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Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des

Helena Blavatsky

Un exposé clair sous forme de questions et de réponses

DE L'ÉTHIQUE, DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE

pour l'étude desquelles la Société Théosophique a été fondée

H. P. BLAVATSKY



La clef de la Théosophie

 

DÉDIÉ PAR

« H. P. B. »

À TOUS SES ÉLÈVES,

AFIN QU'ILS PUISSENT APPRENDRE

ET ENSEIGNER À LEUR TOUR.


TABLE DES MATIÈRES

Dédicace  -  Préface de l'Auteur, 13

I. La Théosophie et la Société Théosophique

La signification du nom, 15 - L'objectif de la Société Théosophique, 18 - La Religion-Sagesse ésotérique à travers les âges, 21 - La Théosophie n'est pas le bouddhisme, 26.

II. La Théosophie exotérique et ésotérique

Ce que la Société Théosophique moderne n'est pas, 29 - Théosophes et membres de la S.T., 33 - La différence entre la Théosophie et l'Occultisme, 38 - La différence entre la Théosophie et le spiritisme, 40 - Pourquoi la Théosophie est-elle acceptée ?, 48.

III. L'organisation de la S.T.

Les buts de la Société, 53 - L'origine commune des hommes, 55 - Nos autres buts, 61 - Du caractère sacré du serment, 62.

IV. Les relations de la Société Théosophique avec la Théosophie

Du perfectionnement de soi, 67 - L'abstrait et le concret, 71.

V. Les enseignements fondamentaux de la Théosophie

Dieu et la prière, 77 - Est-il nécessaire de prier ? , 82 - La prière détruit la confiance en soi, 87 - La source de l'âme humaine, 90 - Les enseignements bouddhiques sur ce qui précède, 93.

VI. La nature et l'homme selon les enseignements Théosophiques

L'unité de tout en tout, 99 - Évolution et illusion, 100 - La constitution septuple de notre planète, 103 - La nature septuple de l'homme, 106 - Distinction entre l'Âme et l'Esprit, 109 - Enseignements grecs, 112.

VII. Des différents états après la mort

L'homme physique et l'homme spirituel, 117 - De l'éternité de la récompense et du châtiment, et du nirvâna, 125 - Les différents « principes » de l'homme, 132.

VIII. De la ré-incarnation ou re-naissance

Qu'est-ce que la mémoire selon l'enseignement théosophique ? , 139 - Pourquoi ne nous souvenons-nous pas de nos vies passées ? , 143 - De l'individualité et de la personnalité, 149 - De la récompense et de la punition de l'Ego, 153.

IX. Kâma loka et Dévachan

De la destinée des  « principes » inférieurs, 159 - Pourquoi les théosophes ne croient pas au retour des  « Esprits » purs, 162 -  Quelques mots sur les skandha, 169 - La conscience postmortem et postnatale, 172 - Ce que l'on entend réellement par   « annihilation », 178 - Termes définis pour exprimer des choses définies, 186.

X. De la nature de notre principe pensant

Le mystère de l'Ego, 191 - De la nature complexe de Manas, 196 - Présence de cette doctrine dans l'Évangile selon saint Jean, 199.

XI. Les mystères de la ré-incarnation

Re-naissances périodiques, 211 - Qu'est-ce que Karma ? , 215 - Quels sont Ceux qui savent, 229 - Différence entre foi et connaissance, ou entre foi aveugle et foi raisonnée, 232 - Dieu a-t-il le droit de pardonner ? , 236.

XII. Qu'est-ce que la Théosophie pratique ?

Le devoir, 241 - Les rapports de la S.T. avec les réformes politiques, 245 - De l'abnégation, 251 - La charité, 256 - La Théosophie pour les masses, 259 - Comment les membres peuvent aider la Société, 262 - Ce qu'un théosophe ne doit pas faire, 263.

XIII. Fausses conceptions sur la Société Théosophique

La Théosophie et l'ascétisme, 271 - La Théosophie et le mariage, 275 - La Théosophie et l'éducation, 276 - Pourquoi y a-t-il alors tant de préjugés contre la S.T. ? , 284 - La Société Théosophique est-elle une organisation à but financier ? , 293 - L'équipe de travail de la S.T. , 298.

XIV. Les  « Mahâtmas Théosophes »

Sont-Ils des  « Esprits de Lumière » ou des   « démons maudits » ? , 301 - De l'abus des noms et des termes sacrés, 313.

Conclusion : L'avenir de la Société Théosophique, 317.

Appendice 1 : Informations concernant la Société dite The Theosophical Society

Appendice 2 : La Theosophical Society FACE À LA LOI AMÉRICAINE

Glossaire - 1 (Absoluité - Ego)
Glossaire - 2 (Éleusinies - Mysticisme)
Glossaire - 3  (Nazaræus - Zoroastrien)

Index Analytique :  - A-H  -  I-S  -  T-Z


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PRÉFACE DE L'AUTEUR

    Le but de ce livre est exactement exprimé par son titre, « LA CLEF DE LA THÉOSOPHIE » et ne demande que quelques mots d'explication. Ce n'est pas un exposé complet ou exhaustif de la Théosophie, mais seulement une clef pour ouvrir la porte menant à une étude plus approfondie. Il ébauche à grands traits la Religion-Sagesse, en explique les principes fondamentaux, tout en répondant aux objections généralement soulevées par l'Occidental moyen, et en s'efforçant de présenter, autant que possible sous une forme simple et dans un langage clair, des concepts peu familiers. On ne saurait guère s'attendre à ce qu'un tel livre parvienne à rendre la Théosophie intelligible au lecteur sans un effort mental de sa part, mais il faut espérer que les obscurités qui subsistent relèvent non du langage mais de la nature de la pensée, et sont dues à la profondeur du sujet non à la confusion. Pour ceux dont l'intelligence est paresseuse ou obtuse, la Théosophie restera sûrement une énigme, car, dans le monde intellectuel, aussi bien que dans le monde spirituel, chacun doit progresser par ses propres efforts. L'auteur ne peut penser à la place du lecteur ; celui-ci n'en profiterait d'ailleurs pas, à supposer qu'une telle réflexion par procuration fût possible. la nécessité d'un exposé comme celui-ci a été ressentie depuis longtemps parmi ceux qui s'intéressent à la Société Théosophique et à son travail ; il faut espérer qu'il apportera une information, aussi dépouillée que possible de difficultés techniques, à la plupart de ceux dont l'attention a été éveillée, mais qui n'ont pu encore franchir le cap des questions sans réponses pour se faire une conviction.

    Un certain soin a été pris pour démêler le vrai du faux dans l'enseignement des spirites au sujet de la vie post mortem et pour montrer la véritable nature des phénomènes spirites. Antérieurement déjà, des explications de ce genre ont attiré beaucoup de courroux contre la personne dévouée de l'auteur ; les spirites, comme bien d'autres, aiment mieux croire ce qui leur plaît que la vérité : ils se mettent dans une grande colère contre quiconque détruit une illusion qui leur est agréable. Durant l'année passée, la Théosophie a été la cible de toutes les flèches empoisonnées du spiritisme, comme si les détenteurs d'une partie de la vérité ressentaient plus d'antagonisme contre les détenteurs de toute la vérité que contre ceux qui ne peuvent se vanter d'en posséder une miette.

    L'auteur tient à remercier de tout cœur les nombreux théosophes qui lui ont adressé suggestions et questions, ou qui ont apporté quelque autre contribution pendant la rédaction de ce livre. L'ouvrage sera d'autant plus utile, grâce à leur aide, et ce sera là leur meilleure récompense.

H.P.B.<o:p></o:p>

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LA THÉOSOPHIE
ET LA SOCIÉTÉ THÉOSOPHIQUE


 

LA SIGNIFICATION DU NOM

QUESTION — On parle souvent de la Théosophie et de ses doctrines comme d'une nouvelle religion à la mode. Est-ce une religion ?

LE THÉOSOPHE — Non, il n'en est rien. La Théosophie est la Connaissance ou Science Divine.

QUESTION — Quel est le vrai sens du terme ?

LE THÉOSOPHE — « Sagesse Divine », qeosojia (Theosophia) ou la Sagesse des dieux, comme qeogonia (theogonia) signifie la généalogie des dieux. En grec, le mot qeoV Theos veut dire un dieu, l'un des êtres divins, certainement pas « Dieu » au sens qu'on donne aujourd'hui à ce mot. Par conséquent, ce n'est pas « Sagesse de Dieu » qu'il faut dire, ainsi que le traduisent certains, mais Sagesse Divine, telle que celle que possèdent les dieux. Le terme remonte à bien des milliers d'années.

QUESTION — Quelle est l'origine du nom ?

LE THÉOSOPHE — II nous vient de philosophes d'Alexandrie qui se sont appelés amants de la vérité, ou philalèthes,  de yil (phil-) « qui aime », et alhqeia (alèthéia) « vérité ». Le mot Théosophie date du troisième siècle de notre ère et fit son


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apparition avec Ammonios Saccas et ses disciples qui fondèrent le système des théosophes éclectiques (1)..

QUESTION — Quel était le but de ce système ?

LE THÉOSOPHE — avant tout d'inculquer certaines grandes vérités morales à ses disciples et à tous ceux qui étaient des « amants de la vérité ». D'où la devise adoptée par la Société Théosophique : « II n'y a pas de religion au-dessus de la vérité » (2). Le but principal des fondateurs de l'École Théosophique


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Éclectique était l'un des trois buts de la Société Théosophique son successeur moderne : réconcilier toutes les religions, sectes et nations dans un système éthique commun, basé sur des vérités éternelles.

QUESTION — Comment pouvez-vous démontrer que ce n'est pas là un rêve impossible, et que toutes les religions du monde sont effectivement basées sur une seule et même vérité ?

LE THÉOSOPHE — Nous le démontrons par l'analyse et l'étude comparée de ces religions. La « Religion-Sagesse » était Une


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dans l'antiquité, et l'identité de toutes les philosophies religieuses primitives nous est prouvée par les doctrines identiques enseignées aux Initiés au cours des mystères, institution autrefois universellement répandue. « Tous les anciens cultes révèlent l'existence d'une seule théosophie qui leur était antérieure. La clef qui en ouvre un, doit les ouvrir tous, ou ce n'est pas la vraie clef. » (A. Wilder, op. cit.)<o:p></o:p>

L' OBJECTIF DE LA SOCIÉTÉ THÉOSOPHIQUE

QUESTION — Au temps d'Ammonios Saccas, il y avait plusieurs grandes religions anciennes et, ne fût-ce qu'en Égypte et en Palestine, les sectes étaient déjà très nombreuses. Comment a-t-il pu les réconcilier ?

LE THÉOSOPHE — En faisant ce que nous essayons de faire à présent. Les néo-platoniciens formaient un ensemble important, et appartenaient à diverses écoles de philosophie religieuse (3), comme c'est le cas pour nos théosophes. À cette époque, le Juif Aristobule affirmait que l'éthique d'Aristote représentait les enseignements ésotériques de la loi de Moïse ; Philon le Juif essayait de concilier le Pentateuque avec la philosophie pythagoricienne et platonicienne; et Josèphe prouvait que les Esséniens du Carmel n'étaient que les imitateurs et les continuateurs des Thérapeutes (ou guérisseurs) égyptiens. Il en est de même de nos jours. Nous pouvons indiquer la généalogie de chaque religion chrétienne, comme aussi de chaque secte, fût-ce la plus


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petite. Ces sectes sont les pousses ou rameaux mineurs issus des branches principales ; mais branches et rameaux proviennent tous du même tronc : la RELIGION-SAGESSE. Prouver cela fut le but d'Ammonios qui s'efforça d'amener les gentils et les chrétiens, les juifs et les idolâtres, à mettre de côté leurs disputes et leurs controverses, en se souvenant seulement qu'ils étaient tous en possession de la même vérité sous des parures diverses, et qu'ils étaient tous enfants d'une même mère (4). C'est aussi le but de la Théosophie.

QUESTION — Sur quelles autorités vous appuyez-vous pour avancer ce que vous dites des anciens théosophes d'Alexandrie ?

LE THÉOSOPHE — sur un très grand nombre d'auteurs bien connus ; l'un d'entre eux, Mosheim, déclare :

« Ammonios enseignait que la religion du peuple était étroitement liée à la philosophie et, comme celle-ci, elle s'était trouvée progressivement corrompue et obscurcie par des opinions purement humaines, des superstitions et des mensonges et qu'on devait lui restituer sa pureté originelle en la débarrassant de toutes ces scories et en l'expliquant selon des principes philosophiques ; selon lui, également, tout ce que le Christ avait eu en vue c'était de remettre à l'honneur et restaurer la Sagesse des anciens dans son intégrité primitive, de mettre des limites à l'extension universelle de la superstition, et, selon le cas, corriger ou <o:p></o:p>


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déraciner les diverses erreurs qui s'étaient introduites dans les différentes religions populaires. »<o:p></o:p>

Ici encore, c'est précisément ce que disent les théosophes modernes. Mais, tandis que le grand Philalèthe était soutenu et aidé dans son œuvre par deux Pères de l'Église, Clément et Athénagore, par les doctes rabbins de la Synagogue, par les philosophes de l'Académie et ceux du Jardin, et tandis que lui-même enseignait une commune doctrine pour tous, nous, qui le suivons dans cette même voie, non seulement nous ne sommes pas reconnus, mais, au contraire, nous sommes injuriés et persécutés. Cela prouve que les hommes étaient plus tolérants il y a quinze cents ans qu'ils ne le sont en notre siècle éclairé.<o:p></o:p>

QUESTION — Ammonios était-il encouragé et soutenu par l'Église pour la raison que, malgré ses hérésies, il enseignait le christianisme, et était lui-même chrétien ?

LE THÉOSOPHE — Pas du tout. Il était né chrétien, mais il n'accepta jamais le christianisme de l'Église. Comme le dit à son propos le même auteur [A. Wilder paraphrasant Mosheim] :

« II n'eut qu'à exposer ses instructions en se conformant à celles des anciennes colonnes d'Hermès, que Platon et Pythagore avaient connues avant lui, et dont ils s'étaient inspirés pour élaborer leur philosophie. Trouvant les mêmes doctrines dans le prologue de l'Évangile selon St. Jean, il supposa très justement que le but de Jésus avait été de restaurer dans son intégrité primitive la grande doctrine de la sagesse. Il considérait que les récits de la Bible et les histoires des dieux devaient être des allégories visant à illustrer la vérité, ou bien de simples fables que l'on devait rejeter. »<o:p></o:p>

Et comme on peut le lire dans The Edinburgh Encyclopaedia :<o:p></o:p>

« II reconnut que Jésus-Christ était un homme excellent et " l'ami de Dieu " , mais il prétendit que son dessein n'était pas d'abolir entièrement le culte des démons (c'est-à-dire des dieux), et qu'il se proposait seulement de purifier l'ancienne religion. »<o:p></o:p>


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LA RELIGION-SAGESSE ÉSOTÉRIQUE
À TRAVERS LES ÂGES
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QUESTION — Puisque Ammonios n'a jamais rien écrit, comment peut-on être certain que telles étaient ses doctrines ?

LE THÉOSOPHE — Ni le Bouddha, ni Pythagore, niConfucius, ni Orphée, ni Socrate, ni même Jésus n'ont rien laissé par écrit. Néanmoins, la plupart d'entre eux sont des personnages historiques, et leurs doctrines sont toutes parvenues jusqu'à nous. Ce sont les disciples d'Ammonios (parmi lesquels se trouvaient Origène et Hérennius) qui ont écrit des traités et expliqué l'éthique de leur maître. Ces traités sont certainement aussi historiques, sinon plus, que les écrits des Apôtres. De plus, ses élèves, Origène, Plotin et Longin (qui fut conseiller de la fameuse reine Zénobie) ont tous laissé par écrit de volumineux témoignages sur le système des Philalèthes, au moins dans la mesure où leur profession de foi était connue publiquement, car l'École avait, outre ses doctrines exotériques, des doctrines ésotériques.<o:p></o:p>

QUESTION — Comment ces dernières nous sont-elles parvenues puisque vous avancez que ce qui s'appelle en propre la RELIGION-SAGESSE était ésotérique ?

LE THÉOSOPHE — La RELIGION-SAGESSE a toujours été une et, comme elle est le dernier mot de toute connaissance humaine possible, elle a été soigneusement préservée. Elle existait depuis de longs âges avant les théosophes alexandrins, elle s'est perpétuée jusqu'à nos jours et elle survivra à toute autre religion et philosophie.

QUESTION — Où a-t-elle été ainsi préservée et par qui ?

LE THÉOSOPHE — Dans le cercle des Initiés de tous les pays : parmi les profonds chercheurs de la vérité — leurs disciples — et dans les parties du monde où de tels sujets ont toujours été


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appréciés par-dessus tout et approfondis : en Inde, en Asie Centrale et en Perse.

QUESTION — Pouvez-vous me donner des preuves de son ésotérisme ?

LE THÉOSOPHE — La meilleure preuve que vous puissiez en avoir se trouve dans le fait que, dans l'Antiquité, tout culte religieux — ou plutôt philosophique — comprenait un enseignement ésotérique, ou secret, et un culte exotérique (ou extérieur et public). De plus, c'est un fait bien connu que les mystères des anciens se divisaient, dans toutes les nations, en mystères « Majeurs » (secrets), et en mystères « Mineurs » (publics), comme par exemple, dans les célèbres solennités appelées Éleusinies en Grèce. Depuis les hiérophantes de Samothrace ou d'Égypte, et les brâhmanes initiés de l'Inde antique jusqu'aux rabbins hébreux, tous, par crainte de profanation, tenaient secrètes leurs véritables croyances. Les rabbins juifs donnaient à leur théorie religieuse séculière le nom de Merkavah (ou corps extérieur), c'est-à-dire le « véhicule », ou l'enveloppe, qui contient l'âme cachée, en d'autres termes, la connaissance secrète la plus élevée de ces rabbins. Jamais, dans aucune nation de l'antiquité, les prêtres n'ont dévoilé aux masses les vrais secrets philosophiques : ils ne leur en ont livré que l'enveloppe extérieure. Le bouddhisme du Nord a ses véhicules, « majeur » et « mineur », connus sous le nom de Mahâyâna (l'École ésotérique) et de Hînayâna (l'École exotérique). On ne saurait les blâmer pour ces secrets, car vous n'auriez pas l'idée de donner en pâture à vos moutons de doctes dissertations sur la botanique au lieu de l'herbe qui leur convient. Pythagore appelait sa Gnose « la connaissance des choses qui sont » (h gnwsiV twn ontwn) ; il la réservait à ses seuls disciples assermentés, qui pouvaient assimiler une telle nourriture mentale et s'en satisfaire ; et il les tenait au silence et au secret par un serment. Les alphabets occultes et les codes chiffrés secrets dérivent des anciennes écritures hiératiques égyptiennes, dont la clef était jadis en la seule possession des hiérogrammatistes, ou prêtres initiés égyptiens. Comme nous le disent ses biographes, Ammonios Saccas


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liait ses disciples par le serment de ne jamais divulguer ses doctrines supérieures, sauf à ceux qui avaient déjà été instruits dans la connaissance préliminaire et qui s'étaient aussi engagés par serment. Enfin, ne trouve-t-on pas la même distinction entre doctrines secrètes et doctrines publiques dans le christianisme primitif, chez les gnostiques,  et même dans les enseignements du Christ ? Jésus ne parlait-il pas à la multitude avec des paraboles à double sens et n'en réservait-il pas l'explication cachée à ses seuls disciples ? II leur disait : « À vous il est donné de connaître le mystère du royaume de Dieu, mais à ceux-là, qui sont dehors, tout arrive en paraboles. » (Marc, 4, 11). « Les Esséniens de Judée et du Carmel faisaient de semblables distinctions en divisant leurs membres en néophytes, frères, et parfaits, ou initiés » (A. Wilder, op. cit.). On pourrait citer des exemples similaires dans tous les pays.

QUESTION — Peut-on atteindre la « Sagesse Secrète » par l'étude seule ? Les encyclopédies définissent la théosophie à peu près comme le fait le Dictionnaire de Webster, «  une prétendue communication avec Dieu et des esprits supérieurs, assortie, en conséquence, de l'acquisition d'une connaissance surhumaine, par des moyens physiques et des procédés chimiques ». Est-ce exact ?

LE THÉOSOPHE — Je pense que non. Et il n'existe pas de lexicographe qui puisse expliquer, à lui-même ou aux autres, comment on pourrait obtenir une connaissance surhumaine par des procédés physiques ou chimiques. Si Webster avait dit « par des procédés métaphysiques et alchimiques », sa définition aurait été à peu près correcte ; mais telle qu'elle se présente elle est absurde. Les anciens théosophes affirmaient, comme le font les modernes, que l'infini ne peut être connu par le fini, c'est-à-dire perçu par le Soi fini, mais que l'essence divine peut être communiquée au Soi Spirituel supérieur dans un état d'extase. Cet état ne peut guère être atteint, à la différence de l'hypnose, par des «moyens physiques et chimiques ».

QUESTION — Quelle explication donnez-vous de l'extase ?

LE THÉOSOPHE — Selon la définition de Plotin, la véritable


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extase est « l'état dans lequel le mental est libéré de sa conscience finie, et communie avec l'infini en s'identifiant à lui ». C'est, dit le professeur Wilder, la plus haute condition que l'homme puisse atteindre, mais elle ne dure pas d'une façon permanente, et seuls peuvent y parvenir un très, très petit nombre d'individus. En effet, cet état est identique à celui que l'on connaît dans l'Inde sous le nom de samâdhi. Ce dernier est pratiqué par les yogis, qui le favorisent physiquement par la plus grande abstinence possible de nourriture et de boisson, et mentalement par un effort incessant de purification et d'élévation de la pensée. La méditation est la prière silencieuse non exprimée, définie par Platon comme « l'aspiration ardente de l'âme vers le divin ; non pour demander un bien particulier (selon la signification communément attribuée à la prière), mais pour le bien lui-même — le Bien Suprême universel dont nous sommes tous un fragment sur terre, et dont l'essence est la source d'où nous sommes tous issu ». C'est pourquoi, ajoute Platon : « reste silencieux en présence des êtres divins, jusqu'à ce qu'ils dissipent les nuages de tes yeux et te rendent capable de voir, à la faveur de la lumière qui émane d'eux-mêmes, non pas ce qui te semble bon à toi, mais ce qui est intrinsèquement bon » (5).

QUESTION — La Théosophie n'est donc pas, comme certains le prétendent un système nouvellement inventé ?


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LE THÉOSOPHE — Les ignorants seuls peuvent le dire. Elle est aussi vieille que le monde, sinon par son nom, du moins par ses enseignements et son éthique, comme elle est également le système le plus large et plus catholique de tous.

QUESTION — Comment se fait-il alors que la Théosophie soit restée à ce point inconnue des nations de l'hémisphère occidental ? Pourquoi serait-elle restée un livre scellé pour des races qui, de l'aveu de tout le monde, sont les plus cultivées et les plus avancées ?

LE THÉOSOPHE — Nous croyons qu'il y avait jadis des nations aussi cultivées, et certainement plus « avancées » spirituellement que nous le sommes. Mais il y a plusieurs raisons à cette ignorance délibérée. Saint Paul en fournit une aux Athéniens cultivés, en évoquant la perte, durant de longs siècles, de toute véritable intuition spirituelle et même de tout intérêt pour les choses de l'esprit, à cause d'une préoccupation trop exclusive pour les choses des sens et d'un long esclavage sous le joug de la lettre morte des dogmes et des rites. Mais la raison essentielle tient à ce que la véritable Théosophie a toujours été tenue secrète.

QUESTION — Vous nous avez fourni des preuves de l'existence du secret gardé autour de ces doctrines, mais pourquoi ce secret, en vérité ?

LE THÉOSOPHE — Les causes en étaient les suivantes : Premièrement, la perversité de la nature humaine, en général, et son égoïsme, poussant toujours les hommes ordinaires à la satisfaction de leurs désirs personnels, au détriment de leurs semblables et de leurs proches, il était impossible de jamais confier des secrets divins à de tels individus. Deuxièmement, on ne pouvait pas non plus se fier à eux pour préserver de l'avilissement la connaissance sacrée et divine. C'est cette dernière cause qui fut d'ailleurs à l'origine de la perversion des vérités et des symboles les plus sublimes, comme aussi de la transformation progressive des choses spirituelles en de grossières représentations


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anthropomorphes et concrètes ; c'est elle, en d'autres termes, qui a conduit à rapetisser l'idée du divin et ouvert la porte à l'idolâtrie.

LA THÉOSOPHIE N'EST PAS LE BOUDDHISME

QUESTION — On vous appelle souvent des « bouddhistes ésotériques ». Êtes-vous donc tous disciples de Gautama le Bouddha ?

LE THÉOSOPHE — Pas plus que tous les musiciens ne sont des disciples de Wagner. Certains d'entre nous sont bouddhistes par leur religion, cependant, il y a bien plus d'hindous et de brâhmanes que de bouddhistes parmi nous, et plus encore d'Européens et d'Américains nés chrétiens, que de bouddhistes convertis. L'erreur provient d'une fausse interprétation du sens véritable du titre de l'excellent ouvrage de M. Sinnett : Le Bouddhisme ésotérique (6). Ce terme bouddhisme aurait dû s'orthographier avec un « d » au lieu de deux, car alors boudhisme aurait signifié ce qu'on voulait lui faire dire, c'est-à-dire « Sagesse » (bodha, bodhi, « intelligence », « sagesse » ) au lieu de bouddhisme, la philosophie religieuse de Gautama. Car la Théosophie, comme je l'ai déjà dit, est la RELIGION-SAGESSE.

QUESTION — Quelle différence y a-t-il entre le bouddhisme, religion fondée par le Prince de Kapilavastu, et le boudhisme, « Sagesse », qui, cmme vous venez de le dire, est synonyme de Théosophie ?

LE THÉOSOPHE — Exactement la même qu'entre le ritualisme et la théologie dogmatique des Églises et des sectes, et les enseignements secrets du Christ, appelés « les mystères du Royaume des Cieux ». Bouddha veut dire l' « Illuminé » par bodha, ou entendement, Sagesse. Celle-ci a fourni la sève des enseignements ésotériques que Gautama donna seulement aux Arhat qu'il avait choisis.


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QUESTION — Mais certains orientalistes nient que le Bouddha ait jamais enseigné aucune doctrine ésotériques.

LE THÉOSOPHE — Ils pourraient aussi bien nier que la Nature ait des secrets pour les hommes de science. Je le prouverai plus loin en rappelant la conversation que le Bouddha eut avec son disciple Ananda. Ses enseignements ésotériques étaient tout simplement la Gupta Vidyâ (la connaissance secrète) des anciens brâhmanes, connaissance, dont leurs successeurs modernes, à l'exception de quelques-uns, ont complètement perdu la clef. Quant à cette Vidyâ elle-même, elle a pris la forme de ce qu'on appelle à présent les doctrines intérieures de l'École Mahâyâna du bouddhisme du Nord. Ceux qui le nient ne sont que d'ignorants pseudo-orientalistes. Je vous conseille de lire l'ouvrage Chinese Buddhism (7) du Révérend J. Edkins — particulièrement les chapitres sur les Écoles exotériques et ésotériques, et leurs enseignements — et d'examiner le témoignage de tout le monde antique sur le sujet.

QUESTION — Mais l'éthique de la Théosophie n'est-elle pas identique à celle enseignée par le Bouddha ?

LE THÉOSOPHE — Certainement, car cette éthique est l'âme de la Religion-Sagesse, et parce qu'elle fut autrefois la propriété commune des Initiés de toutes les nations. Mais le Bouddha fut le premier à introduire cette morale sublime dans ses enseignements offerts à tous, et à en faire la base et l'essence même de son système public. C'est là ce qui fait l'immense différence entre le bouddhisme exotérique et toutes les autres religions. Dans celles-ci ce sont les rites et les dogmes qui de loin occupent la première place, tandis que dans le bouddhisme l'accent a toujours été mis davantage sur l'éthique. Ainsi s'explique la ressemblance, qui va presque jusqu'à l'identité, entre l'éthique de la Théosophie et celle de la religion du Bouddha.


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QUESTION — Y a-t-il des différences importantes entre elles ?

LE THÉOSOPHE — Une des plus grandes différences qui existent entre la Théosophie et le bouddhisme exotérique est que celui-ci, représenté par l'Église du Sud, nie absolument : a) l'existence de toute Divinité et b) toute vie consciente post mortem, ou même toute individualité soi-consciente capable de survivre dans l'homme. Tel est, du moins, l'enseignement de la secte siamoise, que l'on considère à présent comme la forme la plus pure du bouddhisme exotérique. Et il en est bien ainsi si l'on ne se réfère qu'aux enseignements publics du Bouddha ; j'expliquerai plus loin la raison de ses réticences. Quoi qu'il en soit, les écoles de l'Église bouddhiste du Nord, établies dans les pays où les Arhat initiés se retirèrent après la mort du Maître, enseignent tout ce que l'on appelle aujourd'hui les doctrines théosophiques, parce que celles-ci font partie de la connaissance des Initiés — ce qui montre comment la vérité a été sacrifiée à la lettre morte par l'orthodoxie trop zélée du bouddhisme du Sud. Mais quelle grandeur et quelle élévation ne pourrait-on trouver dans ces doctrines, plus philosophiques, plus nobles et plus scientifiques, même si on les prend au pied de la lettre, que celles de n'importe quelle autre Église ou religion ! Et pourtant la Théosophie n'est pas le bouddhisme.


NOTES DU CHAPITRE I

(1) Ils ont aussi été appelés des analogistes. Comme l'explique le prof. Alexander Wilder (membre de la Société Théosophique) dans son « Eclectic Philosophy » [La « Philosophie Éclectique », texte inclus dans New Platonism and Alchemy, Albany, N.Y. Weed, Parsons and Company, 1869 (N.d.T.)], on a désigné ainsi ces philosophes par suite de leur coutume d'interpréter tous les contes et légendes sacrés, aussi bien que les mythes et mystères, d'après une règle ou un principe d'analogie et de correspondance, de sorte que les événements relatés comme s'étant passés dans le monde extérieur étaient considérés comme représentant des opérations et des expériences de l'âme humaine. On les a appelés aussi néo-platoniciens. Bien qu'on situe ordinairement la Théosophie ou le système théosophique éclectique au troisième siècle, il faut en faire remonter l'origine à une époque beaucoup plus reculée s'il faut en croire Diogène Laërce qui attribue le système à un prêtre égyptien Pot-amon qui vécut au commencement de la dynastie des Ptolémées. Le même auteur nous dit que le nom est copte et signifie un être consacré à Amon, Dieu de la Sagesse. Le mot Théosophie est l'équivalent du sanskrit Brahma Vidyâ, connaissance divine.

(2) La Théosophie éclectique comprenait trois aspects : 1° la croyance en une Divinité — ou essence infinie — absolue, inconcevable et suprême, racine de toute la nature, et de tout ce qui est, visible et invisible. 2° La croyance à la nature immortelle et éternelle de l'homme car celle-ci, étant un rayon issu de l'Âme Universelle, était considérée nécessairement comme d'essence identique à sa source. 3° La théurgie, ou « opération divine », ou production d'une oeuvre de dieux, d'après les mots : théos «  dieu », et ergon « acte » ou « œuvre ». Le terme est très ancien, mais, appartenant au vocabulaire des mystères, il n'était pas d'usage courant. Selon une croyance mystique — prouvée en pratique par les adeptes et les prêtres initiés — l'homme pouvait, en se rendant aussi pur que les êtres incorporels, c'est-à-dire en retournant à la pureté de sa nature originelle, amener les dieux à lui communiquer des Mystères divins, et même à se les rendre parfois visibles, soit subjectivement, soit objectivement. C'était l'aspect transcendant de ce que l'on appelle maintenant le « spiritisme » ; mais, la foule n'ayant pas compris la théurgie et en ayant abusé, certains en vinrent même à la tenir pour de la nécromancie, et elle fut presque partout interdite. La magie cérémonielle de certains cabalistes modernes n'est qu'un écho travesti de la théurgie de Jamblique. La Théosophie moderne évite et rejette ces deux sortes de magie et de « nécromancie » qu'elle considère comme très dangereuses. La théurgie divine authentique exige une pureté et une sainteté de vie presque surhumaines ; sinon elle dégénère en médiumnité ou en magie noire. Les premiers disciples d'Ammonios Saccas (qui fut appelé théodidaktos « instruit par la divinité », tels Plotin et son successeur Porphyre, rejetèrent d'abord la théurgie, mais ils furent finalement amenés à l'admettre grâce à Jamblique qui écrivit un livre à cet effet (connu sous le titre De Mysteriis) qu'il présenta sous le nom de son propre maître, un fameux prêtre égyptien, Abammon. Ammonios Saccas était né de parents chrétiens, mais comme la spiritualité dogmatique du christianisme l'avait rebuté dès son enfance, il devint néo-platonicien et on a dit de lui, comme de Jacob Boehme, et d'autres grands voyants et mystiques, que la sagesse divine lui avait été révélée en songe et par des visions. D'où son surnom de théodidaktos. Il résolut de réconcilier tous les systèmes religieux et, en démontrant l'identité de leur origine, d'établir une seule croyance universelle basée sur l'éthique. Sa vie fut si irréprochable et si pure, son savoir si profond et si vaste, que plusieurs Pères de l'Église furent secrètement ses disciples. Clément d'Alexandrie parle de lui avec une haute considération. Plotin, le « saint Jean » d'Ammonios, homme de la plus haute probité et de la plus profonde érudition, fut aussi universellement respecté et estimé. À l'âge de trente-neuf ans, il accompagna l'empereur romain Gordien et son armée en Orient, afin d'y être instruit par les sages de la Bactriane et de l'Inde. Il fonda une École de philosophie à Rome. Son disciple Porphyre, Juif hellénisé dont le vrai nom était Malchus (Malek),  rassembla toutes les œuvres de son maître ; il fut lui-même un auteur célèbre et donna une interprétation allégorique de certaines parties des œuvres d'Homère. Le système de méditation en usage chez les philalèthes fut l'extase, système qui s'apparente à la pratique indienne du yoga. Tout ce que l'on connaît de cette École Éclectique est dû à Origène, Longin et Plotin, disciples directs d'Ammonios. (Voir A. Wilder, op. cit.)<o:p></o:p>

(3) Ce fut sous Philadelphe que le judaïsme s'établit à Alexandrie, et, tout de suite, les maîtres de l'hellénisme devinrent de dangereux rivaux du Collège des Rabbis de Babylone. Comme le remarque très judicieusement le professeur Alexander Wilder :
« À cette époque, on trouvait exposés en même temps les philosophies de la Grèce et les systèmes bouddhique, védantin et mazdéen? Il n'y avait rien d'étonnant à ce que des hommes réfléchis en soient venus à penser que les querelles verbales dussent cesser, et qu'ils aient admis la possibilité de tirer de ces diverses doctrines un seul système harmonieux (...) Pantène, athénagore et Clément étaient parfaitement instruits de la phlosophie platonicienne et avaient bien compris son unité essentielle avec les systèmes orientaux. »

(4) Voici ce que dit l'historien Mosheim à propos d'Ammonios : « Réalisant que non seulement les philosophes de la Grèce, mais aussi tous ceux des diverses nations barbares s'accordaient parfaitement sur tous les points essentiels, il se fixa pour but de présenter les mille doctrines de ces différentes sectes, de manière à démontrer qu'ayant toutes une seule et même origine elles tendaient toutes à une seule et même fin. » Si l'auteur qui traite d'Ammonios dans The Edinburgh Encyclopaedia sait bien ce dont il parle, c'est précisément les théosophes modernes qu'il décrit, avec leurs convictions et leur œuvre, lorsqu'il fait le commentaire suivant, au sujet du théodidaktos : « II adopta les doctrines admises en Égypte (les doctrines ésotériques étant celles de l'Inde) concernant, d'une part, l'univers et la Divinité, considérés comme formant un grand tout et, d'autre part, celles concernant l'éternité du monde (...) il établit un système de discipline morale qui laissait le peuple en général libre de vivre selon les lois de son pays et les injonctions de la Nature, mais qui exigeait du sage l'exaltation de la pensée par la contemplation. »

(5) C'est ce que le savant auteur de l'ouvrage plusieurs fois cité, le professeur A. Wilder, décrit sous le nom de « photographie spirituelle » : « L'âme est la chambre noire dans laquelle sont également fixés les faits et les événements à la fois futurs, passés et présents ; et le mental en prend conscience. Au-delà de notre monde journalier et limité, tout est comme un seul jour, ou un seul état, où le passé et l'avenir sont compris dans le présent (...). La mort est l'ultime extase sur terre. Alors l'âme est libérée de la contrainte du corps et sa partie la plus noble s'unit à la nature supérieure et partage la sagesse et la prescience des êtres supérieurs » La vraie Théosophie est, pour les mystiques, cet état que décrit Apollonius de Tyane en ces termes : « Je peux voir le présent et l'avenir comme en un clair miroir. Le sage n'a pas à attendre les vapeurs de la terre ni la corruption de l'air pour prévoir les événements (...). Les théoi, ou dieux, voient l'avenir ; les hommes ordinaires, le présent ; les sages, ce qui est sur le point de se produire ». « La Théosophie des Sages » dont il parle est très bien traduite par l'expression; « Le Royaume de Dieu est au-dedans de nous » .

(6) A.P. Sinnett, Esoteric Buddhism, Londres : Trübner and Co., 1881 (N.d.T.).<o:p></o:p>

(7) J. Edkins, Chinese Buddhism, ( « Le Bouddhisme chinois » ), Londres 1870; 2ème édition révisée, Londres : K. Paul, Trench, Trübner & Co, 1893 (N.d.T.).

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II

LA THÉOSOPHIE
ÉXOTÉRIQUE ET ÉSOTÉRIQUE


 

CE QUE LA SOCIÉTÉ THÉOSOPHIQUE MODERNE N'EST PAS

QUESTION — Vos doctrines ne sont donc pas un renouveau du bouddhisme, et ne sont pas non plus entièrement empruntées à la Théosophie néo-platonicienne ?

LE THÉOSOPHE — Non. Mais je ne puis vous offrir de meilleure réponse à ces questions que ce passage tiré d'une étude sur « La Théosophie » présentée par le Docteur J.D.Buck, M.S.T. (l), au dernier Congrès Théosophique de Chicago, (avril 1889). Aucun théosophe n'a de nos jours mieux exprimé et compris l'essence réelle de la Théosophie que notre ami respecté, le Docteur :

« La Société Théosophique fut fondée dans le but de répandre les doctrines théosophiques, et de promouvoir la vie théosophique. La Société Théosophique actuelle n'est pas la première de ce genre. Je possède un ouvrage intitulé : " Comptes Rendus Théosophiques de la Société Philadelphienne " (2), publié à Londres en 1697, et un autre portant comme titre : " Introduction à la Théosophie, ou la Science du Mystère du Christ, c'est-à-dire de la Divinité, de la Nature et de la


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Créature, comprenant la philosophie de tous les pouvoirs actifs de la vie, magiques et spirituels, et formant un guide pratique conduisant à la pureté, la sainteté et la perfection évangélique les plus sublimes, ainsi qu'à l'acquisition de la vision divine, et des saints arts et pouvoirs angéliques comme aux autres prérogatives de la régénération " (3) — volume publié à Londres en 1855. Voici la dédicace de cet ouvrage :

"Aux étudiants des Universités, Collèges et Ecoles de la chrétienté, aux Professeurs des Sciences métaphysiques, mécaniques et naturelles sous toutes leurs formes, aux hommes et femmes instruits en général et de foi orthodoxe fondamentale, aux Déistes, Ariens, Unitariens, Swedenborgiens et partisans d'autres croyances fautives et non-fondées, rationalistes, et sceptiques de toute espèce, aux fidèles d'esprit juste et illuminé, appartenant à l'islam, au judaïsme, comme aux religions patriarcales d'Orient, mais surtout aux ministres de l'évangile et aux missionnaires préchant aux peuples tant barbares qu'intellectuels, est dédiée très humblement et cordialement cette introduction à la Théosophie, ou science du fondement et du mystère de toutes choses "

« L'année suivante (1856) parut un autre volume, in-octavo royal, de 600 pages, en caractères de corps quatre, intitulé « Miscellanées théosophiques » (4). Cet ouvrage ne fut tiré qu'à 500 exemplaires qui furent distribués gratuitement aux Bibliothèques et Universités. Ces tout premiers mouvements, qui furent nombreux, naquirent au sein de l'Eglise grâce à des personnes de grande piété et dévotion, et de réputation irréprochable ; et tous ces écrits, compatibles dans leur forme avec l'orthodoxie, faisaient usage des expressions chrétiennes, et, comme les œuvres de l'éminent homme d'Eglise William Law, ne se faisaient remarquer du lecteur ordinaire que par leur grand sérieux et leur piété. Dans leur diversité tous ces mouvements ne visaient qu'à faire apparaître et expliquer les significations profondes et la portée originale des Écritures chrétiennes comme à illustrer et à développer la vie théosophique. Ces ouvrages furent vite oubliés et sont maintenant


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inconnus en général. Ils cherchaient à réformer le clergé, à réveiller la piété authentique, et ils ne furent jamais bien accueillis. Le seul mot d' " hérésie " suffisait à les faire tomber dans les oubliettes réservées à toutes les utopies de ce genre.À l'époque de la Réforme, Jean Reuchlin fit une tentative similaire, et obtint le même résultat, bien qu'il fût un ami intime et écouté de Luther. L'orthodoxie n'a jamais désiré qu'on l'instruise et qu'on l'éclaire. On fit comprendre à ces réformateurs, comme Festus le fit pour Paul, que leur trop grand savoir les avait rendus fous, et qu'il serait dangereux pour eux de vouloir aller plus loin. Si l'on sait regarder au-delà du langage un peu spécial employé, qui, chez ces auteurs, était, en partie, une question d'habitude et d'éducation et, en partie, une adaptation à la contrainte religieuse imposée par le pouvoir séculier, et si nous allons au coeur des choses, nous constatons que ces écrits étaient théosophiques, au sens le plus strict, consacrés uniquement à la connaissance de la nature humaine et de la vie supérieure de l'âme. On a dit parfois que le Mouvement théosophique actuel était une tentative en vue de convertir la chrétienté au bouddhisme, ce qui signifie simplement que le mot " hérésie " a perdu tout pouvoir de terroriser. De tout temps, il y a eu des individus qui ont plus ou moins clairement compris les doctrines théosophiques et les ont incorporées au tissu même de leur vie. Ces doctrines ne sont l'exclusivité d'aucune religion et ne se limitent à aucune société ni période. Elles sont l'héritage de toutes les âmes humaines. Chacun est conduit à définir sa propre orthodoxie, selon sa nature et ses besoins, et d'après ses diverses expériences. Cela peut expliquer pourquoi ceux qui s'imaginaient que la Théosophie était une nouvelle religion ont cherché en vain son credo et son rituel. Son credo c'est la Loyauté envers la Vérité, et son rituel consiste à honorer chaque vérité en la mettant en pratique.

« On comprendra combien la masse des hommes saisit mal le principe de la Fraternité Universelle, combien rarement elle en reconnaît l'importance transcendante, en voyant la diversité des opinions et des interprétations fantaisistes qui circulent au sujet de la Société Théosophique. Cette Société fut fondée sur un principe unique : la Fraternité essentielle de tous les hommes, telle qu'elle a été brièvement esquissée et imparfaitement exposée ci-dessus. On l'a attaquée comme étant bouddhiste et antichrétienne, mais pouvait-elle être les deux à la fois, alors que le bouddhisme et le christianisme, tels que les ont exposés leurs fondateurs inspirés, font de la fraternité le point essentiel de leur doctrine et de la vie. On a également considéré la Théosophie comme quelque chose de nouveau sous le soleil, ou, au mieux, comme


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un ancien mysticisme déguisé sous un nom nouveau. S'il est vrai que de nombreuses Sociétés, fondées sur les principes de l'altruisme ou de la fraternité essentielle, et unies dans le but de les soutenir, ont porté des noms divers, il est vrai aussi que beaucoup de groupements ont été appelés théosophiques et se sont consacrés à des principes et à des buts analogues à ceux de la société actuelle qui porte ce nom. Dans toutes ces diverses sociétés, la doctrine essentielle était la même, et tout le reste n'a jamais été que secondaire ; mais cela n'empêche pas que beaucoup de gens soient attirés par les détails secondaires et négligent ou ignorent l'essentiel. »

On ne saurait donner à vos questions de réponse meilleure ou plus explicite que celle-ci que nous devons à l'un de nos théosophes les plus estimés et les plus sincères.

QUESTION — À quel système, en dehors de l'éthique bouddhique, donnez-vous votre préférence, ou votre adhésion ?

LE THÉOSOPHE — À aucun, et à tous. Nous n'adhérons à aucune religion ni à aucune philosophie en particulier ; nous prenons ce que chacune a de bon. Mais il convient de dire encore une fois que la Théosophie, comme tout autre système de l'Antiquité, est divisée en section exotérique et section ésotérique.

QUESTION — Quelle est la différence ?

LE THÉOSOPHE — Les membres de la Société Théosophique prise au sens le plus large sont libres de faire profession de n'importe quelle religion ou philosophie — ou d'aucune, s'ils le préfèrent — pourvu qu'ils soient en sympathie avec l'un (au moins) des trois buts de l'Association et prêts à le (ou les) mettre en application. La Société est une organisation philanthropique et scientifique visant à la propagation de l'idée de fraternité en pratique et non en théorie. Ses membres peuvent être chrétiens ou musulmans, juifs ou parsis, bouddhistes ou brahmanes, spirites ou matérialistes — cela n'a aucune importance ; mais chaque membre doit être soit un philanthrope, soit un érudit, un spécialiste en littérature aryenne et autres littératures anciennes, soit encore un chercheur dans le domaine des phénomènes


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psychiques. En résumé, il doit contribuer, s'il le peut, à réaliser au moins l'un des buts du programme. Autrement, il n'a aucune raison de devenir « membre de la Société Théosophique ». Telles sont les personnes qui forment la majorité de la Société exotérique, qui est composée de membres « affiliés » et « non affiliés » (5). Ces membres peuvent, ou non, devenir effectivement des théosophes. Ils sont membres du fait qu'ils se sont joints à la Société, mais celle-ci n'a pas le pouvoir de rendre théosophe celui qui ne possède pas le sens de la divine disposition juste des choses, ou qui comprend la Théosophie — si l'on peut s'exprimer ainsi — à sa propre façon sectaire et égoïste. « Est bon celui qui fait le bien » , est un proverbe qu'on pourrait paraphraser ainsi : « Est théosophe celui qui pratique la Théosophie ».

THÉOSOPHES ET MEMBRES DE LA «S.T. »

QUESTION — D'après ce que je comprends, ce que vous venez de dire ne saurait s'appliquer qu'aux membres « laïques » , qui ne prennent pas d'engagement ? Mais qu'en est-il de ceux qui s'adonnent à l'étude ésotérique de la Théosophie ? Sont-ils eux-mêmes les véritables théosophes ?

LE THÉOSOPHE — Pas nécessairement, à moins qu'ils en aient donné la preuve. Ils ont été admis dans le groupe intérieur et ont prêté le serment de suivre, aussi strictement que possible, les règles de l'organisme occulte. C'est une entreprise difficile, puisque la première et la plus importante de toutes les règles est le complet renoncement à la personnalité — ce qui signifie qu'un membre assermenté doit devenir un altruiste parfait, sans jamais penser à lui-même ; il lui faut oublier sa vanité et son orgueil en pensant au bien de ses semblables, comme à celui de ses frères-compagnons


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du cercle ésotérique. S'il veut profiter des enseignements ésotériques, il doit mener une vie d'abstinence en toute chose, d'abnégation, de moralité la plus stricte, tout en accomplissant ses devoirs envers tous. Les quelques véritables théosophes de la S.T. se trouvent parmi ces membres. Cela n'implique pas qu'en dehors de la S.T. et du cercle intérieur il n'y ait point de théosophes ; car il y en a, et plus qu'on ne le suppose ; et ils sont certainement plus nombreux que ceux qui se trouvent parmi les membres laïques de la S. T..

QUESTION — À quoi bon alors se joindre à cette Société dite Théosophique ? Quel motif pourrait-on invoquer ?

LE THÉOSOPHE — Aucun, si ce n'est l'avantage d'obtenir des instructions ésotériques, avec les doctrines authentiques de la « Religion-Sagesse », et (si le véritable programme est bien appliqué) de tirer une grande aide de l'assistance et de la sympathie mutuelles. L'union fait la force et conduit à l'harmonie, et des efforts coordonnés et bien réglés produisent des merveilles. C'est là le secret de toutes les associations et de toutes les communautés depuis que l'humanité existe.

QUESTION — Mais pourquoi un homme mentalement équilibré et déterminé dans la poursuite de son objectif, disons, un individu capable d'une énergie et d'une persévérance indomptables, ne pourrait-il devenir un Occultiste, ou même un Adepte, en travaillant seul ?

LE THÉOSOPHE — II le pourrait ; mais il y a dix mille chances contre une pour qu'il échoue. Pour ne vous en donner qu'une raison parmi de nombreuses autres, il n'existe de nos jours aucun livre sur l'Occultisme ou la théurgie qui puisse révéler en langage clair les secrets de l'alchimie, ou la Théosophie médiévale. Tous sont rédigés en termes symboliques, ou en paraboles, et, puisque la clef de leur interprétation en a été perdue depuis des siècles en Occident, comment un homme pourrait-il apprendre la vraie signification de ce qu'il lirait et étudierait ? C'est là que gît le plus grand danger, avec la menace de donner dans la magie noire inconsciente, ou de tomber dans la médiumnité la plus incrable.


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Celui qui n'a pas pour maître un Initié ferait mieux de ne pas s'occuper d'une étude si dangereuse. Regardez autour de vous ; que voyez-vous ? Alors que les deux tiers des gens civilisés se moquent de l'idée même qu'il puisse exister quoi que ce soit qui vaille la peine dans la Théosophie, l'Occultisme, le spiritisme ou la cabale, l'autre tiers, qui n'a pas ce mépris, se compose des éléments les plus hétérogènes et les plus opposés. Certains croient à l'aspect mystique et même au surnaturel (!), mais chacun à sa manière. D'autres se précipitent seuls dans l'étude de la cabale, du psychisme, du mesmérisme, du spiritisme, ou de quelque autre forme de mysticisme. Résultat : il n'existe pas deux hommes qui pensent de la même manière, qui soient d'accord sur aucun des principes fondamentaux de l'Occultisme, bien qu'il y en ait beaucoup qui prétendent avoir trouvé l'ultima thule de la connaissance, et qui voudraient se faire passer aux yeux des profanes pour des adeptes parfaits. Non seulement il n'existe aucune connaissance scientifique et précise de l'Occultisme qui soit accessible en Occident — pas même celle de la véritable astrologie, la seule branche de l'Occultisme qui, dans ses enseignements exotériques, ait un système défini et des lois précises — mais personne n'a la moindre idée de ce que signifie le véritable Occultisme. Certains limitent la sagesse ancienne à la cabale et au Zohar juif, que chacun interprète à sa façon, en suivant la lettre morte des méthodes rabbiniques. D'autres considèrent Swedenborg, ou Boehme, comme les suprêmes représentants de la plus haute sagesse, tandis que d'autres encore trouvent dans le mesmérisme le grand secret de la magie ancienne. Sans exception, tous ceux qui mettent leurs théories en pratique finissent rapidement, en raison de leur ignorance, par tomber dans la magie noire. Heureux sont ceux qui y échappent, puisqu'ils n'ont ni test ni critère leur permettant de discerner le vrai du faux.

QUESTION — Faut-il comprendre que le groupe intérieur de la S.T. prétend recevoir ses connaissances de véritables Initiés ou maîtres de la sagesse ésotérique ?

LE THÉOSOPHE — Pas directement. La présence personnelle


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de tels maîtres n'est pas nécessaire. Il suffit qu'ils donnent des instructions à certains de ceux qui ont étudié pendant des années sous leur direction, et qui ont consacré leur vie entière à leur service. Ceux-ci peuvent à leur tour transmettre les connaissances ainsi acquises à d'autres qui n'ont pas eu une telle opportunité. Mieux vaut une partie seulement de la vraie science qu'une masse d'érudition mal digérée et mal comprise. Une once d'or vaut mieux qu'une tonne de poussière.

QUESTION — Mais comment savoir si l'once est vraiment de l'or pur et non une simple imitation ?

LE THÉOSOPHE — On reconnaît l'arbre à ses fruits, et un système à ses résultats. Quand nos adversaires seront à même de nous prouver qu'un quelconque étudiant solitaire de l'Occultisme à travers les âges a été capable de devenir un saint adepte, comme Ammonios Saccas ou même Plotin, voire un théurge comme Jamblique, ou qu'il a pu produire des faits exceptionnels du genre de ceux qu'on attribue à Saint-Germain, sans avoir aucun maître pour le guider et tout cela sans être un médium, un psychique qui se leurre lui-même ou un charlatan, alors nous confesserons notre erreur. Mais jusque-là, les théosophes préfèrent suivre la loi naturelle et éprouvée de la tradition de la Science sacrée. Il y a des mystiques qui ont fait de grandes découvertes en chimie et dans les sciences physiques — découvertes qui frisent l'alchimie et l'Occultisme; d'autres qui, par la seule force de leur génie, ont redécouvert des fragments, sinon l'ensemble, des alphabets perdus de la « langue des Mystères » , et qui peuvent, en conséquence, lire correctement les rouleaux hébraïques ; et d'autres encore qui, étant des voyants, ont capté de merveilleux aperçus sur les secrets cachés de la Nature. Mais tous ces gens sont des spécialistes. L'un est un inventeur de théories, un autre un hébraïste — en l'occurrence, un cabaliste sectaire — un troisième est un Swedenborg des temps modernes qui rejette tout ce qui est en dehors de sa science ou de sa religion particulière. Mais il n'en est pas un seul qui puisse se vanter d'avoir ainsi apporté un bienfait au monde, ou même à la nation, voire à lui-même. À l'exception de quelques guérisseurs


— de cette catégorie que les Académies de Médecine qualifieraient de charlatans — aucun d'entre eux n'a aidé l'humanité de sa science, pas même des individus de sa propre communauté. Où sont les Chaldéens du temps jadis — ceux qui opéraient des guérisons merveilleuses, « non par des charmes, mais par des simples » ? Où verra-t-on un nouvel Apollonius de Tyane, guérissant les malades et ressuscitant les morts, dans n'importe quel pays et n'importe quelles circonstances ? Nous connaissons, en Europe, quelques spécialistes de la première catégorie mais aucun de la seconde, si ce n'est en Asie, où est encore préservé le secret qu'ont les yogis de « vivre dans la mort » .

QUESTION — Le but de la Théosophie est-il de produire de tels adeptes possédant le pouvoir de guérir ?

LE THÉOSOPHE — Elle a plusieurs objectifs, mais entre tous, les plus importants sont ceux qui peuvent conduire au soulagement de la souffrance humaine, sous quelque forme que ce soit, aussi bien morale que physique. Et nous croyons que la souffrance morale est de loin plus importante que la souffrance physique. La Théosophie a pour tâche d'inculquer l'éthique ; elle doit purifier l'âme, si elle veut soulager le corps dont tous les maux, sauf dans les cas d'accidents, sont héréditaires. Ce n'est pas en étudiant l'occultisme à des fins égoïstes, pour la satisfaction d'une ambition personnelle, par orgueil ou vanité, que l'on pourra jamais atteindre le véritable but de la Théosophie : celui d'aider l'humanité qui souffre. Ce n'est pas non plus en étudiant une seule branche de la philosophie ésotérique que l'on devient un occultiste, mais en les étudiant toutes, sinon en maîtrisant chacune d'elle.

QUESTION — Pour atteindre cet objectif essentiel, l'aide n'est-elle donnée qu'à ceux qui étudient les sciences ésotériques ?

LE THÉOSOPHE — Pas du tout. Chacun des membres laïques a droit, pourvu qu'il le désire, aux instructions théosophiques générales, mais peu d'entre eux sont disposés à devenir ce qu'on appelle « des membres actifs » , et la plupart préfèrent rester des


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frelons de la Théosophie. Mais il faut savoir que la recherche individuelle est encouragée dans la S .T., pourvu qu'elle ne dépasse pas la limite qui sépare l'exotérique de l'ésotérique, la magie inconsciente de la magie consciente.

LA DIFFÉRENCE ENTRE LA THÉOSOPHIE ET L OCCULTISME

QUESTION — Vous parlez de la Théosophie et de l'Occultisme. Sont-ils identiques ?

LE THÉOSOPHE — Nullement. En effet, un homme peut être un très bon théosophe, que ce soit à l'intérieur ou en dehors de la Société, sans être d'aucune façon un occultiste. Mais personne ne peut être un véritable occultiste sans être en même temps un véritable théosophe ; autrement il est tout simplement un magicien noir, qu'il en ait conscience ou non.

QUESTION — Que voulez-vous dire par là ?

LE THÉOSOPHE — J'ai déjà expliqué qu'un véritable théosophe devait mettre en pratique l'idéal moral le plus élevé, s'efforcer de réaliser son unité avec l'humanité entière, et travailler sans cesse pour les autres. Il est clair que si un occultiste ne s'acquitte pas de tous ces devoirs, il agit forcément d'une façon égoïste dans son intérêt personnel ; et s'il a acquis plus de pouvoir utilisable en pratique que les autres hommes, il devient, de ce fait même, un ennemi beaucoup plus dangereux pour le monde et ceux qui l'entourent, que le commun des mortels. C'est clair.

QUESTION — Un occultiste serait donc tout simplement un homme possédant plus de pouvoir que les autres ?

LE THÉOSOPHE — Bien plus, en réalité, s'il est réellement un occultiste éclairé et versé dans la pratique de son art — et non pas seulement un occultiste de nom. Les Sciences occultes ne sont pas, comme les encyclopédies les décrivent, des « sciences imaginaires


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datant du Moyen Age, et traitant de l'action de l'influence supposée des qualités occultes, ou des pouvoirs surnaturels, telles que la magie, l'alchimie, la nécromancie et l'astrologie » . Ce sont, au contraire, des sciences réelles, véritables et très dangereuses. Elles enseignent la puissance secrète des choses de la Nature, en développant et cultivant les pouvoirs cachés, « latents dans l'homme » , en lui conférant ainsi de formidables avantages sur les mortels plus ignorants que lui. L'hypnotisme, aujourd'hui si répandu et devenu l'objet de recherches scientifiques sérieuses, en est un bon exemple. Le pouvoir hypnotique a été découvert presque par accident, une fois que le mesmérisme lui eût préparé la voie. Maintenant un habile hypnotiseur peut l'employer presque à n'importe quelle fin, en obligeant un homme à un comportement inconscient pour lui-même, depuis la simple suggestion d'une conduite ridicule jusqu'à celle de l'accomplissement d'un crime — souvent à la place de l'hypnotiseur et à l'avantage de celui-ci. Un tel pouvoir n'est-il pas terrible si on le laisse entre les mains de personnes sans scrupules ? Et cependant, souvenez-vous que l'hypnotisme n'est qu'une des branches mineures de l'Occultisme.

QUESTION — Mais toutes ces sciences occultes, comme la magie et la sorcellerie, ne sont-elles pas considérées par les hommes les plus cultivés et instruits comme des vestiges témoignant de l'ignorance et de la superstition d'antan ?

LE THÉOSOPHE — Permettez-moi de vous faire remarquer que votre observation est à double tranchant. Les hommes « les plus cultivés et instruits » parmi vous considèrent également le christianisme, ainsi que toutes les autres religions, comme des vestiges témoignant de l'ignorance et de la superstition. Quoi qu'il en soit, les gens commencent maintenant à croire à l'hypnotisme, et certains esprits, même parmi les plus cultivés, croient à la Théosophie et aux phénomènes. Mais qui donc parmi eux, exception faite pour les prédicateurs et pour d'aveugles fanatiques, avouera qu'il croit aux miracles de la Bible ? C'est là que réside la différence. On peut trouver de fort bons et authentiques théosophes qui croient au surnaturel, y


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compris aux miracles divins, mais aucun occultiste n'y croira jamais. Car l'occultiste pratique la Théosophie scientifique, basée sur la connaissance exacte des opérations secrètes de la Nature ; tandis qu'un théosophe qui se sert des pouvoirs dits anormaux, sans disposer de la lumière de l'Occultisme, tendra simplement vers une forme dangereuse de médiumnité, puisque, tout en s'en tenant à la Théosophie, et à son éthique qui est la plus sublime qu'on puisse concevoir, il la pratique à l'aveuglette, soutenu par une foi sincère mais aveugle. Quiconque, théosophe ou spirite, tente de cultiver l'une des branches de la Science occulte — comme l'hypnotisme, le mesmérisme, ou même l'art des moyens secrets de produire les phénomènes physiques, etc. — sans posséder la connaissance de l'explication raisonnée de ces pouvoirs, est semblable à une barque sans gouvernail lancée sur un océan tumultueux.

LA DIFFERENCE ENTRE LA THÉOSOPHIE ET LE SPIRITISME

QUESTION — Mais ne croyez-vous pas au spiritisme ?

LE THÉOSOPHE — Si par « spiritisme » vous entendez l'explication que donnent les spirites de certains phénomènes anormaux, nous n'y croyons certainement pas. Ils prétendent, en effet, que ces manifestations sont toutes produites par les « esprits » de personnes, généralement leurs parents, qui ont quitté ce monde et y reviennent, soi-disant pour entrer en communication avec ceux qu'ils ont aimés, ou auxquels ils sont attachés. Nous rejetons absolument cette idée. Nous affirmons que les esprits des morts ne peuvent pas revenir à la terre, sauf dans des cas rares et exceptionnels dont je parlerai sans doute plus tard ; ils ne communiquent pas davantage avec les hommes, si ce n'est par des moyens purement subjectifs. Ce qui apparaît objectivement n'est que le fantôme de l'ex-homme physique. Quand au spiritisme psychique et, pour ainsi dire, « spirituel » , nous y croyons, assurément.

QUESTION — Rejetez-vous aussi les phénomènes ?


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LE THÉOSOPHE — Absolument pas, sauf les cas de fraude délibérée.

QUESTION — Comment les expliquez-vous alors ?

LE THÉOSOPHE — De nombreuses façons. Les causes des manifestations de ce genre ne sont en aucune manière aussi simples que voudraient le croire les spirites. Tout d'abord, le deus ex machina (6) des soi-disant « matérialisations » est généralement le corps astral ou le « double » du médium ou de l'un des assistants. Ce corps astral est aussi la cause ou la force agissante qui est à l'oeuvre dans les phénomènes d'écriture sur ardoise, les manifestations du genre « Davenport » , etc.

QUESTION — Vous dites « généralement » ; mais alors qu'est-ce qui produit les autres phénomènes ?

LE THÉOSOPHE — Cela dépend de la nature des manifestations. Parfois ce sont les dépouilles astrales, les restes ou « coques » abandonnés dans le kâma loka par des personnalités disparues ; d'autres fois ce sont des élémentaux. Le mot « esprit » a une signification large et multiple. Je ne sais vraiment pas ce que les spirites entendent par ce terme ; mais, si nous comprenons bien ce qu'ils affirment, les phénomènes physiques seraient produits par l'Ego qui se réincarne, l' « Individualité » spirituelle et immortelle. C'est là une hypothèse que nous rejetons entièrement. L'Individualité consciente des êtres désincarnés ne peut pas se matérialiser ; elle ne peut pas non plus quitter sa propre sphère mentale du devachan, pour regagner le plan de l'objectivité terrestre.


