qui sont les causes de l'élévation. Ceci est une aide. La foi prend naissance dans la connaissance. Quand elle a déjà fait tout ce qu'elle peut faire, la volonté a encore, dans sa particularité, la liberté de prendre son essor et de parvenir de l'autre côté, dans la connaissance qui est Dieu même. Seul cet essor élève l'âme sur le sommet de la perfection.
Dieu est triple sous le rapport des personnes, et en même temps un sous le rapport de sa simple nature. Mais c'est justement ainsi que l'âme est aussi constituée, elle aussi est triple sous le rapport des puissances, et en même temps simple sous le rapport de sa pure nature. Elle aussi est entièrement dans tous ses membres et dans chacun d'eux ; c'est pourquoi tous ces membres ne sont pour l'âme qu'un seul lien. Chacune des puissances de l'âme devient l'image d'une des personnes divines : la volonté l'image du Saint-Esprit, le pouvoir de connaître celle du Fils, la mémoire celle du Père. Et sa nature devient l'image de la nature divine . Et pourtant l'âme indivisée reste une.
Tout discours se reprend dans le non-discours : de cette manière les Personnes sont une incarnation de l'essence. « Les trois Personnes sont une incorporation de l'essence ! » Ce pouvoir n'appartient qu'à la Trinité parce que sa nature et son essence est l' unité . Deux sont a distinguer en Dieu : Essence et Nature . Essence est pur rapport à soi-même. Nature par contre désigne ce qui est commun pour les Personnes ; et pourtant tous deux ne sont qu'un. Il y a trois choses à remarquer sur l' essence divine . Elle doit être tout d'abord tout simplement un Principe premier. Deuxièmement, Dieu est un « Unique-Un ». Celui-ci n'est, en tant que tel, que par soi-même, et non par un autre. L'essence simple de la nature de Dieu est l'unité. Troisièmement, l'essence unifie et enferme tout en soi . Dans cette étreinte générale Tout se résout en Tout, car, là, Tout tient Tout enfermé en soi. Ainsi, le Premier Principe tient enfermé en lui les archétypes de toutes choses. C'est cela qui signifie que les choses sont Dieu en Dieu. Dieu a enfermé chacun dans chacun. Là tout est un, une seule chose : Tout en tout .
Parmi les maîtres certains enseignent qu'il n'y a rien qui unit tant l'âme que la connaissance. Par contre d'autres affirment justement cela de l'amour. Et à nouveau une troisième école enseigne que rien n'unit tant l'âme que le vrai sentiment ( erfühlen ). La connaissance ennoblit l'âme vers Dieu, l'amour unit avec Dieu et le vrai sentiment la parfait en Dieu. Ces trois activités élèvent l'âme et la font croître hors de la temporalité dans l'éternité. Là l'esprit est dans un état de pureté parfaite et jouit à sa source de toute joie. Ainsi l'amour et la douceur du sentiment a attiré l'esprit hors de lui-même vers la simple petite étincelle qui est en lui !
En quoi consiste la liberté d'un homme divinisé ? En ceci qu'il n'est rien pour lui-même, ni ne désire rien non plus pour lui , mais seulement que toutes ses uvres tournent à la gloire de Dieu ! L'homme doit être libre de cette manière qu'il oublie son propre moi et reflue, avec tout ce qu'il est, dans l'abîme sans fond de sa source.
Le pur détachement est au-dessus de toutes choses, car toutes les vertus ont quelque peu en vue la créature, alors que le détachement est affranchi de toutes les créatures. Ce que l'amour a de meilleur, c'est qu'il me force à aime Dieu, alors que le détachement force Dieu à m'aimer. Or, le lieu naturel et propre de Dieu est l'unité et la pureté, et c'est ce que produit le détachement. L'amour me force à souffrir toutes choses pour Dieu, alors que le détachement me porte à n'être accessible qu'à Dieu. Or le détachement est si proche du néant que rien n'est assez subtil pour trouver place dans le détachement, sinon Dieu seul. Seul il est simple et si subtil qu'il peut bien trouver place dans le cur détaché. C'est pourquoi le détachement n'est accessible qu'à Dieu.
