Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des
René Guénon le philosophe invisible
J.-L. Maxence
CHAPITRE PREMIER
Faut-il brûler Guénon ? — Existe-t-il une « Tradition primordiale » transmise à travers les
âges ? — L’avis de Louis Pauwels — Tout est cycle — Dénonciation du déclin de l’Occident —
Un adversaire déclaré du matérialisme — Du côté de la métaphysique pure — Qu’est-ce qui donne
un sens à la vie ? — Une riche caverne de type platonicien ?
Faut-il brûler René Guénon ou le faire renaître, tel un phénix, de ses cendres ? Faut-il le jeter dans
le feu du bûcher, celui-là même qui fit périr tant d’hérétiques depuis que sévissent les Grands
Inquisiteurs, d’où qu’ils proviennent ? En entrant dans le mystère du troisième millénaire, faut-il
mettre au pilon, un à un, ses livres, ses articles aux senteurs de soufre, ses analogies hasardeuses,
peut-être aussi ?
Quelle juste attitude adopter devant cet homme épris de connaissance qui s’est « exclusivement
incorporé à l’esprit originel de la Tradition, sûr ainsi de ne pas sacrifier à ces idoles modernes :
science discursive, morale, progrès, bonheur de l’humanité, autonomie de l’individu, la vie en
beau, tout ce fer et ce granit absurde qui pèsent sur nos poitrines… », écrivait le poète surréaliste et
mystique René Daumal, que personne ne saurait qualifier de « réactionnaire » assurément ?
Que convient-il d’écrire au XXIe siècle si l’on souhaite attirer le regard des générations nouvelles
sur « une oeuvre que l’on doit considérer comme l’une des plus singulières de ce temps », selon feu
le cardinal Jean Daniélou, qui souligna avec pertinence que celle-ci « se constitue si complètement
en dehors de la mentalité moderne » et « qu’elle en heurte si violemment les habitudes les plus
invétérées qu’elle présente comme un corps étranger dans le monde intellectuel » ? Et pourtant,
ajoutait le prélat catholique dans le même entretien sur le caractère permanent de l’idée même
d’une dimension métaphysique au-delà de la dimension scientifique (paru dans le magazine
populaire de Serge Beucler et Louis Pauwels, Planète, en 1969, sous le titre « L’homme et son
message, René Guénon »), « son oeuvre comprend une part de vérité. Elle a aussi des limites qui la
rendent inacceptable à un chrétien ».
Alors, le silence prudent est-il à garder ? L’anathème doit-il être retenu ? Ou ne doit-on pas, au
contraire, oser le briser au nom de cette « part de vérité » qu’il s’agit de mieux définir, de retrouver,
de remettre simplement en pleine lumière, tout en gardant l’entendement du discernement, biensûr
?
Où ranger Guénon ? Dans quel tiroir de la philosophie ? À quel placard de la pensée le destiner ?
L’embaumer est-il souhaitable ? Dans quel musée, d’Orient ou d’Occident, figer à jamais ses
lettres manuscrites à l’écriture si fine et régulière qu’elle paraît provenir d’un autre monde comme
pour faire toucher du doigt les mouvements subtils du raisonnement ? Se peut-il qu’une telle
intelligence discursive soit perdue pour tous ? Doit-on oublier que l’emprise de la vingtaine de
livres dans lesquels cet homme a exposé ses conceptions « est une des plus grandes influences au
second degré de notre époque », selon Robert Kanters ? N’est-ce pas, après tout, le propre des très
grands talents de susciter des jugements d’autrui trop clivés pour être honnêtes ? N’est-il point plus
opportun de s’aventurer sur un terrain découvert, avec la hardiesse d’un explorateur inédit, en
refusant l’esprit partisan ? Ne convient-il pas de passer outre la trop vieille et encore vivante
querelle des guénoniens et des antiguénoniens pour mieux comprendre et situer la théorie générale
du philosophe ?