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QUESTION — Cependant, bien des communications reçues des « esprits » témoignent non seulement d'intelligence mais aussi d'une connaissance de faits qui sont ignorés du médium et qui, parfois même, ne sont pas consciemment présents dans le mental de l'investigateur ni d'aucun des assistants.

LE THÉOSOPHE — Cela ne prouve pas nécessairement que l'intelligence et la connaissance dont vous parlez appartiennent aux esprits, ou émanent d'âmes désincarnées. On connaît des cas de somnambules qui, pendant qu'ils étaient en état de transe, ont composé de la musique et de la poésie, et résolu des problèmes mathématiques, sans avoir jamais fait d'études musicales ou mathématiques. D'autres ont répondu avec intelligence aux questions qu'on leur posait et même, dans plusieurs cas, ont parlé des langues, comme l'hébreu et le latin, qu'ils ignoraient complètement à l'état de veille — tout cela dans un état de profond sommeil. Maintiendrez-vous cependant que tout cela ait été l'œuvre d'« esprits » ?

QUESTION — Mais alors comment l'expliqueriez-vous ?

LE THÉOSOPHE — Nous affirmons que puisque l'étincelle divine dans l'homme est, par essence, une avec l'Esprit Universel, et identique à Lui, notre « Soi spirituel » est pratiquement omniscient, mais qu'il ne peut manifester sa connaissance en raison des obstacles que lui oppose la matière. En conséquence, plus on réduit ces obstacles — en d'autres termes, plus le corps physique est paralysé dans son activité et sa conscience indépendantes, comme cela se produit dans le sommeil ou dans une transe profonde, ou encore dans le cas d'une maladie — plus le Soi intérieur peut se manifester parfaitement sur ce plan. Voilà notre explication des phénomènes vraiment merveilleux d'ordre supérieur qui témoignent incontestablement de la présence d'intelligence et de connaissance. Quant aux manifestations d'ordre inférieur, telles que les phénomènes physiques et les platitudes et propos vulgaires débités par l'« esprit » en général, il faudrait, pour expliquer seulement les plus importants de nos enseignements à leur sujet, plus d'espace et de temps que nous ne pouvons


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leur en consacrer à présent. Nous n'avons, par ailleurs, aucun désir d'intervenir dans la croyance des spirites, pas plus que dans toute autre croyance. C'est à ceux qui croient aux «  esprits » que doit incomber l'onus probandi, l'obligation de fournir les preuves. Actuellement, bien qu'ils soient toujours convaincus que les manifestations d'ordre supérieur ont lieu par l'intermédiaire des âmes désincarnées, les spirites les plus influents, comme les plus instruits et intelligents d'entre eux, sont les premiers à avouer que ce ne sont pas tous les phénomènes qu'il faut attribuer aux esprits. Avec le temps, ils finiront par reconnaître la vérité dans sa totalité ; mais, en attendant, nous n'avons ni le droit, ni le désir, de les convertir à notre manière de voir, et cela d'autant moins que, lorsqu'il s'agit de manifestations purement psychiques et spirituelles, nous croyons nous-mêmes à l'intercommunication possible entre l'esprit de l'homme vivant et celui de personnes désincarnées (7).

QUESTION — Autant dire que vous rejetez dans sa totalité la philosophie du spiritisme.


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LE THÉOSOPHE — Assurément, si, par « philosophie » , vous entendez ses théories sommaires. Mais, en vérité, le spiritisme n'a pas de philosophie. C'est ce que disent les meilleurs de ses défenseurs, les plus intellectuels et les plus sérieux. Il n'est qu'une vérité fondamentale et incontestable qu'ils enseignent — à savoir que les phénomènes sont produits par les médiums, sous l'empire de forces et d'intelligences invisibles — et, cette vérité-là, personne, en dehors des matérialistes aveugles de l'école de Huxley, n'ira la nier, ni ne le pourra. En ce qui concerne leur philosophie, permettez-moi cependant de vous citer ce que le compétent rédacteur en chef de la revue Light, en qui les spirites n'auront jamais de défenseur plus éclairé ou plus dévoué, dit d'eux et de leur philosophie. Voici donc ce que « M. A. Oxon » — un des très rares spirites qui aient une disposition philosophique, écrit, à propos du manque d'organisation et de la bigoterie aveugle de ses confrères :

« Considérons attentivement ce point qui est d'une importance vitale. Nous avons une expérience et une connaissance telles qu'elles rendent toute autre connaissance comparativement insignifiante. Le spirite ordinaire se met en colère contre quiconque s'avise de mettre en doute sa parfaite connaissance touchant l'avenir et son absolue certitude de la vie à venir. Là où d'autres hommes ont tendu des mains timides, en tâtonnant dans les ténèbres de l'avenir inconnu, lui avance hardiment, en homme qui possède la carte et connaît son chemin. Là où d'autres hommes se sont arrêtés en se contentant d'une pieuse aspiration ou des enseignements d'une croyance héréditaire, il se vante de connaître ce qui n'est pour eux qu'une croyance, et il s'enorgueillit de pouvoir suppléer, par la richesse de ses acquis, aux fois chancelantes bâties seulement sur l'espoir. Il a une façon toute magnifique de traiter des attentes les plus chères des hommes. " Vous ne faites qu'espérer ", semble-t-il dire, " ce que moi je peux démontrer. Vous avez accepté par tradition une croyance en des choses que moi je peux prouver par les méthodes scientifiques les plus rigoureuses. Les vieilles croyances s'affaiblissent de plus en plus : sortez-en et devenez indépendants. Elles renferment autant de faux que de vrai. Ce n'est qu'en bâtissant sur les fondations solides des faits irrécusables que vous pourrez ériger une construction stable. De tout côté, on voit s'écrouler les croyances de jadis. Abandonnez-les, si vous voulez échapper à la catastrophe. "
«Mais, dans la pratique, lorsqu'on a affaire à cet homme merveilleux, quelle impression en tire-t-on ? Très curieuse et très décevante. Il


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est si sûr de son dossier qu'il ne se donne pas la peine de s'enquérir de la façon dont les autres interprètent les faits qu'il accepte. La sagesse des âges s'est occupée de l'explication de ce qu'il considère à juste titre comme démontré ; mais il ne se soucie guère de telles recherches. Il n'est même pas complètement d'accord avec ses frères spirites. Cela rappelle l'histoire de la vieille Écossaise qui, conjointement avec son mari, avait fondé une " Église " . Eux seuls possédaient les clefs du Royaume des Cieux, ou plutôt c'était elle qui les détenait, car, au fond, elle n'était " pas bien sûre de Jamie " . De même, parmi les spirites, les nombreuses sectes qui se divisent, se subdivisent et se re-subdivisent hochent la tête, et " ne sont pas bien sûres " les unes des autres. Or, l'expérience collective de l'humanité est unanime à conclure que l'union fait la force et que la désunion est une source de faiblesse et d'échec. Remise en ordre, exercée et disciplinée, une cohue devient une armée dont chaque homme peut tenir tête à une centaine d'hommes indisciplinés. L'organisation dans tous les départements du travail humain amène le succès, économise le temps et le labeur, et est une source de bénéfice et de progrès. Le manque de méthode et de plan, un travail mené n'importe comment, une énergie vacillante et des efforts indisciplinés ne conduisent qu'à un lamentable gâchis. La voix de l'humanité atteste cette vérité. Le spirite accepte-t-il ce verdict et en tire-t-il les conséquences ? Pas du tout. Il ne veut pas d'organisation, il est à lui-même sa propre loi — et aussi une épine dans le flanc de son voisin. » (Light, 22 juin 1889.)

QUESTION — On m'a dit que la Société Théosophique avait été fondée, à l'origine, dans le but d'écraser le spiritisme et la croyance à la survivance de l'individualité de l'homme ?

LE THÉOSOPHE — On vous a mal renseigné, car toutes nos croyances sont fondées sur cette individualité immortelle. Mais, comme tant d'autres, vous confondez personnalité et individualité. Vos psychologues occidentaux n'ont pas l'air d'avoir établi de distinction bien nette entre les deux. C'est pourtant précisément cette différence qui fournit la clef de la compréhension de la philosophie orientale, et qui se trouve à l'origine de la divergence entre les enseignements théosophiques et spirites. Je dois déclarer ici, au risque d'exciter encore davantage contre nous l'hostilité de certains spirites, que c'est la Théosophie qui est le


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Spiritualisme (8) pur et véritable, tandis que le système moderne pratiqué aujourd'hui par les masses, et qu'on désigne sous le nom de spiritisme, est tout simplement du matérialisme transcendantal.

QUESTION — Veuillez expliquer plus clairement vos idées à ce sujet.

LE THÉOSOPHE — Bien que nos doctrines insistent sur l'identité de l'esprit et de la matière, et que nous disions que l'esprit est de la matière potentielle, et la matière tout simplement de l'esprit cristallisé (de même que la glace n'est rien d'autre que de la vapeur solidifiée), nous maintenons que le terme esprit ne peut s'appliquer qu'à la véritable individualité, puisque la condition originelle et éternelle de tout n'est pas l'esprit, mais, pour ainsi dire, le méta-esprit (la matière visible et solide étant simplement sa manifestation périodique).

QUESTION — Mais quelle distinction faut-il établir entre cette « véritable individualité » et le « Moi », ou « Ego » , dont nous avons tous conscience ?

LE THÉOSOPHE — Avant que je puisse vous répondre, il nous faut nous entendre sur la signification à donner au « Moi » ou à l' « Ego » . Nous faisons une distinction entre le fait élémentaire de la conscience de soi-même, le sentiment tout simple du « je suis moi » , et la pensée plus complexe : « Je suis Monsieur Dupont » ou « Madame Durand » . Pour nous qui croyons à des renaissances successives du même Ego — ce qu'on appelle la réincarnation — cette distinction constitue le pivot fondamental sur lequel s'articule tout l'ensemble. Vous voyez que « Monsieur Dupont » représente, en réalité, une longue série d'expériences


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journalières qui se trouvent liées ensemble par le fil de la mémoire, pour former finalement ce que « Monsieur Dupont » appelle « lui-même » . Mais aucune de ces « expériences » ne constitue réellement le « Moi » ou l'Ego, et elles ne donnent pas non plus à « Monsieur Dupont » le sentiment d'être lui-même, car il oublie la plus grande partie de ses expériences journalières, et elles ne lui donnent le sentiment d'Egoïté que tant qu'elles durent. Voilà pourquoi nous, théosophes, établissons une distinction entre cet agrégat d' « expériences » , que nous appelons la fausse personnalité (parce qu'elle est limitée et passagère), et cet élément dans l'homme qui lui donne le sentiment du « je suis moi » . C'est ce « je suis moi » que nous appelons la véritable individualité ; et nous disons que cet «  Ego » , ou individualité, joue, à la manière d'un acteur, bien des rôles sur la scène de la vie (9). Appelons chaque nouvelle vie du même Ego sur terre, une soirée passée sur la scène d'un théâtre. Un soir l'acteur, ou l' « Ego » , paraît dans le rôle de «  Macbeth » , un autre soir dans celui de « Shylock » , le troisième il est « Roméo », le quatrième « Hamlet » , ou le « roi Lear » , et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il ait parcouru tout le cycle des incarnations. L'Ego commence son pèlerinage de vie sous la forme d'un lutin, d'un « Ariel » ou d'un « Puck » ; il joue le rôle d'un figurant, il est soldat, domestique, ou membre du chœur ; ensuite il monte en grade et joue « des rôles parlés » — des rôles tantôt importants, tantôt insignifiants — jusqu'à ce qu'il se retire enfin de la scène, après avoir joué le rôle de « Prospero », le magicien.

QUESTION — Je comprends. Vous dites que ce véritable Ego ne peut pas revenir sur terre après la mort. Mais l'acteur, s'il a conservé le sens de son individualité, n'est-il donc pas libre de revenir sur la scène de ses anciennes actions, s'il le désire ?

LE THÉOSOPHE — Nous disons que non, parce qu'un tel retour sur terre serait incompatible avec un état quelconque de béatitude pure et sans mélange après la mort, comme je vais vous


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le prouver. Nous disons que l'homme souffre tant de misère imméritée pendant sa vie, que ce soit par la faute de ceux avec lesquels il est associé, ou à cause de son milieu, qu'il a droit assurément à un état parfait de calme et de repos, sinon de béatitude, avant de reprendre le fardeau de la vie. Mais nous pourrons examiner plus tard cette question en détail.

POURQUOI LA THÉOSOPHIE EST-ELLE ACCEPTÉE ?

QUESTION — Je vous comprends jusqu'à un certain point ; mais je vois que vos enseignements sont bien plus compliqués et plus métaphysiques que ceux du spiritisme ou de la pensée religieuse courante. Pourriez-vous donc me dire pourquoi ce système de Théosophie que vous défendez a soulevé à la fois tant d'intérêt et tant d'animosité ?

LE THÉOSOPHE —II y a, je crois, plusieurs raisons à cela. Mentionnons, entre autres : l° la grande réaction provoquée par les théories grossièrement matérialistes qui prévalent actuellement parmi ceux qui exposent les doctrines scientifiques ; 2° le mécontentement général causé par la pseudo-théologie des différentes Églises chrétiennes et par le nombre chaque jour plus grand de sectes qui se font la guerre ; 3° la perception sans cesse grandissante du fait que les différentes croyances qui, de façon flagrante, sont contradictoires en elles-mêmes et en conflit mutuel ne peuvent pas être vraies, et que les prétentions qui ne sont pas vérifiées ne peuvent pas être authentiques ; cette défiance naturelle envers les religions traditionnelles ne fait encore que se renforcer lorsqu'on observe leur complète impuissance à préserver la morale et à purifier la société et les masses ; 4° la conviction de beaucoup de personnes, et la certitude d'un petit nombre, qu'il doit exister quelque part un système philosophique et religieux, qui soit scientifique, et non simplement spéculatif, et finalement, le sentiment qu'il conviendrait peut-être de chercher un tel système dans des enseignements bien antérieurs à toute croyance moderne.


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QUESTION — Mais comment se fait-il que ce système soit promulgué précisément maintenant ?

LE THÉOSOPHE — Parce que les temps se sont révélés mûrs, comme le prouvent les efforts résolus que font aujourd'hui tant de chercheurs sérieux pour arriver à découvrir la vérité à n'importe quel prix et où qu'elle se trouve cachée. Devant cette constatation, les gardiens de cette vérité ont permis que quelques parties au moins en soient divulguées. Si la fondation de la Société Théosophique avait été retardée de quelques années, la moitié des peuples civilisés serait devenue aujourd'hui matérialiste à outrance, et l'autre moitié anthropomorphiste et phénoménaliste.

QUESTION — Faut-il considérer la Théosophie comme étant, d'une manière ou d'une autre, une révélation ?

LE THÉOSOPHE — En aucune façon, pas même au sens d'une divulgation nouvelle provenant directement d'êtres supérieurs surnaturels, ou même surhumains ; si révélation il y a, il faut la prendre au sens d'un « dévoilement » d'anciennes — de très anciennes — vérités à des intelligences qui ne les connaissaient pas jusqu'à présent et qui ignoraient même qu'une telle connaissance archaïque (10) existât et eût été préservée à travers les siècles.


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QUESTION — Vous avez parlé de « persécution » . Si la vérité est telle que la Théosophie la présente, pourquoi a-t-elle rencontré tant d'opposition et pourquoi ne l'a-t-on pas acceptée plus largement ?

LE THÉOSOPHE — Ici encore, pour de nombreuses et diverses raisons, l'une d'elles étant la haine éprouvée par beaucoup de personnes pour ce qu'elles appellent des « innovations » . L'égoïsme est essentiellement conservateur et déteste qu'on trouble sa tranquillité. Il préfère un mensonge, facile et accommodant, à la plus grande vérité, si celle-ci réclame de sa part le sacrifice du moindre bien-être. La force d'inertie mentale est grande face à tout ce qui ne promet aucun avantage ni aucune récompense dans l'immédiat. Notre époque est essentiellement non spirituelle et prosaïque. De plus, il faut considérer le caractère peu familier des enseignements de la Théosophie ; la nature très abstruse de ses doctrines, dont certaines contredisent absolument de nombreuses fantaisies humaines chères aux sectaires, et profondément ancrées dans les croyances populaires. Si nous ajoutons à cela les efforts personnels et la grande pureté de vie qui sont exigés de ceux qui désirent devenir disciples du cercle intérieur, ainsi que le très petit nombre de gens qui sont attirés par un code moral entièrement dépourvu de tout mobile égoïste, vous comprendrez facilement pourquoi le progrès de la Théosophie est condamné à être aussi lent et aussi pénible. C'est essentiellement la philosophie de ceux qui souffrent, qui ont perdu tout espoir d'être tirés de la fange de la vie par quelque autre moyen. En outre, l'histoire de n'importe quel système de croyance ou de morale, nouvellement implanté dans un sol étranger, montre que ses débuts ont toujours été entravés par tous les obstacles qu'ont pu faire naître l'obscurantisme et l'égoïsme. En vérité « la couronne de l'innovateur est une couronne d'épines ! ». La


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démolition de vieux bâtiments vermoulus ne va jamais sans quelque danger.

QUESTION — Tout ce que vous venez de dire concerne plutôt l'éthique et la philosophie de la S. T. Pouvez-vous me donner maintenant une idée générale de la Société elle-même, de ses buts et de ses statuts ?

LE THÉOSOPHE — Tout cela n'a jamais été tenu secret. Posez vos questions, et vous recevrez des réponses précises.

QUESTION — Mais j'ai entendu dire que vous étiez liés par des serments ?

LE THÉOSOPHE — Seulement dans la Section Arcane ou « Ésotérique ».

QUESTION — J'ai aussi entendu dire que certains membres, en quittant la Société, ne se croyaient plus liés par les serments qu'ils avaient prêtés. Ont-ils raison ?

LE THÉOSOPHE — Cela prouve que l'idée qu'ils ont de l'honneur est très imparfaite. Comment peuvent-ils avoir raison ? Comme cela a été bien exprimé dans le Path (11), notre revue théosophique publiée à New York, où un pareil cas a été évoqué : « Supposons qu'un soldat passe en jugement pour avoir violé son serment et manqué à la discipline, et qu'il soit limogé en conséquence. Furieux contre la justice qui le frappe, et dont il connaissait pourtant d'avance les sanctions, voici que ce soldat passe à l'ennemi en colportant une information mensongère - en devenant ainsi espion et traître — pour se venger de son ancien Chef, en prétendant que sa punition l'a délié de son serment de loyauté à la cause qu'il servait. » Pensez-vous qu'il soit justifié à le faire ? Ne mérite-t-il pas d'être traité comme un homme sans honneur, comme un lâche ?


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QUESTION — C'est mon opinion ; mais certains pensent différemment.

LE THÉOSOPHE — Tant pis pour eux ! Nous reparlerons plus tard de cela, si vous voulez.


NOTES DU CHAPITRE II

(1) « Membre de la Société Théosophique » (N.d.T.).

(2) « Theosophical Transactions of the Philadelphian Society » , Londres (1697). (N.d.T.)<o:p></o:p>

(3) « Introduction to Theosophy, or the Science of the Mystery of Christ ; that is, of Deity, Nature, and Creature, embracing the philosophy of all the working powers of life, magical and spiritual, and forming a practical guide to the sublimest purity, sanctity, and evangelical perfection ; also to the attainment of divine vision, and the holy angelic arts, potencies, and other prerogatives of the regeneration » — Londres (1855). (N.d.T.) <o:p></o:p>

(4) « Theosophical Miscellanies » (N.d.T.).

(5) Un membre « affilié » est celui qui s'est joint à une branche particulière de la S.T. Un membre « non affilié » appartient à la Société en général, possède un diplôme du Quartier Général (Adyar, Madras) mais n'est en rapport avec aucune branche ou loge.

(6) Cette expression rappelle le théâtre antique, où un dispositif mécanique était utilisé pour faire apparaître un dieu d'une façon spectaculaire aux yeux du public en vue de dénouer une situation difficile. D'une façon générale, H.P.B. utilise l'expression dans le sens d'un agent ou d'une influence de caractère inconnu intervenant pour produire un effet apparemment " miraculeux ". (N.d.T.)

(7) Dans de pareils cas, nous disons que ce ne sont pas les esprits des morts qui descendent sur terre, mais bien les esprits des vivants qui montent vers les pures Âmes Spirituelles. En vérité, il n'y ni montée ni descente, mais un changement d'état ou de condition chez le médium. Le corps de celui-ci se paralyse, ou entre en « transe » , et son Ego spirituel, étant dégagé de ses entraves, se trouve sur le même plan de conscience que les esprits désincarnés. Il s'ensuit que, s'il y a attraction spirituelle entre lui et eux, ils peuvent entrer en communication, comme cela arrive souvent dans les rêves. Il y a, entre la nature du médium et celle du non-sensitif, la différence que voici : l'esprit du médium, une fois libéré, peut influencer les organes passifs de son corps physique en transe, afin de les faire agir, parler et écrire, suivant sa volonté. L'Ego peut faire répéter à son corps, à la manière d'un écho — et en langage humain — les pensées et idées de l'entité désincarnée, aussi bien que les siennes propres. Mais l'organisme non-réceptif, ou non-sensitif, de celui qui est très positif ne peut pas être influencé de la sorte. Aussi, bien qu'il n'existe guère d'être humain dont l'Ego ne communique pas librement, pendant le sommeil du corps, avec ceux qu'il a aimés et perdus, l'être, une fois réveillé, ne conserve dans sa mémoire aucun souvenir de cette communication, sinon sous une forme très confuse, semblable à un rêve, par suite du caractère positif et non réceptif de son enveloppe et de son cerveau physiques.

(8) En anglais, le mot spiritualism, qui signifie spiritualisme, a été aussi employé, à partir du XIXème siècle, au sens de spiritisme dans les cercles anglosaxons, d'où une certaine ambiguïté dont H.P.B. profite ici pour opposer Théosophie et spiritisme (N.d.T.).

(9) Voir p. 149 (Section VIII) « De l'individualité et de la personnalité » .

(10) II est devenu « de bon ton », surtout depuis peu, de se railler de l'idée qu'il ait pu y avoir, dans les Mystères des grandes nations civilisées, comme celle des Égyptiens, des Grecs ou des Romains, autre chose que l'imposture des prêtres. Même les Rose-Croix n'auraient été, paraît-il, que des demi-fous, des demi-imposteurs. D'innombrables livres ont été écrits à leur sujet ; et on a vu des novices qui, quelques années auparavant, avaient à peine entendu mentionner leur nom, se présenter un beau jour comme des critiques avertis, et de profonds gnostiques, discourant sur l'alchimie, les philosophes du feu et le mysticisme en général. Pourtant, tout un ensemble d'hiérophantes dÉgypte, Chaldée, Inde et Arabie, ainsi que les plus grands philosophes et sages de la Grèce et de l'Occident, sont connus pour avoir compris toute connaissance sous la même désignation de sagesse et de science divine, car ils considéraient que la base et l'origine de tout art et de toute science étaient essentiellement divines. Platon tenait les Mystères pour extrêmement sacrés, et Clément d'Alexandrie, qui avait été lui-même initié aux Mystères d'Éleusis, a déclaré « que les doctrines qu'on y enseignait contenaient la fin de toute connaissance humaine » {Stromates, livre V, chapitre XI, N.d.T.]. Platon et Clément étaient-ils deux imposteurs, ou deux fous, nous demandons-nous, ou peut-être les deux à la fois ?

(11) The Path, Vol. IV, juillet 1889, p. 98 (N.d.T.).



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III

L'ORGANISATION DE LA S.T. (1)


 

LES BUTS DE LA SOCIÉTÉ

QUESTION — Quels sont les buts de la « Société Théosophique » ?

LE THÉOSOPHE — Ils sont, et ont été dès le commencement, au nombre de trois : 1° former le noyau d'une Fraternité Universelle de l'Humanité, sans distinction de race, de couleur, ou de croyance ; 2° encourager l'étude des Écritures aryennes et autres Écritures, des religions et des sciences du monde, et prouver l'importance de l'ancienne littérature asiatique, notamment celle des philosophies brahmanique, bouddhique et zoroastrienne ; 3° étudier sous tous les aspects possibles les mystères cachés de la Nature, et spécialement les pouvoirs psychiques et spirituels latents dans l'homme. Voilà, exposés dans les grandes lignes, les trois buts principaux de la Société Théosophique.

QUESTION — Pouvez-vous me donner des renseignements plus détaillés à leur sujet ?

LE THÉOSOPHE — Nous pouvons diviser ces trois buts en autant de clauses explicatives qu'il peut paraître nécessaire.


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QUESTION — Commençons donc par le premier. Quel moyen emploieriez-vous pour éveiller le sentiment de fraternité entre des races qui, comme on le sait, diffèrent tellement entre elles par les religions, les coutumes, les croyances et les façons de penser ?

LE THÉOSOPHE — Permettez-moi d'ajouter ce que vous paraissez ne pas vouloir exprimer. On sait, bien sûr, que, si on met à part deux vestiges de races — les Parsis et les Juifs — non seulement les nations sont opposées les unes aux autres, mais chacune est en proie, en outre, à des divisions intérieures. Tel est le cas surtout des nations chrétiennes, soi-disant civilisées. Voilà pourquoi vous êtes étonné, et pourquoi notre premier but vous apparaît comme une utopie, n'est-ce pas ?

QUESTION — Eh bien, oui ! Mais qu'avez-vous à objecter à cela ?

LE THÉOSOPHE —Je ne nie pas le fait, mais j'aurais beaucoup à dire sur la nécessité de supprimer les causes qui font, à présent, de la Fraternité Universelle une utopie.

QUESTION — Quelles sont ces causes, selon vous ?

LE THÉOSOPHE — D'abord et surtout l'égoïsme foncier de la nature humaine. Au lieu d'être extirpé, cet égoïsme se trouve journellement fortifié et stimulé pour donner lieu à un sentiment féroce et irrésistible, par l'effet de l'éducation religieuse actuelle, qui tend non seulement à l'encourager mais manifestement à le justifier. Les notions qu'ont les gens du bien et du mal ont été entièrement faussées par l'acceptation littérale de la Bible hébraïque. Toute l'abnégation contenue dans les enseignements altruistes de Jésus est devenue tout simplement un sujet théorique se prêtant aux envolées oratoires du haut de la chaire ; au contraire, les préceptes d'égoïsme pratique enseignés dans la Bible mosaïque, et contre lesquels le Christ a si vainement prêché, se sont enracinés dans le tréfonds de la vie des nations occidentales. « Œil pour œil, dent pour dent » est devenu la première maxime de votre code légal. Or, je dis ouvertement et sans crainte que seule la Théosophie peut éliminer la perversité de cette doctrine, et de tant d'autres.


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L'ORIGINE COMMUNE DES HOMMES

QUESTION — Comment cela ?

LE THÉOSOPHE — Tout simplement en démontrant les points suivants, par des arguments logiques, philosophiques, métaphysiques et même scientifiques : a) tous les hommes ont spirituellement et physiquement, la même origine, ce qui est l'enseignement fondamental de la Théosophie ; b) puisque l'humanité est essentiellement d'une seule et même essence, et que cette essence est une — infinie, incréée et éternelle, que nous l'appelions Dieu ou la Nature — il s'ensuit que rien ne peut influencer une nation ou un homme, sans influencer en même temps toutes les autres nations et tous les autres hommes. Cela est aussi certain et aussi évident que l'effet d'une pierre jetée dans un étang : la perturbation créée finit nécessairement par mettre en mouvement chacune des gouttes d'eau qui s'y trouvent.

QUESTION — Tel n'est pas l'enseignement du Christ : c'est plutôt une notion panthéiste.

LE THÉOSOPHE — C'est là qu'est votre erreur. Cette idée est purement chrétienne, bien que non judaïque. Et c'est peut-être pourquoi vos nations qui suivent la Bible préfèrent l'ignorer.

QUESTION — Pareille accusation est injuste et beaucoup trop catégorique. Sur quelles preuves appuyez-vous une telle assertion ?

LE THÉOSOPHE — Mes preuves sont là, à portée de la main. On fait dire au Christ : « Aimez-vous les uns les autres » , et « Aimez vos ennemis [...] car si vous aimez [uniquement] ceux qui vous aiment, quel salaire [ou mérite] aurez-vous ? Les publicains (2) eux-mêmes n'en font-ils pas autant ? Et si vous ne


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saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les publicains ne le font-ils pas aussi ? » (3) Ce sont les paroles mêmes du Christ. Mais il est dit dans la Genèse (9, 25) : « Maudit soit Chanaan ! Qu'il soit pour ses frères l'esclave des esclaves !  ». Voilà pourquoi les gens qui sont chrétiens mais qui en réalité suivent la Bible préfèrent la loi de Moïse à la loi d'amour du Christ. Ils fondent sur l'Ancien Testament, qui complaisamment se prête à toutes leurs passions, leurs lois de conquête, d'annexion et de tyrannie envers les races qu'ils qualifient d'inférieures. Quels crimes n'a-t-on pas commis sur la foi de ce passage infernal de la Genèse (s'il est pris dans le sens de la lettre morte) ! Seule, l'histoire peut nous en donner une idée, bien qu'elle reste insuffisante (4).


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QUESTION — Je vous ai entendu dire que l'identité de notre origine physique est prouvée par la science, et celle de notre origine spirituelle par la Religion-Sagesse. Cependant les darwinistes ne font pas montre d'une grande affection fraternelle.

LE THÉOSOPHE — C'est parfaitement vrai. C'est justement ce qui montre l'insuffisance des systèmes matérialistes et qui prouve que c'est nous, théosophes, qui avons raison. Savoir que nous avons une même origine physique ne stimule pas en nous des sentiments plus élevés et plus profonds. La matière, privée de son âme et de son esprit, c'est-à-dire de son essence divine, ne peut parler au coeur humain. Mais l'identité de l'âme et de l'esprit, de l'homme réel et immortel, ainsi que la Théosophie nous l'enseigne, une fois démontrée et bien enracinée dans notre cœur, devrait nous conduire loin sur le chemin de la vraie charité et de la bienveillance fraternelle.

QUESTION — Mais comment la Théosophie explique-t-elle l'origine commune de l'humanité ?

LE THÉOSOPHE — En enseignant que la racine de toute la Nature, objective et subjective, et de tout ce qui peut exister d'autre dans l'univers, visible et invisible, est, a été, et sera toujours une essence unique absolue, d'où tout émane et au sein de laquelle tout retourne. Telle est la philosophie aryenne, qui n'est complètement représentée que dans les systèmes védantique et bouddhique. Avec cet objet en vue, c'est le devoir de tous les théosophes de contribuer par tous les moyens pratiques, et dans tous les pays, à répandre une éducation non sectaire.

QUESTION — Mais, en dehors de cela, qu'est-ce que les statuts écrits de votre société conseillent à vos membres de faire ?


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LE THÉOSOPHE — Dans le but d'éveiller le sentiment de fraternité parmi les nations, prêter notre concours à l'échange international des arts et produits utiles, en fournissant conseils et informations, et en coopérant avec tous les individus et associations dignes d'intérêt (à condition toutefois, ajoutent les statuts, « qu'aucun bénéfice ou pourcentage ne soit prélevé par la Société ou les " membres " pour leurs services dans le cadre de la S.T. »  Par exemple, pour prendre une illustration pratique, l'organisation de la société, telle qu'elle est décrite par Edward Bellamy dans son ouvrage magnifique Cent Ans après ou l'An 2000 (5), représente admirablement l'idée théosophique de ce que devrait être le premier grand pas vers la pleine réalisation de la fraternité universelle. L'état des choses qu'il décrit n'atteint pas la perfection, car l'égoïsme existe toujours et continue d'agir dans le cœur des hommes. Mais, dans l'ensemble, l'égoïsme et l'individualisme ont été surmontés par le sentiment de solidarité et de mutuelle fraternité, et le mode de vie qu'il nous présente réduit au minimum les causes tendant à créer et à entretenir l'égoïsme.

QUESTION — En ce cas, en tant que théosophes, vous prendrez part à un effort en vue de réaliser un tel idéal ?

LE THÉOSOPHE — Certainement, et nous l'avons prouvé par l'action. N'avez-vous pas entendu parler des clubs « nationalistes » , ainsi que du parti « nationaliste » (6), qui ont été créés


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en Amérique depuis la publication du livre de Bellamy ? Ils sont en train de s'affirmer d'une façon évidente, et le feront de plus en plus dans l'avenir. Eh bien ! ces clubs et ce parti ont été lancés au tout début par des théosophes. Un des premiers, le club nationaliste de Boston, a pour Président et Secrétaire des théosophes, et la majorité de ses membres exécutifs appartiennent à la S.T. La constitution de ces clubs et du parti qu'ils forment montrent clairement l'influence de la Théosophie et de la Société, car ils ont pris pour base, et pour premier principe fondamental, la fraternité de l'humanité telle que l'enseigne la Théosophie. Il est dit dans leur déclaration de principes :  « Le principe de la fraternité de l'humanité est l'une des vérités éternelles qui gouvernent le progrès du monde selon des voies qui distinguent la nature humaine de la brute » . Qu'y-a-t-il de plus théosophique que cela ? Mais ce n'est pas suffisant. Il importe aussi de faire pénétrer parmi les hommes l'idée que, si la racine de l'humanité est une, il doit exister également une seule vérité qui trouve son expression dans toutes les différentes religions — excepté dans la religion juive, car vous ne la trouvez pas exprimée même dans la cabale.

QUESTION — Ceci fait référence à l'origine commune des religions ; il se peut que vous ayez raison sur ce point. Mais comment cela s'applique-t-il à la fraternité pratiquée sur le plan physique ?

LE THÉOSOPHE — D'abord, parce que ce qui est vrai sur le plan métaphysique doit l'être aussi sur le plan physique. Ensuite, parce qu'il n'y a pas de source plus fertile de haines et de luttes que les différends religieux. Lorsqu'un groupe ou un autre se croit seul possesseur de la vérité absolue, il est tout naturel qu'il considère en même temps les autres comme étant complètement sous l'empire de l'Erreur ou du Diable. Faites comprendre une bonne fois aux hommes qu'aucun d'eux ne possède toute la vérité mais que leurs points de vue se complètent mutuellement, et que l'on ne peut trouver l'entière vérité que dans la combinaison de tous ces points de vue, après en avoir éliminé ce que chacun d'eux avait de faux, alors, la véritable fraternité en matière de religion sera établie. Le même raisonnement s'applique au monde physique.


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QUESTION — Poursuivez votre explication, je vous en prie.

LE THÉOSOPHE — Prenons un exemple : une plante se compose d'une racine, d'une tige et de nombreuses pousses et feuilles. De même que l'humanité, prise dans son ensemble, constitue la tige qui sort de la racine spirituelle, de même la tige peut être considérée comme constituant l'unité de la plante. Infligez une blessure à la tige, et il est évident que toutes les pousses et toutes les feuilles en souffriront. Il en est de même avec l'humanité.

QUESTION — Oui, mais si vous blessez une feuille ou une pousse, vous n'infligez pas une blessure à toute la plante.

LE THÉOSOPHE — Et, par conséquent, vous croyez qu'en portant atteinte à un seul homme vous ne nuisez pas à toute l'humanité ? Mais comment pouvez-vous le savoir ? Ignorez-vous que la science matérialiste elle-même enseigne que le moindre dommage causé à une plante peut influencer le cours entier de sa croissance et de son développement futurs ? L'analogie est donc parfaite, et c'est vous qui êtes dans l'erreur. Si, cependant, vous oubliez que le corps entier peut souvent souffrir d'une coupure à un doigt, et que cette blessure peut réagir sur tout le système nerveux, à plus forte raison devrais-je vous rappeler qu'il peut fort bien exister d'autres lois spirituelles qui agissent sur les plantes et sur les animaux comme sur l'humanité, même si vous en niez peut-être l'existence, du fait que vous ne reconnaissez pas leur action sur les plantes et sur les animaux.

QUESTION — De quelles lois parlez-vous ?

LE THÉOSOPHE — Nous les appelons les lois karmiques. Mais vous ne comprendrez pas la pleine signification de ce terme à moins d'étudier l'Occultisme. Cependant, mon argument s'appuie en fait sur l'analogie avec la plante et non sur l'hypothèse de l'existence de ces lois. Développez cette idée, appliquez-la universellement, et vous verrez bientôt que, dans la véritable philosophie, toute action physique entraîne nécessairement


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un effet moral et perpétuel. Si vous nuisez à un homme en lui faisant un mal physique, vous penserez peut-être que son mal et sa douleur ne pourront en aucune manière s'étendre à ses voisins, et encore moins aux hommes des autres nations. Nous affirmons, au contraire, qu'ils le feront en temps voulu. Voilà pourquoi nous disons que les sentiments fraternels prêchés par tous les grands réformateurs, et en particulier par le Bouddha et par Jésus, ne seront possibles sur terre que lorsque tous les hommes seront amenés à comprendre et à admettre, comme une vérité axiomatique, qu'on ne peut nuire à un seul homme sans nuire en même temps, non seulement à soi-même, mais, en définitive, à l'humanité entière.

NOS AUTRES BUTS

QUESTION — Pourriez-vous m'expliquer maintenant par quelles méthodes vous vous proposez de réaliser votre second but ?

LE THÉOSOPHE — En rassemblant pour la bibliothèque de notre quartier général d'Adyar-Madras (les membres des Branches faisant d'ailleurs de même pour leurs bibliothèques locales) tous les bons ouvrages que nous pouvons trouver sur les religions du monde ; en mettant sous forme écrite des informations correctes concernant les diverses philosophies, traditions et légendes du passé, et en les diffusant largement par tous les moyens utilisables, par exemple en traduisant et publiant des ouvrages originaux de valeur, ainsi que des extraits de ces ouvrages et des commentaires à leur sujet, ou encore en organisant des cours ou conférences avec des personnes instruites dans leurs domaines respectifs.

QUESTION —Et en ce qui concerne le troisième but : développer dans l'homme ses pouvoirs spirituels ou psychiques latents ?

LE THÉOSOPHE — Ceci doit se faire aussi au moyen de publications dans les lieux où il n'est pas possible de donner des conférences ou des enseignements directs à des personnes. Notre


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devoir est de maintenir vivantes chez l'homme ses intuitions spirituelles ; de nous opposer à la bigoterie et d'annuler ses effets, après l'avoir analysée judicieusement et avoir fourni les preuves de son caractère irrationnel, quelle que soit la forme de cette bigoterie, religieuse, scientifique ou sociale, et surtout de combattre la fausse piété, que ce soit sous la forme du sectarisme religieux ou de la croyance aux miracles, ou à quoi que ce soit de surnaturel. Ce qui nous incombe, c'est de chercher à obtenir la connaissance de toutes les lois de la Nature et de la répandre ; d'encourager l'étude de ces lois qui sont si mal comprises par l'humanité moderne — ce qu'on appelle les sciences occultes, qui sont en réalité basées sur la vraie connaissance de la Nature, et non, comme elles le sont actuellement, sur des croyances superstitieuses fondées sur la foi aveugle et une autorité irrationnelle. Les légendes et traditions populaires, quelque fantastiques qu'elles soient dans certains cas, conduisent, si on les analyse soigneusement, à la découverte d'importants secrets de la Nature perdus depuis longtemps. Ainsi la Société vise à poursuivre cette ligne de recherches, dans l'espoir d'élargir le champ de l'observation scientifique et philosophique.

DU CARACTÈRE SACRÉ DU SERMENT

QUESTION — Avez-vous un système particulier d'éthique appliqué dans la Société ?

LE THÉOSOPHE — Les principes de l'éthique sont là, clairement définis et à la portée de quiconque veut les suivre. Ils constituent la crème et l'essence de l'éthique universelle, recueillies dans les enseignements de tous les grands réformateurs du monde entier. Vous y trouverez donc représentés Confucius et Zoroastre, Lao-Tseu et la Bhagavad Gîtâ, les préceptes de Gautama le Bouddha et de Jésus de Nazareth, ceux d'Hillel et de ses disciples, ainsi que ceux de Pythagore, de Socrate, de Platon et de leurs écoles.

QUESTION — Mais les membres de votre Société suivent-ils ces


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préceptes ? J'ai entendu dire qu'il y avait entre eux de graves dissensions et des querelles.

LE THÉOSOPHE — C'est tout à fait normal car, bien qu'on puisse dire que la réforme (dans sa présentation actuelle) soit nouvelle, les hommes et les femmes qu'il s'agirait de réformer possèdent la même nature humaine pécheresse qu'autrefois. Comme nous l'avons dit, les membres actifs sérieux sont peu nombreux ; par contre, nombreuses sont les personnes sincères et bien disposées qui font de leur mieux pour vivre conformément à leur propre idéal et à celui de la Société. Il est de notre devoir d'aider et d'encourager chaque membre à se perfectionner lui-même, intellectuellement, moralement et spirituellement ; mais nous ne devons ni blâmer ni condamner ceux d'entre eux qui échouent dans cette entreprise. Nous n'avons, strictement parlant, aucun droit de refuser l'admission de qui que ce soit, surtout dans la Section Ésotérique de la Société dans laquelle « celui qui entre est comme né de nouveau » . Mais si un membre, en dépit de ses serments solennels sur sa parole d'honneur, et au nom de son Soi immortel, choisit après cette « nouvelle naissance » — avec l'homme nouveau — de continuer d'entretenir les vices et les défauts de son ancien mode de vie et de s'y complaire encore au sein de la Société, alors, bien sûr, on lui demandera très probablement de donner sa démission et de se retirer ; et s'il refuse, il s'exposera à l'expulsion. Nous avons, pour les cas extrêmes de ce genre, les règles les plus strictes.

QUESTION — Pouvez-vous mentionner certaines d'entre elles ?

LE THÉOSOPHE — Assurément. En premier lieu, aucun membre de la Société, exotérique ou ésotérique, n'a le droit d'imposer ses opinions personnelles à un autre membre. « II n'est pas licite, pour tout représentant officiel de la Société Mère, d'exprimer publiquement, en parole ou en acte, une hostilité ou une préférence marquée pour une section (7) quelconque, religieuse


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ou philosophique. Tous les hommes ont un droit égal à voir les caractéristiques essentielles de leur croyance religieuse exposées devant le tribunal d'un monde impartial, et aucun représentant officiel de la Société, dans l'exercice de ses fonctions, n'a le droit de prêcher ses propres idées et croyances sectaires à une assemblée de membres, sauf si l'auditoire est formé de coreligionnaires. Après un avertissement en bonne forme, la violation de cette règle est punissable de suspension ou d'expulsion » . C'est là une des fautes envers la Société considérée dans son ensemble. En ce qui concerne la section intérieure, qu'on appelle maintenant la section Ésotérique, voici les règles qui avaient été formulées et adoptées dès 1880 : « Nul membre ne devra faire égoïstement usage d'aucune des connaissances que lui aura communiquées un membre de la première section (actuellement un « degré » supérieur) ; toute infraction à cette règle sera punie d'expulsion » . Toutefois, avant qu'aucune connaissance de ce genre puisse être communiquée, celui qui désire la recevoir doit s'engager solennellement à ne pas en faire usage à des fins égoïstes et à n'en rien révéler sans autorisation.

QUESTION — Mais si quelqu'un est expulsé, ou s'il démissionne de la Section Ésotérique, est-il libre de révéler ce qu'il a pu apprendre, ou d'enfreindre l'une quelconque des clauses du serment par lequel il s'était lié ?

LE THÉOSOPHE — Certainement pas. Son expulsion ou sa démission ne le délie que de son obligation d'obéissance à l'instructeur, et de son devoir de prendre une part active aux travaux de la Société, mais certainement pas de son serment sacré de préserver le secret.

QUESTION — Mais est-ce raisonnable et juste ?

LE THÉOSOPHE — Très certainement. Pour tout homme ou toute femme qui posséde le moindre sentiment de l'honneur, un serment de secret prêté en engageant sa parole d'honneur et, à plus forte raison, en invoquant son Soi Supérieur — le Dieu intérieur — doit lier jusqu'à la mort. Et, même après avoir quitté la Section


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et la Société, aucun homme, aucune femme d'honneur ne saurait s'aviser de se retourner contre un organisme envers lequel il, ou elle, s'était engagé par serment, pour l'attaquer ou lui nuire.

QUESTION — Mais n'est-ce pas trop exiger ?

LE THÉOSOPHE — Peut-être, au gré du jugement moral actuel qui est de bas niveau. Mais à quoi sert un serment s'il ne nous lie même pas à cela ? Comment peut-on s'attendre à recevoir des connaissances secrètes si l'on peut, à sa guise, s'affranchir de tous les engagements qu'on a contractés ? Quelle sécurité, quelle confiance, quel crédit existeraient entre les hommes si des serments de ce genre pouvaient n'avoir réellement aucune force de contrainte ? Croyez-moi, la loi de rétribution (karma) ne tarderait pas à rattraper quiconque briserait ainsi son serment, et peut-être aussi promptement que le ferait le mépris de tout homme d'honneur, même sur ce plan physique. Comme l'exprime très bien la revue The Path, de New-York, que nous avons déjà citée à ce sujet : « Un serment une fois prêté engage un homme à jamais, dans le monde moral aussi bien que dans les mondes occultes. Si nous le violons une fois et si nous en sommes punis, nous ne sommes pas justifiés pour autant à le violer de nouveau ; aussi longtemps que nous le ferons, le puissant balancier de la Loi (de karma) réagira sur nous » . {The Path, Vol. IV, juillet 1889, pp. 98-9).


NOTES DU CHAPITRE  III

(1) Voir (  " APPENDICE  1 " ) les règles officielles de la S.T.. N.B. « S.T.  » est, rappelons-le, une abréviation pour « Société Théosophique » .

(2) Les publicains étaient considérés, en ce temps-là, comme des voleurs et des filous. Chez les juifs, le nom et la profession de publicain étaient ce qu'il y avait de plus détestable au monde. On ne leur permettait pas d'entrer au Temple, et Matthieu (18, 17) parle d'un païen et d'un publicain comme de personnes similaires. Pourtant, les publicains n'étaient que les percepteurs des impôts romains, à la même enseigne que les fonctionnaires anglais en Inde, et dans d'autres pays conquis.

(3) Matthieu (5, 44-47) (N.d.T.).

(4) À la fin du Moyen Âge, l'esclavage, cédant au pouvoir des forces morales, avait presque entièrement disparu de l'Europe ; mais deux événements très importants eurent lieu qui l'emportèrent sur ces forces morales à l'œuvre dans la société européenne, et déchaînèrent sur la terre une foule de calamités comme n'en avait peut-être jamais connu l'humanité. L'un de ces événements fut le premier voyage d'un navire vers une côte peuplée et barbare où le trafic des êtres humains était chose coutumière. L'autre fut la découverte d'un nouveau monde, où se trouvaient des mines d'une richesse fabuleuse, qui n'attendaient que la main-d'œuvre pour être exploitées. Durant quatre cents ans, des hommes, des femmes et des enfants furent arrachés à tous ceux qu'ils connaissaient et aimaient, et furent vendus sur la côte d'Afrique à des négociants étrangers ; pendant l'épouvantable traversée de l'Océan [middle passage], ils étaient enchaînés à fond de cale, les morts étant souvent attachés aux vivants. Selon Bancroft, historien impartial, sur 3.250.000 de ces malheureux 250.000 furent, pendant cette fatale traversée, jetés à la mer tandis que les survivants devaient être livrés à une misère inouïe dans les mines, ou sous le fouet des planteurs, dans les champs de canne à sucre et dans les rizières. La responsabilité de ce grand crime pèse sur l'Église chrétienne. Le Gouvernement espagnol (catholique romain) conclut, « au nom de la très Sainte Trinité » , plus de dix traités autorisant la vente de 500.000 êtres humains. En 1562, sur un vaisseau qui portait le nom sacré de Jésus, Sir John Hawkins entreprit un voyage diabolique pour aller acheter des esclaves en Afrique afin de les revendre aux Antilles ; et Elisabeth, la reine protestante, le récompensa pour le succès de cette expédition, la première accomplie par les Anglais dans ce commerce inhumain, en l'autorisant à mettre sur ses armoiries « un demi-Maure, de sa couleur naturelle attaché par une corde, ou, en d'autres termes, un esclave noir enchaîné » . Conquests of the Cross [Conquêtes de la Croix] (citation tirée de l'Agnostic Journal).

(5) Edward Bellamy, Looking Backward, 2000-1887. États-Unis 1887. Nouvelle édition, New York : Random House, Inc., 1951. Édition française, trad. Paul Rey, Paris : E. Dentu éditeur 1891. Réédition, Paris : Elie Pizzoli, 1978. (N.d.T.).

(6) H.P.B. se réfère au Nationalisme, mouvement né aux États-Unis avec Edward Bellamy après la parution de Cent Ans après. Largement inspiré par l'idéal de la fraternité entre les hommes et de l'égalité économique et sociale, il préconisait la nationalisation de certaines institutions, d'où le mot Nationalisme — qui pourrait prêter à confusion. Les « clubs nationalistes » furent d'abord soutenus par les théosophes américains mais perdirent l'appui de ces derniers (en 1890) lorsqu'ils se furent impliqués dans le domaine politique. (N.d.T.).

(7) Une « branche » , ou loge, composée uniquement de coreligionnaires, ou branche in partibus, comme on dit maintenant pompeusement.



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IV

LES RELATIONS DE LA   SOCIÉTÉ THÉOSOPHIQUE
AVEC LA THÉOSOPHIE


 

DU PERFECTIONNEMENT DE SOI

QUESTION — Est-ce donc sur l'élévation morale que votre Société insiste spécialement ?

LE THÉOSOPHE — Certainement ! Celui qui veut devenir un véritable théosophe doit s'efforcer de vivre comme tel.

QUESTION — S'il en est ainsi, comme je l'ai déjà fait remarquer, la conduite de certaines membres dément singulièrement cette règle fondamentale.

LE THÉOSOPHE — C'est effectivement vrai. Mais cela n'est pas plus évitable parmi nous que parmi ceux qui prennent le nom de chrétiens mais agissent en démons. La faute n'incombe pas à nos statuts ni à nos règles, mais relève de la nature humaine. Même dans certaines branches publiques exotériques, les membres prêtent serment sur leur « Soi Supérieur » de mener effectivement la vie prescrite par la Théosophie. Ils doivent faire appel à leur Soi Divin pour guider chacune de leurs pensées et de leurs actions, tous les jours et à tous les moments de leur vie. Un véritable théosophe devrait « agir avec justice et marcher avec humilité ».

QUESTION — Que voulez-vous dire par là ?


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LE THÉOSOPHE — Tout simplement ceci : le soi d'un homme doit s'oublier pour le bien du soi des autres hommes. Permettez-moi de vous répondre avec les paroles d'un vrai philalèthe, membre de la S. T., qui a si admirablement exprimé cette pensée dans le Theosophist : « Le besoin le plus urgent pour un homme est de se découvrir lui-même, puis de faire loyalement l'inventaire de ses possessions subjectives : aussi mauvais ou proche de la faillite que soit son bilan, il n'est pas sans rédemption possible si l'individu se met sérieusement à l'ouvrage. » Mais combien agissent ainsi ? Tous veulent travailler à leur propre développement et leur progrès personnel ; très peu sont disposés à travailler pour ceux d'autrui. Citons encore une fois le même auteur : « Les hommes se sont laissé trop longtemps abuser et induire en erreur ; il faut qu'ils brisent leurs idoles et rejettent leurs illusions trompeuses, pour se mettre à œuvrer pour eux-mêmes  —  mais, en vérité, il y a là un petit mot de trop ; car celui qui œuvre pour lui-même ferait mieux de ne pas le faire du tout. Qu'il œuvre plutôt pour autrui, pour tous. Pour chaque fleur d'amour et de charité qu'il plantera dans le jardin de son prochain, une désagréable mauvaise herbe disparaîtra du sien ; et, de cette manière, ce jardin des dieux — l'humanité — fleurira comme une rose. Ceci est dit très clairement dans toutes les Bibles, toutes les religions ; mais des hommes intrigants se sont mis à les interpréter de façon erronée, pour finir par les mutiler, les matérialiser et les priver de sens. Point n'est besoin d'une révélation nouvelle. Que chaque homme soit à lui-même sa propre révélation. Que l'esprit immortel de l'homme prenne une bonne fois possession du temple de son corps, qu'il en chasse les marchands et toute l'impureté qui s'y trouve, alors sa propre humanité divine le rachètera ; car, lorsqu'il sera ainsi en communion avec lui-même, il connaîtra le "bâtisseur du Temple" ».

QUESTION — C'est là du pur altruisme, je l'avoue.

LE THÉOSOPHE — Oui. Si un seul membre sur dix de la S.T. mettait cela en pratique, nous serions un vrai groupe d'élus. Mais, il y a, parmi ceux qui n'appartiennent pas à la Société, des


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gens qui refuseront toujours de voir la différence essentielle entre la Théosophie et la Société Théosophique, entre l'idée et son imparfait véhicule. Ces personnes-là rendraient responsable de tous les péchés et défauts de son véhicule — le corps humain — l'esprit pur qui répand sur celui-ci sa lumière divine. Est-ce là rendre justice aux deux ? Ils jettent la pierre à une association qui s'efforce, contre vents et marées, de s'élever à la hauteur de l'idéal qu'elle propage dans le monde. Les uns dénigrent la Société Théosophique pour la seule raison qu'elle ose tenter de réaliser ce en quoi d'autres systèmes — l'Église et le christianisme d'État, principalement — ont échoué de toute évidence ; les autres, parce qu'ils voudraient bien conserver l'actuel état de choses où Pharisiens et Sadducéens occupent le siège de Moïse, tandis que publicains et pécheurs s'amusent dans les lieux publics de plaisir, comme au temps de la décadence de l'empire romain. En tout cas, les gens équitables devraient se souvenir que, dans ce monde de possibilités relatives, celui qui fait tout ce qu'il peut fait autant que celui qui accomplit le plus. C'est là une vérité banale, un axiome qui, pour ceux qui croient aux Évangiles, est confirmé par la parabole des talents donnée par leur Maître : le serviteur qui avait reçu deux talents et en avait gagné deux autres fut récompensé autant que celui qui en avait reçu cinq. À chacun il est donné « selon ses capacités ».

QUESTION — Mais il est assez difficile de définir la limite entre l'abstrait et le concret dans ce cas, car ce n'est que d'après ce dernier que nous pouvons juger.

LE THÉOSOPHE — Alors, pourquoi faites-vous une exception pour la S. T. ? La justice, comme la charité, doit commencer par soi-même. Allez-vous mépriser et tourner en ridicule le « Sermon sur la Montagne », sous prétexte que vos lois sociales, politiques et même religieuses, n'ont pas réussi, jusqu'à présent, à mettre ses préceptes en pratique, non seulement dans l'esprit, mais même à la lettre ? Abolissez donc le serment dans les Palais de justice, dans l'armée, au Parlement, et partout, et faites comme les quakers, si vous voulez vraiment vous appeler des chrétiens. Abolissez les Palais de justice eux-mêmes, car, si vous voulez


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suivre les Commandements du Christ (l), vous devrez donner votre manteau à celui qui vous prend votre tunique, et présenter votre joue gauche au rustre qui vous frappe sur la droite. « Ne résistez pas au mauvais, aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous persécutent, faites le bien à ceux qui vous haïssent » , car «  celui qui violera un seul de ces commandements les plus petits et enseignera aux hommes à faire ainsi sera déclaré le plus petit dans le Royaume des Cieux » ; et « celui qui dira : Fou ! sera passible de la géhenne du feu » . Et pourquoi jugeriez-vous, si vous ne voulez pas être jugé à votre tour ? Si vous insistez sur le fait qu'il n'y a pas de différence entre la Théosophie et la Société Théosophique, vous exposez le système et l'essence même du christianisme aux mêmes accusations, mais plus gravement encore.

QUESTION — Pourquoi plus gravement ?

LE THÉOSOPHE — Parce que, tandis que les leaders du Mouvement théosophique, en reconnaissant pleinement leurs limitations, font tout leur possible pour mieux faire et pour extirper le mal qui existe dans la Société, et tandis que les règles et statuts de celle-ci sont inspirés par l'esprit de la Théosophie, les législateurs et les Églises des nations et des pays soi-disant chrétiens font tout le contraire. Nos membres, même les pires d'entre eux, ne sont pas plus mauvais que le chrétien moyen. De plus, si les théosophes occidentaux éprouvent tant de difficulté à mener la véritable vie théosophique, c'est parce qu'ils sont tous enfants de leur génération. Chacun d'eux a été chrétien au départ, est né et a été élevé dans le cadre des sophismes de son Église, ainsi que dans les coutumes sociales et les lois paradoxales de son milieu. Voilà ce que chacun a été avant de devenir théosophe, ou plutôt membre de la Société qui évoque ce nom. Car, on ne saurait trop le répéter, il existe une différence des plus importantes entre l'idéal abstrait et son véhicule.


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L ABSTRAIT ET LE CONCRET

QUESTION — Veuillez expliquer un peu plus clairement en quoi consiste cette différence.

LE THÉOSOPHE — La Société est une vaste association d'hommes et de femmes formée des éléments les plus hétérogènes. La Théosophie, dans son sens abstrait, est la Sagesse Divine, ou l'agrégat des connaissances et de la sagesse qui sont à la base de l'Univers — l'homogénéité du BIEN éternel. Dans son sens concret, elle est l'ensemble complet des éléments de cette Théosophie abstraite que l'homme a obtenu de la Nature sur cette terre, et rien de plus. Certains membres cherchent sérieusement à réaliser la Théosophie et la rendre, pour ainsi dire, objective dans leur vie ; tandis que d'autres ne désirent que s'informer à son sujet, sans vouloir la mettre en pratique. Il y en a d'autres encore qui ne se sont joints à la Société que par curiosité, ou par suite d'un intérêt passager, ou bien encore parce que certains de leurs amis en faisaient partie. Comment alors peut-on juger le système théosophique d'après ceux qui s'arrogent le titre de théosophes sans avoir le droit de le porter ? Juge-t-on la poésie, ou sa muse, d'après ces soi-disant poètes qui affligent nos oreilles ? De même, la Société ne saurait être considérée comme l'expression vivante de la Théosophie que dans les motifs abstraits qu'elle poursuit ; elle n'aura jamais la présomption de s'en déclarer le véhicule concret, aussi longtemps que les imperfections et faiblesses humaines se trouveront toutes représentées dans son sein ; autrement, la Société ne ferait que répéter la grande erreur et les sacrilèges en série des soi-disant Églises du Christ. S'il est permis d'utiliser des métaphores orientales, la Théosophie est l'océan sans rivages de la vérité, de l'amour et de la sagesse universels, qui reflète sa splendeur sur la terre ; tandis que la Société Théosophique n'est qu'une bulle visible à la surface de cette réflexion. La Théosophie est la nature divine, visible et invisible ; sa Société est la nature humaine, s'efforçant de s'élever jusqu'à son parent divin. Enfin, la Théosophie est comparable au soleil immuable et éternel, sa Société à la comète


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fugitive qui cherche à s'établir dans une orbite pour pouvoir se changer en planète, tournant à jamais dans le champ d'attraction du soleil de la vérité. La Société a été fondée pour contribuer à démontrer aux hommes qu'il existe une chose telle que la Théosophie, et pour les aider à s'élever vers elle par l'étude et par l'assimilation de ses vérités éternelles.

QUESTION — Je croyais que vous aviez dit que vous n'aviez en propre ni dogmes ni doctrines ?

LE THÉOSOPHE — Nous n'en avons pas, en effet. La Société n'a aucune sagesse à elle qu'elle doive défendre ou enseigner. Elle est simplement dépositaire de toutes les vérités énoncées par les grands voyants, initiés et prophètes des âges historiques et même préhistoriques — du moins, de tout ce qu'elle peut en rassembler. Elle est donc simplement le canal par lequel est répandu dans le monde un fragment plus ou moins grand de la vérité qui se trouve dans la somme des enseignements des grands instructeurs de l'humanité.

QUESTION — Mais une telle vérité est-elle inaccessible en dehors de la Société ? Toutes les Églises ne prétendent-elles pas la même chose ?

LE THÉOSOPHE — Pas du tout. L'existence indéniable de grands Initiés — de véritables « Fils de Dieu » — prouve que souvent des individus isolés ont atteint cette sagesse, jamais cependant sans être au début sous la direction d'un maître. Mais la plupart de leurs disciples, une fois devenus maîtres à leur tour, se sont mis à limiter l'universalité de ces enseignements aux dimensions de l'étroit sillon de leurs dogmes sectaires. C'est alors que les préceptes d'un seul maître choisi ont été adoptés et suivis à l'exclusion de tous les autres — si tant est qu'ils furent suivis, notez-le bien, comme on peut se le demander dans le cas du Sermon sur la Montagne. Chaque religion est ainsi un fragment de la vérité divine, dont on s'est servi pour projeter un vaste panorama produit par l'imagination humaine qui prétendait représenter toute cette vérité et la remplacer.


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QUESTION — Mais vous dites que la Théosophie n'est pas une religion ?

LE THÉOSOPHE — Assurément, elle n'en est pas une, en effet, puisqu'elle est l'essence de toute religion et de la vérité absolue, dont une goutte seulement constitue la base de chaque croyance. Pour me servir encore une fois d'une métaphore, la Théosophie est, ici-bas, comme la lumière blanche du spectre solaire, et chaque religion seulement l'une des sept couleurs prismatiques. Chaque rayon de couleur, méconnaissant tous les autres et les déclarant faux avec mépris, prétend non seulement à la suprématie mais affirme être cette lumière blanche elle-même, en condamnant même ses propres nuances de teinte, du clair au foncé, comme autant d'hérésies. Cependant, de même que le soleil de la vérité se lève toujours plus haut au-dessus de l'horizon de la perception des hommes, et que chaque rayon de couleur s'estompe peu à peu jusqu'à ce qu'il soit complètement réabsorbé à son tour, l'humanité finira bien par ne plus être affligée par des polarisations artificielles, pour se trouver alors baignée dans la pure lumière solaire incolore de la vérité éternelle. Et ce sera la vraie Theosophia.

QUESTION — Vous prétendez donc que toutes les grandes religions proviennent de la Théosophie, et que c'est en assimilant cette Théosophie que le monde sera finalement délivré du fléau de ses grandes illusions et erreurs ?

LE THÉOSOPHE — Précisément. Et nous ajoutons que notre Société Théosophique est l'humble semence qui, si on l'arrose et la laisse vivre, produira finalement l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal qui est greffé sur l'Arbre de la Vie Éternelle. Car ce n'est qu'en étudiant les diverses grandes religions et philosophies de l'humanité, et en les comparant sans passion et sans parti pris, que les hommes peuvent espérer atteindre la vérité. C'est surtout en découvrant et en notant les divers points où elles sont d'accord que l'on pourra arriver à ce résultat. En effet, dès qu'on pénètre leur signification intérieure — que ce soit par l'étude, ou en recevant l'instruction d'une personne éclairée — on


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trouve, dans presque tous les cas, qu'elles expriment quelque grande vérité de la Nature.

QUESTION — Nous avons entendu parler d'un Âge d'Or qui a existé jadis, et ce que vous décrivez serait un Âge d'Or à réaliser un jour dans l'avenir. Quand cela arrivera-t-il ?

LE THÉOSOPHE — Pas avant que l'humanité, prise dans son ensemble, n'en éprouve le besoin. Une maxime de l'ouvrage persan Javidan Kherad dit : « La Vérité est de deux sortes : l'une manifeste et évidente en soi ; l'autre demandant constamment de nouvelles démonstrations et preuves » . Lorsque cette deuxième sorte de vérité sera devenue aussi évidente à tous qu'elle est maintenant obscure — et par là même exposée à être défigurée par les sophismes et la casuistique — et lorsque ces deux sortes de vérité seront retournées à leur unité première, alors seulement tous les hommes seront amenés à voir de la même façon.