L'humilité peut exister sans le détachement, alors que le parfait détachement ne peut pas exister sans parfaite humilité, car la parfaite humilité tend à un anéantissement de soi-même. Le détachement parfait ne veut être ni au-dessous, ni au-dessus, il veut être là de lui-même, sans considérer l'amour ou la souffrance de qui que ce soit, il ne veut ni l'égalité ni l'inégalité avec quelque créature, il ne veut ni ceci ni cela ; il veut être et rien d'autre. Le détachement ne veut être rien.
Et l'homme qui demeure ainsi dans un total détachement est tellement emporté dans l'éternité que rien d'éphémère ne peut l'émouvoir, qu'il n'éprouve rien de ce qui est charnel, et il est dit mort au monde car il n'a de goût pour rien de terrestre. Tu dois savoir ici que le véritable détachement consiste seulement en ce que l'esprit demeure aussi insensible à toutes les vicissitudes de la joie et de la souffrance, de l'honneur, du préjudice et du mépris qu'une montagne de plomb est insensible à un vent léger. Ce détachement immuable conduit l'homme à la plus grande ressemblance avec Dieu. Car Dieu est Dieu du fait de son détachement immuable, et c'est aussi du détachement qu'il tient sa pureté et sa simplicité et son immuabilité. Le détachement conduit l'homme à la pureté, de la pureté à la simplicité, de la simplicité à l'immuabilité ; il en résulte une ressemblance entre Dieu et l'homme, mais il faut que cette ressemblance soit l'effet de la grâce, car la grâce détache l'homme de toutes les choses temporelles et le purifie de toutes les choses passagères. Et sache-le : être vide de toutes les créatures, c'est être rempli de Dieu, et être rempli de toutes les créatures, c'est être vide de Dieu.
Dans chaque être humain sont deux hommes différents ; l'un se nomme l'homme extérieur, c'est l'être sensitif ; les cinq sens le servent, et pourtant l'homme extérieur agit par la puissance de l'âme. L'autre homme se nomme intérieur, c'est l'intériorité de l'homme. Sache que Dieu attend de tout homme spirituel qu'il l'aime avec toutes les puissances de l'âme. Il a dit en effet : « Aime ton Dieu de tout ton cur ». Or, tu dois savoir que l'homme extérieur peut avoir une activité, alors que l'homme intérieur demeure totalement libre et insensible.
Ni ceci ni cela n'est l'objet du pur détachement. Il repose sur le néant absolu car le pur détachement se situe au sommet. Dieu agit selon qu'il trouve la disponibilité. Il opère et agit selon la disponibilité et la réceptivité qu'il trouve dans le cur de l'homme. Pour que le cur soit disponible au plus élevé, il faut donc qu'il repose sur le pur néant, et c'est là aussi la plus grande possibilité qui puisse être. Comme le cur détaché se trouve au sommet, il faut qu'il repose sur le néant, car c'est là que se trouve la plus grande réceptivité. Le cur détaché ne désire rien et n'a rien n'ont plus dont il aimerait être libéré. C'est pourquoi il est détaché de toute prière, et sa prière n'est rien d'autre que d'être conforme à Dieu. Saint Augustin : l'âme a une entrée secrète dans la nature divine où toutes choses ne sont plus rien pour elle. Sur terre, cette entrée n'est rien d'autre que le pur détachement. Et lorsque le détachement parvient à son sommet, sa connaissance le rend inconnaissant, l'amour le rend non aimant et la lumière le rend ténébreux. Autrement dit, les pauvres en esprit sont ceux qui ont abandonné toutes choses en Dieu, telles qu'il les avait lorsque nous n'étions pas. Nul ne peut se rendre accessible à l'influx divin que dans la conformité avec Dieu, car plus un homme est un avec Dieu, plus il est accessible à l'influx divin.
Nul n'est plus joyeux que celui qui se trouve dans le plus grand détachement. C'est pourquoi le détachement est préférable à tout, car il purifie l'âme, clarifie la conscience, enflamme le cur, éveille l'esprit, accélère le désir, fait connaître Dieu, sépare de la créature et s'unit à Dieu. Que celui qui désir parvenir au parfait détachement recherche donc la parfaite humilité, il s'approchera ainsi de la divinité.