En ne cherchant ni à encenser ni à excommunier, s’agit-il, en quelque sorte, de réhabiliter,
cinquante ans après sa mort, le 7 janvier 1951, au Caire, cet étrange « gourou » cérébral qui se
refusa toujours d’en être un et qui s’était converti au soufisme, devenant le cheikh Abd el-Wahed
Yahia, ce qui signifie « serviteur de l’Unique » ? Le temps est-il venu enfin de dépasser toutes les
résistances homéostatiques de la pensée et de lever le voile sur Guénon, le vilipendé ? Tout au
moins de revisiter avec patience, force et vigueur, l’ensemble de cette oeuvre métaphysique ? D’en
extraire ces pépites spirituelles nombreuses dont l’Europe en gésine a tant besoin pour ne point
sombrer dans cet « âge sombre » que définissait l’auteur de La Crise du monde moderne ? Cet essai
majeur du XXe siècle, à nos yeux, fut édité par l’écrivain catholique Gonzague Truc, sous le label
des éditions Bossard, en 1925, alors qu’en 1945 Jean Paulhan lui-même se décida à créer chez
Gallimard une collection « Tradition », laquelle fut ouverte par Le Règne de la qualité et les signes
des temps, texte composé durant la Seconde Guerre mondiale, développant un bon nombre de
concepts proposés dans La Crise du monde moderne.
D’évidence, René Guénon est pleinement lucide, mieux que beaucoup d’autres, sans doute, et
avant beaucoup ! Il sait qu’au coeur de notre société occidentale « les vérités qui étaient autrefois
accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre » et
que « ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux » (CMM, p. 15). Le philosophe
affirme et répète dans plusieurs de ses ouvrages majeurs que nous sommes parvenus à la fin d’un
cycle, que nous avons atteint la fin d’un monde, et non DU monde. « C’est pourquoi il est partout
question, sous des symboles divers, de quelque chose qui a été perdu, en apparence tout au moins
et par rapport au monde extérieur, et que doivent retrouver ceux qui aspirent à la véritable
connaissance » (ibid., p. 15 et suivantes).
Ainsi, tout au long de ses recherches, sur l’initiation notamment, Guénon s’impose post mortem
comme l’un des rares penseurs issus d’un milieu d’origine très strictement catholique et français
(même s’il se fit naturaliser égyptien à la fin de son existence) à avoir eu la pleine intuition
d’assister au déclin graduel de notre civilisation chrétienne occidentale, sous sa forme actuelle tout
au moins. Il demeure l’un des rares à le crier, en quelque sorte, comme le fit sur un autre registre
Léon Bloy, ou même Maurice Clavel. Il s’impose comme le seul, à son époque, à prôner des
synthèses hardies et des ponts entre les symboles et les rites vivants des différentes grandes
souches religieuses du monde (judaïsme, christianisme, islam), sans tomber pour autant dans
quelque syncrétisme réducteur, lequel fut toujours condamné, à juste titre, par les théologiens
catholiques, Jacques Maritain en tête.
De fait, toute sa vie, René Guénon dénonce, de quelque manière, tranquillement, en prenant la
hauteur et le recul de celui qui observe, analyse et a été initié sur d’hypothétiques vérités « très
cachées aux profanes », dirait un franc-maçon. De je ne sais quelle chaire de maître, devant je ne
sais quelle planche érudite, il expose ses points de vue, longuement, au rythme de ses phrases
parfois interminables, agencées comme les pièces d’un puzzle géant à reconstituer, à recueillir
pieusement dans le champ des étoiles de la métaphysique.
On a beaucoup remarqué — Jean Tourniac et Pierre Prévost notamment — que René Guénon
observe un mutisme rigoureux sur sa personne intime, sur ses émotions, sur ses sentiments, qu’il ne
parle de lui dans aucun de ses livres et que son ton demeure, en général, neutre. Mieux, note Pierre
Prévost dans une étude intitulée L’Expérience souveraine (rééditée par Jean-Michel Place) :
« Lorsqu’il doit faire référence à lui-même, il écrit : nous. En revanche, lorsqu’il doit répondre à
quelque adversaire, son ton est virulent, surtout s’il est dans l’obligation de dénoncer des menées
contre-initiatiques. » De plus, maintes fois en effet, Guénon a tenu à redire qu’il n’avait aucun
élève derrière lui, aucun disciple, aucune école, se gardant d’être un gourou, ou même un guide
spirituel, même s’il avait beaucoup vagabondé avant 1914 dans certains milieux occultistes et
théosophistes qu’il a ardemment combattus par la suite.