QUESTION — Mais, sans doute, le peu de gens qui éprouvent le besoin de telles vérités ont bien dû se décider à adopter une croyance déterminée ? Vous me dites que, la Société n'ayant en propre aucune doctrine, chaque membre est libre de croire ce qu'il veut et d'accepter ce qui lui plaît. Cela donne l'impression que la Société Théosophique vise à faire revivre la confusion des langues et des croyances de l'antique Tour de Babel. N'avez-vous pas de croyances en commun ?

LE THÉOSOPHE — Quand nous affirmons que la Société n'a en propre ni dogmes ni doctrines, nous voulons dire qu'il n'y a pas chez elle de doctrines ou de croyances spéciales obligatoires pour ses membres. Mais, naturellement, cela ne s'applique qu'à la Société prise dans son ensemble. Celle-ci, comme je l'ai déjà dit, comprend deux divisions, l'une extérieure et l'autre intérieure. Ceux qui appartiennent à cette dernière ont naturellement une philosophie, ou, si vous le préférez, un système religieux à eux.

QUESTION — Est-il permis de savoir ce qu'il est ?

LE THÉOSOPHE — Nous n'en faisons pas mystère. Ce système


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fut ébauché, il y a quelques années, dans le Theosophist et dans le Bouddhisme ésotérique et, sous une forme plus élaborée, dans la Doctrine Secrète (2). Il est basé sur la philosophie la plus ancienne du monde, appelée la Religion-Sagesse ou la Doctrine Archaïque. Vous pouvez, si vous le désirez, poser des questions et nous essaierons d'y répondre.


NOTES DU CHAPITRE  IV

(l) Matthieu, 5 ,40 . (N.d.T.).<o:p></o:p>

(2) H. P. Blavatsky, The Secret Doctrine, Londres : The Theosophical Publishing Company Limited, 1888.
On trouvera également cité dans la suite du texte le premier grand ouvrage de Mme Blavatsky, Isis Dévoilée, publié sous le titre original : Isis Unveiled, New York : J.W. Bouton, 1877. Ces livres ont été republiés en fac-similé photographique des éditions originales par The Theosophy Company, Los Angeles, U.S.A. (disponibles à Paris : Textes Théosophiques, 11 bis, rue Kepler, 75116) (N.d.T.).



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V

LES ENSEIGNEMENTS FONDAMENTAUX
DE LA THÉOSOPHIE


 

  DIEU ET LA PRIÈRE 

QUESTION — Croyez-vous en Dieu ?

LE THÉOSOPHE — Cela dépend de ce que vous entendez par ce terme.

QUESTION — J'entends le Dieu des chrétiens, le Père de Jésus et le Créateur, en un mot le Dieu de Moïse et de la Bible.

LE THÉOSOPHE — Nous ne croyons pas en un tel Dieu. Nous rejetons l'idée d'un Dieu personnel, ou extra-cosmique et anthropomorphe, qui n'est que l'ombre gigantesque de l'homme, et encore, pas de ce que l'homme a de meilleur en lui. Le Dieu de la théologie, disons-nous — et nous sommes à même de le prouver — est un amas de contradictions, une impossibilité logique. Voilà pourquoi nous n'avons rien à faire avec lui.

QUESTION — Quelles sont vos raisons ?

LE THÉOSOPHE — Elles sont nombreuses, et on ne peut les considérer toutes. Mais en voici quelques-unes. Ce Dieu est appelé infini et absolu par ses fidèles, n'est-ce pas ?

QUESTION — Je le crois.


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LE THÉOSOPHE — Eh bien ! s'il est infini, c'est-à-dire sans limites, et surtout s'il est absolu, comment peut-il avoir une forme et être le créateur de quoi que ce soit ? Forme implique limitation, un commencement aussi bien qu'une fin ; et, pour créer, il faut qu'un Être pense et établisse un plan. Comment peut-on s'imaginer que l'ABSOLU pense, c'est-à-dire entre en relation quelconque avec ce qui est limité, fini et conditionné ? C'est une absurdité, aussi bien du point de vue philosophique que logique. Même la cabale hébraïque rejette une telle idée et fait donc du Principe Un, Déifique et Absolu, une Unité infinie, appelée Ain Soph (l). Pour créer, il faut que le Créateur devienne actif, et comme cela est impossible pour ce qui est l'ABSOLU en soi (2), il a fallu représenter le principe infini comme devenant la cause de l'évolution (non de la création) d'une manière indirecte, c'est-à-dire en lui faisant émaner de lui-même les séphiroth (une autre absurdité, qu'il faut mettre cette fois au compte des traducteurs de la Cabale) (3).

QUESTION — Mais comment expliquez-vous qu'il y ait des cabalistes qui puissent croire en Jéhovah, ou le Tétragramme ?

LE THÉOSOPHE — Ils peuvent croire à ce qui leur plaît ; leur croyance ou non-croyance ne changera pas un fait qui est évident en soi. Les jésuites nous disent que deux et deux ne font pas nécessairement quatre, et que 2 x 2 = 5, si telle est la volonté de Dieu. Accepterons-nous leurs sophismes pour autant ?

QUESTION — Mais alors vous êtes des athées ?


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LE THÉOSOPHE — Pas que nous sachions, à moins que l'épithète d'« athée » ne s'applique à tous ceux qui ne croient pas en un Dieu anthropomorphe. Nous croyons en un Principe Universel et Divin, racine de TOUT, d'où tout procède et en qui tout sera absorbé à la fin du grand cycle d'Existence.

QUESTION — Mais c'est là la vieille, la très vieille idée du panthéisme. Si vous êtes panthéistes, vous ne pouvez être déistes ; et si vous n'êtes pas déistes, il faut bien que vous répondiez à l'appellation d'athées.

LE THÉOSOPHE — Pas nécessairement. Le mot « panthéisme » est encore un des nombreux termes mal employés, dont la signification véritable et primitive a été déformée par des préjugés aveugles et un point de vue partial. Si vous acceptez l'explication étymologique chrétienne de ce mot composé, qui dérive de pan, « tout », et de qeoV , « dieu », et si vous vous imaginez (et enseignez) qu'il signifie que chaque pierre et chaque arbre dans la Nature est un Dieu, ou le Dieu UN, il est évident que vous aurez raison. Vous ferez des panthéistes, en plus de ce que signifie légitimement leur nom, des adorateurs de fétiches. Mais vous y réussirez moins facilement si vous considérez l'étymologie du mot « panthéisme » du point de vue ésotérique, tel que nous l'interprétons.

QUESTION — Quelle définition en donnez-vous ?

LE THÉOSOPHE — Permettez-moi de vous poser une question à mon tour. Qu'entendez-vous par Pan, ou la Nature ?

QUESTION — La Nature est, je suppose, la totalité des choses qui existent autour de nous ; l'ensemble des causes et des effets dans le monde matériel, la création ou l'univers.

LE THÉOSOPHE — Et, par conséquent, n'est-ce pas la somme et l'ordre personnifiés des causes et des effets connus, la totalité de tous les agents et forces finis, sans aucun rapport avec un Créateur ou des Créateurs intelligents, et, peut-être, une réalité


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« conçue comme formant une seule force distincte », selon la définition de vos encyclopédies ?

QUESTION — En effet, je le crois.

LE THÉOSOPHE — Eh bien ! nous ne tenons aucun compte de cette nature-là, objective et matérielle, que nous appelons une illusion éphémère ; et nous n'entendons pas, non plus, par pan, la Nature, si on s'en tient à l'étymologie usuelle du latin Natura (réalité en devenir, de nasci, naître). Lorsque nous parlons de la Déité, et que nous disons qu'elle est identique, donc coexistante, avec la Nature, c'est de la nature éternelle et incréée que nous parlons, non de votre ensemble d'ombres passagères et de chimères finies. Nous abandonnons aux faiseurs d'hymnes le soin d'appeler le ciel visible, ou la sphère céleste, le Trône de Dieu, et notre terre de boue, le reposoir pour ses pieds. Notre DÉITÉ n'est ni au paradis, ni dans un arbre, une montagne ou un bâtiment particuliers, mais partout, dans tout atome du Cosmos visible ou invisible, à l'intérieur, au-dessus et autour de chaque atome invisible et de chaque molécule divisible, car cette réalité — CELA — est le pouvoir mystérieux de l'évolution et de l'involution, la potentialité créatrice, omniprésente, omnipotente et même omnisciente.

QUESTION — Arrêtez-vous ! L'omniscience est la prérogative de ce qui pense, et vous refusez à votre Absolu le pouvoir de penser.

LE THÉOSOPHE — Nous le refusons à l'ABSOLU, puisque la pensée est une chose limitée et conditionnée. Mais vous oubliez évidemment qu'en philosophie l'inconscience absolue est aussi la conscience absolue, car, autrement, elle ne serait pas absolue.

QUESTION — Votre Absolu pense donc ?

LE THÉOSOPHE — Non, IL ne pense pas, pour la simple raison qu'il est la Pensée Absolue elle-même. Il n'existe pas non plus, pour la même raison ; car il est l'existence absolue, l'Être-té (4), et


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non pas un Être. Lisez le superbe poème cabalistique de Salomon Ben-Jehudah Gabirol, dans le Kether Malchut, et vous comprendrez : « Tu es un, la racine de tous les nombres, mais non comme élément de numération ; car l'unité n'admet point de multiplication, de changement ou de forme. Tu es un et, dans le secret de Ton unité, se perdent les plus sages parmi les hommes, parce qu'ils ne la connaissent pas. Tu es un, et Ton unité ne diminue jamais, n'augmente jamais, et ne peut être modifiée. Tu es un, et aucune de mes pensées ne peut Te fixer une limite, ni Te définir. Tu ES, mais non comme un être qui existe, car l'entendement et la vision des mortels ne peuvent atteindre Ton existence, ni trouver sur Toi de réponses à des questions comme où, comment et pourquoi » , etc..., etc... En bref, notre Déité est l'éternel constructeur de l'univers, qui ne crée pas, mais élabore sans cesse par l'évolution ; cet univers lui-même n'est pas fait de toutes pièces, mais se développe par émanation à partir de sa propre essence. Symboliquement, c'est une sphère sans circonférence, qui n'a que SOI-MÊME comme attribut, toujours actif et comprenant tous les autres attributs existants ou concevables. C'est la loi unique, qui donne l'impulsion aux lois manifestées, éternelles et immuables, contenues dans celle qui ne se manifeste jamais, du fait qu'elle est la LOI absolue, et qui, durant les périodes de manifestation, se traduit comme l'éternel devenir.

QUESTION — J'ai entendu un de vos membres observer que la Déité Universelle, étant partout, se trouvait aussi bien dans une coupe d'honneur que dans une coupe de déshonneur, et par conséquent était dans chaque atome de la cendre de mon cigare ! N'est-ce pas là un grossier blasphème ?

LE THÉOSOPHE — À mon avis, non ; car ce qui est simple logique ne saurait être blasphématoire. Si nous excluions le principe omniprésent d'un seul point mathématique de l'univers, ou d'une particule de matière occupant un espace concevable quelconque, comment pourrions-nous le considérer encore comme infini ?


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EST-IL NÉCESSAIRE DE PRIER ?

QUESTION — Croyez-vous à la prière, et vous arrive-t-il de prier ?

LE THÉOSOPHE — Nous ne prions pas. Nous agissons au lieu de parler.

QUESTION — N'adressez-vous pas de prières même au Principe Absolu ?

LE THÉOSOPHE — Pour quelle raison le ferions-nous ? Nous sommes trop occupés pour perdre notre temps à adresser des prières verbales à une pure abstraction. L'Inconnaissable ne peut avoir d'autres relations que celles de ses différentes parties entre elles, mais il est non existant en ce qui concerne une quelconque relation limitée. L'univers visible dépend, pour son existence et ses phénomènes, de ses formes agissant les unes sur les autres, et de leurs lois, non de la prière, ou de prières.

QUESTION — Vous ne croyez pas du tout à l'efficacité de la prière ?

LE THÉOSOPHE — Pas à l'efficacité de celle dont on vous apprend le texte pour le répéter extérieurement, si du moins, par prière, vous entendez la pétition que l'on vient présenter à un Dieu inconnu considéré comme le destinataire. Ce sont les Juifs qui instituèrent ce genre de prière, et les Pharisiens l'ont popularisé.

QUESTION — Y a-t-il un autre genre de prière ?

LE THÉOSOPHE — Très certainement. Nous l'appelons la PRIÈRE-VOLONTÉ, et c'est plutôt un commandement intérieur qu'une pétition.

QUESTION — Et qui priez-vous alors, dans ce cas ?


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LE THÉOSOPHE — « Notre Père qui est dans les cieux » (5), au sens ésotérique de ces termes.

QUESTION — Ce sens est-il différent de celui que lui donne la théologie ?

LE THÉOSOPHE — Entièrement différent. Un occultiste, ou un théosophe, adresse sa prière à son Père qui est dans le secret (lisez et tâchez de comprendre Matthieu, 6, 6), non pas à un Dieu extra-cosmique et, par conséquent, fini. Ce « Père » est dans l'homme lui-même.

QUESTION — Alors, vous faites de l'homme un Dieu ?

LE THÉOSOPHE — Dites « Dieu », je vous prie, et non pas un Dieu. Selon nous, l'homme intérieur est le seul Dieu que nous puissions connaître. Comment pourrait-il en être autrement ? Accordez-nous notre postulat selon lequel Dieu est un principe infini et universellement présent : dans ces conditions comment l'homme ferait-il exception et pourrait-il ne pas être entièrement pénétré par le Divin et immergé en Lui ? Nous appelons notre « Père qui est dans les cieux » cette essence déifique que nous sentons exister au-dedans de nous, dans notre cœur et notre conscience spirituelle, et qui n'a aucun rapport avec l'anthropomorphisme que notre cerveau matériel et son imagination peuvent s'en former. « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu [l'absolu] habite en vous » ? (6) (7). Mais que nul n'aille donner un caractère anthropomorphe


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à cette essence en nous-mêmes. Que nul théosophe — s'il veut s'attacher à la vérité divine et non à la vérité humaine — ne dise que ce « Dieu qui est dans le secret » est à l'écoute de l'homme fini ou de l'essence infinie, ou qu'il en est distinct, car tout cela ne fait qu'un. Et, comme nous venons de le faire observer, que nul théosophe ne considère la prière comme une pétition. C'est un mystère plutôt, un procédé occulte par lequel les pensées et les désirs finis et conditionnés, qui ne peuvent être assimilés par l'esprit absolu, inconditionné, sont convertis en volitions spirituelles, et en la volonté ; un tel procédé s'appelle « une transmutation spirituelle ». L'intensité de nos aspirations ardentes convertit la prière en la « pierre philosophale », cette pierre qui transmue le plomb en or pur. La seule essence homogène, notre « prière-volonté », devient la force active ou créatrice qui produit des effets selon notre désir.

QUESTION — Voulez-vous dire que la prière est un procédé occulte qui produit des résultats physiques ?

LE THÉOSOPHE — Certainement. Le pouvoir de la Volonté devient un pouvoir vivant. Mais, malheur à ces occultistes et à ces théosophes qui, au lieu d'anéantir les désirs de l'ego personnel inférieur (ou homme physique), en s'adressant à leur EGO Supérieur et Spirituel, inondé de la lumière à'Atma-Buddhi, lui disent : « que ta volonté soit faite, et non la mienne », etc., en émettant des ondes énergétiques de volonté dans des buts égoïstes et impies ! Car c'est là de la magie noire, une abomination, et de la sorcellerie spirituelle. Malheureusement, c'est l'occupation favorite de nos hommes d'État et de nos généraux chrétiens, surtout quand ces derniers lancent deux armées l'une contre


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l'autre pour s'entre-tuer. Et, avant de passer à l'action, les uns et les autres se livrent à un petit exercice de sorcellerie de ce genre, en offrant, chacun dans son camp, des prières au même Dieu des Armées, et en invoquant son aide pour mieux trancher la gorge de l'ennemi.

QUESTION — David pria le Dieu des Armées de l'aider à vaincre les Philistins et à tuer les Syriens et les Moabites, et « l'Eternel protégea David partout où il se rendit » . Nous ne faisons que suivre en cela ce que nous trouvons dans la Bible.

LE THÉOSOPHE — Bien sûr. Mais puisque vous vous plaisez, pour autant que nous sachions, à vous appeler chrétiens et non israélites ou juifs, pourquoi ne suivez-vous pas de préférence la parole du Christ ? II vous ordonne clairement de ne pas suivre « les anciens » , ou la loi mosaïque, mais de faire ce qu'il vous dit, et il avertit ceux qui prendront le glaive pour tuer qu'ils périront aussi par le glaive (8). Le Christ vous a donné une seule prière, dont vous avez fait une prière du bout des lèvres, et un sujet de gloriole, alors que personne n'en comprend le sens en dehors d'un véritable occultiste. Quand vous la récitez, en ne la prenant qu'à la lettre, vous dites : « Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs » (9), mais vous ne le faites jamais. Jésus vous a dit aussi d'aimer vos ennemis, et de faire du bien à ceux qui vous haïssent. Ce n'est assurément pas le « doux prophète de Nazareth » qui vous a enseigné à prier votre « Père » de tuer vos ennemis et de vous accorder la victoire sur eux. Voilà pourquoi nous rejetons ce que vous appelez « prières » .

QUESTION — Mais comment expliquez-vous ce fait universel que toutes les nations et tous les peuples aient prié et adoré un Dieu, ou des Dieux ? Certains ont même adoré des démons et des esprits malfaisants et sollicité leurs faveurs, mais cela ne fait que prouver l'universalité de la croyance à l'efficacité de la prière.


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LE THÉOSOPHE — Cela s'explique par le fait que la prière a plusieurs autres significations, outre celle que lui donnent les chrétiens. Elle ne signifie pas seulement une intercession, ou une pétition, mais, dans les temps anciens, elle était bien plutôt une invocation et une incantation. Le mantra, prière des hindous chantée rythmiquement, a précisément cette signification, car les brâhmanes se jugent supérieurs au commun des deva ou « Dieux » . Une prière peut être un appel ou une incantation pour maudire, ou une imprécation (comme dans le cas où deux armées prient simultanément pour leur destruction réciproque), aussi bien qu'une bénédiction. Or, comme, dans leur grande majorité, les hommes sont extrêmement égoïstes et ne prient que pour eux-mêmes, en demandant qu'on leur donne leur « pain quotidien » , au lieu de le gagner par leur travail, de même qu'ils supplient Dieu de ne point les « induire en tentation » mais de les délivrer (eux, les pétitionnaires seulement) du mal, il en résulte que la prière, telle qu'elle est comprise aujourd'hui, est doublement pernicieuse : a) elle détruit dans l'homme la confiance en soi ; b) elle développe en lui un égoïsme et un égotisme plus féroces encore que ceux dont il est déjà doté par nature. Je le répète, nous croyons à la «  communion » avec notre « Père qui est dans le secret » et à une action simultanée à l'unisson avec lui ; nous pensons aussi qu'il est possible, pendant de rares moments de béatitude extatique, de parvenir à l'union étroite de notre âme supérieure — attirée comme elle l'est vers son origine et son centre — avec l'essence universelle. Cet état s'appelle, pendant la vie, samâdhi, et après la mort, nirvâna. Nous refusons d'adresser des prières à des êtres finis et créés, c'est-à-dire à des dieux, des saints, des anges, etc., parce que nous considérons cela comme de l'idolâtrie ; et nous ne pouvons pas prier I'ABSOLU, pour les raisons déjà expliquées ; nous tâchons donc de remplacer cette prière inutile et vaine par des actions méritoires et productrices de bons effets.

QUESTION — Les chrétiens qualifieraient cela d'orgueil et de blasphème. Auraient-ils tort ?

LE THÉOSOPHE — Certainement. Ce sont eux, au contraire,


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qui font preuve d'un orgueil satanique en croyant que l'Absolu, ou l'Infini — à supposer qu'il puisse y avoir une relation quelconque entre l'inconditionné et le conditionné — soit capable de s'abaisser à écouter toutes les prières insensées dictées par les préoccupations personnelles. Ce sont eux encore qui blasphèment, en réalité, en enseignant qu'un Dieu omniscient et omnipotent a besoin que nous récitions des prières pour savoir ce qu'il doit faire ! Ceci, compris d'un point de vue ésotérique, est corroboré par le Bouddha aussi bien que par Jésus. Le premier dit : « N'attendez rien des Dieux impuissants, ne priez point ! Mais agissez plutôt ; car les ténèbres ne s'éclairciront point. Ne demandez rien au silence, car il ne peut parler ni entendre (10). » Et le second, Jésus, conseille : « Tout ce que vous demanderez en mon Nom [celui de Christos], Je le ferai » (l l). Bien sûr, cette citation, prise au pied de la lettre, contredit notre argument. Mais si on l'accepte ésotériquement, avec la pleine connaissance du sens du terme « Christos » , qui, à nos yeux, représente Atma-Buddhi-Manas, le « SOI », cette citation s'interprète ainsi : le seul Dieu que nous devrions reconnaître et prier, ou plutôt avec lequel il nous faudrait agir à l'unisson, est cet esprit de Dieu dont notre corps est le temple et dans lequel il demeure.

LA PRIERE DETRUIT LA CONFIANCE EN SOI

QUESTION — Mais le Christ lui-même n'a-t-il pas prié, et recommandé la prière ?

LE THÉOSOPHE — Telle est la tradition ; mais ces « prières » appartiennent précisément au genre de communion dont nous venons de parler, c'est-à-dire la communion avec le « Père qui est dans le secret » . Autrement, si nous identifiions Jésus avec la


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déité universelle, la conclusion inévitable à laquelle nous serions amenés serait beaucoup trop absurde et illogique, puisque lui, « le vrai Dieu en personne », se serait prié lui-même, en distinguant ainsi la volonté de ce Dieu de la sienne propre !

QUESTION — Encore un argument — argument, dont certains chrétiens se servent d'ailleurs beaucoup. Ils disent : « Je ne me sens pas capable de surmonter mes passions et mes faiblesses par mes propres forces. Mais, quand je prie Jésus-Christ, je sens qu'Il me donne de la force, et que par Son pouvoir je suis capable de vaincre » 

LE THÉOSOPHE — II n'y a rien d'étonnant à cela. Si « Jésus-Christ » est Dieu, s'il est indépendant et séparé de celui qui prie, tout est et doit être naturellement possible à un tel « Dieu puissant ». Mais alors où est le mérite ou la justice d'une telle victoire ? Pourquoi le pseudo-vainqueur serait-il récompensé pour ce qui ne lui a coûté que des prières ? Vous-même, qui n'êtes qu'un simple mortel, voudriez-vous payer à un ouvrier le salaire d'une journée entière, si vous aviez dû faire à sa place la plus grande partie de son travail, pendant qu'il restait assis tout le temps sous un pommier, en vous priant de travailler ? Cette idée de passer toute sa vie dans une paresse morale, en faisant faire à un autre — qu'il soit Dieu ou homme — le plus dur de son travail et de son devoir, nous semble aussi révoltante que dégradante pour la dignité humaine.

QUESTION — II en est peut-être ainsi. Cependant, l'idée de pouvoir se fier à un Sauveur personnel qui vous aide et vous fortifie dans la bataille de la vie est l'idée fondamentale du christianisme moderne. Cette croyance est sans aucun doute très efficace subjectivement, c'est-à-dire que ceux qui y adhèrent se sentent réellement aidés et fortifiés.

LE THÉOSOPHE — Mais il n'est pas douteux non plus que certains malades traités par les « Mental Scientists » , et les « Christian Scientists » , les grands « Négateurs » (12), soient


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aussi guéris quelquefois, et que l'hypnotisme, la suggestion, la psychologie, et même la médiumnité, produisent des résultats semblables aussi souvent, sinon plus souvent. Vous ne prenez en considération que les cas de réussite, pour en tirer argument. Mais que dites-vous des cas d'insuccès, qui sont dix fois plus nombreux ? Assurément vous ne vous aviseriez pas de dire, même avec la suffisance de la foi aveugle, que l'insuccès est inconnu des chrétiens fanatiques ?

QUESTION — Mais comment pouvez-vous expliquer les cas où la réussite est complète ? Et où le théosophe trouve-t-il le pouvoir de maîtriser ses passions et son égoïsme ?

LE THÉOSOPHE — II se tourne pour cela vers son Soi Supérieur, l'esprit divin ou le Dieu en lui, et vers son karma. Combien de fois faudra-t-il que nous répétions qu'on reconnaît l'arbre à ses fruits, et la nature d'une cause à ses effets ? Vous parlez de maîtriser les passions, et de devenir bon avec l'aide ou par l'effet de Dieu, ou du Christ. Nous demandons : où trouve-t-on le plus de gens vertueux et innocents qui s'abstiennent du péché et du crime ? Est-ce dans la chrétienté ou dans le bouddhisme ? Dans les pays chrétiens ou les contrées païennes ? Les statistiques sont là pour répondre à cette question et corroborer ce que nous disons. Selon le dernier recensement fait à Ceylan et en Inde, les tableaux de criminalité comparée entre les chrétiens, les musulmans, les hindous, les eurasiens, les bouddhistes, etc., dans une population de deux millions d'habitants pris au hasard, et portant sur plusieurs années, nous montrent que la proportion des crimes commis par la population chrétienne est de 15 contre 4 par rapport à celle des crimes commis par la population bouddhiste (Voir Lucifer, avril 1888, p. 147, article : « Christian Lecturers on Buddhism » (13). Aucun orientaliste ou historien distingué, aucun homme ayant voyagé en pays bouddhiste, depuis l'évêque Bigandet et l'abbé Huc, jusqu'à Sir William Hunter, aucun fonctionnaire de bonne foi,


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n'a jamais manqué d'accorder la palme de la vertu aux bouddhistes, plutôt qu'aux chrétiens. Cependant, les premiers ne croient ni en Dieu, ni en aucune récompense future ailleurs que dans ce monde (en tout cas, les fidèles de l'authentique secte bouddhiste siamoise n'y croient pas). Ils ne prient point — ni les prêtres, ni les laïques. « Prier ! » s'écrieraient-ils avec étonnement, « mais qui, ou quoi ? »

QUESTION — Ce sont donc de véritables athées.

LE THÉOSOPHE — Incontestablement ; mais ce sont aussi des gens qui aiment la vertu par-dessus tout, et qui la pratiquent plus que tout autre peuple au monde. Le bouddhisme enseigne : Respectez la religion des autres et restez fidèles à la vôtre ; mais le christianisme de l'Église, qui dénonce tous les dieux des autres nations comme autant de démons, voudrait condamner à la perdition éternelle toute personne non chrétienne.

QUESTION — Mais les prêtres bouddhistes ne font-ils pas de même ?

LE THÉOSOPHE — Jamais. Ils tiennent trop au sage précepte du DHAMMAPADA pour agir ainsi, car ils savent que « Si un homme quelconque, instruit ou non, se tient pour si grand qu'il méprise les autres hommes, il ressemble à un aveugle tenant une chandelle à la main — aveugle lui-même, c'est les autres qu'il éclaire »

LA SOURCE DE L'ÂME HUMAINE

QUESTION — Comment expliquez-vous alors le fait que l'homme soit doué d'un Esprit et d'une Âme ? D'où proviennent-ils ?

LE THÉOSOPHE — De l'Âme Universelle ; ce ne sont certainement pas les dons d'un Dieu peersonnel. D'où vient l'élément humide qu'on trouve dans la méduse. De l'Océan qui l'entoure,


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dans lequel elle vit, respire, existe, et dans lequel elle retournera lorsqu'elle se décomposera.

QUESTION — Ainsi, vous rejetez l'enseignement suivant lequel c'est Dieu qui donne l'âme à l'homme, ou qui l'insuffle en lui ?

LE THÉOSOPHE — Nous y sommes bien obligés. L' « Âme » dont il est question dans la Genèse {2, 7) est, ainsi qu'il est dit, l' «  Âme vivante » ou nephesh (l'âme vitale, animale) que Dieu (nous disons, la « Nature » et la loi immuable) donne à l'homme, ainsi qu'à chaque animal. Ce n'est pas du tout l' Âme pensante, ou le mental, et encore moins l'Esprit immortel.

QUESTION — Fort bien. Posons alors la question d'une autre manière : est-ce Dieu qui dote l'homme d'une  Âme humaine rationnelle et d'un Esprit immortel ?

LE THÉOSOPHE — Encore une fois, si vous posez la question de cette façon, une objection doit s'imposer. Puisque nous ne croyons pas à un Dieu personnel, comment pourrions-nous croire qu'il dote l'homme de quoi que ce soit ? Mais supposons, pour les besoins de la discussion, qu'il existe un Dieu qui prend sur lui de créer une Âme nouvelle pour chaque nouveau-né : tout ce qu'on peut dire, c'est qu'on ne saurait guère considérer un tel Dieu comme doué lui-même de sagesse ou de prévoyance. Certaines autres difficultés, et l'impossibilité de concilier cet acte de création particulière avec la miséricorde, la justice, l'équité et l'omniscience attribuées à ce Dieu, sont autant de mortels écueils sur lesquels ce dogme théologique vient se briser à chaque instant.

QUESTION — Que voulez-vous dire ? De quelles difficultés parlez-vous ?

LE THÉOSOPHE — Je pense à un argument irréfutable qu'un prêtre bouddhiste cinghalais, prédicateur célèbre, employa un jour en ma présence, pour répondre à un missionnaire chrétien qui n'était d'ailleurs pas un ignorant incapable de soutenir une


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discussion publique comme celle au cours de laquelle l'argument fut avancé. L'affaire eut lieu près de Colombo : le missionnaire avait défié le prêtre Megattivati d'expliquer valablement pourquoi les « païens » ne sauraient accepter le Dieu des chrétiens. Eh bien ! comme il arrive en pareil cas, ce fut le missionnaire qui eut le dessous dans cette discussion mémorable.

QUESTION — J'aimerais bien savoir de quelle façon.

LE THÉOSOPHE — Le prêtre bouddhiste commença par demander tout simplement au padre si son Dieu avait donné à Moïse des commandements que seuls les hommes devaient respecter, mais que Dieu lui-même pourrait violer. Le missionnaire nia une telle supposition avec indignation. « Bien ! » dit son adversaire, « vous nous dites que Dieu ne souffre aucune exception à cette règle, et aussi que nulle  Âme ne naît indépendamment de sa volonté. Or, entre autres choses, Dieu défend l'adultère, mais voici que vous dites en même temps que c'est lui qui crée chaque nouveau-né et qu'il lui donne une  Âme. Faut-il entendre alors que les millions d'enfants nés dans le crime et l'adultère sont l'œuvre de votre Dieu ? Que votre Dieu interdit et punit la violation de ses lois, et que, néanmoins, il crée justement tous les jours et à toute heure des âmes pour de tels enfants ? D'après la logique la plus élémentaire, votre Dieu se fait complice du crime, puisque, sans son aide et son intervention, de tels enfants du péché ne pourraient naître. Est-il juste de punir non seulement les parents coupables, mais même l'enfant innocent, pour ce qu'a fait ce Dieu lui-même, que vous exonérez cependant de toute culpabilité ? » Le missionnaire regarda sa montre, et trouva qu'il était trop tard pour continuer la discussion.

QUESTION — Vous oubliez que tous les cas inexplicables, tels que celui-ci, sont des mystères, et que notre religion nous défend de chercher à pénétrer les mystères de Dieu.

LE THÉOSOPHE — Non, nous ne l'oublions pas, mais nous rejetons simplement de telles impossibilités. Nous n'exigeons pas non plus que vous croyiez comme nous. Nous ne faisons que


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répondre aux questions que vous posez. Cependant, nous donnons un autre nom à ce que vous appelez « mystère » .

LES ENSEIGNEMENTS BOUDDHIQUES
SUR CE QUI PRÉCÈDE

QUESTION — Qu'enseigne le bouddhisme au sujet de l'Âme ?

LE THÉOSOPHE — Cela dépend si vous voulez parler du bouddhisme populaire exotérique ou de ses enseignements ésotériques. Si on se fie au premier, on trouve l'explication suivante, donnée dans Le Catéchisme Bouddhique (14) : « L'Âme est un mot employé par les ignorants pour exprimer une idée fausse. Si tout est sujet au changement, l'homme l'est également, et tous ses éléments matériels doivent changer. Ce qui est sujet au changement n'est pas permanent ; aussi ne peut-il y avoir de survivance immortelle d'une chose transitoire » . Ceci semble simple et clair. Mais si nous considérons que la personnalité nouvelle dans chaque re-naissance successive est l'agrégat de skandha — ou attributs — de l'ancienne personnalité, et si nous nous demandons si ce nouvel assemblage de skandha est pareillement un être nouveau, dans lequel rien ne demeure du précédent, voici ce que nous lisons : « Dans un sens, c'est un être nouveau, dans un autre ce n'en est pas un. Pendant cette vie, les skandha changent continuellement et bien que l'homme A.B. de 40 ans soit identique, en tant que personnalité, au jeune homme A.B. de 18 ans, il n'en est pas moins un être différent par l'effet de l'usure et de la réparation continuelles de son corps, ainsi que par les modifications constantes de son intelligence et de son caractère. Néanmoins, dans sa vieillesse, l'homme récolte équitablement la récompense ou la punition consécutive à ses pensées et actions remontant à toutes les étapes précédentes de sa vie. Ainsi, le nouvel être qui apparaît dans cette re-naissance est bien la même


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individualité que précédemment (mais non la même personnalité), pourvue seulement d'une forme modifiée, un nouvel ensemble de skandha, et recueille équitablement les conséquences des actions et pensées de son existence antérieure ». Ceci est de la métaphysique abstruse, mais n'exprime pas du tout une absence de croyance en l'Âme.

QUESTION — N'est-il pas question de quelque chose de semblable dans le Bouddhisme ésotérique ?

LE THÉOSOPHE — Effectivement, car cet enseignement appartient à la fois au Boudhisme ésotérique, ou Sagesse Secrète, et au bouddhisme exotérique, ou philosophie religieuse de Gautama le Bouddha.

QUESTION — Mais on nous dit clairement que la plupart des bouddhistes ne croient pas à l'immortalité de l'Âme.

LE THÉOSOPHE — Nous n'y croyons pas non plus, si vous entendez par Âme l'ego personnel, ou l'Âme vitale — le nephesh hébreu. Mais tous les bouddhistes instruits croient comme nous à l'Ego individuel ou divin. Ceux qui n'y croient pas sont dans l'erreur ; ils se trompent tout autant sur ce point que les chrétiens qui acceptent comme des paroles exactes de Jésus les interpolations théologiques de ceux qui ont fait les dernières recensions des Évangiles, au sujet de la damnation et du feu de l'enfer. Ni le Bouddha ni le « Christ » n'ont jamais écrit la moindre chose eux-mêmes ; tous deux parlèrent par allégories et se servirent de « paroles obscures » , comme l'ont fait tous les vrais Initiés, et comme ils le feront longtemps encore. Les Écritures bouddhiques et chrétiennes traitent de toutes ces questions métaphysiques avec beaucoup de prudence ; et les unes comme les autres pèchent par excès d'exotérisme, l'interprétation selon la lettre morte étant très loin du sens véritable, dans les deux cas.

QUESTION — Voulez-vous dire que jusqu'à présent on n'a pas correctement compris les enseignements du Bouddha, ni ceux du Christ ?


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LE THÉOSOPHE — Oui, c'est précisément cela. Les deux Évangiles, celui des bouddhistes et celui des chrétiens, furent prêchés dans le même but. Les deux réformateurs furent d'ardents philanthropes et des altruistes, dans la pratique, qui prêchèrent sans aucun doute un socialisme du type le plus élevé et le plus noble  : le sacrifice de soi-même jusqu'à la dernière extrémité. « Que les péchés du monde entier retombent sur moi » , s'écrie le Bouddha, « afin que je puisse soulager la misère et la souffrance des hommes ! ...  » . « Je ne voudrais pas laisser pousser un seul cri de douleur qu'il me fût possible d'épargner » , dit encore le Prince-mendiant, qui s'était revêtu de haillons abandonnés dans les champs de sépulture. « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous donnerai du repos » (15) est l'invitation que fait aux pauvres et aux déshérités l' « Homme de Douleurs » , qui n'avait pas de lieu où reposer sa tête. Tous deux ont enseigné l'amour sans bornes de l'humanité, la charité, le pardon des offenses, l'abnégation et la pitié pour les peuples abusés ; tous deux ont fait preuve du même mépris des richesses, et n'ont fait aucune différence entre meum et tuum, ce qui est à moi et ce qui est à toi. Sans révéler à tous les mystères sacrés de l'initiation, ils ont eu le désir de donner aux ignorants et aux égarés, pour qui le fardeau de la vie était trop lourd, assez d'espérance et d'aperçus de la vérité pour les soutenir dans leurs heures les plus pénibles. Mais les efforts des deux réformateurs ont été détournés de leur but par l'excès de zèle de ceux qui, plus tard, les ont suivis. Les paroles des Maîtres ayant été mal comprises et faussement interprétées, voyez-en les conséquences !

QUESTION — Mais le Bouddha a certainement dû rejeter l'immortalité de l'âme, si tous les orientalistes et même ses propres prêtres le disent !

LE THÉOSOPHE — Les Arhat commencèrent par suivre la ligne adoptée par leur Maître ; la plupart des prêtres qui leur succédèrent n'étaient pas initiés, pas plus que ceux du christianisme ;


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ainsi, peu à peu, les grandes vérités ésotériques furent presque perdues. Une preuve éclatante en est que, des deux sectes existant maintenant à Ceylan, l'une, la siamoise, croit que la mort est l'annihilation absolue de l'individualité ainsi que de la personnalité, tandis que l'autre explique le nirvâna de la même façon que nous théosophes.

QUESTION — Mais pourquoi, dans ce cas, le bouddhisme et le christianisme représentent-ils les deux pôles opposés de cette croyance ?

LE THÉOSOPHE — Parce qu'ils ne furent pas prêchés dans les mêmes contextes. En Inde, les brahmanes, jaloux de leur connaissance supérieure dont ils excluaient toutes les castes autres que la leur, avaient conduit des millions de gens à tomber dans l'idolâtrie, voire presque dans le fétichisme. Il fallut que le Bouddha portât un coup mortel aux exubérances d'une imagination malsaine et d'une superstition fanatique, produites par une ignorance telle que l'on en a rarement connue de semblable, ni avant ni après. Mieux vaut un athéisme philosophique que le culte ignorant de ceux

« Qui lancent des cris d'appel vers leurs dieux,
Sans s'en faire entendre
Ni attirer leur attention... »

et qui vivent et meurent dans la détresse morale. Le Bouddha a dû commencer par arrêter le flot de tout ce torrent boueux de superstition, extirper les erreurs avant de révéler la vérité. Et comme il ne pouvait pas tout révéler — pour la même bonne raison que Jésus qui rappela à ses disciples que les Mystères du Royaume des Cieux n'étaient pas pour les masses dénuées d'intelligence mais pour les élus seulement, et qui, pour cette raison, « parlait au peuple en paraboles » (Matthieu, 13, 3, 11) — la prudence amena le Bouddha à trop cacher. Il refusa même de dire au moine Vacchagotta s'il existe ou non un Ego dans l'homme. Pressé de répondre, « le Bienheureux garda le silence » (16).


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QUESTION — Tout cela se rapporte à Gautama, mais en quoi cela concerne-t-il les Évangiles ?

LE THÉOSOPHE — Lisez l'histoire et méditez-la. À l'époque où l'on prétend qu'eurent lieu les événements rapportés par les Évangiles, il y avait une même fermentation de la pensée qui se produisait dans le monde civilisé tout entier, mais ses résultats en Orient et en Occident furent opposés. Les anciens dieux se mouraient. Pendant que les classes civilisées, en Palestine, se laissaient entraîner à la suite des Sadducéens incrédules, pour tomber dans les négations du matérialisme et l'acceptation de la lettre morte de la loi mosaïque, et qu'à Rome ces mêmes classes sombraient dans la dissolution morale, les gens des classes les plus basses et les plus pauvres se précipitaient dans la sorcellerie et le culte de dieux étranges, ou bien devenaient des hypocrites et des pharisiens. Une fois encore le temps était venu pour une réforme spirituelle. Le Dieu des Juifs, cruel, anthropomorphe et jaloux, avec ses lois sanguinaires exigeant « œil pour œil, et dent pour dent », avec l'effusion du sang et les sacrifices d'animaux, devait être relégué au second rang pour faire place au miséricordieux


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« Père qui est dans le secret » . II fallait montrer que celui-ci n'était pas un Dieu extra-cosmique, mais un Sauveur divin de l'homme de chair, qui résidait dans le cœur et l'âme de tous, des pauvres aussi bien que des riches. Pas plus en Palestine qu'en Inde, les secrets de l'initiation ne pouvaient être divulgués car, si on avait donné des choses sacrées aux chiens et jeté les perles aux pourceaux, le Révélateur et ses révélations auraient pu être foulés aux pieds. Que Jésus ait vécu ou non à la période de l'histoire qui lui est attribuée, il s'abstint, comme le Bouddha, de révéler clairement les Mystères de la Vie et de la Mort. Mais cette réticence de leur part aboutit, dans un cas aux négations catégoriques du bouddhisme du Sud, et dans l'autre aux trois grandes divisions antagonistes de l'Église chrétienne, et aux 300 sectes que compte à elle seule l'Angleterre protestante.


NOTES DU CHAPITRE  V

(l) Ain Soph , le sans-fin, ou l'illimité, dans la Nature et avec elle, le non-existant, qui EST, mais n'est pas un Être [to pan = to apeiron].

(2) H.P.B. emploie ici le terme Absoluteness — l'absoluité (N.d.T.).

(3) Comment le principe éternel, non-actif, peut-il émaner ou émettre ? Le Parabrahm des védantins ne fait rien de tel, ni l'Ain Soph de la Cabale chaldéenne. C'est une loi éternelle et périodique qui, au commencement de chaque Mahâmanvantara, ou nouveau cycle de vie, provoque l'émanation d'une force active et créatrice (le logos) à partir du principe unique, incompréhensible et à jamais insaisissable.

(4) En anglais, Be-ness, en quelque sorte ; le fait d'être, d'où « l'être-té » . (N.d.T.)

(5) Matthieu, 6, 9 (N.d.T.).

(6) l. Corinthiens, 3, 16. (N.d.T.).

(7) On trouve souvent dans les ouvrages théosophiques des affirmations contradictoires au sujet du principe Christos dans l'homme. Certains l'appellent le sixième principe (Buddhi), d'autres le septième {Âtman). Si les théosophes chrétiens tiennent à se servir de telles expressions, qu'ils les rendent philosophiquement exactes en suivant l'analogie des vieux symboles de la Religion-Sagesse. Nous disons que Christos n'est pas l'un seulement des trois principes supérieurs, mais tous les trois considérés comme une Trinité. Cette Trinité représente le Saint-Esprit, le Père et le Fils, puisqu'elle correspond à l'esprit abstrait, l'esprit différencié et l'esprit incarné. Krishna et le Christ sont philosophiquement le même principe sous son triple aspect de manifestation. Dans la Bbagavad-Gîta, nous voyons que Krishna se nomme lui-même, indifféremment, Âtman, l'Esprit abstrait, Kshetrajña, l'Ego Supérieur, ou l'Ego qui se réincarne, et le SOI Universel — noms qui, transposés de l'univers à l'homme, correspondent à Âtma, Buddhi et Manas. L'Anugîta est pénétrée de la même doctrine.

(8) Matth., 26, 52 (N.d.T.).<o:p></o:p>

(9) Matth., 6, 12 (N.d.T.).<o:p></o:p>

(10) E. Arnold, The Light of Asia, Livre VIII (N.d.T.). <o:p></o:p>

(11) Jean, 14, 13 (N.d.T.).

(12) Nouvelle secte de guérisseurs qui, en niant l'existence de quoi que ce soit en dehors de l'esprit — qui ne peut ni souffrir, ni être malade — prétend guérir toutes les maladies, pourvu que le malade ait la foi que ce qu'il nie ne peut exister. C'est là une nouvelle forme d'auto-hypnose.

(13) « Des conférenciers chrétiens parlent du bouddhisme » (N.d.T.).

(14) H.S. Olcott, The Buddhist Catechism (N.d.T.).<o:p></o:p>

(15) Matth., II, 28. (N.d.T.)<o:p></o:p>

(16) Le Bouddha donne à Ananda, son disciple initié, qui lui demande la raison de ce silence, une réponse claire et sans équivoque dans un dialogue, traduit du Samyuttaka-Nikâya par Oldenberg : « Si, ô Ânanda, alors que le moine errant Vacchagotta me demandait : " Y a-t-il un Ego ? " Je lui avais répondu : " II y a un Ego " , cela aurait confirmé, ô Ânanda, la doctrine des Samana et des brâhmanes qui croient à la permanence. Si, ô Ânanda, alors que le moine errant Vacchagotta me demandait : " N'y a-t-il pas d'Ego ? " j'avais répondu : " II n'y a pas d'Ego " , cela aurait confirmé, ô Ânanda, la doctrine de ceux qui croient à l'annihilation. Si, ô Ânanda, quand le moine errant Vacchagotta me demandait : " Y a-t-il un Ego  ? " j'avais répondu : " II y a un Ego " , me serais-je bien fait comprendre, et aurait-il réalisé en lui-même que " toutes les existences (dhamma) sont non-ego ? " Si, d'autre part, ô Ânanda, je lui avais répondu : " II n'y a pas d'Ego " , cela n'aurait-il pas eu pour seul résultat de précipiter le moine errant Vacchagotta d'étonnement en étonnement : " Mon Ego n'existait-il pas auparavant ? Et maintenant voici qu'il n'existe plus ! » Voilà qui montre mieux que tout que Gautama le Bouddha refusa de livrer ces difficiles doctrines métaphysiques aux masses pour ne pas les jeter dans une perplexité encore plus grande. Ce qu'il voulait montrer, c'était la différence qui existe entre l'ego personnel temporaire et le Soi Supérieur qui répand sa lumière sur l'Ego impérissable, le « Moi » spirituel de l'homme.

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VI

LA NATURE ET L'HOMME
SELON LES ENSEIGNEMENTS
THÉOSOPHIQUES


 

L'UNITÉ DE TOUT EN TOUT

QUESTION — Vous m'avez dit, selon votre point de vue, ce que Dieu, l'Âme et l'Homme ne sont pas ; pourriez-vous me dire ce qu'ils sont, selon vos enseignements ?

LE THÉOSOPHE — Dans leur origine et dans l'éternité tous trois, comme l'univers et tout ce qu'il contient, constituent une unité inséparable de l'Unité absolue, l'essence déifique inconnaissable dont j'ai parlé plus haut. Nous ne croyons à aucune création, mais nous croyons aux apparitions périodiques et successives de l'univers, du plan subjectif au plan objectif de l'être, à des intervalles réguliers qui couvrent d'immenses périodes de temps.

QUESTION — Pouvez-vous expliquer ce sujet d'une façon plus détaillée ?

LE THÉOSOPHE — Pour vous aider à vous en former une conception plus correcte, faites une comparaison en prenant, d'une part, l'année solaire et, d'autre part, les deux moitiés de cette année qui correspondent, au Pôle Nord, à un jour et une nuit de six mois chacun. Imaginez maintenant, si vous le pouvez, au lieu d'une année solaire de 365 jours, l'ÉTERNITÉ. Admettez que le soleil représente l'univers et que les jours et les nuits polaires de


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six mois représentent, au lieu de 182 jours chacun, des jours et des nuits dont chacun aura une durée de 182 trillions et quadrillions d'années. Comme le soleil se lève tous les matins au-dessus de notre horizon objectif, en sortant de l'espace subjectif, ou de l'antipode, (par rapport à nous), de la même manière l'Univers apparaît périodiquement sur le plan de l'objectivité, en émanant du plan de la subjectivité, antipode du premier. Tel est le « Cycle de Vie » . Et, de même que le soleil disparaît de notre horizon, de même l'Univers disparaît à des périodes régulières, chaque fois que revient la « Nuit Universelle ». Les hindous appellent ces alternances « les Jours et les Nuits de Brahmâ » , ou les périodes de manvantara et de pralaya (dissolution). Les Occidentaux peuvent, s'ils préfèrent, les appeler Jours et Nuits Universels. Pendant ces dernières (les Nuits), Tout est en Tout ; chaque atome s'est résorbé dans une Homogénéité unique.

ÉVOLUTION ET ILLUSION

QUESTION — Mais qui crée l'Univers, chaque fois qu'il renaît ?

LE THÉOSOPHE — Personne ne le crée. La science donnerait à ce qui vous apparaît comme création le nom d'évolution ; les philosophes pré-chrétiens et les Orientaux l'appelaient émanation ; nous, occultistes et théosophes, nous n'y voyons que le processus par lequel la seule réalité universelle et éternelle projette un reflet d'elle-même sur les profondeurs infinies de l'Espace, pour la durée d'une période limitée. Ce reflet, que vous regardez comme l'univers objectif et matériel, nous le considérons comme une illusion temporaire et rien de plus. Seul ce qui est éternel est réel.

QUESTION — Dans ce cas, vous et moi sommes aussi des illusions.

LE THÉOSOPHE — En tant que personnalités éphémères — aujourd'hui celle-ci, demain celle-là — c'est bien ce que nous sommes. Appelleriez-vous les éclairs soudains de l'aurore boréale, qui illumine le ciel septentrional, une « réalité » ,


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quoiqu'elle soit aussi réelle que possible pendant que vous la regardez ? Certainement non ; la seule réalité est la cause qui la produit, si celle-ci est permanente et éternelle, tandis que l'effet n'est qu'une illusion passagère.

QUESTION — Tout cela ne m'explique pas comment se produit cette illusion appelée l'univers ; comment le conscient appelé à être arrive à se manifester à partir de l'inconscience qui est ?

LE THÉOSOPHE — C'est l' inconscience seulement pour notre conscience finie. En vérité nous pourrions paraphraser ainsi les paroles de saint Jean (l, 5) : « Et la lumière (Absolue — qui est ténèbres) brille dans les ténèbres (c'est-à-dire la lumière matérielle illusoire) ; et les ténèbres ne la comprirent pas » . Cette lumière absolue est également loi absolue et immuable. Que ce soit par rayonnement, ou par émanation — ne nous disputons pas sur les termes — l'univers sort de sa subjectivité homogène pour se déployer sur le premier plan de la manifestation, laquelle en comporte sept, nous enseigne-t-on. En passant d'un plan à l'autre, l'univers devient de plus en plus dense et matériel, jusqu'à ce qu'il atteigne celui-ci (le nôtre) dont le seul monde qui soit approximativement connu et compris, dans sa composition physique, par la science, est notre système planétaire ou solaire, qui est, nous dit-on, sui generis.

QUESTION — Que voulez-vous dire par sui generis ?

LE THÉOSOPHE — Ceci : bien que la loi fondamentale et l'opération universelle des lois de la Nature soient uniformes, notre système solaire, ainsi que tout autre système similaire parmi les millions de tous ceux qui se trouvent dans le Cosmos, et même notre Terre, possède chacun son propre programme de manifestation, qui diffère du programme respectif de chacun des autres systèmes. Nous parlons des habitants des autres planètes, et nous nous imaginons que si ce sont des hommes, c'est-à-dire des entités pensantes, ils doivent être semblables à nous. L'imagination débordante des poètes, des peintres et des sculpteurs ne manque jamais de représenter les anges eux-mêmes sous la forme


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humaine idéalisée, avec des ailes en plus. Nous disons que tout ceci n'est qu'erreur et illusion ; car, si l'on trouve déjà sur notre petite terre une telle variété dans la flore, la faune et l'espèce humaine — depuis l'algue jusqu'au cèdre du Liban, depuis la méduse jusqu'à l'éléphant, depuis le Bushman et le sauvage d'Afrique jusqu'à l'Apollon du Belvédère — il suffirait d'un changement dans les conditions cosmiques et planétaires pour que se développent des formes toutes différentes de flore, de faune et d'humanité. Les mêmes lois façonneront un ensemble entièrement différent de choses et d'êtres, même sur notre plan, auquel appartiennent aussi toutes nos planètes. Dans ce cas, combien plus différente encore doit être la nature extérieure dans d'autres systèmes solaires ! Et comme il est vain de vouloir juger des autres étoiles, des autres mondes, et des autres êtres humains d'après ce que nous savons des nôtres, comme le fait la science physique !

QUESTION — Mais sur quelles données vous fondez-vous pour avancer une telle chose ?

LE THÉOSOPHE — La science ne les acceptera jamais comme preuves car c'est par les témoignages accumulés d'une lignée sans fin de Voyants que ces faits ont été attestés. Leurs visions spirituelles — fondées sur de véritables explorations accomplies au moyen des sens physiques et spirituels, et par le canal de ces sens, libérés des entraves de la chair aveugle — ont été systématiquement vérifiées et comparées les unes avec les autres, et leur nature a été soigneusement examinée. Tout ce que n'a pas corroboré l'expérience unanime et collective a été rejeté, tandis que seul a été enregistré comme vérité établie ce qui s'est révélé en accord parfait — et a reçu constamment de nouvelles confirmations — à diverses époques, sous des latitudes différentes, et tout au long d'une incroyable succession d'observations incessantes. Les méthodes employées par nos savants et par nos étudiants des sciences psycho-spirituelles ne diffèrent guère de celles des étudiants des sciences naturelles et physiques, comme vous le voyez. La seule différence tient à ceci : les domaines que nous explorons se trouvent sur deux plans différents, et nos instruments ne sont pas faits de mains humaines ; pour cette raison peut-être


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n'en sont-ils que plus sûrs. Les cornues, les accumulateurs et les microscopes du chimiste et du naturaliste peuvent devenir hors d'usage ; le télescope et les instruments d'horlogerie de l'astronome peuvent se détériorer ; nos instruments de mesure, au contraire, sont en dehors de l'influence des conditions météorologiques ou des éléments.

QUESTION — C'est pourquoi vous avez une foi implicite en eux ?

LE THÉOSOPHE — Foi est un mot qui ne se trouve dans aucun dictionnaire théosophique ; nous disons connaissance basée sur l'observation et sur l'expérience. Il y a cette différence cependant : tandis que l'observation et l'expérience des sciences physiques conduisent les savants à presque autant d' « hypothèses de travail » qu'il y a de cerveaux pour les élaborer, notre connaissance, au contraire, ne consent à ajouter à son acquis que des faits qui sont devenus indéniables, et que l'on a pleinement et absolument démontrés. Nous n'avons pas deux croyances ou deux hypothèses sur le même sujet.

QUESTION — Est-ce sur la base de telles données que vous avez été amené à accepter les étranges théories que l'on trouve dans le Bouddhisme ésotérique ?

LE THÉOSOPHE — Précisément. Ces théories sont peut-être légèrement incorrectes dans les détails mineurs, et même défectueuses dans l'exposé qu'en font les étudiants non initiés (ou « laïques » ), néanmoins, ce sont des faits de la nature, et ils sont plus près de la vérité qu'aucune hypothèse scientifique.

LA CONSTITUTION SEPTUPLE DE NOTRE PLANÈTE

QUESTION — J'ai cru comprendre que vous enseigniez que notre terre faisait partie d'une chaîne de terres ?

LE THÉOSOPHE — C'est exact. Mais les six autres « terres » , ou


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globes, ne se trouvent pas sur le même plan d'objectivité que notre terre ; c'est pourquoi nous ne pouvons pas les voir.

QUESTION — Est-ce à cause de leur grande distance de la nôtre ?

LE THÉOSOPHE — Pas du tout, puisque nous voyons à l'œil nu des planètes éloignées, et même des étoiles qui sont à des distances infiniment plus grandes ; si nous ne percevons pas ces six globes c'est qu'ils se trouvent hors de la portée de nos moyens physiques de perception, en dehors de notre plan d'existence. Non seulement leur densité matérielle, leur masse et leur texture, sont totalement différentes de celles de notre terre et des autres planètes connues, mais ces globes sont (pour nous), pour ainsi dire, dans une couche de l'espace entièrement différente, une couche que nous ne pouvons ni percevoir ni sentir au moyen de nos sens physiques. Et, bien que je dise « couche » , ne laissez pas votre imagination vous suggérer des couches superposées les unes au-dessus des autres, à la manière de strates, car cela ne ferait que vous conduire à une autre conception erronée et absurde. Ce que je veux dire par « couche » c'est un plan de l'espace infini qui, par sa nature même, n'est pas susceptible d'entrer dans le champ de nos perceptions ordinaires à l'état de veille (qu'elles soient mentales ou physiques), mais qui existe dans la nature en dehors du champ normal de notre mentalité ou de notre conscience, en dehors de notre espace à trois dimensions, ainsi que de nos divisions du temps. Chacun des sept plans fondamentaux (ou couches) de l'espace — en considérant, bien entendu, ce dernier comme un tout, comme l'espace pur, selon la définition de Locke, et non comme notre espace fini — a sa propre objectivité et sa propre subjectivité, son propre espace et son propre temps, et est caractérisé par son propre type de conscience, et son propre ensemble de sens. Mais tout cela sera peu intelligible à celui dont l'esprit a été formé selon les méthodes de la pensée moderne.

QUESTION — Que voulez-vous dire par un ensemble différent de sens ? N'existe-t-il par sur notre plan humain d'illustration dont vous puissiez vous servir pour donner une idée plus claire de ce que vous


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voulez dire par cette variété de sens, d'espaces et de perceptions respectives ?

LE THÉOSOPHE — II n'en existe pas, sauf peut-être une qui fournirait assez facilement à la science l'occasion de développer un argument contre nous. Nous avons, n'est-ce pas, à l'état de rêve un ensemble de sens tout différent ? Nous sentons, parlons, entendons, voyons, goûtons et agissons en général sur un plan différent. Le changement qui s'opère dans notre état de conscience est prouvé par le fait qu'une série d'actions et d'événements s'étendant, nous semble-t-il, sur une période de plusieurs années, traverse en images notre mental en l'espace d'un instant. Eh bien ! cette rapidité extrême de nos opérations mentales pendant nos rêves, alors que toutes nos autres fonctions sont dans un état parfaitement naturel, nous démontre que nous nous trouvons sur un plan tout à fait différent. Notre philosophie nous enseigne que, de même qu'il existe sept forces fondamentales dans la nature et sept plans de l'être, il y a aussi sept états de conscience dans lesquels l'homme peut vivre, penser, se souvenir et exister. Il est impossible de les énumérer ici et, pour les connaître, il faut se livrer à l'étude de la métaphysique orientale. Mais l'analyse de ces deux états — de veille et de rêve — donne une preuve suffisante pour le commun des mortels, depuis le savant philosophe jusqu'au pauvre sauvage ignorant, que de tels états diffèrent.

QUESTION — Vous n'accepterez donc pas les explications bien connues offertes par la biologie et la physiologie pour rendre compte de l'état de rêve ?

LE THÉOSOPHE — Non. Nous rejetons même les hypothèses de vos psychologues, et leur préférons les enseignements de la Sagesse orientale. Nous croyons à sept plans de l'être Kosmique, ainsi qu'à sept états de Conscience, en ce qui concerne l'univers ou le macrocosme, mais nous nous arrêtons au quatrième plan, car nous estimons qu'il n'est pas possible d'aller au-delà de celui-ci avec une certitude quelconque. Quant au microcosme, ou l'homme, nous discutons librement de ses sept états et principes.


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QUESTION — Quelles explications en donnez-vous ?

LE THÉOSOPHE — Nous trouvons, tout d'abord, deux êtres distincts dans l'homme — l'être spirituel et l'être physique ; l'homme qui pense et l'homme qui enregistre tout ce qu'il peut assimiler de ces pensées. Nous le divisons, par conséquent, en deux natures distinctes : la supérieure (ou l'être spirituel), qui se compose de trois « principes » , ou aspects, et l'inférieure, (ou le quaternaire physique), qui est formée de quatre principes — ce qui nous donne bien, en tout, sept principes.

LA NATURE SEPTUPLE DE L'HOMME

QUESTION — Est-ce là ce qu'on appelle l'Esprit et l'Âme, d'une part, et l'homme de chair, d'autre part ?

LE THÉOSOPHE — Non. Ceci est l'ancienne division platonicienne. Platon, étant un Initié, ne pouvait pas entrer dans des détails défendus ; mais quiconque connaît la doctrine archaïque retrouvera les sept principes dans les diverses combinaisons de l'Âme et de l'Esprit faites par Platon. Il considérait l'homme comme étant constitué essentiellement de deux parties : l'une éternelle, formée de la même essence que l'Absoluité, l'autre, mortelle et corruptible, tirant ses parties constituantes des dieux « créés » , d'ordre mineur. Pour lui, l'homme était composé : 1° d'un corps mortel ; 2° d'un principe immortel ; et 3°  « d'une sorte d'Âme mortelle et séparée » . C'est ce que nous appelons respectivement l'homme physique, l'Âme Spirituelle ou Esprit (Noûs), et l'Âme animale (psuchè). C'est la division qui a été adoptée par Paul (un autre Initié) qui, pour sa part, affirme qu'il existe un corps psychique, semé dans le corruptible (il s'agit en l'occurrence de l'âme astrale, ou du corps astral), et un corps spirituel constitué d'une substance incorruptible. Jacques lui-même corrobore cette assertion quand il dit (III, 15) que la


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« sagesse » (de notre âme inférieure) n'est pas venue d'en haut, mais qu'elle est terrestre (« psychique » et « démoniaque » , comme l'ajoute le texte grec), tandis que l'autre est la sagesse céleste. Bien que Platon, et même Pythagore, ne parlent que de trois « principes » , il est si évident qu'ils leur attribuent sept fonctions différentes dans leurs diverses combinaisons qu'il suffit de comparer nos enseignements avec les leurs pour nous en rendre compte. Donnons un aperçu rapide de ces sept aspects au moyen des tableaux suivants :

DIVISION THÉOSOPHIQUE

LE QUATERNAIRE INFÉRIEUR

Termes sanskrits

Signification exotérique

Explication


(a) Rûpa, ou sthûla
     sharîra


(a) Corps physique


(a) C'est le véhicule de tous les autres "principes" pendant la vie.


(b) Prâna


(b) Vie, ou principe vital


(b) Nécessaire seulement à a,c,d, ainsi qu'aux fonctions du Manas inférieur qui englobent toutes celles qui sont limitées au cerveau (physique).


(c) Linga sharîra<o:p></o:p>


(c) Corps astral


(c) Le Double, le corps fantôme.


(d) Kâmarûpa


(d) Le siège des désirs et passions animaux


(d) C'est le centre de l'homme animal, où se trouve la ligne de démarcation qui sépare l'homme mortel de l'entité immortelle.

 

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LA TRIADE SUPÉRIEURE IMPÉRISSABLE

Termes sanskrits

Signification exotérique

Explication


(e) Manas - un principe double dans ses fonctions.


(e) Mental, Intelligence ; le mental humain supérieur dont la lumière ou le rayonement unit, durant la vie, la MONADE à l'homme mortel.


(e) L'état futur et la destinée       karmique de l'homme dépendent du devenir de Manas, selon qu'il descend plus bas, vers kâmarûpa, le siège des passions animales, ou qu'il s'élève en gravitant vers Buddhi, l'Ego spirituel. Dans ce dernier cas, la conscience supérieure des aspirations spirituelles individuelles du mental (Manas), assimilant Buddhi, est absorbée par ce principe et constitue l'Ego, qui entre dans la béatitude dévachanique (*).