Celui-là est un homme pauvre qui ne veut, ne sait rien et n'a rien. Celui-là seul est un homme pauvre qui ne veut rien et ne désire rien. Pour que l'homme soit pauvre en volonté, il doit aussi peu vouloir ou désirer qu'il voulait ou désirait au temps où il n'était pas encore. C'est ainsi qu'est pauvre l'homme qui ne veut rien. Pour arriver à cette pauvreté, l'homme doit vivre de telle manière qu'il ne sache pas même qu'il ne vit ni pour lui-même, ni pour la Vérité, ni pour Dieu. Plus encore : il faut qu'il soit vide de toute connaissance qui pourrait encore vivre en lui. Il y a quelque chose dans l'âme d'où émanent la connaissance et l'amour. Cela ne connaît pas et n'aime pas ; ce sont les puissances de l'âme qui connaissent et qui aiment. Celui qui connaît cela sait sur quoi repose la béatitude. Cela n'a ni avant ni après. Cela ne peut non plus savoir que c'est Dieu qui agit en lui ; il est lui-même le même qui jouit de lui-même, comme le fait Dieu. Dieu est vide de toutes choses et c'est pourquoi il est Lui-même toutes choses. Celui qui est pauvre en esprit doit être pauvre de tout savoir propre, de telle sorte qu'il ne sache rien d'aucune chose, ni de Dieu, ni de la créature, ni de lui-même.
J'ai dit tout à l'heure que celui-là était un homme pauvre qui ne voulait pas même accomplir la volonté de Dieu, mais vivait de manière à être libéré de sa propre volonté et de celle de Dieu, comme il l'était au temps où il n'était pas. De cette pauvreté nous disons que c'est la pauvreté la plus haute. Quand un homme est tout aussi libéré de savoir et de connaissance que Dieu est libre de toutes choses, nous avons la pauvreté la plus pure. Nous disons donc que l'homme doit être tellement pauvre qu'il ne soit pas un lieu et n'ait pas en lui un lieu où Dieu puisse opérer. Tant que l'homme conserve encore un lui un lieu quelconque, il conserve aussi quelque distinction. C'est pourquoi je prie Dieu de me libérer de Dieu. Et c'est pourquoi je suis cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel. C'est pourquoi je suis non né et selon mon mode non né je ne puis plus jamais mourir. Selon mon mode non né, j'ai été éternellement, je suis maintenant et je demeurerai éternellement.
Dans cette pensée je reçois ceci : que Dieu et moi nous sommes un. Là, je suis ce que j'étais et là je ne crois ni ne décrois, car là je suis une cause immobile, qui fait mouvoir toutes choses. Alors Dieu ne trouve plus de lieu dans l'homme, car l'homme conquiert par cette pauvreté ce qu'il a été de toute éternité et demeurera toujours. Alors Dieu est un avec l'esprit et cela c'est la plus extrême pauvreté que l'on puisse trouver.
Ce qu'il y a de plus noble dans l'homme, c'est le sang, quand sa volonté est droite. Ce qu'il y a de pire dans l'homme, c'est le sang, quand sa volonté est mauvaise.
L'âme ne fut rien d'autre que l'opération de Dieu. C'est parce qu'Il opère dans l'âme que Dieu l'aime comme son uvre. Cette opération n'est rien d'autre que l'amour et l'amour n'est rien d'autre que Dieu. Dans l'amour dont Dieu s'aime Lui-même, Il aime tout ce qui est. Dans ce goût qu'Il a de Lui-même, Dieu goûte toute choses. Dieu est dans l'âme avec sa nature, son être et sa déité, et Il n'est cependant pas l'âme. La réflexion de l'âme s'opérant en Dieu, elle est, à proprement parler, également Dieu même ; mais l'âme n'en reste pas moins ce qu'elle est.
Il faut nous comporter comme si nous étions morts, en sorte que rien ne puisse plus nous toucher, ni joie ni douleur.