Depuis sa mort principalement, au milieu du XXe siècle, des « académies », cercles et autres
groupes « guénoniens » ont cependant émergé un peu partout ; pas seulement en France, mais aussi
en Suisse, en Belgique, au Portugal, en Espagne, en Italie, en Allemagne… Pourtant, Jean
Tourniac, dans son étude Présence de René Guénon (rééditée par Michel Héroult au Soleil natal, en
1993) note que Guénon n’a eu aucun substitut ou successeur fonctionnel, mais seulement des
remplaçants. « Il n’a eu, en fait, que des interprètes et des commentateurs, heureux ou non,
fructifiants ou rabâcheurs, spirituellement dynamiques ou passifs et pétrifiés. Il n’a eu ni fidèles ni
disciples, mais des amis et des compagnons déférents. » Quant à ses intentions vraiment
personnelles à ce sujet, celles-ci furent tôt expliquées par lui dans une note à ses lecteurs parue
dans le numéro de novembre 1932 de la petite revue Le Voile d’Isis, devenue Études traditionnelles
en 1937. Guénon y précisait en effet que « n’ayant jamais eu de disciples et nous étant toujours
refusé à en avoir, nous n’autorisons personne à prendre cette qualité ou à l’attribuer à d’autres, et
que nous opposons le plus formel démenti à toute assertion contraire, passée ou future ». Il tenait
même à ajouter, comble de la modestie ou orgueil à rebours, que : « Comme conséquence logique
de cette attitude, nous nous refusons également à donner à qui que ce soit des conseils particuliers,
estimant que ce ne saurait être là notre rôle, pour de multiples raisons, et que, par suite, nous
demandons instamment à nos correspondants de s’abstenir de toute question de cet ordre, ne fût-ce
que pour nous épargner le désagrément d’avoir à y répondre par une fin de non-recevoir. » Enfin, il
concluait qu’il était « pareillement inutile » de lui demander des précisions « biographiques »,
« attendu que rien de ce qui nous concerne personnellement n’appartient au public, et que d’ailleurs
ces choses ne peuvent avoir pour personne le moindre intérêt véritable : la doctrine seule compte,
et devant elle, les individualités n’existent pas » (sic).
Bien entendu, les précautions exprimées par Guénon ne sont pas réellement décisives. Toute
pensée philosophique qui se développe appartient, presque par définition, à tous et à chacun. Elle
apparaît vite comme « du domaine public ». Dès lors, même l’itinéraire biographique de l’auteur
est à décrypter ! Et chaque mot prononcé plaide en faveur d’une conception métaphysique… Ainsi,
en quittant ce monde, René Guénon aurait crié, paraît-il : « En-nafas khalas », ce qui veut dire :
« Le souffle n’est plus », répétant ensuite le nom d’Allah. Il s’est ainsi retiré des illusions
immédiates, de la matérialité de son environnement, des fausses querelles de clocher, en résumant
d’une exclamation sa foi en toute transcendance. Or, chacun sait, d’expérience, que l’on marche
toujours sur des morts qui parlent encore et que c’est cela même qui nous fait philosopher. Aussi,
quoi qu’il ait pu écrire de faux et de vrai sur la métaphysique orientale — le sens et la portée de
l’initiation maçonnique, l’ésotérisme chrétien, le catholicisme, les notions de quantité et de qualité
dans nos sociétés occidentales, les signes du temps, les cycles, les légendes, la folklore, le
labyrinthe, l’islam, le taoïsme, l’hindouisme, le centre et le soi, l’épanouissement de l’homme en
général, ou les symboles fondamentaux de la science sacrée —, René Guénon et son message
appartiennent au patrimoine de la philosophie, et méritent en réalité une transmission claire et
continue au plus grand nombre, évitant cependant une vulgarisation réductionniste qui irait
d’ailleurs à l’encontre de la pensée « guénonienne » !