(f) Buddhi


(f) L'Âme Spirituelle


(f) Le véhicule de l'esprit pur et universel.


(g)Âtma


(g) L'Esprit


(g) Un avec l'Absolu (du fait qu'il en est le rayonnement).

(*) Dans le Bouddhisme ésotérique de M. Sinnett, d, e, et f, s'appellent respectivement l'Âme animale, l'Âmee humaine, et l'Âme spirituelle, ce qui est aussi correct. Bien que les principes soient numérotés dans le Bouddhisme ésotérique, cette numérotation est, strictement parlant, inutile. Seule la Monade avec ses deux aspects (Âtma-Buddhi) peut être considérée comme correspondant aux deux nombres les plus élevés (le 6e et le 7e principes). En ce qui concerne tous les autres, aucune numérotation n'est possible en général, puisqu' on ne doit considérer comme premier que le « principe » qui est prédominant dans l'homme. Chez certains hommes, c'est l'Intelligence supérieure (Manas ou le 5e principe) qui domine, chez d'autres, c'est l'Âme animale (kamarûpa) qui règne par-dessus tout, et manifeste les instincts les plus bestiaux, etc.

Maintenant, qu'enseigne Platon ? II parle de l'homme intérieur comme étant constitué de deux parties — l'une immuable et toujours identique, formée de la même substance que la Divinité, et l'autre mortelle et corruptible (l). Ces « deux parties » correspondent respectivement à notre Triade supérieure et à notre quaternaire inférieur (voir le tableau). Il explique que, « toutes


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les fois que l'Âme (psuchè) prend comme allié le Noûs » — l'esprit divin ou la substance divine (2) — « (...) elle mène toute chose avec rectitude et bonheur ; mais si elle s'associe à anoia » — la déraison, ou l'Âme animale et irrationnelle — « c'est tout le contraire qu'elle produit comme effet » (3). Nous avons donc ici Manas (ou l'Âme en général) sous ses deux aspects : en s'attachant à anoia (notre kamarûpa, l'« Âme animale », dans le Bouddhisme ésotérique), il se précipite vers l'annihilation complète, pour ce qui est de l'Ego personnel ; au contraire, en s'alliant au Nous (Âtma-Buddhi) il se fond dans l'Ego immortel et impérissable, et sa conscience spirituelle de la personnalité qui fut devient alors immortelle.

DISTINCTION ENTRE L'ÂME ET L'ESPRIT

QUESTION — Enseignez-vous vraiment, comme vous en accusent certains spirites français et anglo-saxons, l'annihilation de chaque personnalité ?

LE THÉOSOPHE — Nullement. Nos adversaires ont répandu cette absurde accusation, parce que cette question de dualité — l'individualité de l'Ego divin et la personnalité de l'animal humain — implique celle de la possibilité de l'apparition de l'Ego réel et immortel dans les séances médiumniques sous la forme d'un « esprit matérialisé » , ce que nous nions, comme nous l'avons déjà expliqué.

QUESTION — Vous avez dit que psuchè se précipite vers son annihilation complète en s'attachant à anoia. Qu'est-ce que Platon a voulu dire, et vous-même qu'entendez-vous par là ?


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LE THÉOSOPHE — Ceci, je crois : l'annihilation complète de la conscience personnelle, qui est un cas rare et exceptionnel. La règle générale et presque invariable est la fusion de la conscience personnelle dans la conscience individuelle ou immortelle de l'Ego, c'est-à-dire une transformation ou une transfiguration divine, et l'annihilation complète du quaternaire inférieur seulement. Croyez-vous que l'homme de chair ou la personnalité temporaire, son ombre, l' « astral  » , ses instincts animaux et même sa vie physique, puissent survivre avec l' « Ego spirituel » , et devenir sempiternels ? Naturellement tout cela cesse d'exister au moment de la mort du corps, ou peu après, et avec le temps se désagrège entièrement et disparaît de la vue, annihilé en tant qu'entité.

QUESTION — Alors vous niez aussi la possibilité de la résurrection de la chair ?

LE THÉOSOPHE — Absolument ! Comment nous, qui croyons à la philosophie ésotérique archaïque des Anciens, pourrions-nous accepter les spéculations non philosophiques de la théologie chrétienne ultérieure, empruntées aux systèmes exotériques égyptien et grec des gnostiques ?

QUESTION — Les Égyptiens révéraient les esprits de la Nature et déifiaient même les oignons ; vos hindous sont des idolâtres encore aujourd'hui ; les zoroastriens adoraient le Soleil et l'adorent encore, et les meilleurs d'entre les philosophes grecs étaient soit des rêveurs soit des matérialistes, exemples : Platon et Démocrite. Comment pouvez-vous donc les comparer aux chrétiens ?

LE THÉOSOPHE — II se peut que vos catéchismes modernes de théologie chrétienne, et même de Science, enseignent de telles choses, mais les esprits impartiaux ont une autre compréhension. Les Égyptiens révéraient l' « Un seul et unique » sous le nom de Nout ; et c'est de ce mot qu'Anaxagore forgea son terme Noûs ou, comme il l'appelle, NouV autokrathV , « le Mental, ou l'Esprit, qui tient de lui-même sa puissance », l' arch  thV  kinhsewV , le principe directeur de tout mouvement, ou primum mobile de tout. Pour lui le Nous était Dieu, et le logos était l'homme, son


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émanation. Le Noûs est l'esprit (dans le Kosmos, comme dans l'homme), et le logos, qu'on le considère comme l'Univers ou comme le corps astral, est l'émanation du premier, tandis que le corps physique n'est que l'aspect animal. Nos pouvoirs extérieurs perçoivent les phénomènes ; notre Noûs seul est capable de reconnaître leurs noumènes. C'est le logos seul, ou le noumène, qui survit, parce qu'il est immortel dans sa nature même et dans son essence ; dans l'homme, le logos est l'Éternel EGO qui se réincarne et dure à jamais. Mais comment l'ombre éphémère et extérieure, c'est-à-dire le vêtement temporaire de cette Émanation divine qui retourne à la source d'où elle est venue, peut-elle être ce qui ressuscitera incorruptible ?

QUESTION — Je ne vois cependant pas comment vous pouvez vous défendre de l'accusation d'avoir inventé une nouvelle division des constituants spirituels et psychiques de l'homme, car aucun philosophe n'en fait mention, bien que vous croyiez que Platon en ait parlé.

LE THÉOSOPHE — Et je maintiens ce que j'ai dit. En dehors de Platon, on peut citer également Pythagore qui a suivi la même division (4). Il a décrit l'Âme comme une Unité (monade) capable de se mouvoir elle-même, composée de trois éléments : — Noûs (l'Esprit), phrên (le mental) et thumos (la vie, le souffle ou le nephesh des cabalistes) (5). Ces trois éléments correspondent respectivement à notre « Âtma-Buddhi » (l'Âme-Esprit supérieur), à Manas (l'Ego) et à kâmarûpa conjointement avec le reflet inférieur de Manas. Ce que les anciens philosophes grecs appelaient Âme, en général, nous l'appelons Esprit, ou Âme spiri-


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tuelle, Buddhi, considérée comme le véhicule d'Âtma, (l'Agathon, ou la Divinité Suprême de Platon). Le fait que Pythagore, et d'autres avec lui, affirment que nous partageons phrên et thumos avec les animaux prouve que, dans ce cas, il s'agit, d'une part, du reflet inférieur de Manas (l'instinct) et, d'autre part, de kâmarûpa (les passions animales vivantes). Et, comme Socrate et Platon acceptèrent également le sens de ces termes et s'y conformèrent, si, aux cinq divisions suivantes : Agathon (la Déité, ou Âtma), Psuchè (l'Âme prise au sens collectif), Noûs (l'Esprit ou le Mental), phrên (le mental physique) et thumos (kâmarûpa, ou les passions) nous ajoutons l'eidolon des Mystères (la forme-ombre, ou le double humain) et le corps physique, il nous est facile de démontrer que les idées de Pythagore et de Platon sont identiques aux nôtres. Même les Égyptiens avaient adopté la division septuple. Ils enseignaient que l'Âme (l'Ego), à sa sortie du corps, devait passer par ses sept chambres, ou principes, comprenant aussi bien ceux qu'elle abandonnait que ceux qu'elle emmenait avec elle. Pour comprendre la différence qui peut exister avec nos enseignements, il ne faut pas perdre de vue que la peine attachée à la révélation des doctrines enseignées pendant les Mystères était la mort : c'est pourquoi les Anciens n'énonçaient la doctrine que dans ses grandes lignes, tandis que nous la développons et l'expliquons dans ses détails. Néanmoins, bien que nous en divulguions autant qu'il nous est permis de le faire, même dans ce que nous enseignons maints détails importants sont omis, détails qu'ont seuls le droit de connaître ceux qui étudient la philosophie ésotérique et ont prêté le serment de silence.

ENSEIGNEMENTS GRECS

QUESTION — Nous avons d'admirables érudits en grec et en latin, en sanskrit et en hébreu. Comment se fait-il que nous ne trouvions rien dans leurs traductions qui nous fournisse un indice de ce que vous dites ?

LE THÉOSOPHE — Parce que vos traducteurs, malgré leur grand savoir, ont fait des philosophes — et surtout des philosophes


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grecs — des auteurs obscurs au lieu des mystiques (6) qu'ils sont. Prenez comme exemple Plutarque et lisez ce qu'il dit sur les « principes » de l'homme. On prend ce qu'il dit au sens littéral et on l'attribue à la superstition métaphysique et à l'ignorance. Permettez-moi d'illustrer ceci en le citant : « L'homme » , dit Plutarque, « est un être composé, mais ceux-là se trompent qui le croient composé de deux parties seulement. Car ils s'imaginent que l'entendement » — l'intellect cérébral — « fait partie de l'âme » — la Triade supérieure ; « en cela, ils ne sont pas moins dans l'erreur que ceux qui considèrent que l'âme fait partie du corps » — c'est-à-dire qui envisagent la Triade comme faisant partie du quaternaire mortel et corruptible. « Car l'entendement (noûs) est autant supérieur à l'âme, que l'âme est meilleure et plus divine que le corps. Or, cette composition de l'âme yuch  avec l'entendement nouV forme la raison, tandis qu'avec le corps (ou thumos, l'âme animale) elle forme les passions ; de ces deux compositions, la seconde est le commencement ou principe du plaisir et de la douleur, et la première celui de la vertu et du vice. De ces trois parties jointes et unies ensemble, la terre a fourni le corps, la lune l'âme, et le soleil l'entendement dans la genèse de l'homme » (7).


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Cette dernière phrase est purement allégorique, et seuls la comprendront ceux qui sont versés dans la science ésotérique des correspondances et qui savent quelle planète est en rapport avec chaque principe. Plutarque divise les principes en trois groupes. Il fait du corps un composé de l'organisme physique, de l'ombre astrale et du souffle : c'est la partie inférieure, triple dans sa nature, qui a été « prise à la terre et qui retourne à la terre » . Le second groupe comprend le principe intermédiaire et l'âme instinctive : il provient de la lune, est élaboré par elle et subit en permanence son influence (8). Enfin, c'est seulement la partie supérieure, ou l'Âme spirituelle, contenant en elle-même les éléments Âtmique et Manasique, qu'il fait émaner directement du Soleil, lequel représente ici l'Agathon, la Déité Suprême. Cela est prouvé par ce que dit Plutarque dans le passage suivant :

 

« Quant à la mort que nous subissons, une première transition fait passer l'homme de trois éléments à deux, et une seconde de deux éléments à un seul, la première a lieu dans la région terrestre qui est sous la juridiction de Dèmèter — c'est pourquoi le mot qui veut dire « mourir » (teleutan) ressemble au mot qui signifie « être initié à ses mystères » (telein). D'ailleurs, les Athéniens appelaient jadis les morts les sujets de Dèmèter. Quant à la seconde mort, elle a lieu dans la lune, domaine de Perséphone (9). »

Voilà exposée notre doctrine qui présente l'homme comme une entité septuple durant la vie ; un composé de cinq principes immédiatement après la mort, en kâma loka, et un Ego triple, Âme-Esprit et conscience en devachan. Cette séparation, qui s'accomplit d'abord dans les « Prairies de l'Hadès » , comme Plutarque appelle le kâma loka, et ensuite en devachan, faisait partie des cérémonies des Mystères sacrés, pendant lesquels les candidats à l'initiation jouaient le drame entier de la mort, et de la résurrection comme un esprit glorifié — mot par lequel nous désignons la Conscience. Ainsi l'entend Plutarque quand il dit :


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« À la première déesse est associé l'Hermès terrestre, à la seconde l'Hermès céleste. La première dissocie l'âme du corps rapidement et avec violence ; mais Perséphone désunit doucement, et dans un long laps de temps, l'entendement de l'âme (10). Pour cette raison, elle s'appelle Monogénès, seule engendrée, ou plutôt, celle dont l'enfant est unique car la meilleure partie de l'homme vient à naître seule, lorsque la déesse l'a séparée. Or, chacune de ces deux séparations se produit de façon naturelle comme il suit. Il est décrété par le Destin (fatum ou karma) qu'en quittant le corps chaque âme, pourvue ou non de l'entendement (mental), erre pendant un certain temps, qui n'est cependant pas le même pour toutes, dans la région qui se trouve située entre la terre et la lune (kâma loka) (11). Car les âmes qui ont été injustes et impures subissent alors la punition due à leurs délits. Mais celles qui ont été bonnes et vertueuses sont retenues jusqu'à ce qu'elles soient purifiées, comme purgées par un souffle d'air, de tous les miasmes dont elles se sont chargées par l'effet de la contagion du corps, comme d'une source malsaine, et elles demeurent dans la région la plus douce de l'atmosphère, appelée les Prairies de l'Hadès, pour y rester pendant un temps bien déterminé. Ensuite, comme si elles retournaient dans leur patrie après un pèlerinage ou un long exil, elles goûtent une joie analogue à celle des initiés aux Mystères Sacrés, joie mêlée de confusion et de saisissement et pleine de l'attente du bonheur espéré (12) » .

C'est une béatitude nirvânique, et nul théosophe ne saurait décrire en un langage plus clair (bien qu'ésotérique) les joies mentales du devachan, où chacun se trouve dans le paradis que sa conscience a créé. Mais il faut se garder de l'erreur générale où tombent trop de nos théosophes. Ne vous imaginez pas, sous prétexte que l'homme est appelé un être septuple, puis quintuple, et enfin une triade, qu'il soit un composé de sept, de cinq, ou


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même de trois entités, ou, comme l'a bien exprimé un auteur théosophe, qu'il ait un tel nombre de peaux qu'on pourrait séparer comme des pelures d'oignon. Car, ainsi que nous l'avons déjà dit, à l'exception du corps, de la vie, et de l'eidolon astral, qui se dispersent tous trois au moment de la mort, les « principes » sont tout simplement des aspects et des états de conscience. Il n'y a qu'un seul homme réel, permanent pendant tout le cycle de vie, et immortel dans son essence, sinon dans sa forme : et c'est Manas, l'homme-Mental,ou la Conscience incorporée. L'objection soulevée par les matérialistes qui nient la possibilité que le mental et la conscience agissent sans la matière est sans valeur pour nous. Nous ne nions pas le caractère raisonnable de leur objection, mais nous demandons simplement à nos adversaires : « Connaissez-vous tous les états de matière, vous qui, jusqu'à présent, n'en avez reconnu que trois ? Et comment savez-vous que ce que nous nommons la CONSCIENCE ABSOLUE, ou le Divin à jamais invisible et inconnaissable, n'est pas l'universelle matière-Esprit, ou l'Esprit-matière dans son infinitude absolue — même si cette réalité échappe à jamais à notre conception humaine limitée. C'est donc un des aspects les plus inférieurs de cet Esprit-matière — et même un aspect fractionné, si on le considère dans ses manifestations manvantariques — qui constitue l'Ego conscient qui se crée son propre paradis, paradis d'halluciné, peut-être, mais néanmoins un état de béatitude.

QUESTION — Mais qu'est-ce que le devachan ?

LE THÉOSOPHE — Littéralement le « pays des dieux » ; une condition ou un état de béatitude mentale. Au point de vue philosophique, c'est une condition mentale analogue au rêve, mais infiniment plus vive et plus réelle que le plus saisissant des rêves. C'est l'état après la mort que connaissent la plupart des mortels.


NOTES DU CHAPITRE VI

(l) Voir Tlmée, 69 (N.d.T.).

(2) Paul appelle « Esprit » le Noûs de Platon, mais, puisque cet esprit est « substance » , il s'agit évidemment de Buddhi, et non d'Âtma, qui, au point de vue philosophique, ne peut être en aucun cas qualifié de « substance » . Nous avons inclus Âtma dans les « principes » humains pour ne pas causer plus de confusion. En réalité ce n'est pas un principe « humain », mais le principe absolu, universel, dont Buddhi, l'Esprit-Âme, est le véhicule.

(3) Les Lois, 897 a-b, extraits (N.d.T.).

(4) « Platon et Pythagore » , a dit Plutarque, « divisent l'âme en deux parties : l'âme rationnelle (noétique) et l'âme irrationnelle (agnoïa) ; cette partie de l'âme humaine qui est rationnelle est éternelle, car, bien qu'elle ne soit pas Dieu, elle est cependant le produit d'une déité éternelle ; mais la partie de l'âme qui est privée de raison (agnoïa) est mortelle » {De placitis philosophorum, IV, 4, 7, (N.d.T.)]. Le terme moderne agnostique, vient d'agnosis, un mot de la même famille. Nous nous demandons comment M. Huxley, l'auteur de ce terme, a bien pu croire que sa grande intelligence était liée à l'« âme privée de raison » , qui est mortelle ? Est-ce là l'effet d'une humilité exagérée de ce matérialiste moderne ?

(5) Diogène Laërce, Vitae, VIII, 1, 30 (N.d.T.).

(6) H.P.B. fait ici un jeu de mots, intraduisible en français, en opposant à l'épithète mystic (mystique) le mot misty (obscur, vague, fumeux) (N.d.T.)

(7) Dans Isis Dévoilée (édition originale, 2° vol., pp. 283-4) Mme Blavatsky a déjà cité ce remarquable passage qui apparaît comme il suit dans le texte original :
«... l'homme est un être composé, mais ceux-là se trompent qui le croient composé de deux parties seulement. Car ils s'imaginent que l'entendement (noûs) est, en quelque sorte, une partie de l'âme (psuchè) et, en cela, ils ne sont pas moins dans l'erreur que ceux qui considèrent que l'âme est une partie du corps (sôma) ; car l'âme est autant supérieure au corps que l'entendement est meilleur et plus divin que l'âme. Or, du mélange (mixis) du corps et de l'âme, résulte l'aspect irrationnel (alogon) et affectif {pathètikon), tandis que la rencontre (sunodos) de l'entendement et de l'âme donne naissance à la raison (logos) ; de ces deux compositions, la première est la source, ou principe (archè), du plaisir et de la douleur, la seconde de la vertu et du vice. Dans la composition de ces trois aspects, la terre fournit le corps, la lune l'âme, et le soleil l'entendement (tout comme il donne la lumière à la lune elle-même) pour la genèse de l'homme. » De fade quae in orbe lunae apparet, 943 (N.d.T.).

(8) Les cabalistes qui connaissent la relation entre Jéhovah, celui qui donne la vie et les enfants, et la Lune, et l'influence que celle-ci exerce sur la procréation, comprendront de quoi il s'agit, certains astrologues également.

(9) De facie, 943 a, b. (N.d.T.).

(10) Perséphone ou Proserpine représente ici le karma post mortem, qui, est-il dit, règle la séparation des « principes » inférieurs et des « principes » supérieurs — en d'autres termes, la séparation de l'âme (nephesh, le souffle de vie animale, qui reste pendant un certain temps en kâma loka) et de l'Ego (composé de trois principes supérieurs), qui entre dans l'état de devachan, ou de béatitude.

(11) Cette situation dure jusqu'à ce que le « principe » supérieur et spirituel soit séparé des principes inférieurs, qui restent en kâma loka pour y être désagrégés.

(12) Plutarque, Ibid. (N.d.T.).

chapitre suivant



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VII

DES DIFFÉRENTS ÉTATS
APRÈS LA MORT


 

L'HOMME PHYSIQUE ET L'HOMME SPIRITUEL

QUESTION—Je suis heureux de vous entendre dire que vous croyez à l'immortalité de l'âme.

LE THÉOSOPHE — Non pas à celle de l' «  âme » , mais à celle de l'Esprit divin, ou plutôt à l'immortalité de l'Ego qui se réincarne.

QUESTION — Quelle est la différence ?

LE THÉOSOPHE — Elle est très grande d'après notre philosophie. Mais c'est une question beaucoup trop complexe et difficile pour qu'on ne fasse que l'effleurer. Il nous faudra analyser chaque aspect séparément, et ensuite ensemble. Commençons par l'Esprit, si vous voulez.
Nous disons que l'Esprit (le « Père dans le secret » , selon Jésus), ou Âtman, n'est la propriété individuelle d'aucun homme, mais est l'essence Divine qui n'a ni corps ni forme, qui est impondérable, invisible et indivisible ; on peut dire de lui qu'il n'existe pas mais pourtant qu'il est, comme le disent les bouddhistes en parlant du nirvâna. Il étend son influence sur le mortel, sans être enfermé en lui. Seuls les rayons omniprésents d'Âtman — ou sa lumière — diffusés à travers Buddhi, son véhicule et son émanation directe, entrent dans l'homme et pénètrent tout son corps. C'était le sens secret des affirmations de presque tous les


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anciens philosophes quand ils disaient que « la partie rationnelle de l'âme humaine » (l) n'entrait jamais entièrement dans l'homme mais étendait sur lui son influence, d'une façon plus ou moins marquée, par l'intermédiaire de lÂme spirituelle irrationnelle, ou Buddhi (2).

QUESTION — Je pensais que seule l'« âme animale » était irrationnelle, mais non l'Âme Divine.

LE THÉOSOPHE — II faut que vous appreniez à distinguer entre ce qui est négativement ou passivement « irrationnel » , parce que dans un état non différencié, et ce qui est irrationnel parce que trop actif et positif. L'homme est un ensemble complexe d'éléments en relations mutuelles, comprenant des pouvoirs spirituels aussi bien que des forces chimiques et physiques, amenés à fonctionner par l'effet de ce que nous appelons les « principes » .

QUESTION — J'ai beaucoup lu sur ce sujet, et il me semble que les idées des anciens philosophes diffèrent considérablement de celles des cabalistes médiévaux, bien qu'elles soient parfois d'accord entre elles sur certains détails.

LE THÉOSOPHE — La différence la plus importante qui existe entre les cabalistes et nous c'est que nous croyons, comme


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l'avancent les néo-platoniciens et les enseignements orientaux, que l'Esprit (Âtma) ne descend jamais hypostatiquement dans l'homme vivant, mais qu'il déverse plus ou moins son rayonnement sur l'homme intérieur (la combinaison psychique et spirituelle formée des principes astraux). Par contre, les cabalistes prétendent que l'Esprit humain, se détachant de l'océan de lumière et de l'Esprit Universel, pénètre dans l'Âme de l'homme, et y demeure durant toute la vie, emprisonné dans la capsule astrale. Tous les cabalistes chrétiens l'affirment encore, parce qu'ils ne peuvent pas se débarrasser entièrement de leurs doctrines bibliques et anthropomorphiques.

QUESTION — Et que dites-vous ?

LE THÉOSOPHE — Nous n'admettons que la présence du rayonnement de l'Esprit (ou Âtma) dans la capsule astrale, et uniquement ce rayonnement spirituel. Nous disons que l'homme et l'Âme doivent conquérir leur immortalité en s'élevant vers l'unité à laquelle, s'ils réussissent à l'atteindre, ils se trouvent finalement liés et dans laquelle ils finissent, pour ainsi dire, par être absorbés. Après la mort, l'individualisation de l'homme dépend de l'esprit, non de l'âme et du corps. Bien que le terme « personnalité » , au sens où on l'entend d'ordinaire, soit une absurdité si on l'emploie littéralement pour désigner notre essence immortelle, cette dernière est néanmoins, en tant que notre Ego individuel, une entité distincte, immortelle et éternelle par soi-même. Ce n'est que dans le cas de magiciens noirs ou de criminels, pour qui n'existe plus aucune chance de rachat — criminels qui ont été tels pendant une longue série de vies — que le fil lumineux, qui, dès le moment de la naissance de l'enfant, relie l'esprit à l'âme personnelle, se rompt avec violence, et que l'entité désincarnée se trouve séparée de l'âme personnelle, celle-ci étant anéantie sans laisser la moindre impression d'elle-même sur la première. Si cette union entre le Manas inférieur, ou personnel, et l'Ego individuel, l'entité qui se réincarne, ne s'est pas effectuée pendant la vie, alors le premier est abandonné et doit partager le sort des animaux inférieurs, pour se dissoudre peu à peu dans l'éther et subir l'annihilation de sa personnalité. Mais, même


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alors l'Ego demeure un être distinct. Après cette vie spéciale qui, dans ce cas, est en fait inutile, il (l'Ego spirituel) ne perd qu'un seul état dévachanique, dont il aurait joui sous les traits de cette personnalité idéalisée : il se réincarne presque immédiatement, après avoir, pendant une courte période, joui de sa liberté en tant qu'esprit planétaire.

QUESTION — II est dit dans Isis Dévoilée que de tels esprits planétaires, ou de tels Anges, « les dieux des païens, ou les Archanges des chrétiens » , ne seront jamais des hommes sur notre planète.

LE THÉOSOPHE — C'est parfaitement exact. Mais au lieu de « tels esprits planétaires » , c'est certaines classes d'esprits planétaires supérieurs qu'il faudrait dire. Ces derniers ne seront jamais des hommes sur cette planète, parce que ce sont des Esprits libérés provenant d'un ancien monde qui a existé avant le nôtre, et, comme tels, ils ne peuvent re-devenir des hommes sur notre terre. Pourtant, ils revivront tous dans le prochain Mahâmanvantara (qui sera bien supérieur au présent), une fois que se sera écoulé le présent « grand Âge » ainsi que le « Pralaya de Brahmâ » (une courte période de quelque 16 chiffres) qui lui fera suite. Vous devez naturellement avoir entendu dire que la philosophie orientale nous enseigne que ce sont de tels « Esprits » emprisonnés dans des corps humains qui forment notre humanité. La différence qui existe entre les hommes et les animaux est la suivante : les animaux ne sont animés par les « principes » que d'une façon potentielle, alors que les hommes le sont effectivement (3). Voyez-vous la différence maintenant ?

QUESTION — Oui, mais cette spécialisation a été de tout temps la pierre d'achoppement des métaphysiciens.

LE THÉOSOPHE — C'est vrai. Tout l'ésotérisme de la philosophie bouddhique est basé sur cet enseignement mystérieux, que


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si peu comprennent et que tant de savants modernes parmi les meilleurs dénaturent tout à fait. Les métaphysiciens eux-mêmes ne sont que trop enclins à confondre l'effet avec la cause. Un Ego qui a gagné sa vie immortelle comme esprit restera le même soi intérieur à travers toute la série de ses renaissances sur la terre ; mais cela n'implique pas nécessairement qu'il doive rester le M. Dupont, ou M. Durand, qu'il était sur terre, ou perdre son individualité. Voilà pourquoi l'âme astrale et le corps terrestre d'un homme peuvent, dans le sombre au-delà, être absorbés dans l'océan cosmique des éléments sublimés et cesser d'avoir la conscience du dernier Ego personnel de cet homme (si cet Ego n'a pas mérité de s'élever plus haut). Et l'Ego divin peut rester néanmoins la même entité, sans subir aucun changement, bien que cette expérience terrestre vécue par son émanation puisse être totalement oblitérée dès l'instant où il se sépare de son indigne véhicule.

QUESTION — Si l'« Esprit » , ou la partie divine de l'âme, a préexisté de toute éternité comme un être distinct, ainsi que l'ont enseigné Origène, Synésius et d'autres philosophes mi-chrétiens et mi-platoniciens, et s'il est la même chose et rien de plus que l'âme métaphysiquement objective, comment peut-il être autre qu'éternel ? Dans ce cas, qu'importe-t-il que l'homme mène une vie pure ou une vie animale, s'il ne peut jamais perdre son individualité quoi qu'il fasse ?

LE THÉOSOPHE — Une telle doctrine, comme vous la présentez, n'est pas moins pernicieuse dans ses conséquences que celle de la rémission des péchés. Si l'on avait dévoilé au monde ce dernier dogme sous sa véritable lumière et dénoncé l'idée fausse que nous sommes tous immortels, on aurait, de ce fait, amélioré l'humanité.
Permettez-moi de vous répéter encore une fois : Pythagore, Platon, Timée de Locres, et l'ancienne École d'Alexandrie faisaient dériver l'Âme de l'homme (c'est-à-dire ses «  principes » et attributs supérieurs) de l'Âme Universelle du Monde, celle-ci étant, d'après leurs enseignements, AEther (Pater-Zeus). Il s'ensuit qu'aucun de ces « principes » ne peut être identifié à l'essence pure et vierge de la Monade [Monas] pythagoricienne


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— notre Âtma-Buddhi — parce que l'Anima Mundi n'est que l'effet, l'émanation subjective, ou plutôt le rayonnement de la première. L'Esprit humain (ou l'individualité) c'est-à-dire l'Ego Spirituel qui se ré-incarne, et Buddhi, l'Âme Spirituelle, sont tous deux préexistants. Mais tandis que le premier existe comme une entité distincte, une individualisation, l'âme n'existe que comme un souffle préexistant, un fragment non conscient d'un tout intelligent. À l'origine, tous deux furent formés de l'Océan Éternel de lumière ; mais, comme l'ont exprimé les Philosophes du Feu, les théosophes médiévaux, il y a dans le feu un esprit visible et un esprit invisible. Et ils faisaient une distinction entre l'anima bruta et l'anima divina. Empédocle croyait fermement que tous les hommes et tous les animaux possédaient deux âmes ; quant à Aristote, nous constatons qu'il appelle l'une l'âme raisonnante nouV [Noûs] et l'autre l'âme animale yuch [Psuchè]. Selon ces philosophes, l'âme raisonnante vient de l'intérieur de l'âme universelle, et l'autre de l'extérieur.

QUESTION — L'Âme, c'est-à-dire l'Âme humaine pensante, ou ce que vous nommez l'Ego, l'appelleriez-vous matière ?

LE THÉOSOPHE — Matière, non, mais substance, certainement. Toutefois nous n'aurions rien à objecter contre le mot « matière », pourvu qu'il fût suivi de l'adjectif « primordiale ». Cette matière, disons-nous, est co-éternelle avec l'Esprit ; elle n'est pas notre matière visible, tangible et divisible, mais son état sublimé au plus haut point. L'Esprit pur ne diffère que d'un degré du non-Esprit, ou du tout absolu. À moins que vous n'admettiez que l'homme a été produit par émanation à partir de cette matière-Esprit primordiale et qu'il représente une échelle régulière et progressive de « principes » , depuis le méta-Esprit jusqu'à la matière la plus grossière, comment pourrait-on jamais arriver à considérer l'homme intérieur comme immortel et en même temps comme une Entité spirituelle et un homme mortel ?


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QUESTION — Mais pourquoi alors ne pas croire en un Dieu qui serait une telle Entité ?

LE THÉOSOPHE — Parce que ce qui est infini et inconditionné ne peut avoir de forme et ne peut être un être — du moins selon toute philosophie orientale digne de ce nom. Une « entité » est immortelle, mais elle ne l'est que dans son essence ultime, non dans sa forme individuelle. Arrivée au dernier point de son cycle, elle est absorbée dans sa nature primordiale et elle devient esprit, perdant alors son nom d'Entité.
En tant que forme, l'immortalité de l'entité est limitée à son cycle de vie, le Mahâmanvantara ; celui-ci écoulé, elle est indissolublement unie avec l'Esprit Universel et identique à lui, en cessant d'être une Entité distincte. Quant à l'Âme personnelle, c'est-à-dire l'étincelle de conscience qui conserve dans l'Ego Spirituel l'idée du « Moi » personnel de l'incarnation précédente, elle ne dure, en tant que souvenir séparé et distinct, que jusqu'à la fin de la période dévachanique. À l'expiration de celle-ci, elle s'ajoute à la série des autres incarnations innombrables de l'Ego, comme le souvenir qui reste dans notre mémoire, à la fin de l'année, d'un seul jour parmi tous les autres. Voulez-vous lier à des conditions finies l'infinitude que vous attribuez à votre Dieu ? Seul est immortel ce qui est indissolublement cimenté par Âtma (c'est-à-dire Buddhi-Manas). L'Âme de l'homme (c'est-à-dire de la personnalité) n'est en soi ni immortelle, ni éternelle, ni divine. Comme le dit le Zohar (Vol. III, p. 616) (4) : « Quand elle est envoyée sur cette terre, l'âme se couvre d'un vêtement terrestre, pour se préserver ici-bas ; de même, elle reçoit en haut un vêtement lumineux, afin de pouvoir regarder sans préjudice dans le miroir dont la lumière provient du Seigneur de Lumière. » Le Zohar nous enseigne, en outre, que l'âme ne peut atteindre le séjour de béatitude avant d'avoir reçu le « saint baiser » : avant d'être réunie à la substance dont elle est émanée, l'esprit (5). Toutes les âmes ont une nature de dualité; et tandis


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que l'âme est un principe féminin, l'esprit est un principe masculin. Tant qu'il est emprisonné dans le corps, l'homme est une trinité, à moins qu'il ne soit souillé au point de s'être séparé complètement de l'esprit. « Malheur à l'âme qui préfère à son époux divin (l'esprit) les liens conjugaux avec son corps terrestre » , tel est l'avertissement qui figure dans le Livre des Clefs, un ouvrage hermétique. Malheur, en vérité, car rien de cette personnalité ne restera à inscrire sur les tablettes impérissables de la mémoire de l'Ego.

QUESTION — Mais comment ce qui, de votre aveu, est de substance identique au divin, même sans avoir été insufflé par Dieu dans l'homme, pourrait ne pas être immortel ?

LE THÉOSOPHE — Chaque atome, chaque particule de matière (et non seulement de substance), est impérissable dans son essence, mais non pas dans sa conscience individuelle. L'immortalité n'est rien d'autre qu'une conscience ininterrompue de soi, et la conscience personnelle ne peut guère durer plus longtemps que la personnalité elle-même, n'est-ce pas ? Une telle conscience, comme je vous l'ai déjà dit, ne survit que pendant toute la durée du devachan ; celle-ci terminée, elle est réabsorbée, d'abord dans la conscience individuelle, puis dans la conscience universelle. Demandez plutôt à vos théologiens comment il peut se faire qu'ils interprètent si mal les Écritures juives. Lisez la Bible et vous verrez que les auteurs du Pentateuque, tout particulièrement de la Genèse, n'ont jamais considéré nephesh — ce que Dieu insuffle à Adam (Gen. 2, 7) — comme l'âme immortelle. En voici quelques exemples : «  Et Dieu créa... chaque nephesh [vie] qui se meut » (Gen. l, 21), le texte signifiant par là les animaux. Ensuite, il est dit : « Et l'homme devint un nephesh » , (une âme vivante), (Gen. 2, 7), ce qui montre que le mot nephesh s'appliquait indifféremment à l'homme immortel et à l'animal mortel. « Et certainement je demanderai compte de votre sang, du sang de vos nepheshim (vies), j'en demanderai compte à tout animal et à tout homme » (Gen. 9, 5). « Sauve-toi pour ton nephesh »—on a traduit : « Sauve-toi, sur ta vie » (Gen. 19, 17). « Ne le tuons pas » , dit la version anglaise (Gen. 37, 21); et dans le texte


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hébre  : « Ne tuons point son nephesh » . « Nephesh pour nephesh  », dit le Lévitique (17, 8). « Celui qui frappera mortellement un homme, quel qu'il soit, sera puni de mort » , — textuellement : « Celui qui frappera le nephesh d'un homme »... (Lev. 24, 17). Aux versets 18 et suivants, on li  : « Qui frappera une bête (nephesh) mortellement la remplacera... bête pour bête » , tandis que dans le texte original il est dit : « nephesh pour nephesh » . Comment un homme pourrait-il tuer ce qui est immortel ? Ces citations nous montrent aussi pourquoi les Sadducéens niaient l'immortalité de l'âme. Elles apportent aussi une autre preuve que, très vraisemblablement, les juifs qui suivaient la loi de Moïse — ceux du moins qui n'étaient pas initiés — ne crurent jamais à la survie de l'âme.

DE L'ÉTERNITÉ DE LA RÉCOMPENSE
ET DU CHÂTIMENT?
ET DU NIRVÂNA

QUESTION —Il est à peine nécessaire, je suppose, de vous demander si vous croyez aux dogmes chrétiens du paradis et de l'enfer, ou aux récompenses et châtiments futurs, tels que l'enseigne l'orthodoxie des Églises.

LE THÉOSOPHE — Nous les rejetons absolument tels qu'ils sont décrits dans vos catéchismes ; et nous rejetons par-dessus tout leur caractère éternel. Mais nous croyons fermement à ce que nous appelons la loi de rétribution, ainsi qu'à la justice et la sagesse absolues qui guident cette loi, ou karma. Par conséquent, nous refusons catégoriquement d'accepter cette croyance, aussi cruelle que non philosophique, en une récompense ou une punition éternelle. Avec Horace nous disons :

« Ayons des lois qui contiennent notre colère,
Et punissent le crime d'une peine proportionnée ;
Mais ne fouettez pas jusqu'au sang celui qui, pour sa faute,
Ne mérite qu'un coup de lanière. »

Voilà une règle juste, et qui s'applique à tous les hommes.


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Devons-nous croire que Dieu qui, selon vous, personnifie en soi la sagesse, l'amour et la miséricorde, mérite moins ces qualités que l'homme mortel ?

QUESTION — Avez-vous d'autres raisons pour repousser ce dogme ?

LE THÉOSOPHE — Le fait de la ré-incarnation nous fournit la principale d'entre elles. Nous rejetons, comme je l'ai déjà dit, l'idée de la création d'une âme nouvelle pour chaque enfant nouveau-né ; mais nous croyons que chaque être humain est le porteur, ou le Véhicule, d'un Ego aussi ancien que tout autre Ego ; parce que tous les Ego sont de la même essence et appartiennent à l'émanation primordiale qui est issue d'un seul Ego universel et infini. Platon appelle ce dernier le logos (ou le second Dieu manifesté) ; nous l'appelons le principe divin manifesté, qui est indissociable du mental universel ou de l'âme universelle, mais qui n'est pas le Dieu personnel, anthropomorphe et extracosmique en qui croient tant de théistes. Veuillez ne pas confondre l'un avec l'autre.

QUESTION — Mais, dès que l'on accepte un principe manifesté, où est la difficulté de croire que l'âme de chaque nouveau mortel est créée par ce principe, ainsi que l'ont été toutes les âmes qui l'ont précédée ?

LE THÉOSOPHE — On ne peut pas y croire, parce que ce qui est impersonnel ne peut guère créer, tracer des plans et penser selon son bon plaisir. Étant une Loi universelle, immuable dans ses manifestations périodiques au cours desquelles il rayonne et projette dans le monde phénoménal sa propre essence au commencement de chaque nouveau cycle de vie, ce principe divin n'est pas censé créer des hommes pour se repentir quelques années plus tard de l'avoir fait. Si nous devons croire à un quelconque principe divin, ce doit être à un principe d'harmonie, de logique et de justice absolues, autant que d'amour, de sagesse et d'impartialité absolus. Un Dieu qui créerait chaque âme pour le court espace d'une vie terrestre, sans se soucier du fait que cette âme doive animer le corps d'un homme riche et heureux ou celui d'un pauvre diable souffreteux, destiné à être malheureux


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de sa naissance jusqu'à sa mort, bien qu'il n'ait rien fait pour mériter un sort si cruel, serait un démon insensé plutôt qu'un Dieu. (Voir plus loin « De la Punition de l'Ego »). Même les philosophes juifs, croyant en la Bible mosaïque (ésotériquement, bien sûr), n'ont jamais pensé une telle chose. D'ailleurs, ils croyaient, comme nous, à la ré-incarnation.

QUESTION — Pouvez-vous me donner des exemples comme preuves de ce que vous avancez ?

LE THÉOSOPHE — Certainement. Comme le dit Philon le Juif (dans De Somniis p. 455 (6)) : « L'air contient des âmes nombreuses [comme les étoiles] celles qui sont le plus attirées par la terre (...) descendent se faire lier à des corps mortels (...) ; ayant pris goût à la vie humaine, elles y reviennent en hâte —  palindromousin auqiV .  Dans le Zohar, l'âme est censée faire valoir sa liberté devant Dieu : « Seigneur de l'Univers ! Je suis heureuse dans ce monde et ne souhaite point m'en aller dans un autre, où je serai une servante, livrée à toutes sortes de pollutions » (7). La réponse de la divinité affirme la doctrine de la nécessité inéluctable, de la loi éternelle et immuable : « Contre ta volonté tu deviendras un embryon, et contre ta volonté tu naîtras » (8). La lumière serait incompréhensible sans les ténèbres qui la rendent manifeste par contrast ; le bien ne serait plus le bien sans le mal qui en montre la valeur inestimable ; de même, la vertu de l'individu serait sans mérite si elle ne passait par la fournaise de la tentation. Rien n'est éternel et immuable, sauf le Divin invisible. Rien de ce qui est fini — pour avoir eu un commencement ou devoir s'arrêter ultérieurement — ne peut demeurer stationnaire. Il faut qu'il y ait progrès ou recul ; et l'âme qui désire ardemment la réunion avec son esprit — réalisation qui, à elle seule, lui confère l'immortalité — doit se purifier en passant par les transmigrations cycliques qui la conduisent vers le seul pays de béatitude et


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de repos éternel qui soit, et qui est appelé dans le Zohar le « Palais d'Amour», (9), dans la religion hindoue « Moksha » , chez les gnostiques, le « Plèrôme de la Lumière Éternelle » et, chez les bouddhistes, « nirvâna » . Tous ces états ne sont pas éternels, mais temporaires.

QUESTION —Je ne vois pas qu'il soit fait mention de la réincarnation dans tout cela.

LE THÉOSOPHE — Une âme qui demande qu'on lui permette de rester là où elle est, doit être préexistante, et ne peut pas avoir été créée pour l'occasion. Toutefois, dans le Zohar (Vol. III, p. 61) (10) il y a une preuve encore meilleure. À propos des Ego qui se réincarnent (les âmes rationnelles) et dont la dernière personnalité est vouée à disparaître entièrement, il y est dit : « Toutes les âmes qui se sont détournées du Saint dans les cieux — béni soit Son nom — se sont jetées elles-mêmes dans l'abîme au péril de leur existence même et ont anticipé l'heure marquée pour descendre une fois de plus sur la terre » . Le « Saint » veut dire ici, ésotériquement, l'Âtman, ou Âtma-Buddhi.

QUESTION — II est également étrange d'entendre parler du nirvâna comme de quelque chose de synonyme du Royaume des cieux ou du paradis, car, selon tous les orientalistes réputés, nirvâna est synonyme d'annihilation !

LE THÉOSOPHE — C'est vrai, quand on le prend dans son sens littéral, relativement à la personnalité et à la matière différenciée, mais pas autrement. Nombre de Pères de l'Église primitive professaient ces idées au sujet de la réincarnation et de la trinité de l'homme. C'est la confusion faite par les traducteurs du Nouveau Testament, et des anciens traités philosophiques, entre les termes âme et esprit, qui a été la cause des multiples


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interprétations erronées ultérieures. C'est aussi une des nombreuses raisons pour lesquelles on accuse le Bouddha, Plotin et tant d'autres Initiés, d'avoir souhaité l'extinction totale de leur âme — l' « absorption dans le Divin » , ou la « réunion avec l'Âme Universelle » — ce qui veut dire, d'après les idées modernes, annihilation. L'âme personnelle doit naturellement se désagréger en toutes ses particules avant que son essence la plus pure puisse se réunir à jamais à l'esprit immortel. Mais les traducteurs des Actes et des Épîtres, qui jetèrent les fondations du Royaume des Cieux, ainsi que les commentateurs modernes du Sûtra de l'établissement du Royaume de la Justice de la tradition bouddhique (11), ont embrouillé la pensée du grand apôtre du christianisme, aussi bien que celle du grand réformateur de l'Inde. Les premiers ont tellement déformé le sens du mot yucikoV [psuchikos] que le lecteur ne peut imaginer qu'il se rapporte à l'âme et, à cause de cette confusion entre les mots âme et esprit, les lecteurs de la Bible n'ont qu'une compréhension dénaturée de tout ce qui se rapporte à ce sujet. De leur côté, les interprètes du Bouddha n'ont compris ni la signification ni le but des quatre degrés de la voie bouddhique de Dhyâna. Que disent les pythagoriciens ? « Peut-on réduire à l'état de non-entité cet esprit qui donne la vie et le mouvement et qui participe de la nature de la lumière ? » Et, même, comme le font observer les occultistes, « l'esprit sensitif des animaux, qui fait preuve de mémoire — une des facultés rationnelles — peut-il mourir et se réduire à néant ? » Dans la philosophie bouddhique, annihilation ne veut rien dire d'autre qu'une dispersion de matière, sous quelque forme, ou apparence de forme, que cette matière puisse être, car tout ce qui a forme est temporaire et, par suite, n'est, en réalité, qu'une illusion. Face à l'éternité, les périodes de temps les plus longues sont comme un clignement d'oeil. Il en est de même de la forme. Avant qu'on ait eu le temps de se rendre compte qu'on la voyait, elle a disparu à jamais, avec la rapidité d'un éclair. C'est seulement lorsque l'entité Spirituelle se libère définitivement de toute particule de matière, de substance, ou de forme, et


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qu'elle redevient un souffle Spirituel, qu'elle entre dans le nirvâna éternel et inchangeable, qui durera autant qu'a duré le cycle de vie — une éternité, assurément. Et d'ailleurs, du fait qu'il existe en Esprit, ce Souffle n'est rien parce qu'il est tout ; en tant que forme, apparence, ou image définie, il est complètement anéanti ; mais, en tant qu'Esprit absolu, il est toujours, car il est devenu l'Être-té (12) même. L'expression: « absorbée dans l'essence universelle » employée pour parler de l' « Âme » en tant qu'Esprit, veut dire « en complète communion » . Elle ne peut jamais suggérer l'annihilation, car cela voudrait dire séparation éternelle.

QUESTION — Mais, en vous servant ainsi de ces expressions, ne vous exposez-vous pas à l'accusation d'enseigner ? Ne venez-vous pas, par exemple, de dire que l'Âme de l'homme retourne à ses éléments primordiaux ?

LE THÉOSOPHE — Mais vous oubliez que je vous ai indiqué les différences qui existent entre les diverses significations du mot « Âme » , et souligné la manière vague dont on a jusqu'à présent traduit le terme « Esprit » . Nous parlons d'une Âme animale, d'une Âme humaine et d'une Âme spirituelle, et nous faisons bien la distinction entre elles. Par exemple, ce que Platon appelle « Âme rationnelle » , nous l'appelons Buddhi, en ajoutant toutefois au mot « âme » l'épithète « spirituelle » ; mais ce que nous désignons par l'Ego qui se réincarne, Manas, lui l'appelle Noûs, l'esprit (l 3), etc. ; tandis que pour nous, le mot Esprit, employé seul et sans qualification, désigne uniquement Âtma. Quant à Pythagore, il reprend notre doctrine archaïque lorsqu'il dit que l'Ego (Noûs) est éternel avec le Divin ; que l'âme ne passe par des


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stades divers que dans le but d'arriver à l'excellence divine ; tandis que thumos retourne de nouveau à la terre, et que phrên même, le Manas inférieur, est éliminé. De même, Platon définit l'Âme (Buddhi) comme « principe moteur autonome » . « L'Âme » , ajoute-t-il (Lois, X) « est la plus ancienne de toutes les choses et l'origine de tout mouvement » , désignant ainsi par « Âme », Âtma-Buddhi, et par « Esprit » , Manas ce que nous ne faisons pas.

« L'âme a priorité d'origine sur le corps ; le corps est postérieur et secondaire : conformément à la Nature, l'âme le dirige et il obéit. »

« Cette âme qui administre et règle du dedans toute chose mue de quelque manière que ce soit, (...) administre aussi le Ciel. »

« L'âme dirige donc tout ce qui est au Ciel, sur la terre et dans la mer, par ses propres mouvements que nous appelons volition, attention, prévoyance, délibération, jugement vrai ou faux, joie ou tristesse, confiance ou crainte, aversion ou amour, ainsi que par d'autres mouvements primaires semblables associés à ceux-ci (...) Et cette âme, toutes les fois qu'elle prend comme allié l'Intellect divin [noûs théios] est vraiment une déesse qui mène toute chose avec rectitude et bonheur ; mais, si elle s'associe à anoia [la déraison], et non au noûs, c'est tout le contraire qu'elle produit comme effet (14). »

Dans ce langage, comme dans les textes bouddhiques, la non-existence est considérée comme l'existence essentielle ; et l'annihilation est interprétée de la même façon. L'état positif est l'être essentiel, mais n'est nullement une manifestation en tant que telle. Lorsque l'esprit, dans le langage des bouddhistes, entre en nirvâna, il perd son existence objective, mais conserve son être subjectif. Pour les intelligences objectives, cela revient à dire qu'il est devenu le « rien » absolu ; pour les intelligences subjectives, au contraire, il est devenu tout simplement AUCUNE CHOSE (l 5) — rien qui soit capable de se manifester aux sens.


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Ainsi, le nirvâna des bouddhistes signifie la certitude de l'immortalité individuelle en Esprit, non pas en tant qu'Âme, puisque celle-ci, tout en étant « la plus ancienne de toutes les choses » , n'en est pas moins une émanation finie, en tant que forme et individualité, sinon en tant que substance — comme le sont tous les autres Dieux.

QUESTION —Je ne saisis pas encore tout à fait votre pensée et je vous saurais gré de me l'expliquer par quelques exemples.

LE THÉOSOPHE — II est effectivement très difficile de comprendre ces idées, surtout pour celui qui a été élevé dans les idées tout à fait orthodoxes de l'Église chrétienne. Mais je dois ajouter que vous n'aurez guère de chances de comprendre notre philosophie orientale si vous n'étudiez pas sérieusement les fonctions séparément attribuées à tous les « principes » humains, ainsi que les états réservés à chacun d'eux après la mort.

 

LES DIFFÉRENTS « PRINCIPES » DE L'HOMME

QUESTION —J'ai beaucoup entendu parler de cette constitution de l' « homme intérieur » , comme vous l'appelez, mais elle n'a jamais eu « ni queue ni tête » pour moi, selon l'expression de Gabalis.

LE THÉOSOPHE — Bien sûr ; il est fort difficile, et cela peut vous paraître, comme vous le dites, une entreprise « déroutante » , d'arriver à comprendre les divers aspects que nous appelons les « principes » de I'EGO réel, et de les distinguer correctement les uns des autres. Et cela d'autant plus qu'il existe une notable différence dans la numérotation des principes selon les diverses écoles orientales, bien qu'au fond il y ait une base identique commune d'enseignement.

QUESTION — Faites-vous allusion aux auteurs du Vedânta, par exemple ? Ne réduisent-ils pas à cinq vos sept « principes » ?

LE THÉOSOPHE — Effectivement ; mais bien que je ne m'aviserais


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pas de discuter ce point avec un érudit védantin, je pourrais cependant avancer qu'à mon avis personnel ils ont une raison évidente pour le faire. C'est uniquement à l'assemblage spirituel composé de divers aspects mentaux qu'ils donnent la désignation d'Homme, car, selon eux, le corps physique, qui n'est qu'une illusion, n'est pas digne d'être pris en considération. Et le Vedânta n'est pas la seule philosophie qui compte de cette manière. Lao Tseu ne fait mention, dans son Tao Te King, que de cinq principes, parce que comme les védantins, il en exclut deux, à savoir : l'esprit (Âtma) et le corps physique, en appelant d'ailleurs ce dernier le « cadavre ». Ensuite, il y a l'École du Târaka Râja Yoga qui ne reconnaît en fait que trois « principes » . En réalité, cependant, son sthûlopâdhi, (ou corps physique, à l'état de conscience de veille), son sûkshmopâdhi, (le même corps dans le svapna ou état de rêve), et son kâranopâdhi, ou « corps causal » (ce qui passe d'une incarnation à une autre), ont tous trois un double aspect et composent ainsi six principes. Ajoutez-y Âtma, le principe divin impersonnel ou l'élément immortel dans l'Homme, qui ne se distingue pas de l'Esprit Universel, et vous aurez à nouveau nos sept principes (l6). Libre aux disciples de cette École de s'en tenir à leur classification, nous conservons la nôtre.

QUESTION — Elle me paraît à peu près identique à celle des chrétiens mystiques — corps, âme et esprit ?

LE THÉOSOPHE — Tout à fait. On pourrait facilement faire du corps le véhicule du « double vital » ; de celui-ci le véhicule de la Vie, ou prâna ; de kâmarûpa, ou âme (animale), le véhicule du mental supérieur et du mental inférieur : on composerait ainsi six principes, et l'esprit un et immortel viendrait couronner le tout. En Occultisme, tout changement qualitatif de l'état de notre conscience donne à l'homme un aspect nouveau ; si celui-ci persiste et devient partie intégrante de l'Ego vivant et agissant, il


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faut lui donner un nom spécial (et on le lui donne en effet), afin de distinguer l'homme qui est dans cet état particulier de l'homme qu'il est lorsqu'il se place dans un autre état.

QUESTION — C'est justement cela qui est si difficile à comprendre.

LE THÉOSOPHE — Cela me paraît, au contraire, très facile une fois qu'on a saisi cette idée essentielle : que ce soit sur ce plan de conscience ou un autre, l'homme agit strictement en accord avec sa condition mentale et spirituelle. Mais, le matérialisme actuel est si grand que plus nous donnons d'explications, moins les gens semblent capables de comprendre ce que nous disons. Divisez, si vous voulez, l'être terrestre qu'on appelle l'homme en trois aspects principaux : à moins que vous ne fassiez de lui un animal pur et simple, vous ne pourrez pas faire moins. Vous trouvez d'abord son corps objectif; ensuite, le principe pensant en lui (qui est à peine plus élevé que l'élément de l'instinct dans l'animal) ou l'âme vitale consciente ; et ce qui le situe si incommensurablement au-delà de l'animal et au-dessus de lui : son âme raisonnante ou « esprit » . Eh bien ! Si nous prenons ces trois groupes, ou entités représentatives, et si nous les subdivisons selon l'enseignement occulte, qu'obtenons-nous ?
Tout d'abord, l'Esprit (au sens du TOUT Absolu, et par suite indivisible) ou Âtma. On ne saurait en aucun cas l'appeler un principe « humain » , puisqu'on ne peut, philosophiquement parlant, ni le localiser ni le limiter, du fait qu'il est tout simplement ce qui EST dans l'Éternité, et qui ne peut être absent du plus petit point géométrique ou mathématique de l'univers de matière ou de substance. Ce serait tout au plus, en métaphysique, le point qu'occupent dans l'espace, pendant la durée de chaque vie, la Monade humaine et son véhicule, l'homme. Mais, ce point est aussi imaginaire que l'homme lui-même, et n'est en réalité qu'une illusion, une maya. Cependant, pour nous-mêmes comme pour tous les autres Ego personnels, nous sommes des êtres réels durant cette crise d'hallucination qu'on appelle l'existence, et nous devons bien nous prendre en considération nous-mêmes — au moins dans notre propre imagination — si personne d'autre ne le fait. Pour aider l'intelligence humaine à pénétrer


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plus aisément ces idées en abordant l'étude de l'Occultisme, et pour résoudre l'A B C de l'énigme de l'homme, l'Occultisme appelle ce 7ème principe la synthèse du 6ème, et lui donne pour véhicule l'Âme Spirituelle, Buddhi. Or cette dernière recèle un mystère qui n'est jamais révélé à qui que ce soit, à l'exception des chélas qui se sont liés irrévocablement par un serment ou, du moins, à ceux qui sont dignes de toute confiance. Il est évident que la confusion serait moindre si on pouvait divulguer ce mystère ; mais, étant donné qu'il concerne directement le pouvoir de projeter sciemment et à volonté son double et que ce don serait, comme « l'anneau de Gygès » , aussi funeste à la société en général qu'à l'homme qui le possèderait, ce secret est soigneusement gardé. Mais revenons à nos « principes » . L'âme divine, ou Buddhi, est donc le véhicule de l'Esprit. En communion, ces deux aspects constituent une unité impersonnelle et privée de tout attribut (sur ce plan-ci, bien entendu), et forment dans l'homme deux « principes » spirituels. Si nous en venons à l'Âme Humaine, Manas ou mens (17), tout le monde est d'accord pour dire que l'intelligence de l'homme est, pour le moins, double dans sa nature : par exemple, l'individu à l'intelligence supérieure ne pourra guère devenir borné et mesquin ; et un abîme sépare l'homme très intellectuel, qui nourrit des pensées spirituelles, de celui dont le mental, lourd et obtus, est plein de préoccupations matérielles, sinon animales.

QUESTION — Mais pourquoi ne pas représenter l'homme comme ayant deux « principes » , ou plutôt deux aspects

LE THÉOSOPHE — Chaque homme a en lui ces deux principes, l'un étant plus actif que l'autre ; parfois même, dans des cas exceptionnels, l'un des deux est, pour ainsi dire, entièrement atrophié dans sa croissance, ou paralysé, sous tous les rapports, par la puissance et la domination de l'autre aspect. Ce sont donc


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là ce que nous appelons les deux principes ou aspects de Manas, l'un supérieur, l'autre inférieur. Le Manas supérieur, ou l'EGO conscient et pensant, tend à s'élever vers l'Âme spirituelle (Buddhi), alors que l'autre, son aspect qui est de la nature de l'instinct, est attiré en bas vers kâma, le siège des désirs animaux et des passions dans l'homme. Nous pouvons ainsi rendre compte de quatre « principes » . Les trois qui restent à nommer sont en premier lieu le « Double » , que nous nous accordons à nommer l'Âme protéenne ou plastique, ce Double étant le véhicule du second, le principe de vie, et le troisième étant le corps physique. Il va sans dire que nul physiologiste, ou biologiste, ne consentira à accepter ces principes, auxquels il ne trouvera « ni queue ni tête » . Et voilà, peut-être, pourquoi aucun d'eux ne comprend encore aujourd'hui ni les fonctions de la rate, qui est le véhicule physique du Double protéen, ni celles d'un certain organe qui est placé à droite dans l'organisme humain et qui est le siège de l'élément des désirs et des passions mentionné plus haut. Voilà pourquoi ils ne savent rien non plus de la glande pinéale qu'ils décrivent comme une glande cornée contenant un peu de sable, tandis qu'elle est, en vérité, le siège même de la conscience la plus élevée et la plus divine dans l'homme, de son intelligence omnisciente, spirituelle et universelle dans sa portée. Et cela vous démontre encore plus clairement que nous n'avons pas inventé ces sept principes, et qu'ils ne sont pas quelque chose de nouveau dans le domaine de la philosophie, comme nous pouvons facilement le prouver.

QUESTION — Mais qu'est-ce donc qui se réincarne selon votre croyance ?

LE THÉOSOPHE — L'Ego Spirituel et pensant, le principe permanent dans l'homme, ou ce qui est le siège de Manas. Ce n'est pas Âtma — ni même Âtma-Buddhi, envisagé comme la Monade dans sa dualité — qui est l'homme individuel ou divin, mais Manas ; car Âtman est le TOUT Universel et ne devient le SOI SUPÉRIEUR de l'homme qu'en conjonction avec Buddhi, son véhicule, qui L'unit à l'individualité (ou l'homme divin). C'est en effet le Buddhi-Manas qui est appelé le corps causal (les 5e et


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6e principes unis) et qui est la Conscience, qui relie l'homme individuel à chaque personnalité qu'il habite sur terre. Ainsi, en prenant l'Âme comme un terme générique, il existe dans l'homme trois aspects de l'Âme : l'Âme terrestre ou animale, l'Âme Humaine, et l'Âme Spirituelle ; elles ne sont à proprement parler qu'une seule Âme sous ses trois aspects. Or, du premier rien ne subsiste après la mort ; quant au second (noûs, ou Manas), seule survit son essence divine, si elle n'a pas été souillée ; et pour ce qui est du troisième — en dehors du fait qu'il est immortel —il devient consciemment divin en s'assimilant le Manas supérieur. Mais pour rendre tout cela plus clair, il faudra dire d'abord quelques mots au sujet de la ré-incarnation.

QUESTION — Vous ferez bien, car c'est cette doctrine que vos adversaires combattent avec le plus d'acharnement.

LE THÉOSOPHE — Vous parlez des spirites ? (18) Je le sais ; et nombreuses sont les objections absurdes qu'ils ont péniblement ourdies et dont ils remplissent les pages de la revue Light. Il y a des spirites qui sont si bornés et si malveillants que rien ne les arrête. Tout récemment, l'un d'eux a découvert une contradiction qu'il discute gravement dans une lettre adressée à cette revue. Cette contradiction lui est apparue dans les deux phrases suivantes, relevées dans des conférences de M. Sinnett : « II se peut que le retour prématuré à la vie terrestre, dans les cas où il se produit, soit dû à une complication karmique... » , et « II n'y a pas d'accident dans l'action suprême de la justice divine qui régit l'évolution » . Un si profond penseur verrait sans doute une contradiction à la loi de la gravitation si un homme étendait la main pour arrêter une pierre en train de tomber et l'empêcher d'écraser la tête d'un enfant !


NOTES DU CHAPITRE  VII

(l) Dans son sens générique, le terme « rationnel » désigne ce qui émane de la Sagesse Éternelle.
[Selon la citation de Plutarque au chapitre précédent, la raison (logos) dans l'homme résulte de l'interaction entre l'âme (psuchè) et le noûs, le pouvoir d'intelligence et d'entendement, dérivant lui-même du Soleil, symbole du Logos. En grec, le mot logos a de multiples significations, depuis la parole — d'où le Verbe — jusqu'à la raison — l'élément rationnel de l'âme humaine. (N.d.T.)]

(2) Irrationnelle, dans le sens qu'étant une pure émanation du Mental Universel, Buddhi n'a aucune raison individuelle propre sur notre plan de matière, mais, de même que la Lune emprunte sa lumière du Soleil et sa vie de la Terre, Buddhi reçoit sa lumière de la Sagesse d'Âtma, et ses qualités rationnelles de Manas. Per se, en tant qu'essence homogène, Buddhi n'a pas d'attributs.

(3) Voir les stances du 2è volume de la Secret Doctrine.

(4) Zohar, I, 65c, 66a, (N.d.T.).<o:p></o:p>

(5) Zohar, II, 97a (N.d.T.).<o:p></o:p>

(6) De Somniis, I, 138-139 (N.d.T.).

(7) Zohar. Vol. Il, 96. [(a) éd. Amsterdam, N.d.T.]<o:p></o:p>

(8) «Mishna», [Pirke] «Aboth». Vol. IV, p. 29.<o:p></o:p>

(9) Zohar, II, 97a, (N.d.T.).<o:p></o:p>

(10) Zohar, III, 61b), (N.d.T.).<o:p></o:p>

(11) Dhamma-chakka-ppavatana Sutta (N.d.T.).<o:p></o:p>

(12) Voir note p. 80 (N.d.T.).

(13) II faut noter que le mot noûs a plus d'un sens en grec, et les traducteurs l'ont rendu diversement par esprit, entendement, intellect, mental, etc. Il en va de même du terme psuchè (l' « âme » ) qui peut désigner aussi bien la partie psychique de la personnalité terrestre, que l'Ego soumis à la réincarnation, voire même l'Âme collective universelle (comme dans le présent contexte, où H.P.B. semble l'identifier à Buddhi). (N.d.T.).