Nous louons la mort en Dieu, car Il nous élève à un être meilleur que la vie : un être où notre vie continue de vivre, un être où notre vie devient être. L'homme doit se donner volontiers à la mort et mourir pour en retirer un meilleur être.
Ce qui nous empêche de demeurer constamment là où la vie est un être, un maître nous l'explique en disant : « cela vient de ce que nous touchons le temps. Ce qui touche le temps est mortel. » Le deuxième empêchement est la contrariété que l'âme porte en elle. Qu'appelons-nous contrariété ? Joie et douleur, blanc et noir sont des contraires : cette contrariété ne peut subsister dans l'être. Un maître dit encore que l'âme a été donnée au corps pour être purifiée. L'âme est purifiée dans le corps, afin qu'elle rassemble ce qui est dispersé et porté vers l'extérieur. Quand ce que les cinq sens vont chercher au-dehors revient dans l'âme, elle a alors une puissance dans laquelle tout devient un. La pureté de l'âme réside en ce qu'elle est purifiée d'une vie qui est divisée et qu'elle entre dans une vie qui est unifiée. En troisième lieu, la pureté de l'âme exige qu'elle n'ait d'inclination pour rien. Ce qui a une inclination pour autre chose meurt et ne peut durer.
Le temple où Dieu veut exercer la puissance de sa souveraineté et de sa volonté, c'est l'âme de l'homme. Dieu veut garder ce temple vide, afin que, dedans, il n'y ait rien d'autre que Lui. La lumière et les ténèbres ne peuvent coexister. Dieu est la vérité, une lumière en soi. Quand donc Il vient dans ce temple, Il en expulse l'ignorance, c'est-à-dire les ténèbres et se révèle Lui-même avec la lumière et la vérité. Une fois la vérité connue, il n'y a plus de place pour les marchands ; car la vérité n'a pas besoin de marchandages. Celui qui ne se cherche pas lui-même, celui qui ne cherche rien, mais ne songe qu'à Dieu et à la gloire de Dieu, celui-là est en vérité entièrement libre et vide de tout marchandage dans toutes ses uvres. Il devrait en être de même de l'homme qui voudrait se rendre réceptif à la plus haute vérité et vivre sans avant et sans après, sans l'obstacle de toutes les uvres et de toutes les images qu'il a pu concevoir, recevant à nouveau les dons de Dieu, vide et libre et dans l'instant, et les faisant renaître sans obstacle dans la même lumière. Quand l'âme entre dans la Lumière sans mélange, elle pénètre dans son propre néant, et, dans ce néant, elle est tellement loin de son quelque chose de créé que, de sa propre force, rien ne peut plus la ramener à son quelque chose de créé. Alors c'est Dieu qui avec son état incréé soutient le néant de l'âme et contient cette âme dans son quelque chose. L'âme a osé s'anéantir ; maintenant elle ne peut plus retourner en elle-même par elle-même, tant elle s'est éloigné d'elle-même avant que Dieu ne l'ait soutenue.
Quand le Verbe, qui est aussi la sagesse même, s'unit à l'âme, tout doute, toute erreur et toute obscurité disparaissent entièrement d'elle, et l'âme s'installe dans une lumière pure et claire qui est Dieu lui-même. Alors c'est avec Dieu même que Dieu est connu dans l'âme ; ainsi, avec cette sagesse, l'âme se connaît elle-même et toutes choses, et cette même sagesse, elle la connaît avec Dieu Lui-même ; et c'est avec cette même sagesse, qu'elle connaît l'étantité essentielle dans son unité simple, sans aucune différence.
C'est chose bien étonnante que quelque chose puisse s'écouler au-dehors et demeurer néanmoins au-dedans. Que la parole s'écoule au-dehors et demeure néanmoins au-dedans, c'est bien étonnant. Que toutes créatures s'écoulent au-dehors et demeurent néanmoins au-dedans, c'est bien étonnant. Dieu est en toutes choses. Plus il est dans les choses, plus il est hors d'elles ; plus Il est au-dedans, plus Il est au-dehors, et plus Il est au-dehors, plus Il est au-dedans. Dieu crée cet univers entièrement dans ce maintenant-ci. Là, où jamais temps ne pénétra, que nulle image n'irradia au plus intime et au plus sublime de l'âme, Dieu crée l'univers entier.