(14) Les Lois, X, 896 c-d, 897 a-b, extraits (N.d.T.).

(15) Dans le texte anglais, H.P.B. oppose nothing (rien, ou le néant absolu) à NO-THING (AUCUNE-CHOSE manifestée) par une sorte de jeu de mots intraduisible) (N.d.T.).

(16) Voir, pour une explication plus claire : The Secret Doctrine, Vol. l, p. 157.

(17) On note la parenté entre le mot latin mens (d'où dérive le français mental) et le terme sanskrit manas, provenant de la racine man- qui signifie penser (N.d.T.).

(18) L'auteur se réfère ici aux spirites anglo-saxons, américains en particulier (N.d.T.).

chapitre suivant


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VIII

DE LA RÉ-INCARNATION OU RE-NAISSANCE


 

QU'EST-CE QUE LA MÉMOIRE
SELON L'ENSEIGNEMENT THÉOSOPHIQUE ?

QUESTION — Le plus difficile pour vous sera d'expliquer cette croyance et d'en fournir un fondement raisonnable. Aucun théosophe n'a réussi jusqu'à présent à donner une seule preuve valable capable d'ébranler mon scepticisme. Tout d'abord, on peut opposer à cette théorie de la réincarnation le fait que l'on n'a pas encore trouvé un seul homme qui se souvienne d'avoir vécu antérieurement et encore moins qui se rappelle ce qu'il a été pendant sa vie passée.

LE THÉOSOPHE — Votre objection repose sur un vieil argument : la perte, pour chacun de nous, de la mémoire de notre incarnation précédente. Vous croyez que cela infirme notre doctrine ? Je réponds que non et qu'en tout cas une telle objection ne peut être définitive.

QUESTION — Je voudrais bien entendre vos arguments.

LE THÉOSOPHE — Ils sont brefs et tiennent à quelques points. Si vous considérez, d'une part, la totale incapacité des meilleurs psychologues modernes à expliquer au monde la nature du mental et, d'autre part, leur complète ignorance de ses potentialités, ainsi que de ses états supérieurs, il vous faudra admettre que l'objection dont vous parlez s'appuie sur une conclusion a priori, fondée sur des preuves toutes superficielles et indirectes plus que


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sur toute autre chose. Mais, dites-moi, comment concevez-vous la « mémoire » ?

QUESTION — Selon la définition généralement acceptée, c'est la faculté dont jouit notre mental de se rappeler et de retenir la connaissance des pensées, des actions et des événements passés.

LE THÉOSOPHE —Veuillez ajouter qu'il y a une grande différence entre les trois formes de la mémoire. En dehors de la mémoire en général, il y a le souvenir, le rappel à la mémoire et la réminiscence. Avez-vous jamais réfléchi à ce qui les différencie ? La mémoire, ne l'oubliez pas, est un terme générique.

QUESTION — Mais tous ces termes sont synonymes.

LE THÉOSOPHE — Certainement pas — du moins pas en philosophie. La mémoire est simplement, chez les êtres pensants, et même chez les animaux, un pouvoir inné qui reproduit des impressions passées, par l'effet d'une association d'idées principalement suggérée par des choses objectives, ou par une action quelconque sur nos organes des sens externes. La mémoire est une faculté qui dépend entièrement du fonctionnement plus ou moins sain et normal de notre cerveau physique ; et le souvenir et le rappel à la mémoire sont les attributs et les serviteurs de cette mémoire. Mais la réminiscence est une chose entièrement différente. Le psychologue contemporain la définit comme un phénomène intermédiaire entre le souvenir et le rappel à la mémoire ou encore comme « un procédé conscient de rappel d'événements passés, mais sans cette référence complète et variée à des choses particulières qui caractérise le rappel à la mémoire » . Parlant du souvenir et du rappel à la mémoire, Locke dit  « Quand une idée revient à l'esprit sans qu'un objet semblable agisse sur les sens externes, c'est le souvenir ; mais s'il faut que le mental la cherche et ne se la représente qu'avec peine et effort, c'est le rappel à la mémoire » . Mais même Locke ne donne pas de définition claire de la réminiscence, parce qu'elle n'est pas une faculté, ou un attribut, de notre mémoire physique, mais une perception intuitive qui est indépendante de notre cerveau physique et extérieure


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à lui. Or, cette perception (stimulée par la connaissance toujours présente de notre Ego spirituel) inclut toutes les visions de l'homme qui sont considérées comme anormales, depuis les images suggérées par le génie, jusqu'aux divagations de la fièvre et même de la folie, — images qui, d'après la science, n'existent point en dehors de notre imagination. L'Occultisme et la Théosophie envisagent cependant la réminiscence d'une manière tout à fait différente. Pour nous, tandis que la mémoire est physique et évanescente, et qu'elle dépend des conditions physiologiques du cerveau — proposition fondamentale de tous ceux qui enseignent la mnémonique, et étayée par les recherches des psychologues scientifiques modernes — nous appelons réminiscence la mémoire de l'âme. Et c'est cette mémoire qui donne à presque tout être humain la certitude, qu'il se l'explique ou non, d'avoir vécu antérieurement et de devoir vivre à nouveau. En toute vérité, comme dit le poète Wordsworth :

« Notre naissance n'est que sommeil et oubli ;
L'âme qui se lève avec nous, étoile de notre vie,
A eu ailleurs son couchant
Et vient de loin (l).

QUESTION — Si c'est sur ce genre de mémoire — qui, de votre propre aveu, n'est que poésie et production anormale de l'imagination — que vous appuyez votre doctrine, je crains que bien peu de gens se laissent convaincre.

LE THÉOSOPHE — Je n'ai pas « avoué » qu'elle n'était qu'un effet de l'imagination. J'ai simplement dit que la plupart des physiologistes et des scientifiques considèrent que de telles réminiscences ne sont que des hallucinations et des inventions fantaisistes ; libre à eux de s'en tenir à cette savante conclusion. Quant à nous, nous ne nions pas que ces visions du passé et ces furtives échappées rétrospectives dans les dédales du temps soient


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anormales, lorsqu'on les compare à notre expérience de la vie quotidienne normale et à la mémoire physique. Néanmoins nous affirmons avec le professeur W. Knight que « l'absence de mémoire d'une action quelconque accomplie dans un état antérieur n'est pas une preuve concluante que nous n'ayons pas vécu cette action » . Et tout adversaire loyal doit reconnaître le bien-fondé de ce que dit Butler dans ses Lectures on Platonic Philosophy (2) : « le sentiment d'extravagance qui nous frappe dans cette idée (de la pré-existence) a sa source secrète dans nos préjugés matérialistes ou semi-matérialistes ». De plus, nous maintenons que la mémoire n'est autre que l'imagination incontrôlée — la phantasia (3), au sens que lui donne Olympiodore — et c'est l'élément le moins fiable en nous. Ammonios Saccas affirmait que la mémoire était la seule faculté de l'homme qui soit opposée directement à la faculté de pronostiquer, ou de voir dans l'avenir. D'ailleurs, il faut se souvenir que la mémoire est une chose, et que le mental, ou la pensée, en est une autre : la mémoire est une machine à stocker des images, un registre, qui se détraque très facilement, mais les pensées sont éternelles et impérissables. Refuseriez-vous de croire à l'existence de certaines choses, ou de certains hommes, pour la seule raison que vous ne les avez pas vus de vos propres yeux ? Le témoignage collectif des générations


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passées qui ont vu Jules César ne suffit-il pas à garantir qu'il a vraiment vécu ? Pourquoi ne pas prendre en considération le témoignage analogue des sens psychiques d'une multitude d'hommes ?

QUESTION — Mais ne croyez-vous pas que ces distinctions sont trop subtiles pour être acceptées par la majorité des hommes ?

LE THÉOSOPHE — Dites plutôt par la majorité des matérialistes. À ceux-ci nous disons : voyez, la mémoire est trop faible, même dans la courte durée d'une existence ordinaire, pour enregistrer tous les événements de cette existence. Que de fois des événements, même des plus importants, gisent endormis dans notre mémoire jusqu'à ce qu'ils soient réveillés par quelque association d'idées, ou que quelque autre relation les rappelle à l'activité ! C'est particulièrement le cas des personnes âgées chez qui on constate toujours une difficulté à se souvenir. Ainsi donc, si nous tenons compte de ce que nous savons des principes physiques et spirituels de l'homme, ce qui devrait nous surprendre ce n'est pas le fait que notre mémoire n'ait pas conservé la trace de notre vie précédente, ou d'autres existences, mais bien le contraire, si un tel souvenir se manifestait.

 

POURQUOI NE NOUS SOUVENONS-NOUS PAS
DE NOS VIES PASSÉES ?

QUESTION — Vous m'avez donné un aperçu général des sept principes. Comment permettent-ils d'expliquer que nous n'ayons aucun souvenir d'avoir vécu auparavant ?

LE THÉOSOPHE — D'une façon très simple. Les « principes » que nous appelons physiques, et dont la science ne nie aucun, bien qu'elle leur donne d'autres noms (4), se désintègrent après la


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mort, avec les éléments qui les composent, et la mémoire disparaît en même temps que son cerveau. Cette mémoire évanouie d'une personnalité disparue ne peut donc se souvenir de rien, ni enregistrer quoi que ce soit dans la réincarnation suivante de l'Ego. La réincarnation veut dire que l'Ego sera pourvu d'un corps nouveau, d'un cerveau nouveau et d'une mémoire nouvelle. Il serait donc aussi absurde de s'attendre à ce que cette mémoire nouvelle se souvienne de ce qu'elle n'a jamais enregistré que d'examiner au microscope la chemise qu'un assassin n'a jamais portée, pour y chercher les taches de sang qui ne se trouvent que sur des vêtements qui ont été les siens. Ce n'est pas la chemise propre qu'il faut inspecter, mais bien les habits portés au moment où le crime a été commis ; cependant, si ceux-ci ont été brûlés ou détruits, comment faire pour les retrouver ?

QUESTION — Oui ; mais alors comment pouvez-vous acquérir la certitude que le crime a jamais été commis, ou que « l'homme à la chemise propre » a vécu auparavant ?

LE THÉOSOPHE — Ce ne sera certainement pas par des procédés physiques, ni en comptant sur le témoignage de ce qui n'existe plus. Mais il y a ce qu'on appelle les preuves indirectes, qui ont une valeur puisque nos lois, dans leur prudence, les acceptent, peut-être même plus souvent qu'elles ne le devraient. Pour se convaincre de la réalité de la ré-incarnation et des vies passées, ce n'est pas avec sa mémoire passagère que l'individu doit se mettre en rapport, mais avec son Ego réel et permanent.

QUESTION — Mais comment les gens peuvent-ils croire à ce qu'ils ne connaissent pas et n'ont jamais vu, et qui, plus est, avec quoi ils ne sont jamais entrés en rapport ?

LE THÉOSOPHE — Si des hommes — et des plus instruits — croient à la pesanteur, à l'éther, à la force, et à toutes les autres abstractions et « hypothèses de travail » de la science, sans les avoir jamais touchées, senties, vues, entendues, ni goûtées pourquoi d'autres personnes ne pourraient-elles pas croire, selon le même principe, à leur Ego permanent, qui est une « hypothèse de travail »


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beaucoup plus logique et importante que n'importe quelle autre ?

QUESTION — Mais, en définitive, qu'est-ce que ce mystérieux principe éternel ? Pouvez-vous en expliquer la nature, afin de le rendre intelligible à tous ?

LE THÉOSOPHE — C'est l'Ego qui se ré-incarne, le « Moi » individuel et immortel, et non le « Moi » personnel ; en un mot, c'est le véhicule de la MONADE Âtma-Buddhique ; ce qui est récompensé en devachan et puni sur la terre ; enfin, c'est ce à quoi se rattache le reflet seulement des skandha, ou attributs de chaque incarnation (5).

QUESTION — Qu'entendez-vous par skandha ?

LE THÉOSOPHE — Exactement ce que je viens de dire : des « attributs » , parmi lesquels se trouve la mémoire, et qui tous périssent comme une fleur, ne laissant derrière eux qu'un faible parfum. Citons à ce propos un autre paragraphe du Catéchisme Bouddhique de H. S. 0lcott (6) qui traite directement du sujet. Voici comment il envisage la question : « L'homme âgé se souvient des incidents de sa jeunesse, bien qu'il ait changé physiquement et mentalement. Pourquoi, dans ces conditions, ne ramenons-nous pas les souvenirs de nos vies passées dans notre naissance actuelle ? Parce que la mémoire est incluse dans les skandha et, comme ceux-ci ont changé lors de la nouvelle


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existence, une nouvelle mémoire se développe, qui retient les faits de cette existence-ci. Pourtant, l'enregistrement, ou le reflet, de toutes les vies antérieures doit survivre car, lorsque le Prince Siddhartha devint le Bouddha, Il découvrit toute la suite de Ses naissances antérieures... et quiconque atteint l'état deJhâna (7) peut ainsi voir rétrospectivement la succession de ses vies » . Ceci vous prouve que, si les qualités impérissables de la personnalité, telles que l'amour, la bonté, la charité, etc., s'attachent à l'Ego immortel, en photographiant sur lui, pour ainsi dire, une image permanente de l'aspect divin de l'homme disparu, ses skandha matériels (ceux qui produisent les effets karmiques les plus marqués) sont aussi fugitifs qu'un éclair et ne peuvent impressionner le nouveau cerveau de la personnalité nouvelle ; pourtant le fait qu'ils n'impriment aucune trace n'entame pas du tout l'identité de l'Ego qui se ré-incarne.

QUESTION — Peut-on en conclure, d'après vous, que seule survit la mémoire de l'Âme, comme vous l'appelez, l'Âme ou l'Ego n'étant qu'une seule et même chose, tandis que rien ne subsiste de la personnalité ?

LE THÉOSOPHE — Ce n'est pas tout à fait cela.  moins qu'il ne s'agisse de celle d'un matérialiste absolu, sans la plus petite ouverture dans sa nature par où puisse filtrer un rayon spirituel, quelque chose de chaque personnalité doit survivre, du fait qu'elle laisse son empreinte éternelle sur le Soi permanent ou l'Ego Spirituel qui s'incarne (8). (Voir la section « La conscience post mortem et postnatale » .) La personnalité, avec ses skandha, change constamment avec chaque nouvelle naissance. Comme nous l'avons déjà dit, elle ne représente que le rôle joué par l'acteur (le véritable Ego) durant une seule soirée. Voilà pourquoi nous ne conservons, sur le plan physique, aucune mémoire de nos


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vies passées, quoique le véritable « Ego » les ait vécues intégralement et les connaisse toutes.

QUESTION — Comment se fait-il alors que l'homme réel ou Spirituel n'imprime pas cette connaissance dans son nouveau « Moi » personnel ?

LE THÉOSOPHE — Comment se fait-il que des servantes dans une pauvre ferme aient pu parler hébreu et jouer du violon quand elles étaient en transe, ou dans un état somnambulique, alors qu'elles n'avaient rien appris de pareil dans leur condition normale ? Parce que, comme vous le dirait tout psychologue authentique de l'ancienne école, non de votre école moderne : l'Ego Spirituel ne peut agir que lorsque l'Ego personnel est paralysé. Le « Moi » Spirituel de l'homme est omniscient et possède toute connaissance innée en lui, tandis que le soi personnel est la créature de son environnement, et l'esclave de la mémoire physique. Si le premier pouvait se manifester sans interruption et sans entraves, il n'y aurait plus d'hommes sur la terre : nous serions tous des dieux.

QUESTION — II devrait toutefois y avoir des exceptions et certaines personnes devraient se souvenir de leurs vies passées.

LE THÉOSOPHE — Et, en effet, certaines s'en souviennent. Mais qui croit à ce qu'elles disent ? Le matérialisme moderne considère de tels sensitifs comme autant d'hystériques hallucinés, d'enthousiastes détraqués ou de charlatans. Mais les gens feraient bien de lire les ouvrages qui ont été écrits sur ce sujet, principalement Reincarnation A Story of Forgotten Truth (9) par E.D. Walker, membre de la S.T. ; ils y découvriraient toute la masse de preuves que verse cet auteur compétent au dossier de cette question controversée. Si vous parlez de l'âme aux gens,


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certains vous demanderont : « Mais qu'est-ce que l'âme ? » ,  « Avez-vous jamais prouvé son existence ? ». Bien sûr, il est mutile de discuter avec les matérialistes, cependant, même à eux, je voudrais poser la question : « Pouvez-vous vous rappeler ce que vous étiez ou ce que vous faisiez, quand vous aviez l'âge d'un bébé ?  Avez-vous conservé le moindre souvenir de votre vie, de vos pensées, de vos actions ou de quoi que ce soit de ce que vous avez vécu pendant les dix-huit premiers mois ou les deux premières années de votre existence ? Pourquoi donc ne niez-vous pas, au nom du même principe, avoir jamais vécu comme des bébés ?  » . Par ailleurs, si nous ajoutons à tout cela que l'Ego qui se réincarne, ou l'individualité, ne conserve, pendant la période du devachan que l'essence de l'expérience de sa vie antérieure sur la terre (c'est-à-dire celle de la personnalité), l'expérience physique tout entière se trouvant réduite à un état de réalités potentielles (10), ou étant traduite, pour ainsi dire, en formules spirituelles ; et si, de plus, nous n'oublions pas que le temps qui s'écoule entre deux renaissances correspond (selon ce qui est dit) à une durée de dix à quinze siècles, pendant lesquels la conscience physique est entièrement et absolument inactive, puisqu'elle n'a pas d'organes pour agir et, par conséquent, n'a pas d'existence, il devient parfaitement clair qu'il ne peut y avoir aucun souvenir d'existence passée dans la mémoire purement physique.

QUESTION — Vous venez de dire que L'EGO SPIRITUEL est omniscient. Que devient alors cette omniscience, dont vous faites tant de cas, pendant ce que vous appelez la vie en devachan ?

LE THÉOSOPHE — Pendant ce laps de temps, elle est latente et potentielle ; avant tout, parce que l'Ego Spirituel (le composé de Buddhi-Manas) n'est pas le Soi Supérieur qui, étant un avec l'Âme Universelle, ou le Mental Universel, est seul omniscient. Ensuite, parce que le devachan est le prolongement idéalisé de la


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vie terrestre qui vient de se terminer, une période d'ajustement rétributif et une récompense pour tous les torts et pour toutes les souffrances immérités subis dans cette vie particulière. L'Ego Spirituel n'est omniscient que potentiellement en devachan ; c'est exclusivement en nirvana qu'il le devient de facto, en s'immergeant dans l'Âme-Mental Universelle. Néanmoins, l'Ego redevient quasi-omniscient pendant les heures de la vie terrestre où certaines conditions anormales et certaines modifications physiologiques du corps le dégagent des entraves de la matière, comme, par exemple, dans le cas déjà cité de ces somnambules : une pauvre servante qui parle hébreu et une autre qui joue du violon. Cela ne veut pas dire que les explications que la médecine donne de ces deux cas ne contiennent rien de vrai. Une de ces jeunes filles avait, en effet, quelques années auparavant, entendu son maître, un pasteur, lire à haute voix des textes hébraïques et l'autre avait entendu un artiste jouer du violon à la ferme. Mais ni l'une ni l'autre n'auraient pu accomplir aussi parfaitement ce qu'elles ont fait, si elles n'avaient été animées par CELA qui est omniscient, en vertu de l'identité de sa nature avec le Mental Universel. Dans l'un de ces deux cas, le principe supérieur a agi sur les skandha et les a mis en mouvement ; dans l'autre, la personnalité étant paralysée, l'individualité s'est elle-même manifestée. Veuillez bien ne pas confondre les deux.

 

DE L'INDIVIDUALITÉ ET DE LA PERSONNALITÉ (11)

QUESTION — Mais quelle différence y a-t-il entre les deux ? J'avoue que tout cela n'est pas encore très clair pour moi. C'est précisément sur cette différence que vous n'insisterez jamais assez.


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LE THÉOSOPHE — C'est ce que je m'efforce de faire, mais, hélas ! il est plus difficile de faire comprendre cette différence à certains que de leur inspirer de la vénération pour de puériles impossibilités, simplement parce que celles-ci sont orthodoxes, et parce que l'orthodoxie est respectable. Pour bien saisir cette distinction, il faut d'abord étudier les deux ensembles de « principes » : les principes spirituels qui appartiennent à l'Ego impérissable, et les principes matériels dont sont faits les corps ou véhicules qui sont toujours soumis au changement, et qui constituent les personnalités successives de cet Ego. Donnons-leur donc des noms définitifs et disons que :


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I — Âtma, le « Soi Supérieur » , n'est ni votre Esprit ni le mien ; comme la lumière du soleil, il brille sur tout. C'est le « principe divin » universellement répandu et inséparable de son Méta-Esprit un et absolu, de même que le rayon solaire est inséparable de la lumière du soleil.

Il — Buddhi (l'âme spirituelle), n'est que son véhicule. L'un et l'autre — qu'on les prenne séparément ou ensemble — ne sont pas plus utiles au corps de l'homme que ne le sont la lumière du soleil et ses rayons à une masse de granit ensevelie dans la terre, à moins que la Duade divine ne soit assimilée par quelque conscience et reflétée en elle. Ni Âtma ni Buddhi ne peuvent jamais être atteints par karma, parce que le premier est l'aspect le plus élevé de karma — d'un certain point de vue, son agent actif par SA NATURE MÊME — tandis que l'autre est inconsciente sur notre plan. Cette conscience ou mental est :

III — Manas (12), le dérivé ou le produit, sous une forme reflétée, d'Ahamkara, « le sens du Je » , ou l' « EGO-ITÉ » . Aussi, lorsque Manas est lié inséparablement aux deux premiers principes, il est appelé l'EGO SPIRITUEL et Taijasa (le radieux). C'est là l'Individualité réelle, ou l'homme divin. En s'incarnant à l'origine dans la forme humaine, qui était dépourvue d'intelligence et animée par la présence en elle-même de la double monade (sans toutefois être consciente de cette présence, puisque cette forme était privée de conscience), c'est cet Ego précisément qui a fait de cette forme d'apparence humaine un homme réel. C'est aussi cet Ego, ce « Corps Causal » , qui tient dans sa sphère d'influence chaque personnalité dans laquelle karma le


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force à s'incarner, et c'est lui qui est tenu pour responsable de tous les péchés commis par l'intermédiaire de chaque corps nouveau, chaque personnalité — ces masques éphémères qui cachent le véritable Individu au cours de la longue série des renaissances.

QUESTION — Mais cela est-il juste ? Pourquoi cet EGO reçoit-il une punition comme conséquence d'actions qu'il a oubliées ?

LE THÉOSOPHE —II ne les a pas oubliées ; il connaît ses fautes et se les rappelle aussi bien que vous vous rappelez ce que vous avez fait hier. Sous prétexte que la mémoire qui appartient à ce faisceau d'éléments physiques appelé « le corps » ne se souvient pas des actes de son prédécesseur (la personnalité qui fut jadis), vous imaginez-vous que l'Ego réel les a oubliés ? Autant dire qu'il est injuste que les brodequins neufs aux pieds d'un gamin, qu'on fouette pour avoir volé des pommes, soient punis pour un larcin dont ils ignorent tout.

QUESTION — Mais n'y a-t-il pas des moyens de communication entre les plans spirituel et humain de conscience ou de mémoire ?

LE THÉOSOPHE —II y en a, naturellement, mais les psychologues scientifiques modernes ne les ont jamais reconnus. À quoi attribuez-vous l'intuition, la « voix de la conscience », les prémonitions, les réminiscences vagues et imprécises, etc., etc., sinon à de telles communications ? Si seulement la majorité des hommes instruits pouvaient avoir les perceptions spirituelles raffinées de Coleridge, qui fait preuve d'une si grande intuition dans certains de ses commentaires ! Ecoutez, par exemple, ce qu'il dit sur le fait probable que « toutes les pensées sont en elles-mêmes impérissables » : « S'il fallait donner à la faculté intelligente (par laquelle nous entendons ces " réveils " soudains de la mémoire) une ouverture plus large, elle aurait seulement besoin d'une organisation différente et appropriée — le corps céleste au lieu du corps terrestre — pour que se déroulât devant chaque âme humaine l'expérience collective de toute son existence passée (ou plutôt de ses existences passées) » . Et ce corps céleste c'est notre EGO Manasique.


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DE LA RÉCOMPENSE ET DE LA PUNITION DE L'EGO

QUESTION— Je vous ai entendu dire que l'Ego, qu'elle qu'ait pu être la vie sur terre de la personnalité dans laquelle il s'est incarné, ne subit jamais de punition après la mort.

LE THÉOSOPHE — Jamais, sauf dans des cas très exceptionnels et très rares dont nous ne parlerons pas ici, puisque la nature de cette « punition » ne ressemble en rien à vos conceptions théologiques de la damnation.

QUESTION — Mais si c'est l'Ego qui est puni dans cette vie des fautes commises dans une vie antérieure, c'est lui aussi qui devrait être récompensé, que ce soit ici-bas, ou une fois désincarné.

LE THÉOSOPHE — II en est effectivement ainsi. Si nous n'admettons pas de punition ailleurs que sur cette terre, c'est parce que le Soi Spirituel ne connaît pas d'autre état dans l'au-delà que celui d'une béatitude sans mélange.

QUESTION — Que voulez-vous dire ?

LE THÉOSOPHE — Tout simplement ceci : les crimes et les péchés commis sur un plan d'objectivité et dans un monde de matière ne peuvent être punis dans un monde de pure subjectivité. Nous ne croyons pas à un enfer, ni à un paradis, considérés comme des localités, ni à des flammes qui brûlent et des vers qui rongent, comme des réalités objectives qui durent à jamais, ni à des Jérusalem dont les rues sont pavées de saphirs et de diamants. Mais nous croyons à un état post mortem, ou à une condition mentale après la mort, semblable à ce que nous vivons quand nous sommes dans un rêve d'une grande intensité. Nous croyons à une loi immuable d'Amour, de Justice et de Miséricorde absolus. Et, avec cette conviction, nous disons : quel qu'ait été le péché et quels que soient les terribles résultats de la transgression


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karmique originelle des Egos actuellement incarnés (13), nul homme (si nous appelons ainsi la forme extérieure, matérielle et périodique, de l'Entité Spirituelle) ne peut, en toute justice, être considéré comme responsable des conséquences de sa naissance. Il ne demande pas à naître, et il ne peut pas choisir les parents qui lui donneront la vie. Sous tous les rapports, il est victime de son milieu, l'enfant de circonstances sur lesquelles il n'a point de pouvoir. Et, si l'on examinait impartialement chacune de ses fautes, on trouverait neuf fois sur dix qu'il fut celui contre qui le péché a été commis, plutôt que le pécheur lui-même. La vie n'est guère mieux qu'une pièce de théâtre d'où tout sentiment est exclu, une mer orageuse à traverser, un lourd fardeau souvent trop difficile à porter. Les plus grands philosophes ont essayé en vain de la sonder et d'en découvrir les explications dernières, mais tous ont échoué à l'exception de ceux qui en détenaient la clef, à savoir les sages de l'Orient. La vie, comme le dit Shakespeare :

...«n'est qu'une ombre errante, semblable à un pauvre comédien
Qui s'enfle d'orgueil et s'agite sur la scène
L'espace d'une heure, pour rentrer ensuite à tout jamais
Dans le silence. C'est une fable
Contée par un idiot, pleine de tumulte et de fureur
Et qui ne signifie rien »... (14)


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Elle ne signifie rien si on l'envisage par fragments séparés, mais elle est de la plus grande importance dans son aspect collectif embrassant l'ensemble des existences successives. En tout cas, chaque vie individuelle, considérée dans son plein développement est presque toujours un chagrin. Faudrait-il croire que le sort de l'homme, malheureux et impuissant, soit d'être livré à une sempiternelle damnation, ou même à un châtiment temporaire, après avoir été ballotté comme un tronc d'arbre pourri sur les flots déchaînés de la vie, s'il s'est montré trop faible pour y résister ? Jamais ! Qu'il s'agisse d'un pécheur ordinaire ou d'un grand pécheur, d'un être bon ou mauvais, coupable ou innocent, une fois qu'il est délivré du fardeau de la vie physique, le Manu ( « l'Ego pensant » ), fatigué et épuisé, a gagné le droit à une période de repos et de béatitude absolus. La même Loi, infailliblement sage et juste, plutôt que miséricordieuse, qui inflige à l'Ego incarné la punition karmique de tous les péchés commis pendant la vie précédente sur terre, a prévu pour l'Entité, maintenant dépouillée du corps, une longue période de repos mental, c'est-à-dire d'oubli complet de tous les tristes événements — et même, jusqu'à la moindre pensée douloureuse — qui se produisirent du vivant de sa dernière personnalité, en ne laissant dans la mémoire de l'âme que le souvenir de ce qui fut félicité, ou de ce qui conduisit au bonheur. Plotin, en disant que notre corps était le véritable fleuve du Léthé, car « les âmes qui s'y plongent oublient tout » , voulait exprimer plus que le simple sens des mots. Car, si notre corps terrestre est, ici-bas, comme le Léthé, notre corps céleste en devachan l'est également, et même bien davantage.

QUESTION — Dois-je entendre alors qu'il est permis à l'assassin, au transgresseur de toute loi humaine et divine, d'échapper à la punition ?

LE THÉOSOPHE — Qui a jamais dit cela ? La doctrine qu'enseigne notre philosophie à l'égard de la punition est aussi sévère que celle du calviniste le plus intransigeant, mais infiniment plus philosophique et conforme à la justice absolue. Nulle action ne restera impunie — pas même la moindre pensée coupable. Cette dernière est même punie plus sévèrement que la première, car une pensée est, en puissance, bien plus prometteuse de


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mauvais résultats que ne l'est même une action (15). Nous croyons à KARMA, cette loi infaillible de Rétribution qui se manifeste par un enchaînement naturel des causes et de leurs résultats inévitables.

QUESTION — Mais où et comment cette loi agit-elle ?

LE THÉOSOPHE — Tout ouvrier est digne de son salaire, dit la Sagesse dans l'Évangile ; toute action, bonne ou mauvaise, est une mère féconde, dit également la Sagesse des Âges. Rapprochez ces deux vérités et vous trouverez le « pourquoi » . Après avoir accordé à l'Âme, soustraite aux douleurs de la vie personnelle, une compensation suffisante — et même, cent fois plus que suffisante — karma, avec son armée de skandha, monte la garde sur le seuil du devachan d'où l'Ego va ré-émerger, pour assumer une nouvelle incarnation. C'est à ce moment que la destinée future de l'Ego, maintenant reposé, oscille dans la balance d'une juste Rétribution, car il (16) retombe maintenant sous la coupe de la loi karmique en action. C'est dans cette renaissance qui est prête pour lui (16) — renaissance choisie et préparée par cette Loi mystérieuse, inexorable et pourtant infaillible dans l'équité et la sagesse de ses décrets — que les péchés de la vie précédente de l'Ego seront punis. Cependant, l'Ego n'est jeté dans aucun enfer imaginaire, avec flammes théâtrales et diables ridicules munis d'une queue et d'une paire de cornes, mais tout bonnement sur cette terre, sur le plan et les lieux de ses péchés, où il devra expier toute pensée et toute action mauvaises. Ce qu'il a semé, il le moissonnera. La réincarnation rassemblera autour de lui tous les autres Ego que la personnalité passée a fait souffrir, directement ou indirectement, ou même par son intermédiaire inconscient. C'est Némésis qui les lancera sur le chemin de l'homme nouveau, qui cache l'ancien, l'Ego éternel, et...


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QUESTION — Mais où est l'équité dont vous parlez, puisque ces « personnalités » nouvelles ignorent également qu'elles ont péché, ou qu'elles ont souffert à cause des péchés des autres ?

LE THÉOSOPHE — Peut-on dire d'un habit volé qu'il est bien traité, lorsque son propriétaire le déchire en voulant l'arracher au voleur sur lequel il le reconnaît ? La « personnalité » nouvelle n'est rien d'autre qu'un habit neuf, avec ses caractéristiques spécifiques de couleur, forme et qualités, bien que l'homme réel qui le porte soit le coupable de jadis. C'est l'individualité qui souffre par l'intermédiaire de sa « personnalité » . C'est cela, et cela seulement qui peut expliquer la terrible injustice qu'on remarque dans la distribution du destin qui échoit aux hommes, encore que cette injustice soit seulement apparente. Lorsque vos philosophes modernes auront réussi à nous montrer une bonne raison nous expliquant pourquoi tant d'hommes bons, et apparemment innocents, ne voient le jour que pour souffrir toute leur vie, pourquoi tant de malheureux naissent dans la pauvreté pour finir par mourir de faim dans les quartiers sordides des grandes cités, abandonnés également par le destin et par les hommes, pourquoi les uns viennent au monde dans des taudis, tandis que les autres ouvrent les yeux à la lumière dans des palais, pourquoi une naissance noble et une grande fortune semblent souvent données aux pires des hommes, et rarement à ceux qui en sont dignes, pourquoi il y a des mendiants dont le Soi intérieur est l'égal de celui des plus élevés et des plus nobles de tous les hommes, lorsque vos philosophes et vos théologiens pourront expliquer toutes ces choses, et bien d'autres encore, alors seulement, mais pas avant, vous aurez le droit de rejeter la théorie de la réincarnation. Les plus grands et les plus inspirés des poètes ont eu souvent comme une intuition de cette vérité des vérités. Shelley a cru en elle, et Shakespeare a dû y penser en écrivant ses vers sur l'insignifiance de la naissance. Rappelez-vous ses paroles :

« Pourquoi ma naissance retiendrait-elle mon esprit qui s'exalte ?
La moindre créature n'est-elle pas soumise au temps ?
II est, de par le monde) des légions de mendiants,
Qui par leurs origines, sont descendants de rois)


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Et l'on voit, aujourd'hui, maint monarque dont le père
Fut la canaille de son temps... »

Remplacez le mot « père » par « Ego », et vous aurez la vérité.


(l) « Ode : Intimations of lmmortality from Recollections of Early Childhood » (N.d.T.).<o:p></o:p>

(2) « Conférences sur la philosophie platonicienne » (N.d.T.).

(3)   « L'imagination (phantasia) », dit Olympiodore (in Platonis Phaed.), « est un obstacle à nos conceptions intellectuelles ; et en conséquence, lorsque nous sommes agités par l'influence inspiratrice de la Divinité, si cette imagination intervient, l'énergie de l'enthousiasme cesse : car l'enthousiasme et l'extase se contrarient. Si l'on nous demande si l'âme peut agir sans cette faculté, nous répondrons que le fait qu'elle perçoive des idées universelles le prouve. Elle a donc des perceptions indépendantes de l'imagination ; en même temps, cependant, cette dernière l'accompagne dans ses mouvements, comme la tempête poursuit celui qui navigue sur la mer » .
   [Le mot grec jantasia (phantasia) a le sens d'apparition (éventuellement de choses extraordinaires, qui font illusion), d'image qui se forme à l'esprit par le pouvoir de l'imagination. Il désigne aussi la faculté mentale créatrice d'images — l'imagination. (On notera que ces images peuvent être la représentation de perceptions directes ou de souvenirs réactivés — voire d'apparences illusoires). Le mot jantasma (phantasma) dérive de la même racine. (N.d.T.).]

(4) À savoir : le corps, la vie, les instincts passionnels et animaux, ainsi que l'eidôlon astral de chaque homme (qu'il soit perçu par la pensée ou par l'œil de notre mental, ou qu'il ait une apparence objective, distincte du corps physique) ; ces principes sont ainsi désignés : sthûla sharîra, prâna, kâmarûpa et linga sharîra (voir plus haut).

(5) D'après l'enseignement bouddhique, il y a cinq skandha ou attributs : « rûpa (forme ou corps), les qualités matérielles ; vedanâ, la sensation ; sanna, les idées abstraites ; samkhâra, les tendances du mental ; vinnâna, les pouvoirs mentaux. C'est de ces skandha que nous sommes formés ; c'est par eux que nous avons conscience de l'existence ; c'est par leur moyen que nous communiquons avec le monde qui nous entoure » .

(6) H. S. Olcott, Président et Fondateur de la Société Théosophique. L'exactitude de l'enseignement est confirmée par le Rév. H. Sumangala, Grand Prêtre de Sripada et Galle, et Directeur du Collège Widyodaya Parivena de Colombo, qui le reconnut conforme au Canon de l'Église bouddhique du Sud.

(7) Mot pâli signifiant absorption. Il rappelle le mot sanskrit dhyâna. (N.d.T.)

(8) Le Soi Spirituel par opposition au Soi personnel. L'étudiant ne doit pas confondre cet Ego Spirituel avec le « SOI SUPÉRIEUR » Âtma, le Dieu qui est au-dedans de nous et inséparable de l'Esprit Universel.

(9) E.D. Walker, Reincarnation A Story of Forgotten Truth ( « La Réincarnation, une histoire de Vérité oubliée » ), Boston , New York, 1888. (N.d.T.)

(10) En anglais : « a state of in potentia » , un état d'existence en puissance (N.d.T.).

(11) Même dans son Catéchisme bouddhique, le Col. Olcott se trouva obligé, de par la logique de la Philosophie ésotérique, de corriger les erreurs d'orientalistes qui avaient écrit avant lui sur le sujet et n'avaient pas fait cette distinction ; il en donna la raison au lecteur en ces termes :
« Les apparitions successives sur terre ou les descentes au plan de la génération des skandha d'un être donné — les éléments de cet être qui sont maintenus en cohésion par tanhâ (la soif de vie) — constituent la succession des personnalités. À chaque naissance, la PERSONNALITÉ diffère de celle de l'incarnation précédente, ou de la suivante : karma, le DEUS EX MACHINA [Voir note p.41 (N.d.T.)]., se déguise (ou, dirons-nous, se reflète) tantôt dans la personne d'un sage, tantôt dans celle d'un artisan, et ainsi de suite dans toute la succession des renaissances. Mais, bien que les personnalités changent sans cesse, la ligne de vie unique sur laquelle elles s'enfilent comme des perles se poursuit sans arrêt ; c'est toujours cette ligne particulière, jamais une autre. Elle est donc individuelle : c'est une ondulation vitale particulière qui commença en nirvâna, le côté subjectif de la nature (comme la vibration de lumière ou de chaleur qui traverse l'aether a commencé à sa source dynamique) et cette ondulation se développe du côté objectif de la nature sous l'impulsion de karma et la conduite créatrice de tanha (le désir inassouvi de l'existence) pour revenir au nirvâna après des changements qui se poursuivent à travers de nombreux cycles. M. Rhys Davids appelle ce qui passe d'une personnalité à une autre, le long de la chaîne individuelle, le « caractère » ou la « ligne d'action » . Cependant, comme le « caractère » n'est pas une simple abstraction métaphysique mais la somme des qualités mentales et des tendances morales, ne verrions-nous pas s'éclairer ce que M. Rhys Davids appelle « l'expédient désespéré d'un mystère » (Buddhism, p. 101) si nous considérions l'ondulation vitale comme l'individualité et chacune de ses manifestations ici-bas comme une personnalité séparée ? L'individu parfait — en parlant du point de vue bouddhique — est un Bouddha, dirais-je ; car le Bouddha n'est que la fleur rare de l'humanité, sans le moindre élément surnaturel surajouté. Et comme il faut d'innombrables générations ( « quatre asankheyya et cent mille cycles » selon Fausböll et Rhys Davids, dans Buddhist Birth Stories, p. 13) pour qu'un homme se développe en un Bouddha, et comme la volonté de fer d'en devenir un se maintient dans toutes les naissances successives, comment appellerons-nous ce qui ainsi veut et persévère ? Le caractère ? Disons plutôt : l'individualité, une individualité qui ne se manifeste que partiellement à chaque naissance, mais qui est constituée par des fragments provenant de toutes ses naissances ? » (Bud. Cat., Appendix A. 137).

(12) MAHAT, ou le « Mental Universel » est la source de Manas. Celui-ci est Mahat (c'est-à-dire le mental) dans l'homme. Manas est aussi appelé kshetrajña, « l'Esprit incarné » , parce que, d'après notre philosophie, ce sont les Mânasaputra, les « Fils du Mental Universel » , qui créèrent (ou plutôt produisirent) l'homme pensant, « manu », en s'incarnant dans l'humanité de la troisième Race dans notre Ronde. C'est donc Manas qui est le véritable Ego Spirituel permanent qui se réincarne, l'INDIVIDUALITÉ ; tandis que nos personnalités diverses et innombrables ne sont que ses masques extérieurs.

(13) C'est sur cette transgression que l'on a érigé ce dogme aussi cruel qu'illogique des Anges Déchus. Ceci est expliqué dans le second volume de l'édition anglaise originale de la Doctrine Secrète. Tous nos « Ego » sont des entités pensantes et rationnelles (Mânasaputra) qui avaient vécu, soit sous la forme humaine soit sous d'autres formes, dans le précédent cycle de vie (manvantara) et dont le karma fut de s'incarner dans l'homme du cycle de vie actuel. On enseignait dans les MYSTÈRES qu'ayant différé le moment de se soumettre à cette loi (ou ayant « refusé de créer » , comme le disent à la fois l'hindouisme à propos des kumâra et la légende chrétienne à propos de l'Archange Michel) — c'est-à-dire, ayant manqué de s'incarner en temps voulu — les corps qui leur avaient été prédestinés furent souillés. (Voir Stances VIII et IX dans les « Sloka de Dzyan », Secret Doctrine, Vol.II,, pages 19 et 20). D'où le péché originel des formes sans intelligence et la punition des Ego . La légende des anges rebelles précipités dans l'Enfer signifie simplement que ces purs Esprits ou Ego furent emprisonnés dans des corps de matière impure, c'est-à-dire de chair.

(14) Macbeth, Acte 5, scène 5, (N.d.T.).


(15) « En vérité, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère avec elle dans son coeur. » (Matthieu, 5. 28).

(16) H.P.B. emploie le pronom neutre it (rendu ici par il, ou lui) suggérant que l'Ego qui se réincarne n'est ni masculin ni féminin. (N.d.T.).

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IX

KÂMA LOKA ET DEVACHAN


 

DE LA DESTINÉE DES « PRINCIPES » INFÉRIEURS

 

QUESTION — Qu'est-ce que le kâma loka dont vous venez de parler ?

LE THÉOSOPHE — Quand l'homme meurt, ses trois principes inférieurs se séparent de lui pour toujours ; il s'agit du corps, de la vie, et du véhicule de cette dernière (c'est-à-dire le corps astral, ou le double de l'homme vivant). Alors, ses quatre principes — le principe central ou intermédiaire (l'âme animale, ou kâmarupa) avec ce qu'il a assimilé du Manas inférieur, et la triade supérieure se trouvent en kâma loka. Le kâma loka est une localité astrale, les limbes de la théologie scolastique, l'Hadès des anciens ; strictement parlant, ce n'est une localité que dans un sens relatif. Il n'a ni étendue ni frontières définies, mais il existe dans les limites de l'espace subjectif, c'est-à-dire, au-delà des perceptions de nos sens. Il existe néanmoins, et c'est là que les eidôla astraux de tous les êtres qui ont vécu, y compris les animaux, attendent leur seconde mort. Pour les animaux, cette mort vient avec la désintégration et la disparition complète de leurs particules astrales jusqu'à la dernière. Pour l'eidôlon humain, elle commence quand la triade Âtma-Buddhi-Manas « se sépare » , comme il est dit, de ses principes inférieurs, ou du reflet de l'ancienne personnalité, pour se plonger dans l'état dévachanique.


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QUESTION — Et qu'arrive-t-il après cela ?

LE THÉOSOPHE — Alors, le fantôme kâmarupique s'effondre du fait que, d'une part, il se trouve privé du principe pensant qui l'animait (le Manas supérieur), et que, d'autre part, l'aspect inférieur de ce principe, l'intelligence animale, ne reçoit plus la lumière du mental supérieur et ne dispose plus de cerveau physique pour opérer.

QUESTION — Que lui arrive-t-il en fait ?

LE THÉOSOPHE — II est réduit à l'état d'une grenouille à laquelle le vivisecteur a ôté certaines parties du cerveau. Il ne peut plus penser, même sur le plan animal le plus bas. Dès lors, il n'est même plus le Manas inférieur, puisque cet « inférieur » n'est rien sans le «supérieur».

QUESTION — Est-ce cette non-entité qui se matérialise dans les séances auxquelles participent des médiums ?

LE THÉOSOPHE — C'est cette non-entité ; mais c'est une non-entité seulement en ce qui concerne ses pouvoirs de raisonner et de penser ; sous tous les autres rapports, quoique astrale et fluidique, c'est encore une entité, et, comme le prouvent les cas où elle est attirée magnétiquement et inconsciemment vers un médium, elle se ranime pendant un certain temps et vit dans celui-ci, pour ainsi dire, par procuration. Ce « fantôme » , ou ce kâmarûpa, peut être comparé à la méduse, qui a une apparence éthérée et visqueuse tant qu'elle est dans son propre élément, l'eau (dans ce cas, l'AURA spécifique du médium), mais qui, aussitôt sortie de l'eau, se dissout dans la main ou sur le sable — surtout au soleil. Dans l'Aura du médium, le fantôme vit d'une sorte de vie d'emprunt ; il raisonne et parle, que ce soit par l'intermédiaire du cerveau du médium, ou par celui des autres personnes présentes. Mais c'est un sujet qui nous entraînerait trop loin, sur le terrain des autres où je n'ai nulle envie de pénétrer. Restons donc sur le sujet de la réincarnation.


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QUESTION — Précisément, pendant combien de temps l'Ego, qui subit le processus de la réincarnation demeure-t-il dans l'état dévacha-nique ?

LE THÉOSOPHE — On nous enseigne que cette durée dépend du degré de spiritualité, ainsi que du mérite ou du démérite de la dernière incarnation. Il se passe en moyenne dix à quinze siècles, comme je vous l'ai déjà dit.

QUESTION — Mais pourquoi cet Ego ne pourrait-il se manifester et communiquer avec des mortels, comme le prétendent les spirites ? Qu'est-ce qui empêche une mère de communiquer avec les enfants qu'elle a laissés sur terre, ou un mari avec sa femme, etc... ? C'est une croyance fort consolante, je l'avoue, et je ne suis pas surpris que ceux qui l'entretiennent soient peu disposés à l'abandonner.

LE THÉOSOPHE — Ils n'y sont pas forcés, à moins qu'ils ne préfèrent la vérité à la fiction, aussi « consolante » soit-elle. Il se peut que les spirites n'éprouvent aucune sympathie pour nos doctrines ; cependant ce qu'ils prêchent est deux fois plus égoïste et cruel que ce que nous croyons et enseignons.

QUESTION —Je ne vous comprends pas. Qu'y a-t-il d'égoïste ?

LE THÉOSOPHE — Leur doctrine du retour des Esprits — les réelles « personnalités » , comme ils disent. Et voici pourquoi. Si le devachan — appelez-le le « paradis » , si ça vous plaît, ou pour le moins un « lieu de béatitude et de félicité suprême » — est bien un tel lieu (disons plutôt un tel état), la logique nous montre que l'on ne saurait y éprouver le moindre chagrin, ni même l'ombre d'une douleur. « Dieu essuiera toutes les larmes des yeux » de ceux qui sont au paradis, lit-on dans le livre des nombreuses promesses. Or, si les « Esprits des morts » sont capables de revenir voir tout ce qui se passe sur terre et surtout dans leurs foyers, de quelle sorte de béatitude peuvent-ils bien jouir ?


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POURQUOI LES THÉOSOPHES NE CROIENT PAS
AU RETOUR DES « ESPRITS » PURS

QUESTION — Que voulez-vous dire ? Pourquoi cela nuirait-il à leur béatitude ?

LE THÉOSOPHE — C'est bien simple ; prenons un exemple. Une mère meurt, en abandonnant derrière elle ses pauvres petits enfants orphelins qu'elle adore ; peut-être laisse-t-elle aussi un mari chéri. Nous disons que son « Esprit » ou Ego, (cette individualité qui est maintenant complètement imprégnée, pour toute la durée de la période dévachanique, des sentiments les plus nobles qu'avait entretenus sa dernière personnalité — l'amour pour ses enfants, la pitié pour ceux qui souffrent, etc.) nous disons que son Ego est maintenant entièrement séparé de cette « vallée de larmes » et que sa future félicité tient à cette bienheureuse ignorance de tous les maux qu'il a laissés derrière lui. Les spirites, au contraire, affirment que l' « Esprit » en a une perception aussi vive, plus vive même qu'auparavant, car « les Esprits voient plus que les mortels incarnés » . Nous, nous disons que la béatitude de l'être en devachan consiste en une conviction totale qu'il n'a jamais quitté la terre, et qu'il n'existe absolument rien qui ressemble à la mort. Nous affirmons que la conscience spirituelle post mortem de la mère lui donnera l'impression qu'elle vit entourée de ses enfants et de tous ceux qu'elle a aimés : elle n'aura conscience d'aucune interruption, et aucun lien ne manquera pour contribuer à faire de l'état désincarné où elle se trouve un état de bonheur parfait et absolu. Les spirites nient cela entièrement. D'après leur doctrine, il apparaît que l'homme infortuné n'est même pas délivré par la mort des douleurs de l'existence : il n'y a pas une goutte de la coupe de vie, remplie de chagrin et de souffrance, qu'il ne lui faille boire ; il la videra donc, bon gré mal gré, jusqu'à la lie la plus amère, puisque désormais il lui est donné de tout voir. Ainsi, l'épouse aimante qui, de son vivant, était prête à épargner tout chagrin à son mari, fût-ce au prix du sang de son coeur, se voit maintenant condamnée à assister, sans rien pouvoir faire pour le soulager,


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au désespoir de son mari, ainsi qu'à chaque larme brûlante qu'il verse parce qu'elle n'est plus. Pis encore, elle verra peut-être ces larmes sécher trop vite, et un autre visage aimé lui sourire, à lui, le père de ses enfants, si une autre femme vient la remplacer dans son affection ; et peut-être lui faudra-t-il même entendre ses orphelins donner le saint nom de « mère » à une indifférente, et voir ses petits négligés, sinon maltraités. D'après cette doctrine, « l'aimable entrée dans la vie immortelle » devient sans aucune transition l'accession à une nouvelle vie de souffrance mentale ! Et cependant les pages du plus ancien journal des spirites américains, Banner of Light, sont remplies de messages des morts — ces « chers disparus » — qui écrivent tous pour nous dire combien ils sont heureux ! Un tel état de connaissance est-il compatible avec une quelconque béatitude ? Mais alors, dans un cas pareil, la « béatitude » ne serait guère autre chose que la plus grande malédiction auprès de laquelle la damnation dont parle la religion devrait être un soulagement !

QUESTION — Mais comment votre théorie évite-t-elle cela ? Comment pouvez-vous concilier la théorie de l'omniscience de l'âme avec son aveuglement à l'égard de tout ce qui a lieu sur terre ?

LE THÉOSOPHE — Parce que telle est la loi d'amour et de miséricorde. Pendant chaque période dévachanique, l'Ego, omniscient comme il l'est per se, se revêt, pour ainsi dire, du reflet de la « personnalité » qui fut. Je viens de vous dire que l'efflorescence idéale de toutes les qualités, ou attributs, de caractère abstrait, donc de nature impérissable et éternelle, s'attachait à l'Ego après la mort et le suivait ainsi en devachan. Il s'agit de qualités telles que l'amour, la miséricorde, l'amour du bien, du vrai et du beau, qui se sont toujours manifestées dans le cœur de la « personnalité » de son vivant. Alors, pour la durée de cette période, l'Ego devient la réflexion idéale de l'être humain qu'il fut la dernière fois sur terre, mais cette réflexion-là n'est pas omnisciente. Si elle l'était, il ne serait jamais dans l'état que nous appelons devachan.

QUESTION — Pourquoi cela ?


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LE THÉOSOPHE — Si vous désirez une réponse qui soit strictement conforme à notre philosophie, je vous dirai que c'est parce que tout est illusion (maya) en dehors de la vérité éternelle, qui n'a ni forme, ni couleur, ni limitation. Ceux qui se sont placés au-delà du voile de maya — c'est le cas des plus hauts Adeptes et Initiés — ne peuvent avoir aucun devachan. Quant au mortel ordinaire, sa béatitude en devachan est totale. C'est l'oubli absolu de tout ce qui lui a causé de la souffrance ou du chagrin dans l'incarnation passée, et même l'oubli du fait qu'il puisse exister quoi que ce soit comme la souffrance ou le chagrin. Durant le cycle intermédiaire entre deux incarnations, l'être en devachan vit entouré de tout ce à quoi il a vainement aspiré et en compagnie de tous ceux qu'il a aimés sur terre. Les plus ardents désirs de son âme se trouvent comblés. Et ainsi, il vit pendant de longs siècles une existence de béatitude sans mélange, qui est la récompense des douleurs qu'il a endurées pendant la vie terrestre. Bref, il baigne dans l'océan d'une félicité ininterrompue, rehaussée seulement, à intervalles, d'événements d'un bonheur encore plus intense.

QUESTION — Mais c'est pire qu'une simple illusion ; c'est une vie tissée d'hallucinations démentes !

LE THÉOSOPHE — À votre avis, peut-être, mais non pas du point de vue de la philosophie. D'ailleurs, toute notre vie terrestre n'est-elle pas remplie de telles illusions ? N'avez-vous jamais rencontré des hommes et des femmes qui vivent pendant des années dans un paradis imaginaire ? Si vous appreniez par hasard qu'un mari est infidèle à sa femme qui l'adore et qui se croit payée de retour, iriez-vous lui briser le cœur et détruire son beau rêve en lui révélant brutalement la vérité ? Je ne le crois pas. Je le répète donc, un tel oubli et une telle hallucination, si vous l'appelez ainsi, ne sont rien d'autre que l'effet d'une loi miséricordieuse de la nature et d'une stricte justice. En tout cas, c'est une perspective beaucoup plus attrayante que la harpe d'or et la paire d'ailes qu'on nous promet dans la religion. L'assurance que « l'âme qui a la vie éternelle monte souvent à la Jérusalem céleste, en parcourt familièrement les rues, en saluant les apôtres et


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admirant l'armée des martyrs, en allant aussi rendre visite aux patriarches et aux prophètes » peut paraître d'un caractère plus pieux aux yeux de certains. Néanmoins, c'est là une hallucination encore bien plus grande car, si nous savons que les mères aiment leurs enfants d'un amour immortel, les personnages dont il est question dans la « Jérusalem céleste » restent d'une nature plutôt douteuse. Mais j'aimerais mieux me retrouver dans la « nouvelle Jérusalem » , avec ses rues constellées de pierres précieuses comme une vitrine de joaillier, plutôt que de me voir obligé de chercher un réconfort dans la cruelle doctrine des spirites. À elle seule, l'idée que les âmes intelligentes et conscientes d'un père, d'une mère, d'une fille ou d'un frère pourraient trouver leur béatitude dans un « summerland » — un peu moins artificiel, il est vrai, mais tout aussi ridicule que la « nouvelle Jérusalem » — serait suffisante pour nous faire perdre tout respect envers nos « chers disparus » . Supposer qu'un pur esprit pourrait être heureux, s'il était obligé de voir les péchés, les fautes, la perfidie, et par-dessus tout, les douleurs de ceux dont il a été séparé par la mort et qu'il aime toujours, sans pouvoir les aider, serait une pensée affolante.

QUESTION — Votre argument donne à réfléchir, car, je l'avoue, je n'avais jamais envisagé la question de ce point de vue.

LE THÉOSOPHE — Précisément. Il faut être foncièrement égoïste, et entièrement dénué du sentiment de la justice rétributive, pour avoir jamais imaginé pareille chose. Nous sommes avec ceux qui sont morts et que nous avons perdus dans la forme matérielle, et beaucoup, beaucoup plus près d'eux maintenant que lorsqu'ils étaient en vie. Et ce n'est pas seulement dans l'imagination de l'être en devachan, comme certains pourraient le penser, mais dans la réalité des choses. Car le pur amour divin n'est pas simplement l'efflorescence d'un cœur humain, mais il a ses racines dans l'éternité. L'amour saint et spirituel est immortel, et karma amènera tôt ou tard tous ceux qui se sont aimés d'une telle affection spirituelle à s'incarner une fois de plus dans le même groupe familial. De plus, nous disons que l'amour étend son influence au-delà de la tombe, bien que vous puissiez le


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qualifier d'illusion, et possède un pouvoir magique et divin qui réagit sur les vivants. L'Ego d'une mère, rempli d'amour pour les enfants imaginaires qu'il voit auprès de lui, coulant une vie de bonheur, aussi réelle pour lui que lorsqu'il était sur terre — cet Ego fera toujours sentir son amour à ses enfants vivants. Cet amour s'exprimera dans leurs rêves, ainsi que dans maintes circonstances variées — sous forme de protections et de secours providentiels, car l'amour est un bouclier puissant et n'est limité ni par l'espace, ni par le temps. Et, ce qui est vrai de cette « mère » dévachanique l'est tout autant des autres relations et attachements humains, pourvu qu'ils ne soient pas purement égoïstes ou matériels. L'analogie vous suggérera le reste.

QUESTION — En aucun cas vous n'admettez donc la possibilité d'une communication entre les vivants et l'esprit désincarné ?

LE THÉOSOPHE — Si, il existe un cas, et même deux exceptions à cette règle. La première concerne les quelques jours qui suivent immédiatement la mort d'une personne, avant que l'Ego ne passe dans l'état dévachanique. Mais, que des vivants aient jamais tiré un grand bénéfice du retour de l'esprit au plan objectif est une autre question. Cela peut se produire, toutefois, dans des cas tout à fait exceptionnels, lorsque l'intensité du désir éprouvé par le mourant de retourner sur terre pour y accomplir quelque dessein force la conscience supérieure à rester éveillée ; c'est alors réellement l'individualité, l' « Esprit » , qui entre en communication. Après la mort, l'esprit tombe dans un état d'hébétude, et s'enfonce très vite dans ce qu'on appelle « l'inconscience pré-dévachanique » . La seconde exception est celle des Nirmânakâya.

QUESTION — Que voulez-vous dire par ce nom ?

LE THÉOSOPHE — On désigne ainsi ceux qui, par pitié pour le genre humain et pour leurs frères qu'ils ont laissés sur terre, renoncent à l'état nirvânique, bien qu'ils aient acquis le droit au nirvâna et au repos cyclique — (non pas au « devachan » , car celui-ci n'est qu'une illusion de notre conscience, un rêve heureux, et tous ceux qui sont prêts pour le nirvâna doivent avoir


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entièrement perdu tout désir ou affinité pour les illusions de ce monde, et même la possibilité d'entretenir de telles illusions). Un tel Adepte, ou Saint, peu importe le nom que vous lui donnez, considère que c'est agir égoïstement que de se reposer dans la béatitude alors que l'humanité gémit sous le fardeau de la misère produite par l'ignorance ; voilà pourquoi il renonce au nirvâna et décide de demeurer invisible, en esprit, sur cette terre. Les Nirmânakâya n'ont pas de corps matériel, car ils l'ont abandonné ; à part cela, ils conservent tous leurs principes, et restent dans la vie astrale en rapport avec notre sphère. Ils peuvent communiquer, et le font en effet, avec quelques élus mais assurément pas avec les médiums ordinaires.

QUESTION—Je vous ai posé cette question concernant les Nirmânakâya parce que j'ai lu, dans certains livres allemands et divers autres, que dans les enseignements du bouddhisme du Nord on désigne par ce nom les apparitions ou corps terrestres, utilisés par les Bouddhas.

LE THÉOSOPHE — C'est exact, mais les orientalistes ont obscurci la question en entendant par corps « terrestre » quelque chose d'objectif et de physique au lieu d'un corps purement astral et subjectif.

QUESTION — Mais quel bien ces Nirmânakâya peuvent-ils faire sur terre ?

LE THÉOSOPHE — Pas beaucoup en ce qui concerne les individus, attendu qu'ils n'ont pas le droit d'interférer dans le karma et qu'ils ne peuvent que conseiller les mortels et les inspirer pour le bien général. Néanmoins, ils accomplissent plus d'actions bienfaisantes que vous ne l'imaginez.

QUESTION — Voilà ce que la science et même la psychologie moderne n'admettront jamais. Selon leur point de vue, aucune parcelle d'intelligence ne peut survivre au cerveau physique. Que répondriez-vous à cela ?

LE THÉOSOPHE — Je ne me donnerais même pas la peine de


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répondre. Je répéterais seulement les propos reçus par « M. A.Oxon  » : « L'intelligence se perpétue après la mort du corps. Quoiqu'il ne s'agisse pas d'une simple question de cerveau... D'après ce que nous savons, il est raisonnable de poser en principe l'indestructibilité de l'esprit humain. » (Spirit Identity, p. 69) (l).

QUESTION — Mais « M. A. Oxon » est un spirite ?

LE THÉOSOPHE — Parfaitement ; c'est le seul vrai spirite spiritualiste que je connaisse, quoique nous restions en désaccord avec lui sur de nombreux points de détail. En dehors de cela, aucun spirite n'approche autant que lui des vérités occultes. Il parle constamment, comme chacun de nous, des « dangers évidents qui serrent de près l'étourdi mal préparé qui s'adonne à l'occultisme, et qui en franchit le seuil sans avoir calculé les risques de son entreprise » (2). Notre seul point de désaccord avec lui porte sur la question de « l'Identité de l'Esprit » . Pour le reste, en ce qui me concerne, je partage presque entièrement son opinion et j'accepte les trois propositions présentées dans son allocution de juillet 1884. En définitive, ce serait plutôt cet éminent spirite qui serait en désaccord avec nous, et non l'inverse.

QUESTION — Quelles sont ces propositions ?

LE THÉOSOPHE —

« l. — II y a une vie qui coïncide avec la vie physique du corps mais est indépendante de lui.

« 2. — Comme corollaire nécessaire, cette vie se prolonge après celle du corps ; (nous, théosophes, disons qu'elle se prolonge jusqu'à la fin du devachan).


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« 3. — II y a communication entre ceux qui se trouvent dans cet état d'existence et ceux qui sont dans le monde où nous vivons actuellement. »

Tout dépend, comme vous le voyez, de détails et d'aspects secondaires de ces propositions fondamentales  : de ce que nous entendons par Esprit et Âme, ou Individualité et Personnalité. Les spirites confondent les deux choses et n'en font qu'une, tandis que nous, nous les séparons et disons qu'à part les exceptions déjà citées, aucun Esprit ne revisitera la terre, bien que l'âme animale puisse le faire. Mais revenons une fois de plus au sujet qui nous intéresse directement, les skandha.

QUESTION — Je commence maintenant à mieux comprendre. C'est l'esprit, pour ainsi dire, des skandha les plus ennoblissants, qui, en s'attachant à l'Ego qui subit la réincarnation, survit et s'ajoute à l'ensemble de ses expériences angéliques. Quant aux attributs qui se rapportent aux skandha matériels, aux motifs égoïstes et personnels, ils disparaissent du champ d'action entre deux incarnations, pour reparaître au moment de la prochaine renaissance en tant que résultats karmiques, qui devront être expiés. Voilà pourquoi l'Esprit ne quitte pas le devachan. Est-ce bien cela ?

LE THÉOSOPHE — À peu près. Ce serait tout à fait exact si vous ajoutiez que la loi de rétribution, ou karma, qui récompense en devachan les aspects les plus élevés et les plus spirituels, ne manque jamais de les récompenser de nouveau sur la terre, en leur donnant l'occasion de se développer davantage et en fournissant à l'Ego un corps adapté à cet effet.

 

QUELQUES MOTS SUR LES SKANDHA

QUESTION — Que deviennent, après la mort du corps, les autres skandha — les skandha inférieurs de la personnalité ? Sont-ils entièrement détruits ?

LE THÉOSOPHE — Ils le sont, et cependant ils ne le sont pas — voilà encore un mystère occulte et métaphysique pour vous. En tant qu'ensemble d'éléments fonctionnels propres à la personnalité,


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ils sont détruits, mais en tant qu'effets karmiques, ils demeurent comme germes en suspension dans l'atmosphère du plan terrestre, prêts à revivre comme autant de démons vengeurs, et à s'attacher à la nouvelle personnalité de l'Ego, quand celui-ci se réincarnera.

QUESTION — Cela dépasse réellement ma compréhension. C'est bien difficile à saisir.

LE THÉOSOPHE — II n'en sera plus ainsi quand vous aurez assimilé tous les détails, car alors, vous verrez que par sa logique, sa cohérence, sa philosophie profonde, sa miséricorde et son équité divines, cette doctrine de la réincarnation n'a pas son égale au monde. C'est une croyance dans un progrès perpétuel de tout Ego ou âme divine qui se réincarne, dans une évolution qui va de l'extérieur vers l'intérieur, depuis le matériel jusqu'au spirituel et qui conduit, à la fin de chaque étape, à une unité absolue avec le Principe divin. S'élever d'un état d'énergie à un autre, passer de la beauté et de la perfection d'un plan à la beauté et à la perfection encore plus grandes d'un autre plan, parvenir à des niveaux toujours plus élevés de gloire, de connaissance et de puissance à chaque nouveau cycle, telle est la destinée de tout Ego, qui devient ainsi son propre Sauveur dans chaque monde, et à chaque incarnation.

QUESTION — Mais le christianisme enseigne la même chose ; lui aussi, prêche une doctrine de progrès.

LE THÉOSOPHE — En effet, mais il ajoute qu'il est impossible d'atteindre le salut sans l'aide d'un Sauveur miraculeux, et condamne ainsi à la perdition tous ceux qui ne veulent pas accepter ce dogme. C'est en cela que réside la différence entre la théologie chrétienne et la Théosophie. La première oblige à croire en la descente de l'Ego Spirituel dans le soi inférieur, tandis que l'autre inculque la nécessité pour chaque homme de s'efforcer de s'élever jusqu'à l'état de Christos ou de Buddhi.

QUESTION — Cependant ne croyez-vous pas qu'enseigner l'annihilation


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de la conscience en cas d'échec revient au même que d'enseigner l'anéantissement du Soi, du moins pour ceux qui ne sont pas versés dans la métaphysique ?

LE THÉOSOPHE — Bien sûr, si on se place du point de vue de ceux qui croient littéralement à la résurrection du corps et qui insistent sur le fait que chaque os, chaque artère et chaque atome de chair ressusciteront corporellement au Jour du Jugement. Si vous tenez absolument à ce que ce soient la forme périssable et les qualités finies qui constituent l'homme immortel, nous aurons du mal à nous entendre. Si vous ne comprenez pas qu'en limitant à une seule vie sur terre l'existence de chaque Ego vous faites de la Divinité une sorte d'Indra perpétuellement ivre, selon la lettre morte des Purâna, un Moloch cruel, un dieu qui, non content de faire un gâchis inextricable sur terre, exige encore qu'on l'en remercie, mieux vaut arrêter là la discussion.

QUESTION — Maintenant que nous avons réglé la question des skandha, revenons plutôt au sujet de la survivance de la conscience après la mort. C'est un sujet qui intéresse la plupart des gens. Possédons-nous plus de connaissance en devachan que pendant notre vie terrestre ?

LE THÉOSOPHE — En un sens, nous pouvons y acquérir plus de connaissance, c'est-à-dire que nous pouvons y développer à un plus haut degré l'une quelconque des facultés que nous aimions et que nous nous efforcions d'acquérir durant notre vie, pourvu toutefois qu'elle se rapporte à des choses abstraites et idéales, comme, par exemple, la musique, la peinture, la poésie, etc. ; car le devachan n'est qu'une continuation idéalisée et subjective de la vie terrestre.

QUESTION — Mais si, en devachan, l'Esprit est libéré des entraves de la matière, pourquoi ne posséderait-il pas toute connaissance ?

LE THÉOSOPHE — Parce que, comme je vous l'ai déjà dit, l'Ego est, pour ainsi dire, enchaîné à la mémoire de sa dernière incarnation. Si donc vous réfléchissez à ce que j'ai déjà dît à ce sujet et mettez tous les faits bout à bout, vous vous rendrez compte


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que l'état dévachanique n'est pas un état d'omniscience, mais la continuation transcendantale de la vie personnelle qui vient de se terminer. C'est le repos de l'âme après les labeurs de la vie.

QUESTION — Mais les matérialistes scientifiques affirment que rien ne reste après la mort ; que le corps humain se désagrège simplement en ses éléments constitutifs, et que ce qu'on appelle l'âme n'est qu'une soi-conscience temporaire, apparaissant comme un sous-produit de l'activité organique, qui se dissipera comme une vapeur. C'est un curieux état d'esprit que le leur, n'est-ce pas ?

LE THÉOSOPHE — Pas le moins du monde à mon avis. En disant que le soi-conscience cesse avec la destruction du corps, ils sont inconsciemment prophètes en ce qui les concerne ; car, dès lors qu'ils sont inébranlablement convaincus de ce qu'ils affirment, il ne peut y avoir pour eux de vie consciente post mortem. Car il y a des exceptions à toutes les règles. 

LA CONSCIENCE POST MORTEM ET POSTNATALE  (3)

 

QUESTION — Mais pourquoi y aurait-il des exceptions, si c'est la règle que la soi-conscience humaine survive après la mort ?

LE THÉOSOPHE — Il n'y a pas d'exceptions possibles aux principes fondamentaux du monde spirituel. Mais il y a des règles pour ceux qui voient et des règles pour ceux qui préfèrent rester aveugles.

QUESTION — Je comprends parfaitement. Vous voulez dire qu'il s'agit ici d'une aberration analogue à celle de l'aveugle qui nie


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l'existence du soleil parce qu'il ne le voit pas. Mais, après la mort, ses yeux spirituels le forceront certainement à voir malgré lui. Est-ce là ce que vous voulez dire ?

LE THÉOSOPHE — Rien ne le forcera à voir ; et il ne verra rien non plus. Ayant nié avec persistance de son vivant la continuation de l'existence après la mort, il sera incapable de la voir car, sa faculté spirituelle ayant été atrophiée pendant la vie, elle ne pourra pas se développer après la mort et il demeurera aveugle. En insistant sur le fait qu'il devra voir, il est évident que vous voulez dire une chose et moi une autre. Vous parlez de l'esprit qui vient de l'Esprit, de la flamme émanée de la flamme — d'Âtma, en un mot — que vous confondez avec Manas, l'âme humaine. Vous ne me comprenez pas ; je vais donc tâcher de rendre tout cela plus clair. Au fond, votre question revient à demander si, pour un matérialiste catégorique, la perte complète de la soi-conscience et de la soi-perception est possible après la mort, n'est-ce pas ? Je réponds : oui, elle est possible. Croyant fermement à notre doctrine ésotérique qui enseigne que la période post mortem, l'intervalle entre deux vies et deux naissances, n'est qu'un état transitoire, je dis que l'état post mortem entre deux actes du drame illusoire de la vie — que la durée de cet entracte soit d'une année ou d'un million d'années — peut correspondre exactement à l'état d'un homme plongé dans un coma profond, sans pour cela constituer une infraction à la loi fondamentale.

QUESTION — Mais comment cela se pourrait-il ? Ne venez-vous pas de dire que les lois fondamentales de l'état après la mort n'admettent pas d'exception ?

LE THÉOSOPHE —Je ne dis pas non plus le contraire. Mais la loi spirituelle de continuité ne s'applique qu'à ce qui est vraiment réel. Pour celui qui a lu et compris la Mândûkya Upanishad et le Vedanta Sâra tout cela devient très clair. Je dirai plus : il suffit de comprendre ce que nous entendons par Buddhi et par la dualité de Manas, pour parvenir à concevoir clairement pourquoi une survie soi-consciente après la mort peut faire défaut au matérialiste. Manas étant, dans son aspect inférieur, le


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siège du mental terrestre, ne peut fournir d'autre conception de l'univers que celle qui s'appuie sur les données propres de ce mental, il ne peut pas procurer la vision spirituelle. Dans l'école orientale, il est dit qu'il n'existe pas, en réalité, d'autre différence entre Buddhi et Manas (l'Ego), ou entre Ishvara et Prajñâ (4) que celle qui existe entre une forêt et ses arbres, entre un lac et ses eaux, comme l'enseigne la Mândûkya. Qu'un arbre, ou même des centaines d'arbres, meurent par perte de leur vitalité ou en étant déracinés, cela n'empêche pas une forêt de rester une forêt.

QUESTION — Mais, si je comprends bien l'analogie, Buddhi représente la forêt, et Manas-Taijasa (5) les arbres. Or, si Buddhi est immortelle, comment se peut-il que ce qui lui est semblable, c'est-à-dire Manas-Taijasa, perde entièrement conscience jusqu'au jour de sa nouvelle incarnation ? Voilà ce qu'il m'est impossible de comprendre.

LE THÉOSOPHE — Vous ne pouvez pas le comprendre, parce que vous persistez à confondre la représentation abstraite du tout avec les changements occasionnels de forme de ce tout. Il faut vous souvenir que, si l'on peut dire que Buddhi-Manas est immortel inconditionnellement, on ne peut pas en dire autant du Manas inférieur et encore moins de Taijasa qui n'en est qu'un attribut. Ni l'un ni l'autre, ni Manas ni Taijasa ne peuvent exister séparés de Buddhi, l'âme divine, parce que le premier (Manas) est, dans son aspect inférieur, un attribut qualificatif de la personnalité terrestre, et que le second (Taijasa) est identique au premier, puisqu'il n'est que ce même Manas avec la lumière de Buddhi réfléchie sur lui. À son tour, Buddhi demeurerait simplement un esprit impersonnel sans cet élément qu'elle emprunte à


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l'âme humaine, qui la conditionne et en fait, dans cet univers illusoire, quelque chose, pour ainsi dire, de séparé de l'âme universelle pendant toute la période du cycle d'incarnation. On doit plutôt dire que Buddhi-Manas ne peut ni mourir ni perdre dans l'éternité sa soi-conscience composée, pas plus que le souvenir de ses incarnations antérieures dans lesquelles les deux aspects — c'est-à-dire l'âme spirituelle et l'âme humaine — se sont trouvés étroitement liés l'un à l'autre. Mais il n'en va pas de même dans le cas d'un matérialiste, dont l'âme humaine non seulement ne reçoit rien de l'âme divine mais encore refuse d'en reconnaître l'existence. On ne saurait appliquer cet axiome aux attributs et aux qualifications de l'âme humaine, car cela reviendrait à dire que, du fait que votre âme divine est immortelle, le velouté de votre joue doit l'être aussi, tandis que ce velouté, comme la condition de Taijasa, n'est simplement qu'un phénomène transitoire.

QUESTION — Dois-je entendre par là qu'il ne faut pas faire de confusion mentale entre le noumène et le phénomène, la cause avec ses effets ?

LE THÉOSOPHE — C'est cela même, et je le répète : la splendeur radieuse de Taijasa elle-même, limitée strictement à Manas, ou à l'âme humaine, n'est qu'une question de temps, puisque, pour la personnalité terrestre de l'homme, l'immortalité et la conscience après la mort deviennent toutes les deux simplement des attributs conditionnés, car elles dépendent entièrement des conditions et des croyances qu'a créées l'âme humaine elle-même durant la vie du corps. Karma agit sans cesse : nous ne moissonnons dans notre vie après la mort que les fruits de ce que nous avons semé nous-mêmes pendant celle-ci.

QUESTION — Mais si, après la destruction de mon corps, mon Ego est plongé dans un état d'inconscience complète, où donc les péchés de ma vie passée pourront-ils être punis ?

LE THÉOSOPHE — Notre philosophie nous enseigne que la punition karmique n'atteint l'Ego que dans sa prochaine incarnation.


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Après la mort, il reçoit seulement la récompense pour les souffrances imméritées qu'il a endurées pendant sa dernière incarnation (6). Toute la punition après la mort, même pour le matérialiste, consiste donc en l'absence de toute récompense et en la perte complète de la conscience de la béatitude et du repos. Karma est l'enfant de l'Ego terrestre, le fruit des actions de cet arbre qu'est la personnalité objective visible pour tous, aussi bien que le fruit de toutes les pensées et même de toutes les intentions du « Moi » spirituel. Mais karma est également la tendre mère qui guérit les blessures infligées par elle pendant la vie précédente, avant de recommencer à torturer cet Ego en lui en infligeant de nouvelles. Même si l'on peut dire qu'il n'y a aucune souffrance, mentale ou physique, dans la vie d'un mortel qui ne soit le fruit direct et la conséquence de quelque péché commis dans une existence précédente, cela n'empêche pas l'homme qui, dans sa vie actuelle, ne conserve pas le moindre souvenir de ses fautes antérieures, d'avoir le sentiment de ne pas mériter la punition qu'il subit et de penser, en conséquence, souffrir de ce dont il n'est pas coupable : cela seul suffit à accorder à l'âme humaine le droit à la plus grande mesure de consolation, de repos et de félicité dans l'existence post mortem. La mort se présente toujours à notre soi spirituel comme une libératrice et une amie. Pour le matérialiste qui, malgré son matérialisme, ne fut pas un mauvais homme, l'intervalle entre les deux vies sera comme le sommeil ininterrompu et paisible d'un enfant, entièrement dépourvu de rêves, ou éventuellement peuplé d'images dont il n'aura pas de perception précise, tandis que, pour le mortel ordinaire, ce sera un rêve aussi réel que la


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vie elle-même, rempli de félicité et de visions s'imposant à lui avec réalisme.

QUESTION — II faudra donc que l'homme personnel continue toujours de souffrir aveuglément les peines karmiques que l'Ego aura encourues ?

LE THÉOSOPHE — II n'en est pas tout à fait ainsi. Au moment solennel de la mort, même dans le cas de mort subite, chaque homme voit toute sa vie passée se dérouler devant lui dans ses plus minimes détails. Pendant un court instant, l'ego personnel devient un avec l'Ego individuel et omniscient. Mais cet instant suffit pour lui montrer tout l'enchaînement des causes qui ont opéré sa vie durant. Il se voit et se comprend alors tel qu'il est, dépouillé de tout masque flatteur et affranchi de ses propres illusions. Il déchiffre sa vie en spectateur qui contemple d'en haut l'arène qu'il quitte ; il sent et reconnaît la justice de toute la souffrance qu'il a subie.

QUESTION — Et cela arrive-t-il à tout le monde ?

LE THÉOSOPHE — À tout le monde, sans exception. Comme on nous l'enseigne, des hommes très bons et très saints peuvent voir non seulement la vie qu'ils quittent mais même plusieurs existences antérieures où avaient été produites les causes qui les firent tels qu'ils furent dans la vie qui vient de se terminer. Ils reconnaissent la loi de karma dans toute sa majesté et dans toute sa justice.

QUESTION — Y a-t-il quelque chose qui corresponde à cette vision avant la re-naissance ?

LE THÉOSOPHE — Oui. De même qu'au moment de la mort l'homme passe en revue rétrospectivement la vie qu'il a menée, de même, au moment où il renaît sur terre, l'Ego qui se réveille de l'état du devachan a une vision prospective de la vie qui l'attend et se rend compte de toutes les causes qui l'y ont conduit. Il en prend conscience et voit le futur, parce que c'est entre le devachan


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et la re-naissance que l'Ego regagne sa pleine conscience manasique, et redevient, pendant un court espace de temps, le dieu qu'il était avant de descendre pour la première fois dans la matière, conformément à la loi karmique, et s'incarner dans le premier homme de chair. Le «  fil d'or » voit toutes ses « perles » et il n'en manque pas une.

CE QUE L'ON ENTEND RÉELLEMENT PAR « ANNIHILATION »

QUESTION —J'ai entendu, en effet, certains théosophes parler d'un fil d'or sur lequel leurs vies seraient en quelque sorte enfilées. Que veulent-ils dire par là ?

LE THÉOSOPHE — Dans les livres sacrés hindous, il est dit que ce qui subit périodiquement l'incarnation c'est le Sutrâtma, littéralement l' « Âme-fil » . C'est un synonyme de l'Ego qui se réincarne — Manas en conjonction avec Buddhi — qui absorbe le contenu des souvenirs manasiques de toutes nos vies précédentes. Il est ainsi appelé parce que la longue série des vies humaines est réunie en chapelet sur ce fil unique, comme autant de perles enfilées sur un même fil. Dans une des Upanishad, on compare ces re-naissances successives à la vie d'un mortel qui oscille périodiquement entre le sommeil et la veille.

QUESTION — Ceci, je l'avoue, ne me semble pas clair ; et voici pourquoi. Pour l'homme qui s'éveille, c'est un nouveau jour qui commence, mais cet homme, en tant que corps et âme, est le même que ce qu'il était la veille. Par contre, à chaque incarnation, un changement complet s'opère, en ce qui concerne non seulement l'enveloppe extérieure, le sexe et la personnalité, mais encore les capacités mentales et psychiques. La comparaison ne me paraît pas tout à fait juste. L'homme qui se réveille se rappelle distinctement ce qu'il a fait hier, avant hier, et même il y a des mois et des années. Mais aucun de nous n'a le moindre souvenir d'une vie précédente ni d'aucun fait ou événement s'y rapportant... Il se peut que j'oublie le matin ce que j'ai rêvé pendant la nuit, mais je sais bien que j'ai dormi et j'ai la certitude d'avoir vécu pendant mon sommeil. Mais quel souvenir puis-je avoir


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de mon incarnation passée en attendant le moment de la mort ? Comment concilier tout cela ?

LE THÉOSOPHE — II existe des gens qui, effectivement, pendant cette vie, se rappellent leurs incarnations passées, mais ce sont les Bouddhas et les Initiés. Dans cet état, que les yogis appellent sammâsambodhi (7), est obtenue la connaissance de toute la série des incarnations passées.

QUESTION — Mais nous, mortels ordinaires, qui n'avons pas atteint sammâsambodhi, comment pouvons-nous comprendre cette analogie ?

LE THÉOSOPHE — En l'étudiant et en essayant d'arriver à une compréhension plus correcte de ce qui caractérise le sommeil, avec ses trois modes. Le sommeil est une loi à la fois générale et immuable pour l'homme aussi bien que pour la bête, mais il y a différents types ou modes de sommeil et encore plus de différentes sortes de rêves et de visions.

QUESTION — Mais cela nous conduit à un autre sujet. Revenons plutôt au matérialiste, qui, bien que ne niant pas les rêves — ce qu'il pourrait difficilement faire — nie pourtant l'immortalité en général et la survie de sa propre individualité.

LE THÉOSOPHE — Et le matérialiste, sans le savoir, a raison. Car, pour celui qui n'a aucune perception intérieure de l'immortalité de son âme, ni aucune foi en elle, dans cet homme, l'âme ne peut jamais devenir Buddhi-Taijasî mais restera tout simplement Manas ; or il n'y a pas d'immortalité possible pour Manas seul. Et, pour vivre d'une vie consciente dans le monde suivant, il faut avant tout y croire dans cette vie, pendant l'existence terrestre. C'est sur ces deux aphorismes de la Science Secrète que s'érige toute la philosophie de la conscience post mortem


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et de l'immortalité de l'âme. L'Ego reçoit toujours selon ses mérites. Pour lui, après la dissolution du corps, commence, selon les cas, une période de conscience pleinement éveillée, ou un état de songes chaotiques, ou encore un sommeil entièrement dépourvu de rêves que l'on ne saurait distinguer de l'annihilation. Et cela correspond précisément au trois modes de sommeil. Si nos physiologistes voient la cause des rêves et des visions dans la préparation inconsciente où leur trame se forme pendant les heures de veille, pourquoi ne pourrait-on admettre une élaboration analogue pour les rêves post mortem ? Je le répète : la mort est un sommeil. Après la mort, commence, devant les yeux spirituels de l'âme, une représentation qui se déroule selon un programme que nous avons appris et très souvent composé nous-mêmes inconsciemment : là se déploie, dans des faits vécus, la réalisation des croyances correctes, ou bien des illusions que nous avons nous-mêmes créées de toutes pièces. Celui qui a été méthodiste y est méthodiste, le musulman, musulman — au moins pendant quelque temps —dans un paradis parfaitement imaginaire, que chacun s'est créé et construit lui-même. Tels sont les fruits post mortem de l'arbre de vie. Bien entendu, que nous croyions ou non au fait de l'immortalité consciente ne saurait changer quoi que ce soit à la réalité inconditionnée du fait lui-même, dès lors qu'il existe ; mais, lorsqu'il s'agit d'entités indépendantes ou séparées, qui croient ou ne croient pas en cette immortalité, leur attitude ne peut manquer, cette fois, de donner à ce fait une couleur particulière dans son application à chacune d'entre elles. Commencez-vous maintenant à comprendre ?

QUESTION — Je pense que oui. Le matérialiste, qui se refuse à croire à tout ce qui ne lui est pas prouvé par ses cinq sens, ou par un raisonnement scientifique appuyé exclusivement sur des données fournies par ces sens — malgré leur imperfection — et rejette toute manifestation spirituelle, n'accepte comme vie consciente que l'existence présente. Il lui sera donc fait selon sa croyance. Il perdra son ego personnel et sera plongé dans un sommeil sans rêves, jusqu'à ce qu'il s'éveille de nouveau. N'est-ce pas cela ?

LE THÉOSOPHE — A peu près. Pénétrez-vous bien de la doctrine pratiquement universelle selon laquelle il y a deux sortes d'existence


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consciente, l'une terrestre et l'autre spirituelle. Il faut considérer cette dernière comme réelle par le fait même que la Monade éternelle, immuable et immortelle l'habite, alors que, pour la vie terrestre, l'Ego qui se réincarne doit se revêtir d'habits nouveaux, qui sont entièrement différents de ceux de ses incarnations passées et en qui tout, à l'exception de son prototype spirituel, est condamné à subir un changement si radical qu'il n'en reste aucune trace.

QUESTION — Mais comment cela ? Mon « Moi » conscient terrestre peut-il périr, non seulement pour un temps comme la conscience du matérialiste, mais d'une manière si complète qu'il n'en reste aucune trace ?

LE THÉOSOPHE — D'après l'enseignement, il faut qu'il périsse ainsi, et entièrement, à l'exception du principe qui, en s'unissant à la Monade, est devenu, de ce fait, une essence purement spirituelle et indestructible, pour rester uni à elle dans l'éternité. Mais, dans le cas du matérialiste endurci, dans le « Moi » personnel duquel jamais aucune trace de Buddhi ne s'est reflétée, comment cette dernière pourrait-elle emporter dans l'éternité une seule parcelle de cette personnalité terrestre ? Votre « Moi » spirituel est immortel ; mais de votre soi actuel il ne peut emporter dans l'éternité que ce qui est devenu digne d'immortalité — l'arôme seul de la fleur que la mort a fauchée.

QUESTION — Bien, mais la fleur, le « moi » terrestre ?

LE THÉOSOPHE — Comme toutes les fleurs passées et futures qui ont fleuri, ou fleuriront, sur la branche-mère, le Sutrâtma — et qui sont autant de pousses issues d'une même racine, ou Buddhi — cette fleur retournera en poussière. Votre « Moi » réel, comme vous le savez vous-même, n'est pas le corps qui est maintenant assis devant moi ; ce n'est pas non plus ce que j'appellerais Manas-Sutrâtma, mais Sutrâtma-Buddhi.

QUESTION — Mais cela ne m'explique pas du tout pourquoi vous qualifiez la vie après la mort d'immortelle, d'infinie et de réelle, et la


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vie terrestre de simple fantôme ou de pure illusion, puisque cette vie post mortem elle-même a ses limites, bien que ces limites soient beaucoup plus étendues que celles de la vie terrestre.

LE THÉOSOPHE — Sans doute. L'Ego spirituel de l'homme se meut dans l'éternité comme un pendule qui oscille entre les heures de la naissance et la mort. Mais si ces heures qui marquent les périodes de vie terrestre et de vie spirituelle sont limitées dans leur durée, et si la série de ces étapes à travers l'éternité, entre le sommeil et la veille, entre l'illusion et la réalité, a un commencement et une fin, le pèlerin spirituel n'en est pas moins éternel. Ainsi, à notre point de vue, ce qui constitue la seule réalité pendant la période de ce pèlerinage appelé le « cycle des re-naissances » , ce sont les heures de la vie post mortem où, désincarné, il se trouve face à face avec la vérité, et non plus avec les mirages de ses existences terrestres et passagères. Malgré leurs limites, ces intervalles n'empêchent cependant pas l'Ego, qui se perfectionne toujours, de suivre, sans dévier — bien que graduellement et lentement — le chemin qui l'amènera jusqu'au point de sa dernière transformation où, ayant atteint son but, il deviendra un être divin. Ces intervalles et ces étapes aident à atteindre le résultat final au lieu d'en entraver la réalisation. Et, sans de tels intervalles limités, l'Ego divin ne pourrait jamais atteindre son but ultime. Je vous ai déjà donné de cette progression une illustration familière en comparant l'Ego, l'individualité à un acteur, et ses incarnations nombreuses et variées aux rôles joués par ce dernier. Appelleriez-vous ces rôles ou leurs costumes l'individualité de l'acteur lui-même ? Semblable à l'acteur, l'Ego est obligé, pendant le cycle de nécessité, de jouer bien des rôles, dont certains peuvent lui déplaire, jusqu'à ce qu'il atteigne le seuil même de paranirvâna. De même que l'abeille recueille son miel de chaque fleur qu'elle visite et laisse le reste en pâture aux vers de la terre, de même notre individualité spirituelle — que nous l'appelions Sutrâtma ou Ego — ne recueille de chaque personnalité terrestre, dans laquelle karma la force à s'incarner, que le nectar des qualités spirituelles et de la soi-conscience ; elle réunit l'ensemble de ses récoltes en un tout unique et sort finalement de sa chrysalide comme un Dhyan Chohan glorifié.


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Tant pis pour les personnalités terrestres dont elle n'a rien pu recueillir ; elles ne pourront certainement pas survivre consciemment à leur existence terrestre.

QUESTION — II semble donc que, pour la personnalité terrestre, l'immortalité soit toujours conditionnelle. Cependant, l'immortalité elle-même n'est-elle pas inconditionnelle ?

LE THÉOSOPHE — Pas du tout. Mais l'immortalité ne peut toucher ce qui est non existant ; car, pour tout ce qui existe en tant que SAT, ou émane de SAT, l'immortalité et l'éternité sont absolues. La matière est le pôle opposé de l'esprit et pourtant les deux ne sont qu'un. Et l'essence de tout cela — je veux dire l'essence de l'esprit, de la force ou énergie et de la matière, ou les trois en un — est sans commencement ni fin. Mais la forme acquise par cette triple unité pendant ses incarnations, son aspect extérieur, n'est certainement que l'illusion de nos conceptions personnelles. Voilà pourquoi nous n'appelons réalité que nirvâna et la vie universelle, tandis que nous reléguons la vie terrestre, sans en exclure sa personnalité terrestre ou même son existence en devachan, dans le domaine chimérique de l'illusion.

QUESTION — Mais pourquoi, dans ce cas, appelez-vous le sommeil réalité et l'état de veille illusion ?

LE THÉOSOPHE — Ce n'est là qu'une comparaison qui a pour but de faciliter la compréhension du sujet, et, du point de vue de nos conceptions terrestres, elle est très correcte.

QUESTION — Je persiste cependant à ne pas comprendre : si la vie qui nous attend après la mort est basée sur la justice et la rétribution méritée de toutes nos souffrances ici-bas, pourquoi, dans le cas des matérialistes, dont beaucoup sont des hommes véritablement honnêtes et charitables, ne resterait-il rien de leur personnalité sauf le rebut d'une fleur fanée ?

LE THÉOSOPHE — Personne n'a dit pareille chose. Aucun matérialiste, quelque incroyant qu'il soit, ne peut périr pour


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toujours dans la plénitude de son individualité spirituelle. Ce que j'ai dit c'est que la conscience du matérialiste peut disparaître soit entièrement, soit partiellement, au point qu'aucun vestige conscient de sa personnalité ne survive.

QUESTION — Mais c'est sûrement cela l'annihilation ?

LE THÉOSOPHE — Nullement. Pendant un long voyage en chemin de fer, on peut dormir d'un sommeil si profond que l'on passe plusieurs stations sans en avoir la moindre conscience ni le moindre souvenir, puis se réveiller à une autre station, et continuer son voyage en passant par un nombre incalculable d'autres arrêts, jusqu'à ce que le voyage se termine et qu'on arrive à destination. Je vous ai parlé de trois sortes de sommeil : le sommeil sans rêves, le sommeil avec rêves cahotiques, et le sommeil où les rêves sont si réels qu'ils deviennent des réalités absolues pour le dormeur. Si vous croyez à ce dernier genre de sommeil, pourquoi ne croyez-vous pas au premier ? La vie qui attend un homme dans l'au-delà sera modelée sur ce qu'il croyait qu'elle serait, et sur ce qu'il s'attendait à y trouver. Celui qui ne s'attend à aucune vie future trouvera, dans l'intervalle entre deux renaissances, un vide absolu qui équivaudra à l'annihilation. C'est précisément la réalisation du programme dont nous avons parlé, programme créé par les matérialistes eux-mêmes. Mais il y a, comme vous le dites, différentes sortes de matérialistes. L'égoïste méchant, et qui ne pense qu'à lui, qui n'a jamais versé de larmes que sur lui-même et qui a ainsi ajouté à son incroyance l'indifférence la plus complète envers le monde entier, perdra à jamais sa personnalité au seuil de la mort. Comme cette personnalité n'a, pour ainsi dire, aucun lien de sympathie pour le monde qui l'entoure, et, par conséquent, n'a rien à accrocher au Sutrâtma, toute connexion entre elle et lui sera nécessairement rompue au moment du dernier soupir. Puisqu'il n'y aura pas de devachan pour un tel matérialiste, le Sutrâtma se réincarnera presque immédiatement. Mais le matérialiste dont la seule erreur fut de ne pas croire à une vie future dormira profondément et ne laissera passer qu'une station. Le temps viendra où cet ex-matérialiste aura la perception de lui-même dans l'éternité et se


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repentira peut-être alors d'avoir perdu même une journée, une seule étape de la vie éternelle.

QUESTION — Ne serait-il pas plus correct de dire que la mort n'est qu'une naissance à une vie nouvelle, ou bien un nouveau retour à l'éternité ?

LE THÉOSOPHE — Si vous voulez. Mais il faut vous souvenir que les naissances diffèrent entre elles, et qu'il naît des « morts-nés » qui sont des échecs de la nature. En outre, les idées fixes que vous avez en Occident au sujet de la vie matérielle sont telles que les termes « vivant » et « être » sont tout à fait inapplicables au pur état subjectif de l'existence post mortem. Et cela pour la bonne raison que voici : à l'exception de quelques philosophes que très peu de gens lisent, et qui d'ailleurs n'ont pas eux-mêmes une conception assez claire pour présenter ces sujets d'une manière bien précise, les notions des Occidentaux relativement à la vie et à la mort sont devenues si étroites qu'elles ont, d'un côté, conduit au matérialisme le plus grossier, et de l'autre, à la conception plus matérielle encore de la vie future qui a trouvé son expression dans le « summerland » des spirites. Là, les âmes humaines mangent, boivent, se marient et vivent dans un paradis tout aussi sensuel, mais moins philosophique, que celui de Mahomet. Les conceptions courantes du chrétien sans instruction ne valent guère mieux non plus ; elles sont même plus matérielles, si tant est que ce soit possible. Le ciel chrétien, avec ses anges privés de corps, ses trompettes de cuivre, ses harpes d'or, aussi bien que l'enfer avec ses flammes matérielles, ressemble à la scène féerique d'une pantomime de Noël.

C'est à cause de ces conceptions étroites que vous éprouvez tant de difficultés à comprendre. Et c'est bien parce que la vie de l'âme désincarnée est entièrement dépourvue de toute forme grossièrement objective de vie terrestre, sans rien manquer de l'impression vivante de réalité que l'on a dans certains rêves, que les philosophes orientaux l'ont comparée aux visions du sommeil.


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TERMES DÉFINIS POUR EXPRIMER
DES CHOSES DÉFINIES

QUESTION — Ne pensez-vous pas que c'est parce qu'il n'y a pas de termes définis et déterminés pour désigner chaque « principe » dans l'homme qu'il se produit une telle confusion dans nos esprits par rapport aux fonctions respectives de ces « principes » ?

LE THÉOSOPHE —J'y ai pensé moi-même. Toute la difficulté est venue de ceci : quand nous avons commencé à exposer et discuter les notions concernant les « principes » , nous avons employé les mots sanskrits qui les désignent au lieu de forger, à l'usage des théosophes, des vocables équivalents en anglais. Il faut tenter d'y remédier maintenant.

QUESTION — Vous ferez bien, car cela évitera une plus grande confusion à l'avenir. Il me semble qu'il n'y a pas deux auteurs théosophes qui soient d'accord pour appeler le même « principe » du même nom.

LE THÉOSOPHE — La confusion est cependant plus apparente que réelle. J'ai entendu certains de nos théosophes en exprimer de la surprise, et critiquer plusieurs articles traitant de ces « principes » . Cependant, après examen, on ne peut y trouver d'autre faute que celle d'avoir employé le mot « Âme » pour désigner les trois principes, sans spécifier les distinctions. Le premier et, sans contredit, le plus clair de nos auteurs théosophes, M. A.P. Sinnett, a écrit des pages d'un style admirable où il traite de façon approfondie du « Soi Supérieur » (8). Sa véritable idée a également été mal interprétée par certains, du fait qu'il a utilisé le mot « Âme » dans un sens général. Voici toutefois quelques passages qui vous montreront combien tout ce que M. Sinnett écrit sur ce sujet est clair et d'une large portée :


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«... Dès qu'elle est lancée dans le fleuve de l'évolution comme individualité humaine (9), l'âme humaine passe par des périodes alternées d'existence physique et d'existence relativement spirituelle. Elle passe d'un plan, ou strate, ou état de la Nature, à un autre, en fonction de ses affinités karmiques ; incarnée, elle vit la vie que son karma lui a préparée ; elle modifie sa marche en avant selon les limitations des circonstances, et — en créant du nouveau karma par l'utilisation bonne ou mauvaise des occasions offertes — elle retourne après chaque vie physique, en passant par la région intermédiaire du kâma loka, à l'existence spirituelle (devachan) afin de s'y reposer, renouveler ses forces et absorber graduellement dans son essence, comme autant de progrès cosmique, l'expérience récoltée durant la vie « sur terre » , c'est-à-dire pendant l'existence physique. Cette façon d'envisager le sujet suggérera bon nombre de conclusions accessoires à ceux qui voudront réfléchir à cette question : on songera par exemple que le transfert de la conscience du kâma loka au stade dévachanique doit être graduel (10), qu'en réalité il n'existe pas de ligne de séparation bien nette entre les divers états spirituels ; et que les plans spirituel et physique eux-mêmes, comme le prouvent les facultés psychiques des vivants, ne sont pas aussi désespérément isolés l'un de l'autre, comme voudraient le suggérer les théories matérialistes ; qu'en outre, tous les états de la nature nous entourent simultanément et s'adressent à des facultés différentes de perception, etc. (...) II est clair que les personnes douées de facultés psychiques restent en rapport pendant l'existence physique avec les plans de la conscience supra-physique ; et, bien que la généralité des gens puissent ne pas être doués de ces facultés, nous sommes tous capables d'entrer dans des états de conscience qui n'ont rien à voir avec les cinq sens physiques, comme on peut le voir dans les états comme le sommeil et... surtout les phénomènes du somnambulisme et du mesmérisme. Nous — c'est-à-dire les âmes en nous — ne sommes pas entraînés complètement à la dérive sur l'océan de la matière. Nous conservons nettement le souvenir de certains intérêts ou droits qui nous rattachent au rivage dont nous nous sommes écartés


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pour un moment. Le processus de la réincarnation n'est donc pas complètement décrit si nous nous contentons de parler d'une alternance d'existence entre les plans physique et spirituel, et si nous dépeignons l'âme comme une entité complète, passant intégralement d'un état d'existence à l'autre. Une définition plus correcte du processus représenterait l'incarnation comme se produisant sur ce plan physique de la nature par l'effet d'un pouvoir émanant de l'âme. Le royaume Spirituel resterait ainsi l'habitat propre de l'Âme qui ne le quitterait jamais complètement ; dans cette optique, ce fragment de l'Âme, qui n'est pas matérialisable et qui demeure perpétuellement sur le plan spirituel, pourrait peut-être valablement être considéré comme le Soi SUPÉRIEUR. »

Le « Soi Supérieur » est ÂTMA et, naturellement, « n'est pas matérialisable » comme le dit M. Sinnett. Bien plus encore, il ne peut jamais être rendu « objectif » dans aucune circonstance, même à la perception spirituelle la plus haute. Car Âtma, ou le « Soi Supérieur » , est réellement Brahma, l'ABSOLU, et on ne saurait l'en distinguer. Dans les heures de samâdhi, la conscience spirituelle la plus haute de l'Initié est entièrement absorbée dans l'essence UNE, qui est Âtman, et par conséquent comme elle est unie avec le tout, il ne peut rien y avoir d'objectif pour elle. Or, certains de nos théosophes ont pris l'habitude d'employer comme synonymes les mots « Soi » et « Ego » et d'associer le terme « Soi » avec des aspects de l'homme tels que son individualité supérieure ou même son Ego personnel — en parlant ainsi de « Soi » personnel, etc... — alors que l'on ne devrait jamais appliquer ce terme qu'au Soi Un et universel. D'où la confusion. Quand nous parlons de Manas, le « corps causal » en union avec la lumière rayonnée de Buddhi, nous pouvons l'appeler l' « EGO SUPÉRIEUR » , jamais le « Soi Supérieur » . Car même Buddhi, l' « Âme Spirituelle » , n'est pas le Soi, mais seulement le véhicule du Soi. Il ne faudrait jamais parler ni écrire au sujet des autres « Soi » , tels que le soi « Individuel » et le soi « personnel » , sans mentionner en même temps leurs qualités et caractères distinctifs.

Ainsi, dans cette excellente étude sur le « Soi Supérieur » , ce terme s'applique au sixième principe, ou Buddhi, (naturellement uni à Manas, car, sans cette union, il n'y aurait pas de principe ou élément pensant dans l'âme spirituelle) et cela a donné lieu à


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bien des malentendus. L'affirmation « qu'un enfant n'acquiert son sixième principe, ou ne devient un être moralement responsable, c'est-à-dire capable de produire du karma, qu'après sa septième année » , indique bien le sens qu'il faut accorder ici au terme SOI SUPÉRIEUR. Par suite, l'auteur de talent a parfaitement raison en expliquant que lorsque le « Soi Supérieur » a pénétré l'être humain, et saturé de sa conscience la personnalité — ce qui ne peut se produire que chez certains êtres très purs de constitution — « des gens doués de facultés psychiques peuvent réellement percevoir ce Soi Supérieur, de temps en temps, grâce à leurs sens subtils » . Mais ceux qui limitent la portée du terme « Soi Supérieur » au Principe Divin Universel ont aussi « parfaitement raison » de ne pas comprendre ce que veut dire cet auteur. Car, lorsque nous lisons, sans être préparés à ces fluctuations dans le sens accordé aux termes métaphysiques (11), que, tout « en se manifestant pleinement sur le plan physique... le Soi Supérieur reste néanmoins un Ego spirituel conscient sur le plan correspondant de la Nature » , nous sommes en droit de présumer que le « Soi Supérieur » , dans cette phrase, signifie « Âtma » , et l'Ego spirituel, « Manas » , ou plutôt Buddhi-Manas, et de nous mettre aussitôt à critiquer l'ensemble comme étant incorrect.

Pour éviter désormais de tels malentendus, je propose de rendre les termes occultes orientaux par leurs équivalents occidentaux, afin qu'on les utilise dans l'avenir.

Le Soi Supérieur est : Âtma, l'inséparable rayon du Soi UN et Universel. C'est plus le Dieu Au-dessus qu'au-dedans de nous. Heureux l'homme qui réussit à en saturer son Ego intérieur !

L'EGO divin Spirituel est : l'âme Spirituelle ou Buddhi, en étroite union avec Manas, le principe mental, sans lequel Buddhi n'est point du tout un EGO, mais uniquement le Véhicule âtmique.


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L' « Ego » Supérieur ou « Ego » Intérieur, est : Manas, le « cinquième » principe, comme on l'appelle, considéré indépendamment  de Buddhi. Le principe mental ne constitue l'Ego Spirituel que lorsqu'il est fusionné en une unité avec Buddhi : aucun matérialiste n'est censé avoir en lui un tel Ego Spirituel, quelque grandes que soient ses capacités intellectuelles.

L' « Ego » INFÉRIEUR ou « Ego » PERSONNEL est : l'homme physique en conjonction avec son soi inférieur, c'est-à-dire les instincts animaux, les passions, les désirs, etc... On l'appelle la « fausse personnalité » : elle se compose du Manas inférieur combiné au kâmarûpa, et opère par l'intermédiaire du corps physique et de son fantôme, ou « double » .            

Le « principe » restant, prâna ou « Vie » est, strictement parlant, la force rayonnante ou l'énergie d'Âtma — si on l'envisage comme la Vie Universelle et le Soi UN — c'est l'aspect comparativement inférieur de cette énergie, ou plutôt (dans ses effets) son aspect relativement plus physique, du fait qu'il se manifeste. Prâna, ou la Vie, pénètre l'être entier de l' « Univers objectif » ; on en parle comme d'un « principe » uniquement parce que c'est un facteur indispensable, et le deus ex machinâ (12) de l'homme vivant.

QUESTION — Cette division des principes, qui est si simplifiée dans ses combinaisons, sera, je crois, mieux adaptée. L'autre est beaucoup trop métaphysique.

LE THÉOSOPHE — Si elle était adoptée d'un commun accord par les profanes ainsi que par les théosophes, le sujet deviendrait certainement beaucoup plus compréhensible.


(l) William Stainton Moses, Spirit Identity ( « L'Identité de l'Esprit » ), 1879, (N.d.T.).

(2) « Some things that l do know of Spiritualism and some that I do not. » ( « Des choses que je sais du spiritisme, et de celles que je ne sais pas. » )

(3) Quelques parties de ce passage et du précédent furent publiées dans la revue Lucifer sous la forme d'un « Dialogue sur les Mystères de l'Au-delà » , dans le numéro de janvier 1889. L'article n'était pas signé, comme s'il avait été écrit par la rédactrice en chef, mais il était dû à la plume de l'auteur du présent livre. [Article publié en français dans Râja Yoga ou Occultisme, Paris : Textes Théosophiques, 1983, p.249. N.d.T.]

(4) Ishvara est la conscience collective de la déité manifestée, Brahm⠗ c'est-à-dire la conscience collective de l'Armée des Dhyân Chohan (voir la Doctrine Secrète), et Prajñâ est leur sagesse individuelle.

(5) Taijasa signifie « le radieux », par suite de l'union de Manas avec Buddhi — l'âme humaine illuminée par le rayonnement de l'âme divine. On peut donc décrire Manas-Taijasa comme le mental radieux, la raison humaine éclairée par la lumière de l'esprit : Buddhi-Manas est donc la révélation de la combinaison des deux aspects, divin et humain, de l'intellect et de la soi-conscience.

(6) Certains théosophes ont trouvé à redire à cette phrase, mais les mots sont ceux du Maître, et la signification attachée au terme « imméritées » est celle donnée ci-dessus. Dans la brochure T.P.S., N° 6, se trouvait une phrase (critiquée plus tard dans la revue Lucifer) qui visait à exprimer la même idée. Elle péchait par la forme, il est vrai, et se prêtait à la critique qu'elle souleva ; mais l'idée essentielle en était que les hommes souffrent souvent des effets d'actions faites par les autres, effets qui ainsi n'appartiennent pas strictement à leur propre karma ; et pour ces souffrances-là ils méritent naturellement une compensation.

(7) Le mot pâli sammâsambodhi (sanskrit : samyaksambodhi) désigne l'état d'illumination et d'omniscience atteint par un être parfaitement et complètement éveillé (appelé en pâli sammâsambuddha). (N.d.T.)

(8) Voir les comptes rendus de la « London Lodge of the Theos. Society » , n° 7, oct. 1885.<o:p></o:p>

(9) II s'agit de l' « Ego qui se ré-incarne » ou l' « âme humaine » comme il l'a appelée — le Corps causal pour les hindous.

(10) La durée de ce « transfert» dépend toutefois du degré de spiritualité de l'ex-personnalité de l'Ego désincarné. Pour ceux dont la vie a été très spirituelle, ce transfert, bien que graduel, est très rapide. Il s'allonge dans la mesure où l'être a des tendances matérialistes.

(11) Ces fluctuations ne concernent que les variations apportées dans la traduction et l'interprétation de termes orientaux dans les langues occidentales. Comme il n'a jamais existé dans le passé d'équivalents dans notre vocabulaire, il a bien fallu que chaque théosophe se les forge pour exprimer ses idées. Il est donc grand temps de fixer une nomenclature bien déterminée.

(12) Voir note 6 du chapitre 2 (N.d.T.).

chapitre suivant



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X

DE LA NATURE
DE NOTRE PRINCIPE PENSANT


 

LE MYSTÈRE DE L'EGO

QUESTION —J'ai remarqué, dans le passage du Catéchisme Bouddhique que vous avez signalé précédemment, une contradiction que j'aimerais vous voir expliquer. On y disait que les skandha — y compris la mémoire — changent à chaque incarnation nouvelle. Pourtant, il est admis que le reflet des éléments des vies passées (qui sont, comme il est dit, entièrement composés de skandha) « doit survivre » . Qu'est-ce qui survit en réalité ? Je vous saurais gré de me l'expliquer. Est-ce seulement cette « réflexion » , ou bien ces skandha, ou est-ce toujours le même EGO, le Manas dont vous parlez ?

LE THÉOSOPHE — Je viens de vous expliquer que le principe qui se réincarne, ou ce que nous appelons l'homme divin, est indestructible pendant toute la durée du cycle de vie : indestructible non seulement en tant qu'entité pensante, mais même en tant que forme éthérée. Le « reflet » n'est que le rappel sur le mode spirituel (pendant la période du devachan) des souvenirs de l'ex-personnalité, Monsieur A., ou Madame B., avec laquelle l'Ego s'identifie pendant cette période. Puisque ce rappel n'est, pour ainsi dire, que la continuation des souvenirs de la vie terrestre — où revit, en un enchaînement ininterrompu d'images merveilleuses, la quintessence des quelques moments heureux de cette existence désormais écoulée — il faut que l'Ego s'identifie avec la conscience personnelle de cette existence, s'il doit en rester quelque chose.


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QUESTION — Cela signifie que l'Ego, en dépit de sa nature divine, passe par un état d'obscuration mentale ou de folie temporaire pendant chacune des périodes qui s'écoulent entre deux incarnations ?

LE THÉOSOPHE — Vous pouvez en penser ce que vous voulez. Nous qui croyons qu'en dehors de la Réalité UNE tout n'est qu'illusion passagère, y compris l'univers entier, nous ne considérons pas cet état comme de la folie mais comme une suite très naturelle, ou un développement, de la vie terrestre. Qu'est-ce que l'existence humaine ? Un faisceau complexe d'expériences les plus variées, d'émotions, d'opinions toujours changeantes. Dans notre jeunesse, nous nous vouons souvent avec enthousiasme à un idéal, à quelque héros ou héroïne, dont nous nous efforçons de suivre l'exemple et que nous essayons de faire revivre en nous. Quelques années plus tard, lorsque la fraîcheur de nos sentiments juvénils s'est fanée et que leur ardeur s'est calmée, nous sommes les premiers à rire de nos illusions. Et pourtant, il fut un temps où nous avions identifié dans notre mental notre propre personnalité à un tel degré avec l'image de l'idéal que nous chérissions, surtout s'il s'agissait d'un être vivant, qu'elle s'y fondait entièrement et s'y perdait. Peut-on dire d'un homme de cinquante ans qu'il est le même être qu'il était à vingt ans ? L'homme intérieur est le même, la personnalité vivante extérieure s'est complètement transformée et changée. Qualifierez-vous aussi de folie ces changements qui s'opèrent dans l'état mental de l'homme ?

QUESTION — Mais vous, comment les qualifieriez-vous ? Et surtout, comment expliqueriez-vous la permanence de l'un et le caractère éphémère de l'autre ?

LE THÉOSOPHE — Cela s'explique bien facilement par nos doctrines et ne présente pour nous aucune difficulté. La clef se trouve dans la double conscience de notre mental, ainsi que dans la double nature du « principe » mental. Il existe d'une part une conscience spirituelle — l'intelligence Manasique illuminée par la lumière de Buddhi — qui perçoit les abstractions subjectivement, et d'autre part une conscience liée aux sensations (la


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lumière Manasique inférieure) inséparable de notre cerveau et de nos sens physiques. Cette conscience-là est tenue sous contrôle par le cerveau et les sens physiques, et comme, par ailleurs, elle dépend d'eux pour fonctionner, elle doit nécessairement s'éteindre et, finalement, disparaître complètement avec la disparition du cerveau et des sens physiques. C'est seulement la conscience spirituelle, dont la racine est dans l'éternité, qui survit et dure à jamais et qui peut donc être considérée comme immortelle. Toute autre chose n'appartient qu'au domaine des illusions passagères.

QUESTION — Mais qu'entendez-vous, en réalité, par illusion dans ce cas ?

LE THÉOSOPHE — Vous trouverez une très bonne explication sur le sujet dans l'étude que j'ai signalée plus haut sur le « Soi Supérieur » . Voici ce que dit l'auteur :

« La théorie que nous considérons (l'échange d'idées entre l'Ego Supérieur et le soi inférieur) s'harmonise très bien avec la façon de considérer notre monde comme le monde illusoire et phénoménal, tandis que les plans spirituels de la Nature constituent le monde du noumène ou de la réalité. Cette région de la Nature où, pour ainsi dire, l'âme permanente a sa racine, est plus réelle que celle où ses fleurs éphémères s'épanouissent durant un bref espace de temps, pour se faner ensuite et disparaître, tandis que la plante récupère de l'énergie pour produire de nouvelles fleurs. Si nous vivions dans un monde où seules les fleurs seraient perceptibles aux sens ordinaires, et où leurs racines existeraient dans un état de la Nature intangible et invisible pour nous, les philosophes d'un tel monde qui se douteraient qu'il existe des racines dans un autre plan d'existence seraient portés à dire des fleurs qu'elles ne sont pas les plantes réelles, qu'elles sont sans importance véritable — de simples phénomènes illusoires d'un moment. »

Voilà ce que je veux dire. Ce n'est pas le monde où croissent les fleurs passagères et fugitives des vies personnelles qui est le monde réel et permanent, mais celui où se trouve la racine de la


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conscience, cette racine qui est au-delà de l'illusion et subsiste dans l'éternité.

QUESTION — Que voulez-vous dire par la racine qui subsiste dans l'éternité ?

LE THÉOSOPHE — Cette racine est l'entité pensante, l'Ego qui s'incarne, que nous le considérions comme un « Ange » , un « Esprit » , ou une force. De tout ce que nous percevons au moyen de nos sens, cela seul qui croît directement à partir de cette racine cachée dans le monde supérieur, ou qui se rattache à cette racine, peut participer de sa vie immortelle. Il s'ensuit donc que toutes les pensées, idées et aspirations nobles de la personnalité animée par cet Ego doivent devenir permanentes dans la mesure même où elles émanent de cette racine et en sont nourries. Quant à la conscience physique, du fait qu'elle est une qualité du « principe » sensible, mais « inférieur » (kamarupa, ou l'instinct animal illuminé par le reflet manasique inférieur), qu'on peut encore appeler l'âme humaine, elle doit disparaître. Ce qui manifeste une activité pendant que le corps est endormi, ou paralysé, c'est la conscience supérieure, même si notre mémoire n'enregistre de telles expériences que faiblement et imparfaitement (parce que d'une manière automatique), ou si souvent même elle est incapable d'en conserver la plus légère impression.

QUESTION — Mais comment se fait-il que MANAS, bien que vous l'appeliez Noûs, un « Dieu », soit si faible pendant ses incarnations qu'il s'y trouve réellement vaincu et assujetti par le corps ?

LE THÉOSOPHE — Je pourrais vous retourner la question et vous demander : « Comment se fait-il que celui que vous considérez comme le " Dieu des Dieux " et le seul Dieu vivant, soit si faible qu'il ait permis au mal (ou au diable) de l'emporter à la fois sur lui et sur toutes ses créatures — et cela aussi bien quand il reste au Ciel que lorsqu'il vient s'incarner sur la terre ? » Vous me répondriez certainement : « C'est un mystère, et il est défendu de chercher à pénétrer les mystères de Dieu. » Mais notre philosophie religieuse ne nous fait pas de telles défenses, aussi je vous


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dirai qu'à moins qu'un Dieu ne descende comme un Avatâra, aucun principe divin ne peut faire autrement qu'être entravé et paralysé par la matière turbulente et animale. Sur ce plan d'illusions, ce sera toujours l'hétérogénéité qui l'emportera sur l'homogénéité, et plus une essence est proche de son principe-racine — l'Homogénéité Primordiale — plus il est difficile pour celle-ci de s'affirmer sur terre. Des pouvoirs spirituels et divins sommeillent dans tout être humain et plus sa vision spirituelle s'élargit, plus le Dieu en lui devient puissant. Mais comme peu d'hommes peuvent avoir conscience de ce Dieu et que, dans la plupart des cas, le divin est constamment paralysé et limité dans notre pensée par de fausses conceptions enracinées en nous (en conséquence des idées qui nous ont été inculquées dès l'enfance), il n'est pas surprenant que vous éprouviez tant de difficultés à comprendre notre philosophie.

QUESTION — Est-ce donc cet Ego qui est notre Dieu ?

LE THÉOSOPHE — Pas du tout. « Un Dieu » n'est point la déité universelle, mais seulement une étincelle de l'unique océan de Feu Divin. Notre Dieu au-dedans de nous, ou « notre Père qui est dans le secret » , est ce que nous appelons le « SOI SUPÉRIEUR » , Âtma. Notre Ego qui se réincarne était à son origine un Dieu, comme l'étaient toutes les émanations primordiales du Principe Un et Inconnu. Mais, comme il a été forcé, depuis sa « chute dans la Matière » , de s'incarner pendant toute la durée du cycle, à intervalles successifs, du début jusqu'à la fin, ce n'est plus un dieu libre et heureux, mais un pauvre pèlerin qui va son chemin pour recouvrer ce qu'il a perdu. Cette explication sera plus complète si je rappelle ici ce qui a été dit au sujet de I'HOMME INTÉRIEUR dans Isis Dévoilée (édition anglaise originale Vol. Il, p. 593) :

« Depuis l'Antiquité la plus reculée le genre humain, pris dans son ensemble, a toujours été convaincu de l'existence d'une entité spirituelle et personnelle dans l'homme physique personnel. Cette entité intérieure était plus ou moins divine suivant son degré de proximité avec la couronne. Plus cette union était intime, plus la destinée de l'homme était sereine, et moins les conditions extérieures étaient dangereuses. Une telle croyance n'est ni de la bigoterie ni de la superstition, mais un


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sentiment instinctif toujours présent de la proximité d'un autre monde spirituel et invisible, qui, bien que subjectif pour les sens de l'homme extérieur, est parfaitement objectif pour l'ego intérieur. De plus, ces hommes de l'Antiquité croyaient qu'il y avait des conditions extérieures et des conditions intérieures qui pouvaient influencer la détermination de notre volonté sur nos actions. Ils rejetaient le fatalisme, car le fatalisme suppose l'action aveugle de quelque pouvoir plus aveugle encore. Mais ils croyaient à la destinée ou karma que, de sa naissance à sa mort, tout homme tisse fil par fil autour de lui-même, ainsi qu'une araignée sa toile ; et, pour eux, cette destinée était guidée par cette présence que certains appellent l'ange gardien, ou au contraire, par l'homme intérieur astral qui nous est plus familier, mais qui n'est que trop souvent le mauvais génie de l'homme de chair, la personnalité. Ces deux réalités mènent l'HOMME, mais l'une d'elle doit nécessairement l'emporter ; et dès le commencement même de la lutte invisible, la loi de compensation et de rétribution, sévère et implacable, entre en jeu et accomplit son œuvre en suivant avec vigilance les péripéties du combat. Quand le dernier fil est tissé, et que l'homme paraît comme enveloppé dans le filet qu'il a lui-même ourdi, il se trouve alors complètement sous l'empire de cette destinée qu'il a lui-même créée. Celle-ci l'immobilise alors comme le coquillage inerte au rocher immuable, ou l'emporte comme une plume, dans un tourbillon que ses propres actions ont soulevé. »

Telle est la destinée de I'HOMME, le véritable Ego — et non de l'Automate, la coque vide que l'on prend pour lui. Et il lui appartient de devenir le vainqueur de la matière.

 

DE LA NATURE COMPLEXE DE MANAS

 

QUESTION — Mais vous alliez me dire quelque chose sur la nature essentielle de Manas, et les rapports qui existent entre ce dernier et les skandha de l'homme physique.

LE THÉOSOPHE — C'est cette nature mystérieuse, protéenne, insaisissable, presque irréelle dans ses corrélations avec les autres principes, qu'il est si difficile de comprendre et encore plus difficile d'expliquer. Manas est un « principe » et cependant une « entité » et une individualité ou un Ego. Il est un « Dieu » , et


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pourtant il est condamné à parcourir un cycle interminable d'incarnations : pour chacune d'elles, il est tenu responsable et, pour chacune d'elles, il a à souffrir. Tout cela semble aussi contradictoire qu'énigmatique ; il existe néanmoins des centaines de personnes, même en Europe, qui réalisent tout ceci parfaitement, car elles envisagent l'Ego, non seulement dans son intégralité, mais aussi sous ses multiples aspects. Mais si je désire me faire comprendre, il faut bien que je commence par le commencement et que je vous donne brièvement la généalogie de cet Ego.

QUESTION — Faites donc

LE THÉOSOPHE — Tâchez de vous représenter un « Esprit » , un être céleste — peu importe le nom que nous lui donnions — divin dans sa nature essentielle, mais pas assez pur pour être un avec le TOUT, et qui, pour y parvenir, soit obligé de purifier suffisamment sa nature pour être capable d'atteindre ce but final. Il ne peut le faire qu'en passant individuellement et personnellement — c'est-à-dire spirituellement et physiquement — par chaque expérience et chaque sensation qui existent dans les multiples aspects de l'univers différencié. En conséquence, après avoir acquis cette expérience dans les règnes inférieurs, et après être monté de plus en plus haut, en gravissant chaque échelon de l'échelle de l'être, il lui faut aussi passer par chaque expérience sur les plans humains. Dans son essence même, il est PENSÉE, et est appelé, en conséquence, dans sa manifestation collective les Mânasaputra, c'est-à-dire, «les Fils du Mental (universel) » . C'est cette « Pensée » , individualisée que nous, théosophes, appelons le véritable EGO humain, l'entité pensante emprisonnée dans une enveloppe de chair et d'os. Il s'agit assurément d'une entité spirituelle, et nullement de matière. De telles Entités sont les EGO qui se réincarnent en animant cet agrégat de matière animale appelé le genre humain ; leur nom est Mânasa, ou « Intelligences » . Mais une fois emprisonnée ou incarnée, leur essence se dédouble, c'est-à-dire qu'en tant qu'entités individuelles, ces rayons du Mental divin et éternel revêtent un double attribut : (a) leur caractéristique inhérente essentielle, celle du


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mental qui aspire au ciel (le Manas supérieur), et (b) la faculté humaine de penser ou la cogitation animale, devenue rationnelle grâce à la supériorité du cerveau humain, le Manas inférieur qui tend vers kâma. L'un gravite vers Buddhi ; l'autre tend vers le bas, vers le siège des passions et des désirs animaux. Ces derniers n'ont pas de place en devachan, ni ne peuvent s'associer à la triade divine qui s'élève comme une UNITÉ pour entrer dans la béatitude mentale. Et pourtant c'est l'Ego, l'entité Mânasique, qui est tenue pour responsable de tous les péchés des attributs inférieurs, de même que les parents doivent répondre des fautes commises par leur enfant tant que celui-ci demeure irresponsable.

QUESTION — Et cet « enfant » , est-ce la personnalité ?

LE THÉOSOPHE — Oui. Mais quand on dit que la « personnalité » meurt avec le corps, on n'a pas tout dit. Le corps, qui n'était que le symbole objectif de Monsieur A. ou de Madame B., disparaît avec tous ses skandha matériels, qui sont ses expressions visibles. Mais tout ce qui, pendant la vie, a constitué l'ensemble complexe des expériences spirituelles telles que les aspirations les plus nobles, les affections impérissables, ainsi que la nature désintéressée de Monsieur A. ou de Madame B., tout cela se rattache durant la période dévachanique à l'Ego qui s'identifie avec la partie spirituelle de cette entité terrestre, désormais disparue. L'ACTEUR est tellement pénétré du rôle qu'il vient de jouer, qu'il en rêve pendant toute la nuit dévachanique, et cette vision se poursuit jusqu'à ce que sonne pour lui l'heure de retourner sur la scène de la vie, pour y jouer un nouveau rôle.

QUESTION — Mais comment se fait-il que cette doctrine, que vous dites aussi vieille que la pensée humaine n'ait pas trouvé place dans la théologie chrétienne, par exemple ?

LE THÉOSOPHE — Vous vous trompez, car c'est bien le cas, mais la théologie l'a dénaturée au point de la rendre méconnaissable, comme tant d'autres doctrines. La théologie appelle l'Ego l'ange que Dieu nous donne au moment de notre naissance pour


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prendre soin de notre âme. Mais au lieu de rendre cet « ange » responsable des fautes de la pauvre « âme » impuissante, la logique théologique punit celle-ci de tous les péchés de la chair et du mental. C'est l'âme, le souffle immatériel de Dieu, sa prétendue création qui est condamnée, par un tour de force intellectuel on ne peut plus étonnant, à brûler sans y être jamais consumée dans un enfer matériel (1), tandis que l' « ange » s'échappe, parfaitement indemne, en repliant ses blanches ailes qu'il mouille de quelques larmes. Oui, tels sont les « Esprits secourables » , les « messagers de miséricorde » qui nous sont envoyés, comme le dit l'évêque Mant,

«...pour le bonheur des héritiers du Salut ;
De nos péchés ils s'affligent sans fin,
Mais se réjouissent du repentir. »

II est pourtant bien évident que si l'on demandait à tous les évêques du monde de définir une fois pour toutes ce qu'ils entendent par l'Âme et ses fonctions, ils en seraient tout aussi incapables que de nous montrer ne serait-ce qu'un brin de logique dans la croyance orthodoxe !

 

PRÉSENCE DE CETTE DOCTRINE
DANS L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN

QUESTION — Ceux qui adhèrent à cette croyance pourraient répondre que même si, d'une part, le dogme orthodoxe menace le pécheur impénitent et le matérialiste d'une grande souffrance dans un Inferno un peu trop réaliste, il leur accorde, d'autre part, la chance de se repentir, même à la dernière minute. D'ailleurs, ils n'enseignent pas l'annihilation ou, ce qui revient au même, la perte de la personnalité.