Ce qui est dit du dehors et pénètre en toi, c'est quelque chose de frustre : cela t'est insinué. « Prononce-là » : c'est-à-dire, prends conscience de ce qui est en toi.
« Ta volonté soit ! », ou plutôt, « la volonté soit à toi ! ». Cette parole a un double sens : d'abord, « à l'égard de toutes choses, dors ! », c'est-à-dire ignore tout du temps, des créatures, des images, et alors tu peux apercevoir ce que Dieu opère en toi. C'est pourquoi l'âme dit dans le Livre de l'Amour : « Je dors, et mon cur veille » (Cant. 5, 2a). Donc : si toutes les créatures dorment en toi, tu peux apercevoir ce que Dieu opère en toi. Cette parole signifie en outre : « applique-toi en toutes choses ! » Elle porte en elle un triple sens : elle signifie « suscite ton avantage en toutes choses ! », c'est-à-dire, saisis Dieu en toutes choses, car Dieu est en toutes choses : « aime Dieu par-dessus toutes choses et ton prochain comme toi-même » (Matth. 22, 37s), c'est-à-dire, Dieu doit être une règle et un fondement pour ton amour. La première intention de ton amour doit être orientée purement vers Dieu, et ensuite envers ton prochain comme envers toi-même. Aime Dieu en toutes choses pareillement, c'est-à-dire aime Dieu aussi volontiers dans la pauvreté que dans la richesse, et chéris-le autant dans la maladie que dans la santé. « Applique-toi en toutes choses ! », cela signifie enfin : où tu te trouves dispersé parmi les choses multiples plutôt que centré sur un être pur, limpide, simple, là tu devras faire preuve d'application. Cela veut dire aussi : lève la tête ! Dépouille-toi de tout ce qui est tien et remets-t'en à Dieu, alors Dieu t'appartient comme il s'appartient à lui-même. Dirige toutes tes uvres vers Dieu.
L'homme qui veut comprendre cela doit être très détaché et élevé au-dessus de toutes choses.
Le royaume de Dieu est en nous. J'ai dans mon âme une puissance qui est entièrement capable de Dieu. Dieu est plus proche de moi que moi-même, mon être dépend, en effet, de la proximité et de la présence de Dieu. On doit savoir qui est Dieu et connaître que le royaume de Dieu est proche. Dans toutes les créatures, Dieu est également proche.
Rien ne gêne autant l'âme, quand elle veut connaître Dieu, que le temps et l'espace. Le temps et l'espace, en effet, sont des parties, mais Dieu est unité ! Pour que l'âme puisse donc connaître Dieu, il faut qu'elle le connaisse par-delà le temps et par-delà l'espace ; car Dieu n'est ni ceci ni cela, comme l'est le multiple : Dieu est unité. Pour que l'âme puisse voir Dieu, il faut qu'elle renonce à considérer quoi que ce soit de temporel. Un maître dit : pour que l'âme puisse connaître Dieu, elle ne doit plus rien avoir de commun avec rien. Je dis plus : pour que l'âme puisse connaître Dieu, il faut qu'elle s'oublie elle-même et se perde elle-même, car quand elle se voit et se connaît elle-même, elle ne voit ni ne connaît Dieu. Mais si elle se perd pour l'amour de Dieu et renonce à toutes choses, elle se retrouve en Dieu, dès qu'elle connaît Dieu ; et alors elle se connaît elle-même et elle connaît toutes les choses qu'elle a quittées, elle les connaît de la manière la plus parfaite en Dieu. Pour connaître vraiment l'être il me faut le connaître là où il est l'être en soi et non pas là où il est déjà divisé : c'est-à-dire en Dieu, car c'est seulement Là que l'âme connaît l'être en entier. Pour que l'âme connaisse Dieu, il faut qu'elle le connaisse par-delà le temps et l'espace. Dieu est dedans, mais nous sommes dehors.