LE THÉOSOPHE — Si l'Église n'enseigne rien de tel, il en va


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autrement de Jésus ; et cela n'est pas sans importance, au moins pour ceux qui placent le Christ plus haut que le christianisme.

QUESTION — Mais le Christ enseigne-t-il de telles choses ?

LE THÉOSOPHE — Certainement, comme vous le dira tout occultiste (et même tout cabaliste averti), le Christ, ou tout au moins le quatrième Évangile, enseigne la réincarnation, ainsi que l'annihilation de la personnalité, pourvu que l'on s'en tienne à l'esprit ésotérique, en oubliant la lettre morte. Souvenez-vous des versets l et 2 du chapitre 15 de saint Jean. De quoi parle la parabole, sinon de la triade supérieure dans l'homme ? Âtma est le vigneron ; l'Ego Spirituel, ou Buddhi (Christos), est le cep de la vigne ; tandis que l'âme animale et vitale, ou la personnalité, est le « sarment » . « Je suis le vrai cep, et mon Père est le vigneron. Il retranche tout sarment qui ne porte pas de fruit en moi... Comme le sarment ne saurait de lui-même porter de fruit s'il ne demeure attaché au cep, ainsi, vous non plus, vous n'en pouvez porter si vous ne demeurez en moi. Moi, je suis le cep et vous êtes les sarments (...). Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment et il se dessèche (...) on le jette au feu, et il brûle (2). »

Donnons maintenant l'explication de cette parabole. Comme nous ne croyons pas aux feux de l'enfer que la théologie se plaît à découvrir sous la menace qui vise les « sarments » , nous disons que le « vigneron » signifie Âtma, symbole du Principe infini, impersonnel (3) tandis que le cep est l'Âme Spirituelle, Christos, et que chaque « sarment » représente une nouvelle incarnation.

QUESTION — Mais quelles preuves pouvez-vous avancer à l'appui d'une interprétation aussi arbitraire ?

LE THÉOSOPHE — Le symbolisme universel est garant de


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l'exactitude de cette interprétation et prouve qu'elle n'est pas arbitraire. Hermas (4) dit de Dieu qu' « il planta la vigne » , c'est-à-dire qu'il créa le genre humain. Et, dans la cabale, l'Ancien des Anciens, ou « Longue Face » , est représenté comme plantant une « vigne » qui symbolise le genre humain, et un « cep » qui signifie la Vie. On nous montre donc l'Esprit du « Roi-Messie » lavant, dès la création du monde, ses vêtements dans le vin d'en haut (5). Et le Roi-Messie est l'Ego qui se purifie en lavant ses vêtements (c'est-à-dire les personnalités de ses renaissances) dans le vin d'en haut ou BUDDHI. Adam, ou A-Dam, est le « sang ». L'âme de la chair est dans le sang (nephesh-âme) {Lévitique, 17, 11). Et Adam Kadmon est l'Unique-Engendré. Noé aussi plante une vigne, berceau allégorique de l'humanité .future. Cette allégorie ayant été généralement adoptée, nous la retrouvons dans le Codex Nazaraeus. Sept ceps y sont produits (nos sept Races, avec leurs sept Sauveurs, ou Bouddhas) engendrés par Iukabar Zivo, et Ferho (ou Parcha) Raba les arrose (6) Quand les bienheureux monteront parmi les créatures de Lumière, ils verront Iavar-Xivo, le Seigneur de VIE et le Premier CEP (7). Ainsi ces métaphores cabalistiques se retrouvent naturellement dans l'Évangile selon saint Jean (15, l).

N'oublions pas que, dans la constitution humaine — même dans les philosophies qui ignorent notre division septuple — l'Ego, ou l'homme pensant, est appelé le Logos, ou le Fils de l'Âme et de l'Esprit. Comme le dit un ouvrage occulte, « Manas est le fils adoptif du Roi —et de la Reine — » (termes ésotériques équivalant à Âtma et à Buddhi). C'est l' « homme-Dieu » de Platon, qui se crucifie lui-même dans l'Espace (c'est-à-dire la durée du cycle de vie) pour la rédemption de la MATIÈRE. Il le fait en se réincarnant d'innombrables fois, afin de guider l'humanité vers la perfection, en ouvrant ainsi la voie pour permettre aux formes inférieures de se développer en formes supérieures. Il ne


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cesse pas, même pendant le cours d'une seule vie, de progresser et d'aider à l'avancement de la nature matérielle tout entière. Même dans les cas très rares où il lui arrive de perdre une de ses personnalités, parce que celle-ci est complètement privée de la moindre étincelle de spiritualité, cette perte contribue à son progrès individuel.

QUESTION — Mais, si l'Ego est tenu pour responsable des fautes de ses personnalités, il doit l'être aussi de la perte, ou plutôt, de l'annihilation complète de l'une d'elles.

LE THÉOSOPHE — Pas du tout ; à moins qu'il n'ait rien fait pour éviter ce destin déplorable. Mais, si malgré tous ses efforts, sa voix, celle de notre conscience, n'a pu traverser la muraille de la matière, alors l'impénétrabilité de cette dernière, due à la nature imparfaite des matériaux, se range parmi les autres échecs de la nature. L'Ego est suffisamment puni par la perte du devachan et surtout par l'obligation où il se trouve de s'incarner presque immédiatement.

QUESTION — Cette doctrine de la possibilité de perdre son âme — ou, comme vous l'appelez, sa personnalité — milite à la fois contre les théories idéales des chrétiens et contre celles des spirites, encore que Swedenborg l'adopte jusqu'à un certain point dans ce qu'il appelle la « mort spirituelle » . Les chrétiens et les spirites ne l'accepteront jamais.

LE THÉOSOPHE — Cela ne peut en aucune façon modifier un fait de la nature, pourvu qu'il soit un fait, ni empêcher que cette perte se produise parfois. L'univers, avec tout ce qu'il contient de moral, mental, physique, psychique ou spirituel, est édifié sur une loi parfaite d'équilibre et d'harmonie. Il a été dit déjà (voir Isis Dévoilée) (8) que la force centripète ne pourrait jamais se manifester sans la force centrifuge dans les révolutions harmonieuses des sphères, et que toutes les formes ainsi que leur progrès résultent du jeu de cette double force dans la nature. Or, l'Esprit (ou Buddhi) est l'énergie spirituelle centrifuge et l'âme (Manas)


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l'énergie spirituelle centripète ; pour produire un résultat, il faut qu'ils soient en parfaite union et harmonie. Que le mouvement centripète de l'âme terrestre, tendant vers le centre qui l'attire, soit brisé ou entravé, que son progrès soit arrêté par l'alourdissement créé par un poids de matière trop grand pour qu'elle le supporte ou pour permettre l'état dévachanique, et voilà l'harmonie de l'ensemble détruite. La vie personnelle ou, pour mieux dire, peut-être, sa réflexion idéale, ne peut se perpétuer que si elle est soutenue dans chaque renaissance, ou existence personnelle, par l'effet de cette double force, c'est-à-dire par l'union intime de Buddhi et de Manas. La moindre altération de leur harmonie lui est nuisible ; et quand elle est détruite au-delà de toute rédemption, les deux forces se séparent au moment de la mort. Il ne faut pas longtemps pour que la forme personnelle (appelée indifféremment kâmarûpa et mâyâvirûpa) — dont normalement l'efflorescence spirituelle s'attache à l'Ego pour le suivre en devachan et prêter (pro tempore pour ainsi dire) sa couleur personnelle à l'individualité permanente — soit entraînée dans le kâma loka, pour y être graduellement annihilée. Car c'est après la mort qu'arrive le moment critique suprême pour ceux qui sont entièrement dépravés, qui sont dépourvus de toute spiritualité, et dont la méchanceté est sans rédemption. Si, pendant la vie, l'effort suprême et désespéré du SOI INTÉRIEUR (Manas), pour unir quelque chose de la personnalité à lui-même et à la pleine lumière qui rayonne de la divine Buddhi est voué à l'échec, s'il est permis à l'enveloppe du cerveau physique de devenir assez épaisse pour empêcher finalement le passage du moindre rayon, alors l'Ego spirituel ou Manas, une fois affranchi du corps, demeure complètement séparé de la dépouille éthérée de la personnalité ; et celle-ci, ou kâmarûpa, obéissant à son attraction pour la terre, est entraînée dans l'Hadès, que nous appelons kâma loka, et n'en ressort plus. Ce sont là « les sarments desséchés » mentionnés par Jésus et que l'on retranche du cep. L'annihilation n'est, cependant, jamais instantanée et demande parfois des siècles pour s'accomplir. La personnalité demeure donc là, en kâma loka, en compagnie des restes d'autres Ego personnels moins infortunés et elle devient, parmi eux, une coque et un Élémentaire. Comme il a été dit dans Isis Dévoilée, ce sont ces deux classes d' « Esprits » , les


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coques et les Élémentaires, qui jouent les rôles de « vedettes » sur la grande scène des « matérialisations » spirites. Et, je vous l'assure, ce ne sont pas eux qui s'incarnent ; voilà pourquoi si peu de ces « chers disparus » savent quelque chose de la réincarnation, et qu'ils trompent ainsi les spirites.

QUESTION — Mais n'a-t-on pas accusé l'auteur d'Isis Dévoilée d'avoir prêché contre la ré-incarnation ?

LE THÉOSOPHE — Si, mais ceux qui l'en ont accusée n'avaient pas compris ce qu'elle disait. À l'époque où cette œuvre fut écrite, il ne se trouvait personne parmi les spirites anglais et américains qui crût à la ré-incarnation, et ce qui en fut dit, dans Isis, s'adressait aux spirites français, dont la théorie est aussi absurde et peu philosophique que l'enseignement oriental est logique et évident en soi dans sa vérité. Les ré-incarnationnistes de l'école d'Allan Kardec croient à une ré-incarnation immédiate et arbitraire. Selon eux, un père peut mourir et s'incarner dans sa propre fille qui n'est pas encore née, et ainsi de suite. Ils ne connaissent ni devachan, ni karma, ni aucune théorie philosophique qui puisse garantir ou prouver la nécessité de re-naissances consécutives. Mais comment l'auteur d'Isis Dévoilée aurait-elle pu soulever des objections contre la réincarnation karmique, à de longs intervalles qui peuvent varier entre mille ans et quinze cents ans, alors que c'est la croyance fondamentale des bouddhistes aussi bien que des hindous ?

QUESTION — Ainsi vous rejetez entièrement les théories des spirites français comme des spirites anglo-saxons ?

LE THÉOSOPHE — Pas entièrement, mais seulement en ce qui concerne leurs croyances fondamentales respectives. Les deux écoles font crédit à ce que leur disent leurs « Esprits » et ne s'accordent pas plus entre elles que nous, théosophes, nous accordons avec elles. La vérité est une ; et lorsque nous entendons les fantômes français prêcher la réincarnation, et les fantômes anglais nier et dénoncer cette doctrine, nous disons que nécessairement les « esprits » français ou les « esprits » anglais ne savent


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pas ce qu'ils disent. Quant à nous, nous croyons avec les deux écoles à l'existence d' « Esprits » , ou d'êtres invisibles doués de plus ou moins d'intelligence. Mais tandis que, selon nos enseignements, leurs espèces et leurs genres sont légion, nos adversaires n'admettent pas d'autres Esprits que les « Esprits » humains désincarnés, qui sont pour la plupart, à notre connaissance, des COQUES, vides de conscience, qui peuplent le kâma loka.

QUESTION — Vous faites montre de beaucoup d'amertume contre les Esprits. Mais, puisque vous avez bien voulu m'exposer vos vues et vos raisons de ne croire ni à la matérialisation des esprits désincarnés (ou des « esprits des morts » ), ni à une communication directe avec eux dans les séances spirites, je vous serais obligé de m'expliquer un autre fait. Pourquoi certains théosophes ne se lassent-ils pas de dire à quel point est dangereux tout rapport avec les esprits, de même que la médiumnité ? Ont-ils des raisons particulières pour le faire ?

LE THÉOSOPHE — II faut le croire. Pour ma part, je sais que j'en ai. Ayant appris à bien connaître, depuis plus d'un demi-siècle, ces « influences » , qui, pour être invisibles, sont trop réelles pour être niées, depuis les élémentaux conscients, et les coques semi-conscientes, jusqu'aux indescriptibles fantômes complètement inconscients de toute espèce, je prétends avoir un certain droit à mes idées sur ce sujet.

QUESTION — Pourriez-vous me fournir un ou plusieurs exemples montrant pourquoi on devrait tenir ces pratiques pour dangereuses ?

LE THÉOSOPHE — Cela exigerait plus de temps que je ne puis vous en accorder. Il faut juger chaque cause d'après les effets qu'elle produit. Passez en revue l'histoire du spiritisme pendant ces cinquante dernières années, depuis sa réapparition au siècle dernier en Amérique, et jugez vous-même s'il a fait à ses partisans plus de bien que de mal. Mais comprenez-moi bien : je n'ai rien à dire contre le Spiritualisme véritable, je m'élève seulement contre le mouvement moderne qui en porte le nom (9) et


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contre la soi-disant philosophie qui a été inventée pour expliquer ses phénomènes.

QUESTION — Est-ce que vous ne croyez pas du tout aux phénomènes du spiritisme ?

LE THÉOSOPHE — C'est, au contraire, parce que j'ai de trop bonnes raisons d'y croire, et que je sais qu'en dehors de quelques cas de supercherie délibérée ils sont aussi vrais que vous et moi nous vivons, que tout mon être se révolte contre eux. Mais, je le répète, je ne parle que des phénomènes physiques, et non des phénomènes mentaux, ou même psychiques. Qui se ressemble s'assemble. Je connais personnellement plusieurs hommes et plusieurs femmes d'une bonté et d'une pureté remarquables, et d'une grande noblesse d'âme, qui ont passé des années de leur vie sous l'influence directe et même sous la protection d' « Esprits » élevés, désincarnés ou même planétaires. Mais ces intelligences-là ne sont pas du tout du type des « John King » et des « Ernest » qui figurent aux séances spirites. Ce n'est qu'en des circonstances rares et exceptionnelles que ces Intelligences guident et gouvernent les mortels vers lesquels elles sont attirées, par affinité magnétique, en raison du karma passé de l'individu ; et pour les attirer, il ne suffit pas de s'asseoir passivement, « en attendant les événements » . De cette façon, on ne fait qu'ouvrir la porte à un essaim de « revenants » , bons, mauvais et indifférents, dont le médium devient l'esclave pour la vie. C'est contre une telle médiumnité ouverte à toutes les influences et un tel commerce avec des lutins en tous genres, que j'élève ma voix pour protester, et non pas contre le mysticisme spirituel. Celui-ci est saint et ennoblissant ; tandis que la médiumnité relève exactement de ces phénomènes pour lesquels, il y a deux siècles, tant de sorciers et de sorcières ont eu à souffrir. Lisez ce que disent de la sorcellerie Glanvil et d'autres auteurs : vous trouverez déjà décrits dans leurs livres sinon la totalité, du moins la plupart des phénomènes physiques du prétendu « spiritualisme » du dix-neuvième siècle.

QUESTION — Voulez-vous dire que le spiritisme n'est que de la sorcellerie et rien de plus ?


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LE THÉOSOPHE—Je veux dire que tout ce commerce (conscient ou inconscient) avec les morts est de la nécromancie et que c'est une pratique fort dangereuse. Bien longtemps avant Moïse, cette évocation des morts était considérée par toutes les nations intelligentes comme un acte coupable et cruel, dans la mesure où elle trouble le repos des âmes dont elle entrave le développement évolutif vers des états supérieurs. La sagesse collective de tous les siècles passés a toujours protesté avec véhémence contre les pratiques de ce genre. Enfin, je répéterai ce que je ne cesse depuis quinze ans de dire, par la parole et par écrit : tandis que certains de ces soi-disant « esprits » ne savent pas ce qu'ils disent et ne font que répéter, comme des perroquets, ce qu'ils puisent dans le cerveau du médium, ou d'autres personnes, il en existe d'autres qui sont éminemment dangereux et ne peuvent qu'entraîner vers le mal. Ces deux faits sont évidents en soi. Visitez les cercles spirites de l'école d'Allan Kardec et vous trouverez des « esprits » qui affirment la vérité de la réincarnation et s'expriment comme de vrais catholiques romains. Par contre, adressez-vous aux « chers défunts » en Angleterre et en Amérique ; vous les entendrez nier carrément la réincarnation, dénoncer ceux qui l'enseignent, et professer les croyances protestantes. Quant à vos médiums, les meilleurs et les plus forts d'entre eux ont tous été atteints dans leur santé physique et morale. Songez à la fin lamentable de Charles Poster, mort fou furieux dans un asile d'aliénés ; à l'épileptique Slade ; à Eglinton, actuellement le meilleur médium d'Angleterre, sujet à la même maladie. Rappelez-vous la vie de D.D. Home, dont l'âme était remplie de fiel et d'amertume, qui n'avait jamais un mot bienveillant à l'égard de ceux qu'il croyait doués de pouvoirs psychiques, et qui médit de tous les autres médiums jusqu'à sa mort. Ce Calvin du spiritisme souffrit pendant des années d'une terrible maladie de l'épine dorsale causée par son commerce avec les « esprits » , pour finir comme une véritable épave. Songez encore à la triste fin du pauvre Washington lrving Bishop. Je l'ai connu à New York lorsqu'il n'avait que quatorze ans : c'était indiscutablement un médium. Il est vrai que le pauvre homme joua un tour à ses « esprits » en les qualifiant d' « action musculaire inconsciente » : il fit ainsi la grande joie de toutes les corporations


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d'imbéciles érudits et scientifiques, mais en même temps se remplit les poches. Toutefois, de mortuis nil nisi bonum (10) : sa fin fut bien triste. Il avait eu grand soin de cacher ses attaques d'épilepsie — le premier et le plus sûr symptôme de la véritable médiumnité — et qui sait s'il était bien mort, ou s'il était simplement en transe, lorsqu'on fit le constat de son décès ? Ses parents maintinrent qu'il vivait encore, s'il faut en croire les dépêches de l'agence Reuter. Enfin, considérez ces vétérans de la médiumnité — les Soeurs Fox — fondatrices et promotrices du spiritisme moderne. Après plus de quarante ans de rapports avec les « anges » , elles sont devenues, par la faute de ceux-ci, ces folles incurables qui, dans des conférences publiques, dénoncent maintenant comme une supercherie l'œuvre et la philosophie de leur vie entière. Quel genre d' « esprits » a bien pu les inspirer, je vous le demande ?

QUESTION — Mais les conclusions que vous tirez de là sont-elles justes ?

LE THÉOSOPHE — Quelles conclusions tireriez-vous du fait que les meilleurs élèves d'une école de chant en arrivent à perdre la voix par suite d'exercices forcés de la gorge ? Assurément que la méthode enseignée est mauvaise. Et il ne me semble que juste, quand on voit échouer ainsi misérablement ses meilleurs médiums, de conclure d'une manière analogue à l'égard du spiritisme. La seule chose à dire est celle-ci : que ceux qui s'intéressent à cette question jugent l'arbre du spiritisme à ses fruits, et qu'ils en méditent la leçon. Nous autres, théosophes, avons toujours considéré les spirites comme des frères ayant les mêmes inclinations mystiques que nous, tandis qu'eux nous ont toujours traités en ennemis. Nous, qui possédons une philosophie de beaucoup plus ancienne, nous avons cherché à les aider et à les mettre en garde ; mais, en guise de remerciements, ils nous ont calomniés et diffamés, nous et nos intentions, de toutes les manières possibles. Malgré cela, les meilleurs spirites anglais


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nous donnent raison toutes les fois qu'ils traitent sérieusement de leurs croyances. Écoutez « M.A. Oxon » , qui avoue cette vérité : « Les spirites sont trop enclins à insister exclusivement sur l'intervention des esprits extérieurs dans les affaires de notre monde, et à ne tenir aucun compte des pouvoirs de l'Esprit incarné » (11). Pourquoi donc nous injurier et nous tramer dans la boue alors que nous disons précisément la même chose ? Désormais, nous ne nous occuperons plus du spiritisme. Et maintenant, revenons au sujet de la ré-incarnation.


(1)  Parce qu'elle est « de la nature de l'amiante » selon l'expression éloquente et véhémente d'un moderne Tertullien anglais.

(2) Jean, 15, 1-6 (N.d.T.).

(3) Pendant les Mystères, c'était l'hiérophante, le « Père » , qui plantait le cep. Il y a sept clefs à chaque symbole. Celui qui révélait le Plérôme était toujours appelé « Père » .

(4) Hermas , Le Pasteur, similitude V, 6 (N. d .T.).

(5) Zohar, comm. sur la Genèse (XL, 10).

(6) Codex Nazaraeus, III. pp. 60-61.

(7) Ibid., II, p. 281.<o:p></o:p>

(8) Cf. édition originale anglaise, vol. l, pp. 318-9 (N.d.T.).

(9) Rappelons que les spirites anglo-saxons ont utilisé le mot Spiritualism pour désigner ce que les spirites français ont appelé spiritisme (N.d.T.).

(10) Des morts il ne faut dire que du bien (N.d.T.).

(11) Second Sight, « Introduction » .<o:p></o:p>


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XI

LES MYSTÈRES DE LA RÉ-INCARNATION


 

RE-NAISSANCES PÉRIODIQUES

 

QUESTION — Ainsi, vous dites que nous avons tous déjà vécu sur la terre en de nombreuses incarnations passées, et que nous continuerons à vivre de même dans le futur.

LE THÉOSOPHE — Précisément. Le cycle de vie, ou plutôt le cycle de vie consciente, commence au moment où a lieu la séparation des sexes pour l'homme-animal mortel. Il se terminera à la fin de la dernière génération d'hommes, dans la septième ronde et dans la septième race de l'humanité. En considérant que nous ne sommes actuellement que dans la quatrième ronde et la cinquième race, il est plus facile d'imaginer la durée de ce cycle que de l'exprimer clairement.

QUESTION — Et nous continuerons à nous incarner en de nouvelles personnalités, pendant tout ce temps-là ?

LE THÉOSOPHE — Sans aucun doute. Ce cycle de vie ou cette période d'incarnation, peut tout à fait se comparer à l'existence de l'homme. De même que chaque vie humaine se compose de jours d'activité, séparés entre eux par des nuits de sommeil, ou d'inactivité, de même, dans le cycle d'incarnation, chaque vie active est suivie d'une période de repos dévachanique.


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QUESTION — Et c'est cette succession de naissances qu'on appelle généralement réincarnation ?

LE THÉOSOPHE — Oui. C'est seulement au moyen de ces naissances successives que peut s'accomplir le progrès perpétuel des innombrables millions d'Ego vers la perfection suprême et vers une période de repos final (d'une longueur égale à celle de la période d'activité).

QUESTION — Et qu'est-ce qui règle la durée et les caractéristiques spécifiques de ces incarnations ?

LE THÉOSOPHE — C'est karma, la loi universelle de justice rétributive.

QUESTION — Cette loi est-elle intelligente ?

LE THÉOSOPHE — Le matérialiste, qui considère la loi de périodicité qui règle l'ordonnance des corps célestes, ainsi que toutes les autres lois de la nature, comme des forces aveugles et des lois mécaniques, regarderait sans doute karma comme une loi de hasard et rien de plus. À nos yeux, nul attribut, nulle qualification, ne saurait décrire ce qui est impersonnel, ce qui n'est pas une entité, mais une loi qui opère à l'échelle universelle. Si vous m'interrogez sur l'intelligence causale qui est en elle, je dois vous répondre que je n'en sais rien. Mais si vous me demandez d'en définir les effets et de vous dire ce qu'ils sont selon nos convictions, je peux vous dire que l'expérience de milliers d'âges démontre qu'ils se manifestent comme équité, sagesse et intelligence absolues et sans erreur. Car, dans ses effets, karma est un infaillible redresseur de l'injustice humaine et de tous les échecs de la nature, un inflexible réparateur des torts, une loi rétributive qui récompense et punit avec une égale impartialité. Au sens le plus strict, karma est « sans égard pour les personnes », et on ne peut pas non plus se le rendre propice, ni le détourner de ses effets, au moyen de la prière. C'est une croyance commune aux hindous et aux bouddhistes, qui acceptent les uns et les autres l'idée de karma.


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QUESTION — Les dogmes chrétiens la contredisent entièrement, et je doute qu'un seul chrétien adhère à un tel enseignement.

LE THÉOSOPHE — En effet ; et lnman en a donné la raison il y a bien des années. Comme il l'a dit : « Les chrétiens sont prêts à accepter n'importe quelle absurdité, pourvu que l'Église en fasse un article de foi (...) les bouddhistes maintiennent que la véritable doctrine du Bouddha n'admet rien qui ne s'accorde avec la saine raison. » Et ils ne croient pas à un pardon quelconque de leurs péchés avant d'avoir subi, dans une incarnation future, la punition juste et adéquate pour chacune de leurs mauvaises actions ou pensées et avant que les personnes lésées aient reçu une juste compensation.

QUESTION — Où cela est-il énoncé ?

LE THÉOSOPHE — Dans la plupart de leurs livres sacrés. Par exemple, dans l'ouvrage Wheel of the Law (1), vous trouverez la doctrine théosophique suivante :

« Les bouddhistes croient que chaque action, chaque parole et chaque pensée ont leur conséquence qui se révélera tôt ou tard, dans l'état présent ou futur. Les mauvaises actions produiront de mauvaises conséquences, les bonnes actions produiront de bonnes conséquences : la prospérité dans ce monde ou la naissance au Ciel (devachan)... dans l'état futur. »

QUESTION — Mais les chrétiens ont la même croyance, n'est-ce pas ?

LE THÉOSOPHE — Oh ! non. Ils croient au pardon et à la rémission de tous les péchés. Il leur est promis que s'ils ont seulement foi dans le sang du Christ — une victime innocente ! — dans le sang offert par Lui, en expiation pour les péchés de l'humanité entière, tout péché mortel sera effacé. Mais nous,


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nous ne croyons ni au rachat des péchés, ni à la possibilité d'une rémission de la plus légère faute par quelque dieu que ce soit, pas même par un « Absolu personnel » , ou un « Infini personnel » , en admettant qu'une telle chose puisse exister. Nous croyons quant à nous en une justice stricte et impartiale. L'idée que nous nous faisons de la Déité Universelle inconnue, représentée par karma, est celle d'un Pouvoir incapable de faillir, qui ne peut éprouver par conséquent ni courroux ni miséricorde, mais ne se manifeste que comme Équité Absolue, en laissant chaque cause, grande ou petite, produire ses effets inévitables. Les paroles de Jésus : « C'est avec la mesure dont vous mesurez qu'il vous sera mesuré » (Matthieu 7, 2) n'expriment ni n'impliquent aucun espoir de miséricorde future, ni de salut par l'effet d'un intermédiaire. Voilà pourquoi, convaincus par notre philosophie de la justice de cette déclaration, nous ne saurions trop recommander la miséricorde, la charité et le pardon des offenses mutuelles. « Ne résistez pas au mal » , « Rendez le bien pour le mal » , sont des préceptes bouddhiques, qui furent prêchés, à l'origine, en tenant compte de l'implacabilité de la loi karmique. Dans tous les cas, c'est de la présomption sacrilège de la part de l'homme que de se faire lui-même l'instrument de la loi. Il est permis à la loi humaine de recourir à des mesures restrictives, mais non punitives. L'homme qui, tout en croyant à karma, n'en continue pas moins de se venger et qui refuse de pardonner toute offense (et de rendre ainsi le bien pour le mal) est un criminel ; il ne fait que se porter tort à lui-même : du fait que karma punira inévitablement celui qui lui a nui, l'homme qui cherche à infliger une punition supplémentaire à un ennemi, au lieu de laisser à la grande Loi le soin du châtiment, ajoute à ce dernier sa mesquine contribution, et ne fait qu'engendrer une cause de récompense future pour son ennemi, et de punition pour lui-même. Karma, l'infaillible régulateur, conditionne dans chaque incarnation la qualité de celle qui suivra, et chaque renaissance est déterminée par la somme de mérite et de démérite remontant aux incarnations précédentes.

QUESTION — Faut-il donc juger le passé d'un homme d'après sa vie présente ?


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LE THÉOSOPHE — Uniquement dans la mesure où l'on peut conclure que sa vie actuelle est, en stricte justice, ce qu'elle doit être pour expier les péchés de la vie passée. Naturellement — à la différence des Voyants et des grands Adeptes qui ont cette capacité — nous ne pouvons pas, en tant que mortels ordinaires, savoir ce que furent ces péchés. Les données dont nous disposons sont si peu nombreuses qu'il ne nous est même pas possible de déterminer ce qu'a dû être la jeunesse d'un vieillard ; nous ne saurions non plus, pour des raisons semblables, déduire d'une manière définitive ce qu'a pu être la vie précédente d'un homme, de ce que nous voyons de sa vie actuelle.

 

QU'EST-CE QUE KARMA ?

 

QUESTION — Mais qu'est-ce que Karma ?

LE THÉOSOPHE — Comme je vous l'ai dit plus haut, nous considérons karma comme la Loi Ultime de l'Univers, la source, l'origine et le fondement de toutes les autres lois qui sont à l'œuvre partout dans la Nature. Karma est la loi infaillible qui adapte l'effet à la cause, sur les plans physique, mental et spirituel de l'être. Comme il n'existe pas de cause qui n'implique son effet, grand ou petit, depuis une perturbation cosmique jusqu'au mouvement de votre main, et que des causes semblables produisent des effets semblables. Karma est cette loi invisible et inconnue qui ajuste, avec sagesse, intelligence et équité, chaque effet à sa cause, en reliant celle-ci à l'agent qui l'a produite. Bien que karma soit, en lui-même, inconnaissable, son action est perceptible.

QUESTION — Voilà donc encore une fois l' «  Absolu  » , l' « Inconnaissable » ; cela n'a guère de valeur pour expliquer les problèmes de la vie.

LE THÉOSOPHE — Au contraire. Car, bien que nous ne sachions pas ce qu'est karma per se, et en son essence, nous savons pourtant comment il opère, et nous pouvons en définir le mode d'action avec exactitude. C'est seulement sa Cause ultime que


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nous ne connaissons pas, tout comme la philosophie moderne admet universellement que la Cause ultime de toute chose est « inconnaissable » .

QUESTION — Que nous offre la Théosophie pour répondre aux besoins les plus pressants de l'humanité ? Quelle est l'explication qu'elle présente des terribles souffrances et de la profonde misère qui sévissent dans les « classes » dites « inférieures » ? 

LE THÉOSOPHE — Allons au fait : selon notre enseignement, tous ces grands maux sociaux, les distinctions faites entre les classes sociales, et entre les sexes, dans les affaires de la vie, ainsi que la distribution inégale du capital et du travail, tout cela est dû à ce que nous appelons d'une façon concise, mais juste, KARMA.

QUESTION — Mais enfin tous ces maux, qui semblent sévir plus ou moins au hasard parmi les masses, ne représentent certainement pas autant de karma mérité et INDIVIDUEL ?

LE THÉOSOPHE — Non ; il n'est pas possible de définir ces maux avec assez de rigueur, dans leurs effets, pour démontrer que chaque milieu individuel, avec les conditions particulières de vie où se trouve chaque personne, correspond strictement au karma rétributif produit par l'individu dans une vie antérieure. Il ne faut pas perdre de vue le fait que chaque atome est soumis à la loi générale qui régit le corps entier auquel il appartient : ceci nous amène à une plus large conception de la loi karmique. Ne voyez-vous pas que l'ensemble amalgamé du karma individuel devient le karma de la nation à laquelle appartiennent les individus qui la composent, et qu'en outre la somme totale du karma national forme celui du monde ? Les maux dont vous parlez ne sont limités ni à l'individu, ni même à la nation ; ils sont plus ou moins universels, et c'est en suivant cette large voie de l'interdépendance des hommes que la loi de karma trouve sa conclusion légitime et équitable.

QUESTION — Faut-il entendre alors que la loi de karma n'est pas nécessairement une loi individuelle 


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LE THÉOSOPHE — C'est exactement ce que je veux dire. Il est hors de question que karma puisse réajuster l'équilibre des forces dans la vie et le progrès du monde à moins de disposer de voies d'action larges et générales. Les théosophes considèrent comme une vérité que l'interdépendance des hommes est la cause de ce qu'on appelle le karma distributif. C'est dans cette loi que se trouve la solution du grand problème de la souffrance collective et du moyen de la soulager. C'est d'ailleurs par l'effet d'une loi occulte que nul homme ne peut s'élever au-dessus de ses imperfections individuelles sans élever en même temps, si peu soit-il, l'ensemble dont il est partie intégrante. De même, nul homme ne peut pécher seul, ni souffrir seul des effets du péché. En réalité, il n'existe rien de tel que la « séparativité » ; mais ce qui approche le plus cet état égoïste, et que permettent les lois de la vie, se trouve dans l'intention ou le motif.

QUESTION — Mais n'y a-t-il pas moyen de rassembler ou de concentrer, pour ainsi dire, ce karma distributif ou national, de manière à en favoriser l'accomplissement naturel et légitime sans produire tant de souffrance prolongée ?

LE THÉOSOPHE — En règle générale, et dans certaines limites qui caractérisent l'âge auquel nous appartenons, on ne peut ni hâter ni retarder l'accomplissement de la loi de karma. Mais ce que je peux dire avec certitude c'est qu'on n'est encore jamais arrivé à la limite de ce qui est possible dans l'une ou l'autre de ces directions. Écoutez le récit suivant d'un exemple d'une souffrance nationale, puis demandez-vous si, en admettant le pouvoir actif du karma individuel, relatif et distributif, ces maux ne seraient pas susceptibles d'être considérablement modifiés et grandement soulagés. Ce que je vais vous lire est dû à la plume d'un sauveur national, d'un être qui, ayant vaincu son égoïsme et se trouvant libre de choisir, a décidé de servir l'Humanité, en supportant au moins tout ce que des épaules de femme peuvent supporter de karma national. Voici ce qu'elle dit :

« Oui, la Nature parle toujours, ne pensez-vous pas ? Mais nous faisons parfois tant de bruit, que nous étouffons sa voix. C'est pourquoi il est si reposant de sortir de la ville et de se blottir un moment


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dans les bras de la Mère. Je pense à un soir qui tombait sur Hampstead Heath, alors que nous regardions décliner le soleil ; mais sur quelle souffrance et quelle misère le soleil ne se couchait-il pas ! Une dame m'a apporté hier un grand panier de fleurs sauvages ; j'ai pensé que certains membres de ma famille de East end y avaient droit plus que moi ; je les ai donc portées ce matin dans une école très pauvre de Whitechapel. Il fallait voir les petites faces pâles s'illuminer ! De là, j'ai offert à déjeuner à quelques enfants dans une gargote. C'était dans une petite impasse étroite, remplie de gens qui se bousculaient ; il y avait une puanteur indescriptible de poisson, de viande et d'autres comestibles exhalant leur fumet dans ce soleil qui, à Whitechapel, corrompt au lieu de purifier. La gargote offrait la quintessence de toutes les odeurs. D'innommables pâtés à un penny, des morceaux repoussants de « comestibles » avec des essaims de mouches, un véritable autel de Belzébuth ! Aux alentours, partout des petits enfants guettant quelques miettes de nourriture ; l'un d'entre eux, avec un visage d'ange, ramassait des noyaux de cerises en guise de repas léger et nourrissant. Je revins vers le centre, tremblante et les nerfs ébranlés, en me demandant s'il ne vaudrait pas mieux, pour certains coins de Londres, qu'ils fussent engloutis par un tremblement de terre et que leurs habitants soient régénérés par un plongeon dans quelque Léthé purificateur, dont ils ne rapporteraient aucun souvenir ! Puis je songeai à Hampstead Heath —et je me mis à réfléchir. Si, par un sacrifice, on pouvait obtenir le pouvoir de sauver ces gens, le prix à payer n'aurait pas à entrer en ligne de compte ; mais, voyez-vous ce sont les gens EUX-MÊMES qui doivent être changés — et comment réaliser cela ? Dans l'état actuel où ils se trouvent, ils ne profiteraient pas d'un changement de milieu ; et pourtant, dans leur entourage actuel, ils sont condamnés à continuer de se corrompre. J'ai le cœur brisé devant cette misère sans fin et sans espoir, et cet avilissement bestial qui en est en même temps la conséquence et la cause. C'est comme l'arbre banyan : chaque branche prend racine et donne de nouvelles pousses. Quelle différence entre ces sentiments et le paisible paysage de Hampstead ! Et pourtant nous, qui sommes les frères et les sœurs de ces pauvres créatures, n'avons le droit de profiter d'endroits enchanteurs comme Hampstead Heath que pour acquérir la force de sauver des quartiers misérables comme Whitechapel. » (Signé d'un nom trop respecté et trop connu pour le livrer aux moqueurs.)

QUESTION — Voilà une lettre bien triste, mais belle, et je crois qu'elle expose avec une évidence pénible les manifestations terribles de


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ce que vous avez appelé le « karma relatif et distributif » . Mais, hélas ! il semble donc qu'il n'y ait pas lieu d'espérer d'amélioration immédiate, si ce n'est par l'effet d'un tremblement de terre, ou de quelque autre catastrophe du même genre !

LE THÉOSOPHE — Quel droit avons-nous de penser ainsi, quand la moitié de l'humanité possède les moyens d'améliorer à l'instant même les privations dont souffrent leurs semblables ? Quand chaque individu aura contribué pour sa part au bien général, en apportant ce qu'il peut d'argent, de travail, de pensée ennoblissante, alors, et alors seulement, la balance du karma national s'équilibrera. Jusque-là, nous n'aurons aucun droit ni aucune raison de dire qu'il y a plus de vie sur la terre que la Nature n'en peut contenir. Il incombe aux âmes héroïques, aux sauveurs de notre race et de notre nation, de découvrir la cause de cette inégalité de pression du karma rétributif, et d'équilibrer la balance des forces par un effort suprême, en sauvant ainsi les peuples d'un cataclysme moral mille fois plus désastreux, et mauvais par ses effets durables, que ne le serait une catastrophe analogue, sur le plan physique, que vous semblez considérer comme le seul moyen possible de mettre fin à cette misère accumulée.

QUESTION — Bien ; mais dites-moi, d'une façon générale, comment vous décrivez cette loi de karma.

LE THÉOSOPHE — Nous décrivons karma comme la Loi de réajustement qui tend toujours à rétablir l'équilibre rompu dans le monde physique et l'harmonie troublée dans le monde moral. Nous disons que karma n'agit pas constamment de telle ou telle façon particulière, mais qu'il agit toujours de manière à rétablir l'Harmonie et à conserver l'Équilibre en vertu desquels l'Univers existe.

QUESTION — Donnez-m'en un exemple.

LE THÉOSOPHE — Tout à l'heure, je vous en donnerai une illustration complète. Pour le moment, imaginez-vous un


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étang : une pierre qui tombe dans l'eau y soulève des vagues qui troublent sa surface. Ces vagues s'éloignent du point d'impact, et y reviennent, par alternances successives, jusqu'à ce que, finalement, elles s'amortissent, en vertu de ce que les physiciens appellent la loi de dissipation de l'énergie ; après quoi, l'eau reprend son calme habituel. De même, toute action, sur tous les plans, cause une perturbation dans l'harmonie équilibrée de l'univers. Les vibrations qui sont ainsi provoquées — à supposer toutefois qu'elles aient lieu dans un champ limité — continueront leur mouvement de va-et-vient, jusqu'à ce que l'équilibre se rétablisse. Or, chacune de ces perturbations part d'un point particulier ; il est donc évident que l'équilibre et l'harmonie ne peuvent se rétablir que par le retour au même point de toutes les forces qui y ont été mises en jeu. Voilà la preuve que toutes les conséquences de ce qu'un homme a pu produire d'actions, pensées, etc. doivent réagir sur l'homme lui-même avec la même force qui a servi à les engendrer.

QUESTION — Mais je ne vois rien de moral à cette loi. Pour moi, la formule me paraît identique à cette simple loi physique qui assure que l'action et la réaction sont égales et opposées.

LE THÉOSOPHE — Ce que vous dites ne m'étonne pas, tellement les Européens ont l'habitude ancrée en eux de considérer le juste et l'injuste, le bien et le mal, comme les matières d'un code moral arbitraire, établi par les hommes, ou imposé à eux par un Dieu Personnel. Nous, théosophes, disons cependant que les termes, « bien » et « harmonie » , ainsi que « mal » et « dysharmonie » sont respectivement des synonymes. De plus, nous affirmons que la douleur et la souffrance sont les résultats d'un manque d'harmonie, et que l'unique et terrible cause qui perturbe l'harmonie est l'égoïsme sous une forme quelconque. Ainsi, karma fait retomber sur chaque homme les conséquences réelles de ses propres actions, tout à fait indépendamment de leur caractère moral. Mais, puisqu'il reçoit ce qui lui est dû pour tout, il est évident que karma lui fera expier toutes les souffrances qu'il aura causées, de même qu'il moissonnera dans la joie, et la gaieté de cœur, les fruits de tout le bonheur et de toute l'harmonie qu'il


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aura contribué à faire naître. Je ne peux mieux faire, pour vous éclairer sur ce sujet, que de vous citer certains extraits tirés de livres et d'articles écrits par nos théosophes — ceux du moins qui ont une idée juste de karma.

QUESTION — Je vous en saurai gré ; car il me semble que votre littérature est assez silencieuse sur ce sujet.

LE THÉOSOPHE — La raison en est que c'est effectivement la plus difficile de toutes nos doctrines. Mais voici d'abord une objection qu'un chrétien nous a adressée tout récemment :

« En admettant que les enseignements de la Théosophie soient conformes à la vérité et que " l'homme doive être son propre sauveur, se vaincre lui-même et dompter le mal qui provient de la dualité de sa nature, afin d'obtenir l'émancipation de son âme " , que doit-il faire après s'être éveillé et dégagé du mal ou de la méchanceté, dans une certaine mesure ? Comment obtiendra-t-il l'affranchissement, le pardon ou l'effacement des actions mauvaises ou méchantes déjà commises ? »

À cette question, M. J.H Conelly répond fort judicieusement qu'on ne saurait s'attendre à « faire marcher la locomotive théosophique sur la voie théologique ». Et il ajoute :

« La possibilité d'échapper à la responsabilité individuelle ne fait pas partie des concepts de la Théosophie. Selon cette foi, le pardon, ou l'effacement des actions mauvaises ou méchantes déjà commises ne peut s'accomplir autrement que par la punition adéquate du fautif, et par le rétablissement dans l'univers de l'harmonie que sa mauvaise action a troublée. Le mal est son œuvre, et tandis que d'autres doivent en souffrir les conséquences, c'est lui seul qui peut l'expier.

La condition envisagée (...) où l'homme s'est "é veillé et dégagé du mal ou de la méchanceté, dans une certaine mesure " est celle où il aura pris conscience du fait que ses actions sont mauvaises et méritent une punition. Cette conscience suscitera inévitablement en lui le sentiment de la responsabilité personnelle, et ce sentiment ne manquera pas d'être d'autant plus fort et plus terrible que l'homme sera plus complètement " éveillé " et " dégagé " . Ce serait au moment où cette impression est la plus vive en lui-même qu'on irait l'exhorter à accepter la doctrine de la rémission des péchés !


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On lui dit aussi qu'il doit se repentir ; mais rien n'est plus facile à faire. C'est une aimable faiblesse de la nature humaine que cette inclination qui nous porte à regretter le mal que nous avons commis quand on nous le rappelle — que nous en ayons souffert nous-mêmes, ou que nous en ayons recueilli les bénéfices. Néanmoins, en approfondissant ce sentiment de regret, il se pourrait que nous découvrions que ce que nous regrettons c'est, en fait, la nécessité qui semblait alors s'imposer à nous de faire le mal pour atteindre nos buts égoïstes, bien plus que le mal lui-même.

Aussi attrayante que puisse paraître à l'esprit ordinaire la pensée de jeter le fardeau de nos péchés " au pied de la croix " , l'étudiant théosophe ne saurait l'approuver. Il lui est impossible, en effet, de comprendre pourquoi le pécheur, dont les yeux se sont ouverts au mal qu'il a commis, mériterait, pour cette raison même, le pardon ou l'effacement de sa méchanceté passée ; ni pourquoi le repentir et une vie désormais exemplaire lui donneraient le droit de se soustraire à la loi universelle qui régit les rapports de la cause et de l'effet. Les résultats de ses mauvaises actions persisten ; la souffrance que sa méchanceté a causée aux autres n'est pas effacée. L'étudiant théosophe fait entrer en ligne de compte dans le problème à résoudre les conséquences qui résultent du mal infligé aux innocents, et il tient compte non seulement du coupable mais aussi de ses victimes.

Le mal est une infraction aux lois de l'harmonie qui régissent l'univers, et c'est le violateur de ces lois qui doit lui-même en supporter la sanction. Le Christ nous avertit : " Va, et ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose de pire " ; et saint Paul dit : " Travaillez à votre salut. Ce que l'homme aura semé, il le moissonnera aussi " , exprimant ainsi par une belle métaphore ce qui avait été dit bien longtemps avant lui dans les Purâna : " Chaque homme moissonnera les conséquences de ses propres actes " .

Voilà le principe de cette loi de karma enseignée par la Théosophie. M. Sinnett dans son Bouddhisme ésotérique définissait karma comme " la loi de causalité éthique " . Mais Madame Blavatsky en donne une meilleure interprétation lorsqu'elle le définit comme " la loi de rétribution " . Il est ce pouvoir qui,

Mystérieux, mais juste, nous conduit infailliblement
Par des voies invisibles de la faute au châtiment.

Mais il est davantage. Karma récompense aussi infailliblement et aussi largement le mérite, qu'il punit le démérite. Il est le résultat de


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chaque acte, de chaque pensée, de chaque parole ; et c'est par lui que les hommes façonnent eux-mêmes leur vie et les événements. La philosophie orientale rejette l'idée d'une âme nouvelle créée pour chaque enfant qui vient au monde, et croit à un nombre limité de monades, qui évoluent et se perfectionnent par l'assimilation de nombreuses personnalités successives. Ces personnalités sont le produit de karma et c'est aussi grâce au karma et à la réincarnation que la monade humaine, dans le cours du temps, retourne à sa source, la déité absolue. »

Dans son ouvrage Réincarnation, E.D. Walker propose l'explication suivante :

« En un mot, la doctrine de karma établit que c'est par nos actions antérieures que nous nous sommes faits ce que nous sommes, de même que nous formons notre éternité future par nos actions présentes. Nulle autre destinée ne nous attend que celle que nous déterminons nous-mêmes. Il n'y a ni salut ni condamnation dont nous ne soyons les auteurs (...) Le karma n'offre aucun abri pour des actions coupables, et exige une fermeté virile ; voilà pourquoi les natures faibles ne lui réservent pas le même accueil qu'aux doctrines religieuses faciles de rémission des péchés, d'intercession, de pardon et de conversion à l'heure de la mort... Dans le domaine de la justice éternelle, l'offense et le châtiment sont liés inséparablement et ne forment qu'un seul événement, car, en réalité, on ne peut pas faire de distinction entre l'acte et les conséquences qui en découlent... C'est karma — en d'autres termes nos anciennes actions — qui nous ramène à la vie terrestre. La demeure de l'esprit se transforme en fonction de son karma et, comme ce karma se modifie sans cesse, il ne permet pas de demeurer longtemps dans la même condition. Tant que nos actions seront gouvernées par des motifs égoïstes et matériels, il faudra que les effets de ces actions se manifestent par des renaissances physiques ; car il n'y a que l'homme complètement dépourvu de tout égoïsme qui puisse échapper à la gravitation vers la vie matérielle. Il est vrai que bien peu y sont parvenus, mais ce n'en est pas moins le but de l'Humanité (2) ».

Ici, l'auteur fait cette citation de la Doctrine Secrète :

« Ceux qui croient au karma croient nécessairement à la destinée que


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chaque homme, de sa naissance jusqu'à sa mort, tisse fil par fil, autour de lui, tout comme l'araignée tisse sa toile. Cette destinée est guidée soit par la voix céleste du prototype invisible qui est en dehors de nous, soit par notre être intérieur ou astral, qui nous est plus familier que l'autre, et qui n'est que trop souvent le mauvais génie de cette entité incarnée qu'on appelle l'homme. Tous deux donnent une impulsion à l'homme extérieur, mais il faut que l'un ou l'autre l'emporte. Dès le commencement même du combat invisible, la loi sévère et implacable de compensation entre en jeu et poursuit son cours, en suivant fidèlement les péripéties de la lutte. Quand le dernier fil se trouve tissé, l'homme est apparemment enveloppé dans un filet qu'il a ourdi lui-même, et c'est alors qu'ils se découvre complètement sous l'empire de la destinée qu'il a lui-même créée... Un occultiste, ou un philosophe, ne parle ni de la bonté ni de la cruauté de la Providence, mais, en l'identifiant à karma-Némésis, il enseigne qu'elle garde les hommes de bien et les protège, dans cette vie comme dans les vies futures, de même qu'elle punit le méchant, fût-ce jusqu'à sa septième renaissance — c'est-à-dire aussi longtemps que nécessaire pour qu'il ait réparé l'effet de la perturbation qu'il a causée au moindre atome du monde infini d'harmonie. Car l'unique décret de karma — décret éternel et immuable — est l'harmonie absolue dans le monde de la matière aussi bien que dans celui de l'esprit. Karma ne récompense ni ne punit, c'est nous qui nous récompensons ou nous punissons, suivant que nous travaillons ou non avec la Nature, selon ses voies, et de concert avec elle, en agissant ainsi d'accord avec les lois dont dépend cette harmonie, ou en les violant. Les voies de karma ne seraient pas non plus impénétrables si les hommes œuvraient dans l'union et dans l'harmonie, au lieu de le faire dans la désunion et dans la lutte. Une partie du genre humain les appelle les voies obscures et inextricables de la Providence, tandis qu'une autre y voit l'effet d'un fatalisme aveugle et une troisième le résultat du simple hasard, où dieux ni démons n'ont aucun rôle. Notre ignorance de ces voies de karma disparaîtrait sûrement si nous voulions bien rattacher tous ces effets à leur cause réelle (...) Nous demeurons confondus devant ce mystère qui est notre propre création ainsi que devant les énigmes de la vie que nous ne voulons pas résoudre, et nous accusons le grand Sphinx de nous dévorer. Mais, en vérité, il n'y a pas un accident de notre vie, pas une mauvaise journée, pas un malheur que nous ne puissions imputer à nos propres actions dans cette vie, ou dans une vie antérieure... La loi de karma est inextricablement mêlée à celle de la réincarnation (...) II n'y a que cette doctrine qui puisse nous expliquer le problème mystérieux du bien et du


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mal, et réconcilier l'homme avec la terrible injustice apparente de la vie. Rien en dehors de la certitude à cet égard ne peut apaiser notre sentiment de justice révolté. Car, lorsqu'un homme, ignorant de cette noble doctrine, regarde autour de lui et observe les inégalités de naissance et de fortune, d'intelligence et de capacité, et qu'il voit quel honneur est rendu aux imbéciles et aux libertins qui ont été favorisés par la fortune uniquement à cause de leur naissance, tandis que leur voisin le plus proche, malgré toute son intelligence et ses nobles vertus — et bien qu'il soit infiniment plus digne de bonheur — périt, faute d'aide et de sympathie ; quand il voit tout cela et qu'il doit s'avouer impuissant à soulager tant de souffrance imméritée, pendant que de toutes parts s'élèvent des cris de douleur qui lui déchirent les oreilles et le coeur, c'est la connaissance précieuse de karma qui seule l'empêche de maudire la vie et les hommes, ainsi que leur prétendu Créateur... Consciente ou inconsciente, cette loi ne prédestine rien ni personne. Elle existe, en vérité, de toute éternité et dans l'éternité, car c'est l'éternité elle-même ; et, comme telle, puisque nul acte ne peut être à la mesure de l'éternité, on ne peut pas dire qu'elle agisse, car c'est l'action elle-même. Ce n'est pas la vague qui noie l'homme, mais l'action personnelle du malheureux qui se place lui-même délibérément sous l'action impersonnelle des lois qui gouvernent le mouvement de l'océan. Karma ne crée rien et ne forme aucun dessein. C'est l'homme qui produit et crée les causes, et la loi karmique en ajuste les effets, et cet ajustement n'est pas un acte, mais l'harmonie universelle qui tend toujours à retourner vers sa condition originelle, et qui, semblable à une branche courbée avec trop de violence, se redresse avec une force égale. Si elle casse le bras de celui qui essayait de la courber en dehors de sa position naturelle, dirons-nous que c'est la branche qui a cassé ce bras, ou que c'est notre propre folie qui a été cause du malheur ? Karma n'a jamais essayé de détruire la liberté intellectuelle et individuelle, comme le fait le Dieu inventé par les monothéistes. Ses décrets ne sont pas enveloppés de ténèbres afin de jeter l'homme à dessein dans la perplexité, et celui qui ose en scruter les mystères ne sera pas puni. Au contraire, celui-là travaille pour le bien de l'humanité qui, par l'étude et par la méditation, en dévoile les voies compliquées et obscures, et jette quelque lumière sur ces dédales où périssent tant d'hommes qui ne connaissent pas le labyrinthe de la vie. Dans le monde de la manifestation, karma est la loi absolue et éternelle ; or, comme il ne peut y avoir qu'un Absolu, une seule Cause Éternelle toujours présente, ceux qui croient en karma ne peuvent être considérés comme des athées ni comme des matérialistes, et encore moins comme des fatalistes ; car, en


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ce qui concerne ses effets dans le monde phénoménal, karma est un avec l'Inconnaissable, dont il est l'un des aspects (3). »

Un autre auteur théosophe compétent, Mme P. Sinnett, a dit (dans son livre Purpose of Theosophy {4) pp. 10-14) :

« Chaque individu crée du karma, bon ou mauvais, dans chaque acte et chaque pensée de sa vie quotidienne, en même temps qu'il épuise actuellement le karma produit par les actes et les désirs de sa dernière incarnation. Quand on voit des êtres affligés de maladies de naissance, on peut affirmer sans hésiter qu'il s'agit de résultats inévitables faisant suite aux causes créées par eux-mêmes dans une existence antérieure. On pourrait objecter que, puisque ces afflictions sont héréditaires, elles n'ont rien à voir avec une incarnation passée ; mais il faut se souvenir que l'Ego, l'homme réel, l'individualité, ne tire pas son origine spirituelle des parents chez lesquels il se réincarne, mais qu'il est attiré, par les affinités que son mode de vie précédent a créées autour de lui, dans le courant qui l'entraîne, à l'heure de la renaissance, vers le foyer le mieux approprié au développement de ses tendances... Cette doctrine de karma, correctement comprise, est susceptible de guider et d'aider ceux qui en saisissent la vérité, vers un mode de vie meilleur et plus élevé ; car n'oublions pas que non seulement nos actions, mais aussi nos pensées sont suivies inéluctablement d'une foule de conséquences qui influenceront en bien ou en mal notre avenir et — ce qui importe plus encore — l'avenir de beaucoup de nos semblables. Si les péchés de commission et d'omission pouvaient n'influencer que nous-mêmes, leurs effets sur notre karma seraient sans grande importance. Le fait que chaque acte et chaque pensée de la vie comporte une influence bonne ou mauvaise sur d'autres membres de la famille humaine exige de l'individu qui veut atteindre au bonheur et au progrès futurs un strict sentiment de la justice, de la moralité et de l'altruisme. Une fois qu'un crime a été commis, une mauvaise pensée émise par le mental, nous ne pouvons plus rien y faire — aucune dose de repentir n'est capable d'en effacer les résultats futurs. Le repentir, s'il est sincère, empêchera un homme de répéter ses erreurs ; mais il ne peut le sauver, lui, ni les autres, des effets de fautes déjà commises qui


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l'atteindront infailliblement, dans cette vie-ci, ou dans la prochaine renaissance. »

M. J.H. Conelly poursuit dans ces termes :

« Ceux qui croient à une religion basée sur une telle doctrine acceptent volontiers qu'on la compare à une autre religion affirmant que la destinée de l'homme est déterminée, pour toute l'éternité, par les accidents d'une seule et courte existence terrestre, au cours de laquelle il pourra se réjouir le cœur avec la promesse que l'arbre demeurera là où il est tombé — religion qui lui offre comme sa plus sûre espérance, lorsqu'il s'éveille à la connaissance de sa méchanceté, la doctrine de la rémission des péchés, laquelle est d'ailleurs limitée dans son application, si on en croit la confession de foi presbytérienne.

« Par décret de Dieu, et pour la manifestation de sa gloire, il y a des hommes et des anges prédestinés à la vie éternelle, et d'autres assignés d'avance à la mort éternelle.

« Ces hommes et ces anges, ainsi prédestinés et élus d'avance, sont choisis d'après un dessein particulier qui n'admet point de changement ; le nombre en est si certain et défini qu'il ne peut être ni augmenté ni diminué... Et puisque Dieu a prédestiné les élus à la gloire... il ne peut y avoir d'autres êtres rachetés par le Christ, et effectivement appelés, justifiés, sanctifiés et sauvés, que les élus.

« Quant au reste de l'humanité, il a plu à Dieu — conformément au dessein impénétrable de sa volonté, en vertu de laquelle il accorde ou refuse la miséricorde suivant son bon plaisir, et pour la gloire du pouvoir souverain qu'il exerce sur ses créatures — il a plu à Dieu de les priver de sa grâce et de les destiner au déshonneur et à la colère que leur péché mérite, afin que soit louée sa glorieuse justice. »

Ainsi parle cet habile défenseur. Nous ne saurions mieux faire que de conclure sur ce sujet, comme le fait cet auteur, avec une citation d'un magnifique poème :

« Telle est l'exquise beauté de l'exposé du karma présenté par Edwin Arnold dans La Lumière de l'Asie que nous serions tentés de le citer en entier ici, s'il n'était pas si long. En voici un fragment :

Karma — est cette totalité d'une âme,
Des choses qu'elle a faites, des pensées qu'elle a eues,
Le « Soi » qu'elle a tissé sur la trame invisible du temps.
Le « Soi » qu'elle a ourdi sur la chaîne imperceptible des actes.
.............................................................................................................


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Sans commencement et sans fin,
Éternel comme l'espace, certain comme la certitude,
II est un Pouvoir divin qui se meut vers le bien ;
Seules ses lois durent à jamais.

Nul n'ose le mépriser ;
Celui qui lui désobéit perd ; celui qui le sert gagne ;
Au bien caché il offre la récompense de la paix et de la félicité.
Au mal secret il inflige des peines.

Il voit partout et rien ne lui échappe ;
Fais le bien — il t'en récompense ! — fais le moindre mal
Et tu subiras un châtiment proportionné
Quand bien même Dharma en différerait l 'exécution.

Il ne connaît ni colère, ni pardon ; inflexiblement justes
Sont ses mesures ; il pèse avec une balance parfaite ;
Pour lui le temps n'est pas — et le jugement qu'il ne rend pas demain
II le rendra dans bien des jours.
......................................................................................................

Telle est la loi qui tend vers l'équité ;
Nul ne peut l'entraver, ni la détourner de sa voie ;
Son cœur est tout amour.
Son but la douce paix
Et l'accomplissement.
Obéissez (5). »

Et maintenant, je vous conseille de méditer nos enseignements théosophiques concernant le karma, la loi de rétribution, et de juger s'ils ne sont pas à la fois plus justes et plus philosophiques que ce dogme cruel et stupide qui fait de « Dieu » un démon insensé — avec cette doctrine qui veut que les « élus seuls » soient sauvés et le reste du monde condamné à la perdition éternelle !

QUESTION — Oui, je saisis en général ce que vous voulez dire ; mais


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ne pourriez-vous pas me donner un exemple concret de l'action de karma ?

LE THÉOSOPHE — Voilà précisément ce qu'il m'est impossible de faire. Mais nous pouvons toujours être assurés, comme je l'ai dit plus haut, que nos vies et les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons actuellement sont les résultats directs de nos pensées et de nos actions en des existences antérieures. Nous, qui ne sommes ni des Voyants ni des Initiés, ne pouvons rien connaître des détails du fonctionnement de la loi de karma.

QUESTION — Mais est-il possible à quelqu'un, même à un Adepte ou à un Voyant, de suivre en détails le processus du réajustement karmique ?

LE THÉOSOPHE — Certainement. « Ceux qui savent  » peuvent le faire, en exerçant des pouvoirs qui sont latents dans tous les hommes.

 

QUELS SONT CEUX QUI SAVENT ?

 

QUESTION — Ce que vous venez de dire s'applique-t-il de la même façon à nous-mêmes comme aux autres ?

LE THÉOSOPHE — Oui, de la même façon ; comme je viens de le dire, le pouvoir de vision de tous est limité, sauf pour ceux qui, dans l'incarnation présente, ont atteint le plus haut degré de vision spirituelle et de clairvoyance. Quant à nous, nous pouvons seulement constater que, si les choses avaient dû être différentes à notre égard, elles l'auraient été, que nous nous sommes faits tels que nous sommes, et que nous ne possédons que ce que nous avons gagné par nous-mêmes.

QUESTION —Je crains qu'une telle conception n'ait d'autre résultat que de nous aigrir.

LE THÉOSOPHE—Je crois que c'est précisément l'inverse. C'est


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le manque de foi en la juste loi de rétribution qui éveillerait plutôt le sentiment de révolte dans l'homme. Un enfant, de même qu'un homme, ressent beaucoup plus vivement une punition, ou même une réprimande, qu'il croit imméritée, qu'une punition sévère mais qu'il sent méritée. La croyance en karma fournit à l'homme la raison la plus haute d'accepter son sort dans la vie, et elle est pour lui le plus grand encouragement à faire des efforts pour améliorer la renaissance suivante. En effet, cette acceptation et ces efforts n'auraient aucune raison d'être si nous supposions que notre sort n'était pas le résultat de la Loi inéluctable, ou que notre destinée se trouvait en d'autres mains que les nôtres.

QUESTION — Vous venez d'affirmer que ce système de ré-incarnation, conformément à la loi karmique se recommandait à la raison, à la justice et au sens moral. Mais n'est-ce pas au détriment de quelques-unes des qualités plus douces de notre nature, telles que la sympathie et la pitié, avec le risque d'un endurcissement des instincts délicats de la nature humaine ?

LE THÉOSOPHE — En apparence seulement, non en réalité. Nul homme ne peut recevoir plus ou moins que ce qu'il mérite sans qu'il y ait, de façon correspondante, injustice ou partialité à l'égard des autres. Une loi aux sanctions de laquelle on pourrait échapper par l'effet de la compassion produirait plus de misère qu'elle n'en épargnerait, plus d'exaspération et de malédictions que de reconnaissance. Il faut aussi se souvenir que ce n'est pas nous qui régissons la loi, même si nous créons nous-mêmes les causes d'où découlent ses effets : elle se régit elle-même. D'ailleurs, c'est dans l'état de devachan qu'on peut trouver en abondance les dispositions qui permettent la manifestation d'une juste compassion et d'une juste miséricorde.

QUESTION — Vous avez parlé des Adeptes comme formant une exception à la règle de notre ignorance générale. En savent-ils réellement plus que nous au sujet de la réincarnation et des états futurs ?

LE THÉOSOPHE — Oui, certes ! Pour avoir développé des


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facultés que nous possédons tous mais qu'eux seuls ont su cultiver jusqu'à la perfection, ils sont entrés en esprit dans ces divers plans et états dont nous venons de discuter. Durant de longs âges, des générations successives d'Adeptes ont approfondi les mystères de l'être, de la vie, de la mort et de la renaissance, et ils ont tous enseigné à leur tour certains des faits ainsi appris.

QUESTION — La Théosophie a-t-elle pour but de produire des Adeptes ?

LE THÉOSOPHE — La Théosophie considère l'humanité comme une émanation de la divinité, engagée sur le chemin de son retour à cette source. Arrivés à un point avancé de ce sentier, ceux qui ont consacré plusieurs incarnations en vue d'atteindre à l'Adeptat y parviennent finalement. Car, remarquez-le bien, aucun homme n'a jamais atteint en une seule vie l'Adeptat dans les Sciences Secrètes ; bien des incarnations sont nécessaires après qu'on en a consciemment fait le vœu et qu'on a commencé l'entraînement indispensable. Nombreux, peut-être, sont les hommes et les femmes, au sein même de notre société, qui ont commencé, depuis plusieurs incarnations, la tâche ardue qui mène à l'illumination mais qui, à cause des illusions de la vie présente, sont dans l'ignorance de ce fait, ou courent le risque de perdre toute chance de progresser dans cette existence. Ils se sentent irrésistiblement attirés vers l'Occultisme et vers la Vie Supérieure, mais ils sont trop personnels et imbus d'eux-mêmes, trop épris des appâts trompeurs de cette vie ainsi que des plaisirs éphémères du monde, pour y renoncer ; ils perdent ainsi leur chance pour l'existence présente. Mais pour les hommes ordinaires, et si on s'en tient aux devoirs pratiques de la vie journalière, un objectif aussi éloigné que l'Adeptat ne peut constituer un but approprié et est un motif tout à fait inefficace.

QUESTION — Quel peut être alors le but, ou l'intention particulière de ces hommes en se joignant à la Société Théosophique ?

LE THÉOSOPHE — Beaucoup d'entre eux s'intéressent à nos doctrines et sentent instinctivement qu'elles sont plus vraies que


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celles d'aucune religion dogmatique. D'autres ont pris la ferme résolution d'atteindre à l'idéal le plus élevé du devoir humain.

 

DIFFÉRENCE ENTRE FOI ET CONNAISSANCE,
OU ENTRE FOI AVEUGLE ET FOI RAISONNÉE

 

QUESTION — Ces personnes, dites-vous, acceptent les doctrines de la Théosophie et y croient. Mais, puisqu'elles ne sont pas du nombre de ces Adeptes que vous venez de mentionner, il faut bien que leur foi en vos enseignements soit une foi aveugle. En quoi cela diffère-t-il des religions classiques ?

LE THÉOSOPHE — La Théosophie diffère de ces religions sur ce point comme sur presque tous les autres. Ce que vous appelez « foi » , et ce qui est, en réalité, une foi aveugle, en ce qui concerne les dogmes des religions chrétiennes, devient chez nous « connaissance » , comme la suite logique de choses que nous savons touchant des faits de la nature. Vos doctrines s'appuient sur une interprétation, donc sur un témoignage de Voyants parvenu en seconde main, les nôtres sur le témoignage de Voyants qui est d'une nature fixe et invariable. Par exemple, la théologie chrétienne habituelle maintient que l'homme est une créature de Dieu, composée de trois parties : corps, âme et esprit. Toutes trois sont essentielles à son intégrité, et également nécessaires —que ce soit sous la forme grossière de l'existence physique et terrestre, ou sous la forme éthérée de l'existence qui succède à la résurrection — pour lui assurer à jamais cette constitution humaine, chaque homme ayant ainsi une existence séparée de celle de tous les autres et du Divin. La Théosophie maintient au contraire que l'homme est une émanation de l'Essence Divine, Inconnue bien que toujours présente et infinie, et que son corps, comme toute autre chose, est impermanent et n'est en conséquence qu'une illusion, et que seul l'Esprit en l'homme est l'unique substance permanente, qui finit même par perdre son individualité séparée au moment de sa réunion complète avec l'Esprit Universel.


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QUESTION — Mais si nous perdons notre individualité, cela revient à l'annihilation pure et simple.

LE THÉOSOPHE — J'affirme qu'il n'en est rien, car j'ai parlé d'individualité séparée et non d'individualité universelle. Cette dernière devient comme une partie transformée à la dimension du tout ; la goutte de rosée ne s'évapore pas, mais devient l'océan. L'homme physique est-il annihilé lorsque, de fœtus qu'il a été, il devient vieillard ? Combien satanique faut-il que soit notre orgueil pour nous inciter à placer notre conscience et notre individualité, si infiniment petites, au-dessus de la conscience universelle et infinie !

QUESTION — II s'ensuit donc, de facto, que nul homme n'existe en tant qu'homme, mais que tout est Esprit ?

LE THÉOSOPHE — Vous vous trompez. Il s'ensuit que l'union de l'Esprit avec la matière n'est que temporaire ; ou que, pour parler plus clairement — puisque l'Esprit et la matière ne font qu'un, étant les deux pôles opposés de la substance universelle manifestée — l'Esprit perd le droit d'être appelé de ce nom, aussi longtemps que la plus petite particule ou le moindre atome de sa substance manifestée continue d'adhérer à une forme quelconque, résultat de la différenciation. Croire autrement n'est que foi aveugle.

QUESTION — Ainsi, c'est sur la connaissance, non sur la foi, que s'appuie votre assertion que le principe permanent, l'Esprit, ne fait que transiter à travers la matière ?

LE THÉOSOPHE — Je présenterais les choses autrement, en disant : nous affirmons que l'apparition, en tant que matière, du principe un et permanent — l'Esprit — est passagère et, par conséquent, n'est rien de plus qu'une illusion.,

QUESTION — Très bien ; et vous énoncez cela comme la connaissance, non la foi ?

LE THÉOSOPHE —Justement. Mais, comme je vois très bien où vous voulez en venir, je me permettrai de vous rétorquer que nous


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considérons la foi, telle que vous l'entendez comme une maladie mentale, tandis que la foi véritable — la pistis des Grecs — est une « croyance fondée sur la connaissance » , que celle-ci nous soit fournie par l'évidence des sens physiques, ou par celle des sens spirituels.

QUESTION — Que voulez-vous dire par là ?

LE THÉOSOPHE — Si vous désirez savoir ce qui distingue ces deux sortes de foi, je puis vous dire que la différence est très grande entre une foi basée sur l'autorité et une foi basée sur notre propre intuition spirituelle.

QUESTION — Mais quelle est cette différence ?

LE THÉOSOPHE — L'une n'est que crédulité et superstition humaines tandis que l'autre est conviction et intuition humaines. Comme le dit le professeur Alexander Wilder dans son introduction à l'ouvrage de Thomas Taylor sur les mystères d'Eleusis (6), « C'est l'ignorance qui mène à la profanation. Les hommes tournent en ridicule ce qu'ils ne comprennent pas bien (...) Le courant souterrain de ce monde est orienté vers un seul but; et, sous la crédulité humaine (...) se trouve un pouvoir presque infini, une foi sacrée capable de percevoir les vérités suprêmes de l'existence entière ». Ceux qui limitent cette « crédulité » aux seuls dogmes fondés sur l'autorité humaine ne pénétreront jamais ce pouvoir et ne le découvriront pas au fond de leur nature. La croyance se cramponne au plan extérieur, et elle est bien incapable de rendre active l'essence qui la gouverne. Car, pour cela, il faudrait que ces gens fassent valoir leur droit au jugement individuel, ce qu'ils n'oseront jamais faire.

QUESTION — Est-ce cette « intuition » qui vous force à rejeter Dieu en tant que Père, Souverain et Gouverneur personnel de l'Univers ?


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LE THÉOSOPHE — Précisément. Nous croyons à un Principe à jamais inconnaissable ; car, c'est seulement par suite d'une aveugle aberration qu'on peut soutenir que l'Univers, l'homme pensant, ainsi que toutes les merveilles que contient même le monde matériel, auraient pu naître sans que des pouvoirs intelligents en eussent disposé toutes les parties d'une manière si éminemment sage. La Nature peut se tromper, et souvent elle le fait, dans ses détails, et dans les manifestations extérieures de ses éléments matériels, mais jamais dans ses causes et ses résultats intérieurs. Les anciens païens avaient des vues beaucoup plus philosophiques sur cette question que celles des philosophes modernes, qu'ils soient agnostiques, matérialistes, ou chrétiens. Et aucun auteur païen n'a jamais avancé l'idée que la cruauté et la miséricorde n'étaient pas des sentiments d'un ordre fini, et, en conséquence, aucun n'a prétendu qu'on pouvait en faire les attributs d'un dieu infini. Les dieux des païens étaient donc tous finis. L'auteur siamois du livre Wheel of the Law (7) exprime, au sujet de votre dieu personnel, la même idée que nous. Il dit (p. 25 du texte original) :

« Un bouddhiste pourrait croire à l'existence d'un dieu sublime, au-dessus de toutes les qualités et de tous les attributs humains, d'un dieu parfait, au-dessus de l'amour, de la haine, de la jalousie, et qui demeurerait impassible, dans une quiétude que rien ne pourrait troubler. D'un tel dieu il ne parlerait jamais en manquant de respect, non par désir de lui plaire, ni par crainte de l'offenser, mais par un sentiment naturel de vénération. Mais il ne peut comprendre un dieu ayant les attributs et les qualités des hommes, qui aime, qui hait et se met en colère ; une Déité telle que la décrivent les missionnaires chrétiens, les musulmans, les brahmanes (8) ou les juifs, reste bien au-dessous de l'idée qu'il se fait même d'un brave homme ordinaire. »

QUESTION — Mais, foi pour foi, celle du chrétien qui, dans sa faiblesse et son humilité humaines, croit qu'il existe au Ciel un Père


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miséricordieux qui le protège contre la tentation, lui porte secours sa vie durant, et lui pardonne ses transgressions, ne vaut-elle pas mieux que celle des bouddhistes, des védantins et des théosophes, froide et orgueilleuse, presque fataliste ?

LE THÉOSOPHE — Vous pouvez persister à appeler notre conviction « foi » , si vous voulez. Mais, à propos de cette question sur laquelle on revient toujours, je vous demande à mon tour : foi pour foi, celle qui a pour base la logique et la raison les plus strictes ne vaut-elle pas mieux que celle qui s'appuie seulement sur l'autorité humaine, voire sur le culte des héros ? Notre « foi » a toute la force logique de cette vérité arithmétique que deux et deux font quatre. Votre foi ressemble à la logique de ces femmes sentimentales pour qui, comme l'a dit Tourgueniev, deux et deux font généralement cinq, avec une chandelle de suif par-dessus le marché. D'ailleurs, la vôtre est une foi qui non seulement va à l'encontre de toute idée de justice et de logique, mais qui, à l'analyser de près, conduit l'homme à la perdition morale, entrave le progrès du genre humain et, en faisant pratiquement primer la force sur le droit, met un homme sur deux dans la position d'un Caïn envers son frère Abel.

QUESTION — A quoi faites-vous allusion ?

 

DIEU A-T-IL LE DROIT DE PARDONNER ?

 

LE THÉOSOPHE —Je songe ici à la doctrine de la rémission des péchés, ce dogme dangereux auquel vous croyez, et qui enseigne que, si grands que soient nos crimes contre les lois de Dieu et de l'homme, il nous suffit de croire à l'immolation de Jésus pour le salut du genre humain pour que son sang nous lave de toute souillure. Voilà vingt ans que je prêche contre ce dogme, et je vais vous citer à ce sujet un paragraphe publié dans Isis Dévoilée, et écrit en 1875. Voici ce que le christianisme enseigne, et que nous combattons :

« La miséricorde de Dieu est illimitée et insondable. Il est impossible de concevoir un péché humain, si condamnable soit-il, que le prix payé d'avance pour la rédemption du pécheur


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ne le puisse effacer, serait-il encore mille fois pire. D'ailleurs il n'est jamais trop tard pour se repentir. Quand même le pécheur attendrait jusqu'à la dernière minute de la dernière heure du dernier jour de sa vie mortelle pour que ses lèvres livides prononcent la confession de foi, il pourrait aller au Paradis ; le larron mourant y est allé, et tous les autres aussi vils que lui pourront y aller également. Telles sont les prétentions de l'Église et du clergé, prétentions que les prédicateurs les plus en vue d'Angleterre ont assénées sur la tête de leurs compatriotes, en pleine lumière du dix-neuvième siècle (9) » — le plus paradoxal de tous les siècles ! Eh bien ! Où cela nous conduit-il ?

QUESTION — Est-ce que cela ne rend pas le chrétien plus heureux que le bouddhiste ou le brâhmane ?

LE THÉOSOPHE — Non ; pas les hommes instruits, en tout cas, qui, pour la plupart, ont pratiquemment perdu depuis longtemps toute croyance en ce dogme cruel. Mais celui-ci conduit ceux qui y croient, plus sûrement que tout autre dogme de ma connaissance, au seuil de tous les crimes concevables. Permettez-moi de citer encore Isis Dévoilée (voir vol. Il, pp. 542 et 543 de l'édition originale) :

« Si nous sortons du petit cercle des croyances et considérons l'univers comme un tout équilibré par l'agencement minutieux de toutes ses parties, combien toute saine logique, et tout sens de justice, même le plus élémentaire, se révoltent contre cette doctrine du rachat des péchés par le sacrifice d'un innocent ! Si le criminel ne péchait que contre lui-même, s'il ne nuisait qu'à lui-même, si, par un repentir sincère, il pouvait faire que s'effacent tous les événements du passé, non seulement de la mémoire des hommes, mais aussi de ce registre impérissable qu'aucune déité — pas même la Suprême des Suprêmes — ne peut supprimer, alors ce dogme pourrait être moins incompréhensible. Mais, maintenir qu'un homme peut faire du tort à son prochain, commettre un meurtre, troubler l'équilibre de la société et l'ordre naturel des choses, et, après cela — par lâcheté, par espoir, ou par


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contrainte, peu importe — trouver le pardon en croyant qu'un sang qui a été répandu pour lui peut effacer un autre sang qu'il a répandu lui-même, c'est une absurdité ! Est-il possible d'effacer les résultats d'un crime même si le crime lui-même est pardonné ? Les effets d'une cause ne se confinent jamais au domaine limité de cette cause et il n'est pas possible non plus de restreindre les conséquences d'un crime au coupable et à sa victime. Chaque bonne action, tout comme chaque mauvaise action, produit des effets aussi évidents que ceux qu'occasionnent une pierre jetée dans une eau calme. C'est une comparaison banale, mais c'est la meilleure que nous puissions concevoir : aussi, employons-la. Les vagues circulaires produites sont d'autant plus grandes et plus rapides que l'objet qui les cause est plus grand ; mais le plus petit caillou, même le plus petit grain de poussière, fait naître des rides. Et cette perturbation n'est pas seulement visible à la surface de l'eau. Elle se propage aussi invisiblement, en dessous, dans chaque direction — du centre à la périphérie et vers le bas — une goutte poussant l'autre, jusqu'à ce que les bords et le fond soient atteints par la force. Bien plus, l'air au-dessus de cette eau est agité, et cette perturbation, comme les physiciens nous l'assurent, a sa répercussion dans tout l'espace où elle se transmet de couche en couche, à l'infini dans le temps. Une impulsion a été donnée à la matière : elle ne se perd jamais, et on ne peut jamais la rappeler pour l'annuler !...

Il en est de même du crime comme de son opposé. L'acte peut être instantané, ses effets sont éternels. Si, après avoir jeté la pierre dans l'étang, nous pouvions la reprendre dans la main, faire revenir les ondulations au point de départ, anéantir la force dépensée, rétablir les vagues de l'éther dans leur état antérieur de non-être, et effacer toute trace du jet du projectile, de telle sorte que le registre du Temps ne garde aucune trace de l'événement, alors, et alors seulement, nous pourrions écouter patiemment les chrétiens argumenter en faveur de l'efficacité de ce rachat par procuration, »

... et cesser de croire à la Loi karmique. Mais telles que sont les choses, nous en appelons au monde entier pour décider laquelle des deux doctrines est la plus conforme, à la justice divine et laquelle est la plus raisonnable, même du simple point de vue de l'évidence et de la logique humaines.

QUESTION — Et pourtant des millions de gens croient au dogme chrétien et sont heureux.


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LE THÉOSOPHE — Parce que leurs facultés pensantes sont dominées par un pur sentimentalisme, ce que nul véritable philanthrope ou altruiste n'acceptera jamais. Ce n'est pas même un rêve dû à l'égoïsme, mais un cauchemar de l'intellect humain. Voyez où cela nous mène, et citez-moi un pays païen où les crimes soient plus nombreux et se commettent plus facilement que dans les pays chrétiens. Regardez les longues et effrayantes statistiques annuelles des crimes commis dans les pays européens. Voyez l'Amérique protestante et biblique : il s'y fait plus de conversions dans les prisons qu'à la faveur des prêches et des missions paroissiales. « Voyez l'état du bilan de la justice ( ! ) chrétienne. Des meurtriers aux mains rouges de sang, poussés par les démons du désir, de la vengeance, de la cupidité, du fanatisme, ou simplement par une soif aveugle de sang, tuent leurs victimes, le plus souvent sans leur laisser le temps de se repentir, ni de faire appel à Jésus. Celles-ci meurent peut-être en état de péché et, naturellement, d'accord avec la logique théologique, sont vouées à recevoir le fruit de leurs péchés, petits ou grands. Mais le meurtrier, saisi par la justice humaine, est emprisonné, des gens sentimentaux pleurent sur lui, prient avec et pour lui ; il prononce les paroles magiques de la conversion et monte sur l'échafaud comme un enfant de Jésus racheté de ses fautes. Sans le meurtre qu'il a commis, on n'aurait pas prié pour lui, il n'aurait été ni racheté, ni pardonné. Il est évident que cet homme a bien fait d'assassiner, puisqu'il a gagné par là le bonheur éternel ! Quant à sa victime, à sa famille, à ses parents, à ceux qui dépendaient d'elle, à ses amis et connaissances, la justice n'a-t-elle pas de récompense pour eux ? Faudra-t-il qu'ils souffrent dans ce monde et dans l'autre, tandis que celui qui leur a fait du tort se trouvera à côté du " bon larron " du Calvaire, dans la béatitude éternelle ? Sur cette question, le clergé garde un silence prudent. » (Isis Dévoilée) (10).

Maintenant vous savez pourquoi les théosophes, dont la conviction et l'espérance fondamentales résident dans la justice


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pour tous, au Ciel comme sur terre, et dans karma, repoussent ce dogme.

QUESTION — La destinée finale de l'homme n'est donc pas un Ciel où Dieu préside, mais la transformation graduelle de la matière en l'Esprit, son élément primordial ?

LE THÉOSOPHE — C'est vers ce but final que tout tend dans la nature.

QUESTION — Mais certains d'entre vous ne considèrent-ils pas cette association, ou cette « chute de l'esprit dans la matière » , comme un mal, et la re-naissance comme une affliction ?

LE THÉOSOPHE — II en est qui pensent de la sorte, et qui tâchent en conséquence d'abréger leur période de probation sur terre. Pourtant, il ne s'agit pas d'un mal sans mélange puisqu'il nous permet l'expérience par laquelle nous nous élevons à la connaissance et à la sagesse. Je veux parler ici de l'expérience qui nous enseigne que rien, en dehors d'un bonheur spirituel, ne peut jamais satisfaire les besoins de notre nature spirituelle. Aussi longtemps que nous demeurons dans le corps, nous sommes soumis à la douleur, à la souffrance et à tous les incidents décevants qui surviennent pendant la vie. C'est pourquoi, pour pallier tout cela, nous acquérons finalement la connaissance qui seule peut nous apporter le soulagement, et l'espérance d'un futur meilleur.


(1)  H.A. Alabaster, Wheel of the Law ( « Roue de la Loi » ), Londres : Trübner & Co., 1871, p. 57 (N.d.T.).

(2) Op. cit., pp. 299-303 (N.d.T.).

(3) The Secret Doctrine, édition originale 1888, vol. l, pp. 639, 643-4; vol. II, pp. 303-4, 304-6 (N.d.T.).

(4) « Le but de la Théosophie » (N.d.T.).

(5) Sir Edwin Arnold, The Light of Asia or the Great Renunciation (Mahâbhi-nishkramana), ( « La Lumière de l'Asie ou le Grand Renoncement » ). Londres : Trübner & Co., 1879. Extraits des Livres VI et VIII. (N.d.T.).<o:p></o:p>

(6) Thomas Taylor, The Eleusinian and Bacchic Mysteries, a dissertation. New York : J.W. Bouton, 1875 (N.d.T.).<o:p></o:p>

(7) Op. cit., p. 213 (N.d.T.).<o:p></o:p>

(8) II ne s'agit ici que des brahmanes sectaires. Le Parabrahm des védantins est la Déité que nous acceptons et à laquelle nous croyons.

(9) Isis Unveiled, édition originale 1877, vol. Il, p. 542 (N.d.T.).

(10) Op. cit., édition originale, vol II, p. 543 (N.d.T.).

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XII

QU'EST-CE QUE LA THÉOSOPHIE PRATIQUE ?


 

LE DEVOIR

 

QUESTION — Pourquoi, en définitive, cette nécessité des re-naissances puisque aucune d'elles n'apporte vraiment de paix durable ?

LE THÉOSOPHE — Parce qu'on ne peut atteindre autrement le but final que par les expériences de la vie, et que celles-ci sont en général faites de douleur et de souffrance. Ce n'est qu'en traversant ces épreuves que nous pouvons apprendre. Les joies et les plaisirs ne nous enseignent rien ; ils sont passagers et ne peuvent amener, à la longue, que la satiété. D'ailleurs, le fait que nous ne réussissions jamais à trouver dans la vie une satisfaction permanente qui réponde aux besoins de notre nature supérieure nous montre clairement qu'il n'est possible de satisfaire ces besoins que sur le plan auquel ils appartiennent, c'est-à-dire le plan spirituel.

QUESTION — Le désir d'en finir avec la vie par tous les moyens possibles n'est-il pas la conséquence naturelle de cette impuissance ?

LE THÉOSOPHE — Assurément non, si par ce désir vous entendez celui du « suicide » . Un tel résultat ne peut jamais être « naturel » , mais il est toujours dû à un trouble morbide du cerveau ou à des idées matérialistes trop fortement ancrées. C'est le pire des crimes, et ses conséquences sont terribles. Mais si, en


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parlant de désir, vous entendez simplement l'aspiration à atteindre l'existence spirituelle, non le souhait de quitter cette terre, je dirais que c'est un désir très naturel, en vérité. Tandis que se donner volontairement la mort, c'est abandonner le poste qui est le nôtre actuellement, et les devoirs qui nous incombent ; c'est aussi tenter de se soustraire aux responsabilités karmiques, et cela entraîne la création d'un karma nouveau.

QUESTION — Mais, si les actions accomplies sur le plan matériel ne peuvent nous satisfaire, pourquoi faudrait-il que des devoirs, qui sont également des actions, nous soient imposés ?

LE THÉOSOPHE — Avant tout, parce que notre philosophie nous enseigne que l'accomplissement de nos devoirs envers tous les hommes, et envers nous-mêmes en dernier lieu, n'a pas pour but de conduire à notre bonheur personnel, mais au bonheur des autres ; il faut faire le bien pour le bien, non pour ce qu'il peut nous procurer. Le bonheur, ou plutôt le contentement, peut effectivement résulter de l'accomplissement du devoir, mais n'en est pas le motif et ne devrait pas l'être.

QUESTION — Mais qu'entendez-vous précisément par « devoir » en Théosophie ? Ce devoir ne saurait être le même que les devoirs chrétiens prêchés par Jésus et par ses Apôtres, puisque vous ne les reconnaissez pas.

LE THÉOSOPHE — Vous vous trompez encore une fois. Ces devoirs, que vous appelez « chrétiens » , il n'est pas de grand réformateur moral ou religieux qui, bien des siècles avant l'ère chrétienne, ne les ait inculqués. Dans l'Antiquité, tout ce qui était grand, généreux, héroïque, a été non seulement discuté et prêché du haut de la chaire comme à l'époque actuelle, mais pratiqué, quelquefois par des nations entières. L'histoire de la réforme apportée par le bouddhisme est remplie des actions les plus nobles, les plus héroïquement désintéressées. « Soyez tous d'une même pensée, pleins de compassion les uns envers les autres, aimez-vous comme des frères, soyez miséricordieux et courtois, en ne rendant point le mal pour le mal, ni injure pour


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injure, mais, au contraire, en bénissant votre prochain » ; tels étaient les préceptes que pratiquaient les disciples du Bouddha, plusieurs siècles avant Pierre. L'éthique du christianisme est noble, sans aucun doute, mais assurément elle n'est pas nouvelle et a son origine dans les devoirs « païens » .

QUESTION — Et comment définiriez-vous ces devoirs, ou plutôt le « devoir » en général, tel que vous entendez ce terme ?

LE THÉOSOPHE — Le devoir est ce qui est dû à l'humanité — à nos semblables, nos voisins, notre famille — et c'est surtout ce que nous devons à tous ceux qui sont plus pauvres et plus démunis que nous. Si nous ne nous acquittons pas de cette dette de notre vivant, notre prochaine incarnation nous trouvera en état d'insolvabilité spirituelle et de faillite morale. La Théosophie est la quintessence du devoir.

QUESTION — Mais le christianisme, bien compris et pratiqué, l'est aussi.

LE THÉOSOPHE — Certainement ; mais s'il n'était pas, dans les faits, une religion des lèvres, la Théosophie aurait peu à faire parmi les chrétiens. Malheureusement, le christianisme n'est que ce genre de chose — une éthique des lèvres. Peu nombreux sont ceux qui remplissent leur devoir envers les autres, pour le devoir lui-même ; et encore plus rares sont ceux qui le font en se contentant de la satisfaction de leur conscience intime. C'est...

« ... la voix publique de la louange,
honorant la vertu d'un juste salaire » ,

qui préoccupe l'esprit des philanthropes « de renommée mondiale » . C'est une bien belle chose à lire et à entendre discuter que l'éthique moderne ; mais les paroles, que valent-elles, à moins qu'elles ne se transforment en actes ? Enfin, puisque vous me demandez de quelle façon nous entendons le devoir théosophique d'une manière générale, et du point de vue de karma, je puis vous répondre que notre devoir est de boire jusqu'à la lie, et sans murmurer, tout ce que la coupe de la vie peut avoir pour nous ; de


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cueillir les roses de l'existence uniquement pour le parfum qu'elles peuvent répandre sur les autres, et de nous contenter nous-mêmes des épines, si nous ne pouvons jouir du parfum sans qu'un autre en soit privé.

QUESTION — Tout cela est bien vague. Que faites-vous de plus que les chrétiens ?

LE THÉOSOPHE — La question n'est pas de savoir ce que nous, membres de la Société Théosophique, faisons — bien qu'il y en ait parmi nous qui fassent de leur mieux — mais de dire jusqu'à quel point la Théosophie nous rapproche plus du bien que le christianisme moderne. Je parle d'action, d'action volontaire, et non pas de simple intention et de discours. Un homme peut être ce qu'il veut, le plus mondain, le plus égoïste et le plus dur des hommes, même le pire des scélérats, cela ne l'empêchera pas de se dire chrétien, et les autres ne l'en tiendront pas moins pour tel. Mais aucun théosophe n'a droit à ce nom s'il n'est pénétré de la vérité de cet adage de Carlyle : « L'homme doit avoir pour but une action, non une pensée, la plus noble soit-elle » , et s'il ne règle et ne modèle sa vie journalière sur cette vérité. Professer une vérité, ce n'est pas encore la mettre en pratique. Plus les principes qu'on professe sont beaux et nobles, plus on parle haut de la vertu et du devoir, au lieu de les pratiquer, et plus fortement ils feront songer aux fruits de la Mer Morte. La fausse piété, l'apparence de vertu, en un mot l'hypocrisie, est le plus odieux de tous les vices, et c'est le trait le plus saillant de l'Angleterre, le plus grand pays protestant de ce siècle.

QUESTION — Qu'est-ce qui, selon vous, est dû à l'humanité en général ?

LE THÉOSOPHE — C'est la pleine reconnaissance pour tous, sans distinction de race, de couleur, de position sociale ou de naissance, de l'égalité de tous les droits et privilèges.

QUESTION — Quand estimez-vous que ce dû n'est pas accordé ?


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LE THÉOSOPHE — Lorsqu'on empiète, si peu que ce soit, sur le droit d'un tiers, qu'il s'agisse d'un homme ou d'une nation ; lorsqu'on néglige de traiter un autre avec la même justice, la même bonté, la même considération ou la même miséricorde que celle dont on souhaiterait bénéficier soi-même. Tout le système politique actuel est fondé sur l'oubli de tels droits et sur les plus féroces revendications de l'égoïsme national. Le Français dit : « Tel maître, tel valet » , il devrait ajouter : « Telle politique nationale, tel citoyen. »

QUESTION — Prenez-vous une part quelconque à la politique ?

LE THÉOSOPHE — En tant que Société, nous nous en gardons soigneusement, et pour les raisons exposées ci-après. Chercher à faire des réformes politiques avant d'avoir réformé la nature humaine, c'est mettre du vin nouveau dans de vieilles outres. Amenons les hommes à sentir et à reconnaître au fond de leur cœur ce qu'est leur devoir véritable et réel envers tous, et tous les vieux abus de pouvoir, toutes les lois iniques en vigueur dans la nation et basées sur l'égoïsme humain, social ou politique, disparaîtront du même coup. Tel jardinier serait un insensé qui tâcherait de faire disparaître les mauvaises herbes de ses plates-bandes en les coupant au ras du sol, au lieu d'en arracher les racines. On ne réalisera jamais de réforme politique durable tant que les mêmes hommes égoïstes resteront, comme par le passé, à la tête des affaires nationales.

 

LES RAPPORTS DE LA S. T.
AVEC LES RÉFORMES POLITIQUES

 

QUESTION — La Société Théosophique n'est donc pas une organisation politique ?

LE THÉOSOPHE — Assurément non. Elle est internationale, au sens le plus élevé du mot, du fait que ses membres sont des hommes et des femmes appartenant à toutes les races, à toutes les croyances, comme à tous les courants de pensée, et qui sont unis


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pour travailler dans le même but : l'amélioration de l'humanité. Mais, en tant que Société, elle ne s'occupe en aucune manière de politique nationale, ou de politique de parti.

QUESTION — Et pourquoi ?

LE THÉOSOPHE — Précisément pour les raisons mentionnées ci-dessus. D'ailleurs, toute action politique varie nécessairement selon les circonstances du temps et les caractéristiques des individus. Or, si, par la nature même de leur position en tant que théosophes, les membres de la S. T. sont d'accord sur les principes de la Théosophie — autrement ils n'appartiendraient pas à cette Société — il ne s'ensuit aucunement qu'ils soient du même avis sur toutes les autres questions. En tant que groupement humain, ils ne peuvent agir d'un commun accord que dans les questions qui leur sont communes, c'est-à-dire en ce qui concerne la Théosophie elle-même ; en tant qu'individus, chacun est parfaitement libre de suivre sa ligne de pensée et d'action politique particulière, pourvu que celle-ci ne soit pas en contradiction avec les principes théosophiques et ne cause aucun tort à la Société Théosophique elle-même.

QUESTION — Mais la S.T. ne se tient assurément pas à l'écart des questions sociales dont l'importance s'accroît de jour en jour ?

LE THÉOSOPHE — Les principes mêmes de la S.T. prouvent qu'elle n'y reste pas étrangère, ou, plutôt, que la plupart de ses membres ne se tiennent pas à l'écart de ces questions. Si l'humanité ne peut se développer, mentalement et spirituellement, qu'en se conformant à certaines lois, en commençant par les lois les plus naturelles et les plus scientifiques de la physiologie, il incombe à tous ceux qui s'efforcent de favoriser ce développement de veiller de leur mieux à ce que ces lois soient observées dans la collectivité. Tous les théosophes savent malheureusement trop bien que la condition sociale d'un grand nombre d'hommes, surtout dans les pays occidentaux, leur interdit d'exercer convenablement leur corps aussi bien que leur esprit, et que leur développement dans ces deux domaines en est


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presque entièrement arrêté. Comme cet exercice, avec le développement qu'il entraîne, constitue l'un des buts exprès de la Théosophie, la S.T. est en parfaite sympathie et harmonie avec tout effort véritable entrepris dans ce sens.

QUESTION — Qu'entendez-vous par « tout effort véritable » ? Chaque réformateur social a sa panacée à lui, et chacun croit que la sienne est seule capable d'améliorer et de sauver l'humanité.

LE THÉOSOPHE — Ce que vous dites n'est que trop vrai ; et c'est pourquoi on réalise si peu de bon travail social. La plupart de ces panacées manquent de tout principe directeur, et il n'y a certainement pas le moindre principe qui les relie entre elles. De la sorte, un temps précieux et beaucoup d'énergie sont dépensés en pure perte ; car, au lieu de coopérer, les hommes combattent les uns contre les autres, et souvent, il faut le craindre, avec l'idée d'obtenir renommée ou récompense, plutôt que de faire triompher la grande cause qu'ils prétendent avoir à coeur, et qui devrait être le but suprême de leur vie.

QUESTION — Comment devrait-on donc appliquer les principes de la Théosophie pour promouvoir une coopération dans le domaine social, et faire de véritables efforts en vue de l'amélioration de la société ?

LE THÉOSOPHE — Permettez-moi de vous rappeler brièvement quels sont ces principes : l'unité et la causalité universelles, la solidarité humaine, la loi de karma, la ré-incarnation. Ce sont là les quatre anneaux de la chaîne d'or qui devrait unir l'humanité en une seule famille, en une seule Fraternité universelle.

QUESTION — Mais comment ?

LE THÉOSOPHE — Dans l'état actuel de la société, surtout dans les pays prétendus civilisés, il y a un fait constant qui saute aux yeux : un grand nombre de gens souffrent continuellement de la misère, de l'indigence, de la maladie. Leur condition physique est lamentable, leurs facultés mentales et spirituelles sont souvent


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endormies. Par contre, beaucoup de personnes qui se trouvent à l'autre extrémité de l'échelle sociale mènent une vie d'indifférence insouciante, de luxe matériel et de jouissances égoïstes. Ces deux sortes d'existence ne sont cependant pas dues au hasard. Toutes deux sont l'effet des conditions qui constituent le milieu où vivent ceux qui y sont soumis, et il existe un lien très intime entre la négligence des devoirs sociaux qui incombent aux uns, et la déficience et l'arrêt du développement des autres. En sociologie, comme dans toutes les branches de la vraie science, se vérifie la loi de causalité universelle, qui implique nécessairement, comme une conséquence logique, cette solidarité humaine sur laquelle insiste tant la Théosophie. Si l'action d'un seul réagit sur la vie de tous — et si c'est là la véritable idée scientifique — il s'ensuit que l'on n'atteindra cette réelle solidarité humaine, qui est à la base même de l'élévation de la race, que si tous les hommes deviennent frères et toutes les femmes soeurs, et que si tous adoptent dans la pratique de leur vie quotidienne un vrai comportement de frères et de sœurs. C'est dans cette action et cette réciprocité, cette conduite authentique qui devrait exister entre des frères et des sœurs, s'efforçant de vivre un pour tous et tous pour un, que se trouve l'un des principes fondamentaux de la Théosophie que chaque théosophe devrait se sentir tenu non seulement d'enseigner, mais de mettre en pratique dans sa vie personnelle.

QUESTION — Tout cela est fort bien comme principe général, mais comment l'appliquer d'une manière concrète ?

LE THÉOSOPHE — Examinez un instant ce qu'on pourrait appeler les faits concrets de la société humaine. Considérez non seulement l'existence des masses populaires, mais aussi celle des gens qui forment ce qu'on appelle la classe moyenne et la classe supérieure, et comparez-la à ce qu'elle pourrait être dans des conditions plus saines et plus nobles, sous un authentique régime de justice, de bienveillance et d'amour, au lieu du régime d'égoïsme, d'indifférence et de brutalité qui ne semble que trop souvent régner en maître à présent. Tout ce qui est bien, comme tout ce qui est mal dans l'humanité, a sa racine dans le caractère


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humain, et ce caractère est, et a été, conditionné par la chaîne sans fin des causes et des effets. Mais ce genre de détermination s'applique à l'avenir aussi bien qu'au présent et au passé. L'égoïsme, l'indifférence et la brutalité ne peuvent, en aucun cas, être l'état normal de la race ; nourrir une telle croyance serait désespérer de l'humanité, et cela aucun théosophe ne peut le faire. Le progrès est atteint par le développement des qualités les plus nobles et uniquement de cette façon. Or, la vraie doctrine de l'évolution nous enseigne qu'en changeant le milieu où se trouve l'organisme on peut changer et améliorer l'organisme lui-même : cela s'applique également, et avec autant de vérité, à l'homme. Chaque théosophe doit donc faire son possible pour aider, par tous les moyens en son pouvoir, tout effort social raisonnable et réfléchi ayant pour objet l'amélioration de la condition des pauvres. Mais tous ces efforts devraient se faire en vue d'amener leur émancipation sociale définitive, ou de développer le sentiment du devoir chez ceux qui, à l'heure actuelle, le négligent si souvent dans presque tous les rapports de leur existence.

QUESTION — D'accord. Mais qui décidera si les efforts sociaux sont raisonnables ou non ?

LE THÉOSOPHE — Nulle personne, nulle société ne peut fixer de règles définitives à cet égard. Il faut s'en remettre largement au jugement de l'individu. On peut néanmoins donner un critère général : l'action envisagée tend-elle à favoriser cette vraie fraternité dont la réalisation est le but même de la Théosophie ? Un vrai théosophe n'éprouvera guère de peine à en juger ; une fois satisfait sur ce point, son devoir consistera à s'efforcer de former l'opinion publique. Et ceci ne saurait être réalisé qu'en inculquant les conceptions les plus élevées et les plus nobles concernant les devoirs publics et privés qui sont à la base même de tout progrès spirituel et matériel. Dans tous les cas, il devrait être lui-même un centre d'action spirituelle ; et, de sa personne, comme de la vie quotidienne qu'il mène comme individu, devraient rayonner ces forces spirituelles supérieures qui seules sont susceptibles de régénérer ses semblables.


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QUESTION — Mais pourquoi ferait-il cela ? Tous les hommes, aussi bien que lui, ne sont-ils pas, comme vous l'avez dit, conditionnés par leur karma ; et ne faut-il pas que le karma s'accomplisse nécessairement selon certaines voies ?

LE THÉOSOPHE — C'est la loi de karma elle-même qui donne de la force à tout ce que je viens de dire. L'individu ne peut pas plus se séparer de la race que la race de l'individu. La loi de karma s'applique également à tous, quoique tous ne soient pas également développés. En contribuant au développement de ses semblables, le théosophe croit non seulement les aider à accomplir leur karma, mais, en même temps, s'acquitter strictement du sien. Il a toujours en vue le développement de l'humanité, dont lui et les autres font partie intégrante. Et il sait, de plus que, chaque fois qu'il néglige de répondre aux injonctions de ce qu'il y a de plus élevé en lui, il retarde non seulement la marche de son progrès mais celle de tous les autres. Par ses actions, il a la faculté de rendre plus pénible, ou plus facile, à l'humanité l'accession au plan suivant et plus élevé de l'être.

QUESTION — Mais quel rapport y a-t-il entre cela et le quatrième des grands principes que vous avez mentionnés plus haut, c'est-à-dire la ré-incarnation ?

LE THÉOSOPHE — Ce rapport est on ne peut plus intime. Si notre vie actuelle dépend du développement de certains principes qui se sont élaborés à partir des germes laissés après une existence antérieure, la loi s'applique aussi nécessairement à l'avenir. Une fois que nous nous serons pénétrés de l'idée que le principe de causalité universelle n'agit pas seulement dans le présent, mais englobe à la fois le passé, le présent et l'avenir, chaque action, sur le plan qui est actuellement le nôtre, trouvera naturellement et aisément sa vraie place et nous apparaîtra dans son véritable rapport avec nous-mêmes et avec les autres. Toute action mesquine et égoïste nous fait rétrograder, au lieu de nous faire avancer, tandis que toute pensée noble et tout acte désintéressé sont autant de degrés franchis dans notre ascension vers les plans plus élevés et plus glorieux de l'être. S'il n'y avait que cette


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vie, elle serait en vérité pauvre et médiocre sous bien des rapports ; mais, considérée comme une préparation en vue de la prochaine sphère d'existence, il nous est loisible d'en faire la porte d'or par où nous pourrons un jour accéder — non pas seuls, en égoïstes, mais en compagnie de nos semblables — aux palais qui se trouvent au-delà.

 

DE L'ABNÉGATION

 

QUESTION — L'idéal le plus haut de la Théosophie est-il donc la justice égale pour tous et l'amour pour toutes les créatures ?

LE THÉOSOPHE — Non, il y en a un qui est encore bien plus élevé.

QUESTION — Quel peut-il être ?

LE THÉOSOPHE — Il consiste à donner à autrui plus qu'à soi-même — c'est l'abnégation, le sacrifice de soi. Voilà ce qui caractérise éminemment l'idéal des plus grands Maîtres et Instructeurs de l'Humanité — tels que le Bouddha Gautama de l'Histoire et le Jésus de Nazareth des Évangiles. Ce trait seul a suffi à leur assurer la vénération et la reconnaissance perpétuelle des générations qui les suivirent. Il convient pourtant de dire que l'abnégation doit être pratiquée avec discernement ; car un tel sacrifice de soi fait aveuglément, sans jugement et sans égard pour les résultats qu'il entraîne, peut souvent se révéler mutile et même nuisible. Une des règles fondamentales de la Théosophie est la justice envers soi-même, en se considérant comme une unité de l'ensemble de l'humanité, non pas une justice que l'on s'accorderait personnellement, mais bien plutôt que l'on se rendrait impartialement — en ne s'octroyant ni plus ni moins qu'aux autres. À moins, en vérité, que par le sacrifice d'un seul soi nous puissions être utiles au plus grand nombre.

QUESTION — Ne pourriez-vous pas me donner une illustration de ce que vous dites, afin de rendre votre idée plus claire ?


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LE THÉOSOPHE — L'histoire nous fournit maints exemples. D'après la Théosophie, l'abnégation qui permet de faire pratiquement du bien pour sauver de nombreux êtres, ou même quelques-uns, est infiniment supérieure au sacrifice accompli pour servir une idée sectaire comme, par exemple, « dans le but de sauver les païens de la damnation » . À notre avis, le Père Damien qui, à l'âge de trente ans, offrit sa vie entière en sacrifice pour aider les lépreux de Molokai et soulager leurs souffrances, et qui, après avoir vécu seul parmi eux pendant dix-huit ans, finit par contracter l'affreuse maladie et en mourir, ne mourut pas en vain. Il procura un soulagement et un bonheur relatif à des milliers de misérables épaves humaines. Il leur apporta une consolation morale aussi bien que physique. Il éclaira d'un rayon de lumière la nuit noire et horrible de leur existence, dont le désespoir n'a point de pareil dans les annales de la souffrance humaine. Il fut un véritable théosophe dont l'image restera à jamais marquée dans notre souvenir. À nos yeux, ce pauvre prêtre belge est infiniment supérieur, par exemple, à ces insensés sincères, mais épris de vaine gloire, que sont ces missionnaires, qui ont sacrifié leur vie dans les îles des mers du Sud ou en Chine. Quel bien ont-ils fait ? Dans un cas, ils sont allés vers des êtres qui n'étaient pas encore prêts à recevoir quelque vérité que ce soit ; et, dans l'autre, vers une nation dont les systèmes de philosophie religieuse se révéleraient aussi sublimes que n'importe quels autres, si seulement le peuple qui les possède vivait conformément aux préceptes de Confucius et de ses autres sages. Parmi ces missionnaires, les uns ont péri aux mains de sauvages et de cannibales irresponsables, tandis que les autres ont trouvé la mort, victimes du fanatisme et de la haine de la populace. S'ils étaient allés vers les taudis de Whitechapel, ou quelque autre lieu du même genre, où végètent dans un état de stagnation, sous le soleil flamboyant de notre civilisation, une foule de sauvages chrétiens dans un état de lèpre morale, ils auraient pu faire un bien véritable, tout en épargnant leur vie pour la vouer à une cause meilleure et plus noble.

QUESTION — Mais les chrétiens ne pensent pas ainsi.


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LE THÉOSOPHE — Naturellement, puisqu'ils se basent sur une croyance erronée. Ils croient pouvoir sauver de la damnation l'âme d'un sauvage irresponsable en baptisant son corps. Une Église oublie ses martyrs, tandis que l'autre béatifie des hommes tels que Labre qui, pendant quarante ans, n'a rien fait que de sacrifier son corps à la vermine dont il était couvert et elle érige des statues en leur honneur. Si nous en avions les moyens, nous élèverions une statue au Père Damien, le saint qui a prouvé sa sainteté par la pratique, afin d'éterniser sa mémoire comme un exemple vivant d'héroïsme théosophique, et d'une miséricorde et d'une abnégation qui sont dignes à la fois du Bouddha et du Christ.

QUESTION — Selon vous, le sacrifice de soi est donc un devoir ?

LE THÉOSOPHE — Assurément. Et la raison en est que l'altruisme fait intégralement partie du développement de soi. Mais nous devons faire preuve de discernement. Un homme n'a pas le droit de se laisser mourir de faim pour qu'un autre puisse avoir de quoi vivre, à moins que la vie de celui-ci ne soit sans aucun doute plus utile à la collectivité que la sienne. Mais c'est son devoir de sacrifier son propre confort, et de travailler pour ceux qui ne sont pas en état de travailler pour eux-mêmes. C'est également son devoir de donner tout ce qui lui appartient en propre et qui ne peut profiter qu'à lui-même s'il le garde égoïstement et ne le partage pas avec les autres. La Théosophie enseigne l'abnégation, mais elle n'enseigne pas le sacrifice inconsidéré et inutile de soi-même, pas plus qu'elle ne justifie le fanatisme.

QUESTION — Mais comment atteindre à une si grande élévation de l'âme ?

LE THÉOSOPHE — Par l'application éclairée de nos préceptes dans la pratique. En nous servant de notre raison supérieure, de notre intuition spirituelle et de notre sens moral ; en suivant les injonctions de ce que nous appelons la « petite voix silencieuse » de notre conscience, qui est celle de l'Ego, et qui


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parle plus fort en nous que les tremblements de terre et les tonnerres de Jéhovah, où « le Seigneur n'est point » .

QUESTION — Si tels sont nos devoirs envers l'humanité en général, quels sont, selon vous, ceux que nous avons à remplir à l'égard de notre entourage immédiat ?

LE THÉOSOPHE — Exactement les mêmes, avec, en plus, ceux qui nous incombent par suite d'obligations particulières dues à nos liens de famille.

QUESTION — II n'est donc pas vrai, comme on le dit, que, dès qu'il entre dans la Société Théosophique, un homme commence à se détacher peu à peu de sa femme, de ses enfants et de ses devoirs de famille ?

LE THÉOSOPHE — C'est une calomnie dénuée de fondement, comme tant d'autres. Le premier de tous les devoirs théosophiques est de remplir son devoir envers tous les hommes, et spécialement envers ceux à l'égard de qui nous avons des responsabilités particulières, pour les avoir contractées volontairement — tels les liens du mariage — ou parce que la destinée les a imposées, tels les devoirs envers nos parents et notre famille.

QUESTION — Et quel peut être le devoir du théosophe envers lui-même ?

LE THÉOSOPHE — Maîtriser et vaincre le soi inférieur au moyen du Soi Supérieur. Se purifier intérieurement et moralement ; ne craindre rien, ni personne, sauf le jugement de sa propre conscience ; ne jamais rien faire à demi — autrement dit, ce qu'on croit bien, le faire ouvertement et hardiment ; ce qu'on croit mal, s'en abstenir entièrement. C'est le devoir du théosophe d'alléger son fardeau en pensant à ce sage conseil d'Épictète : « Ne te laisse détourner de ton devoir par aucun des jugements oiseux que le monde insensé peut porter sur toi, car, comme tu n'as aucun pouvoir sur ses critiques, elles ne devraient pas te préoccuper. »

QUESTION — Supposez pourtant qu'un membre de votre Société


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allègue son incapacité de pratiquer l'altruisme en raison du précepte que « charité bien ordonnée commence par soi-même » , et en insistant sur ce fait qu'il est trop occupé, ou trop pauvre, pour se rendre utile à l'humanité, ou à qui que ce soit ; que prévoient vos règlements en pareils cas ?

LE THÉOSOPHE — Personne, sous quelque prétexte que ce soit, n'a le droit de dire qu'il ne peut rien faire pour autrui. Comme l'a dit un auteur anglais : « L'homme qui accomplit le devoir qui convient, là où il faut, peut faire du monde entier son débiteur » . Un verre d'eau fraîche offert à temps à un passant altéré est un acte plus noble et qui vaut mieux qu'une douzaine de repas offerts sans raison plausible à des gens assez riches pour se les payer eux-mêmes. Aucun homme qui n'en a déjà la fibre en lui-même ne deviendra jamais un vrai théosophe. Il peut toutefois rester membre de notre Société ; nous n'avons pas de règlement pour forcer qui que ce soit à devenir pratiquement théosophe, s'il ne le désire pas.

QUESTION — Mais pourquoi un tel homme entre-t-il dans la Société ?

LE THÉOSOPHE — Sans doute le sait-il mieux que personne, car, ici encore, il ne nous appartient pas de juger d'avance qui que ce soit, quand bien même la voix de la communauté tout entière s'élèverait contre lui ; et je puis vous dire pourquoi : de nos jours vox populi — tout au moins en ce qui concerne le jugement des classes instruites — n'est plus vox dei, la voix de Dieu, mais plutôt celle du préjugé, ou des motifs égoïstes — souvent, tout simplement, celle de l'impopularité. Notre devoir est de semer à pleines mains pour l'avenir, en veillant à ce que la semence soit bonne, sans nous arrêter pour nous demander pourquoi nous devons le faire, ni comment et pour quelle raison nous sommes obligés de perdre notre temps, puisque ce ne sera jamais nous qui, dans les jours futurs, en recueillerons la moisson.


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LA CHARITÉ

 

QUESTION — Comment les théosophes considèrent-ils le devoir chrétien de la charité ?

LE THÉOSOPHE — Parlez-vous de la charité de la pensée, ou de la charité pratiquée sur le plan matériel ?

QUESTION — Bien entendu, je parle de la charité pratique, car l'idée que vous vous faites de la fraternité universelle doit nécessairement renfermer la charité de la pensée.

LE THÉOSOPHE — Vous songez à la mise en pratique des commandements donnés par Jésus dans le Sermon sur la Montagne ?

QUESTION — Précisément.

LE THÉOSOPHE — Bien ! Mais pourquoi appelez-vous « chrétiens » ces devoirs ? En effet, bien que votre Sauveur les ait prêchés et pratiqués, la dernière chose dont se soucient les chrétiens de nos jours est de les appliquer dans leur vie.

QUESTION — Mais il y en a beaucoup qui consacrent leur existence à distribuer des aumônes.

LE THÉOSOPHE — Oui, mais avec le surplus de leurs grandes fortunes. Cependant, montrez-moi le chrétien, même choisi parmi les plus philanthropes, qui donnerait aussi son manteau au voleur frissonnant et affamé qui lui aurait volé son habit ; ou qui présenterait la joue droite à celui qui l'aurait frappé sur la joue gauche — sans jamais en éprouver de ressentiment.

QUESTION — Ah ! Mais n'oubliez pas qu'il ne faut pas prendre ces préceptes au pied de la lettre. Les temps et les circontances ont bien changé depuis l'époque du Christ. De plus, il parlait en paraboles.

LE THÉOSOPHE — Alors, pourquoi vos Églises n'enseignent-elles pas qu'on doit aussi considérer la doctrine de la damnation


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et du feu de l'enfer comme une parabole ? Pourquoi certains de vos prédicateurs les plus populaires, qui pratiquement admettent l'interprétation de ces « paraboles » comme vous le faites, insistent-ils sur la signification littérale des feux de l'enfer et des tortures physiques d'une âme qu'ils disent incombustible « comme l'amiante » ? Si, dans le premier cas, il s'agit d'une parabole, il doit en être de même dans l'autre. Mais, si le feu de l'enfer est une vérité littérale, alors il faut obéir à la lettre aux commandements du Christ dans le Sermon sur la Montagne. Je vous assure que beaucoup de gens — comme le comte Léon Tolstoï, et plus d'un théosophe — qui ne croient pas à la divinité du Christ, n'en mettent pas moins littéralement en pratique ces préceptes dont la noblesse tient à leur caractère universel. Et combien plus de braves gens — d'hommes et de femmes — en feraient autant, animés par leur bonté, s'ils n'étaient convaincus d'avance qu'en adoptant une telle attitude dans leur vie ils auraient de grandes chances de se retrouver dans un asile d'aliénés, tant vos lois sont chrétiennes !

QUESTION — Mais, assurément, chacun sait que des millions et des millions sont distribués annuellement en charités publiques et privées ?

LE THÉOSOPHE — Oh oui ! Mais la moitié de l'argent reste collé aux mains des intermédiaires qui le transmettent, avant de parvenir aux nécessiteux, et une bonne partie, voire la totalité de ce qui reste est distribuée à des mendiants professionnels, trop paresseux pour travailler. Aussi les véritables victimes de la misère et de la souffrance n'en bénéficient-elles guère. N'avez-vous jamais entendu dire que le principal résultat de toute la charité prodiguée il y a quelques années dans l'East end de Londres fut d'élever d'environ vingt pour cent le prix des loyers de Whitechapel ?

QUESTION — Mais que faire alors ?

LE THÉOSOPHE — II faut agir individuellement et non collectivement ; suivre les préceptes du bouddhisme du Nord : « Ne te sers jamais de la main d'un autre pour mettre de la nourriture


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dans la bouche d'un affamé » ; « Ne permets jamais que l'ombre de ton voisin (d'une tierce personne) s'interpose entre toi et l'objet de ta bienveillance » ; « Ne laisse jamais au soleil le temps de sécher une larme avant que tu ne l'aies essuyée » ; et encore : « Ne donne jamais, par l'intermédiaire de tes serviteurs, de l'argent aux nécessiteux, ni de la nourriture aux prêtres qui mendient à ta porte, de peur que ton argent n'amoindrisse la gratitude et que ta nourriture ne se transforme en fiel. »

QUESTION — Mais comment s'y prendre pour mettre ces préceptes en pratique ?

LE THÉOSOPHE — Les idées théosophiques sur la charité impliquent un engagement personnel en faveur des autres ; une miséricorde et une bienveillance personnelles ; un intérêt personnel pour le bien-être de ceux qui souffrent ; une sympathie, une prévoyance et une assistance personnelles dans leurs peines et leurs besoins. Nous, théosophes, ne croyons pas qu'il soit bon de donner de l'argent (à supposer, notez-le bien, que nous en ayons) par l'intermédiaire de tierces personnes, ou d'organisations. Nous croyons donner à l'argent mille fois plus de pouvoir et d'efficacité en nous mettant en contact personnel avec ceux qui en ont besoin et en les assurant directement de notre sympathie. Nous croyons qu'il faut tout autant, sinon plus, soulager la faim de l'âme que le vide de l'estomac ; car la gratitude fait plus de bien à celui qui l'éprouve qu'à celui qui la provoque. Où est la reconnaissance que vos « millions de livres sterling » auraient dû faire naître ? Où sont les bons sentiments qu'une telle distribution de charité aurait dû créer ? En voyez-vous la preuve, dans la haine des pauvres de l'East end contre les riches, dans l'extension du parti de l'anarchie et du désordre, ou dans la détresse des milliers de maheureuses ouvrières, victimes du « sweating system » (1) qui sont acculées chaque jour " à la prostitution pour augmenter leurs maigres ressources ? Les vieux et les vieilles sans


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secours vous remercient-ils pour l'asile que vous leur offrez ? Et vos pauvres ont-ils de la reconnaissance pour les taudis insalubres et infects où on ne leur permet d'élever de nouvelles générations d'enfants maladifs, scrofuleux et rachitiques que pour remplir les poches de ces insatiables Shylock que sont leurs propriétaires ? Voilà pourquoi chacune des pièces d'or de tous ces « millions de livres » , que tant de bonnes gens contribuèrent à rassembler dans leur désir d'être charitables, retombe comme une calamité sur les pauvres qu'elle était destinée à soulager, au lieu d'être pour eux une bénédiction ! Nous appelons cela engendrer du karma national, et terribles en seront les conséquences quand viendra le jour du règlement de comptes !

 

LA THÉOSOPHIE POUR LES MASSES

 

QUESTION — Et vous croyez que la Théosophie pourrait, par son intervention, aider à supprimer tous ces maux dans les conditions pratiques défavorables de notre vie moderne ?

LE THÉOSOPHE — J'en suis fermement convaincu, si nous avions plus d'argent et si la plupart des théosophes n'étaient pas obligés de travailler pour gagner leur pain quotidien.

QUESTION — Quoi ? Espérez-vous que vos doctrines arriveront jamais à pénétrer dans les masses incultes, alors qu'elles sont si abstruses et si difficiles que les gens instruits peuvent à peine les comprendre ?

LE THÉOSOPHE — Vous oubliez seulement une chose : c'est que votre éducation moderne, que vous vantez tant; est précisément ce qui rend difficile la compréhension de la Théosophie. Votre mental est si plein de subtilités intellectuelles et d'idées préconçues que votre intuition et votre perception naturelle de la vérité se trouvent paralysées. Ni la métaphysique, ni l'instruction ne sont nécessaires pour faire comprendre à un homme les grandes vérités du karma et de la réincarnation. Regardez les millions de


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bouddhistes et d'hindous, pauvres et incultes, pour qui karma et la réincarnation sont de solides réalités : leur intelligence n'a jamais été entravée ni dénaturée en subissant la contrainte de vues étroites contraires à la nature. Chez eux, le sens inné de la justice n'a jamais été perverti par l'obligation de croire qu'il suffit qu'un autre homme ait souffert la mort par pitié pour eux, pour que leurs péchés leur soient pardonnés. Remarquez, au surplus, que les bouddhistes mènent une vie conforme à leurs croyances, sans murmurer contre karma, ou ce qu'ils considèrent comme une juste punition ; tandis que la masse des chrétiens ne vit pas conformément à son idéal moral, et n'accepte pas non plus son sort sans se plaindre. De là ces murmures, ce mécontentement et cette intensité de la lutte pour l'existence dans les pays occidentaux.

QUESTIONS — Mais ce contentement que vous louez tant ne supprimerait-il pas toute motivation pour l'effort et n'arrêterait-il pas tout progrès ?

LE THÉOSOPHE — Nous, théosophes, disons que votre progrès, et votre civilisation, dont on dit tant de bien, ne valent pas mieux qu'une nuée de feux follets voltigeant au-dessus d'un marécage d'où s'exhalent des miasmes délétères et mortels. Cela, parce que nous voyons sortir de cette boîte de Pandore, que vous nommez un âge de progrès, l'égoïsme, le crime, l'immoralité et tous les maux imaginables qui fondent sur l'infortunée humanité, et qui augmentent au même rythme que le développement de votre civilisation matérielle. À ce prix, mieux valent l'inertie et l'inactivité des pays bouddhistes, qui ne sont d'ailleurs que les conséquences de longues périodes d'esclavage politique.

QUESTION — Alors toute cette métaphysique et tout ce mysticisme, dont vous vous préoccupez tant, sont sans importance ?

LE THÉOSOPHE — Pour les masses qui n'ont besoin que d'être guidées et soutenues pratiquement, leur importance n'est pas essentielle alors qu'elle est très grande, au contraire, pour les gens instruits, pour ceux qui sont les guides naturels de ces masses,


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lesquelles adopteront tôt ou tard leur manière de penser et d'agir. Seule la philosophie peut préserver un homme intelligent et instruit de ce suicide intellectuel qu'est la croyance basée sur une foi ; et ce n'est que par l'assimilation de la logique serrée et de l'enchaînement cohérent des doctrines orientales, sinon ésotériques, qu'il peut se pénétrer de leur vérité. D'ailleurs, la conviction engendre l'enthousiasme, et « l'enthousiasme » , comme le dit Bulwer Lytton, « est le génie de la sincérité, sans lequel la vérité ne remporte aucune victoire » . Emerson observe aussi, avec beaucoup de justesse, que «  tout grand mouvement qui .s'inscrit dans les annales du monde consacre le triomphe de l'enthousiasme » . Et qu'est-ce qui peut produire un tel élan, mieux qu'une philosophie aussi sublime, cohérente, logique et universelle que celle de nos doctrines orientales ?

QUESTION — Pourtant ses ennemis sont bien nombreux, et chaque jour la Théosophie se trouve en face d'adversaires nouveaux.

LE THÉOSOPHE — Voilà précisément ce qui prouve l'excellence et la valeur intrinsèque de la Théosophie. On n'a de haine que pour ce que l'on craint, et nul ne s'écarte de son chemin pour renverser ce qui n'inspire aucune crainte, ou reste au niveau de la médiocrité.

QUESTION — Espérez-vous donc un jour communiquer cet enthousiasme aux masses ?

LE THÉOSOPHE — Pourquoi pas ? L'histoire montre que les masses ont adopté le bouddhisme avec enthousiasme, et, comme nous l'avons déjà signalé, le nombre restreint de crimes que l'on compte parmi les populations bouddhistes, comparé à celui que l'on relève chez les fidèles de toutes les autres religions, prouve quel effet pratique cette éthique philosophique exerce encore chez eux. L'essentiel est de détruire la source la plus fertile de tout crime et de toute immoralité : la croyance que les hommes peuvent échapper aux conséquences de leurs propres actions. Faites-leur comprendre une bonne fois la vérité des lois de karma et de ré-incarnation, les plus grandes d'entre toutes les lois, et ils


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réaliseront en eux-mêmes la vraie dignité de la nature humaine, et ils se détourneront du mal en l'évitant comme ils fuiraient un danger physique.

 

COMMENT LES MEMBRES PEUVENT AIDER LA SOCIÉTÉ

 

QUESTION — De quelle façon, selon vous, les membres de votre Société peuvent-ils aider le travail ?

LE THÉOSOPHE — D'abord, en étudiant et en comprenant bien les doctrines théosophiques, afin de pouvoir les enseigner aux autres, particulièrement aux jeunes. Deuxièmement, en saisissant toutes les occasions d'en parler autour d'eux, et d'expliquer ce qu'est et ce que n'est pas la Théosophie ; en corrigeant les idées fausses en ce qui la concerne et en suscitant de l'intérêt pour ce sujet. Troisièmement, en aidant à répandre notre littérature, en achetant, s'ils en ont les moyens, des livres théosophiques en vue de les prêter ou de les donner dans leur entourage, et en incitant leurs amis à en faire autant. Quatrièmement, en défendant la Société par tous les moyens légitimes en leur pouvoir contre les calomnies injustes répandues contre elle. Cinquièmement, et c'est là le plus important, par l'exemple de leur propre vie.

QUESTION — Mais toute cette littérature qu'il est, selon vous, si important de répandre ne me semble pas devoir aider utilement l'humanité. Ce n'est pas de la charité pratique.

LE THÉOSOPHE — Ce n'est pas notre avis. Nous croyons qu'un bon livre, qui incite à penser, qui fortifie et clarifie le mental et lui permet de bien saisir des vérités dont il n'avait auparavant qu'une vague perception, sans pouvoir les formuler, ne peut manquer de rendre un service véritable et fécond. Quant à ce que vous appelez des actes de charité pratique, bénéfiques à nos semblables sur le plan physique, nous faisons le peu que nous pouvons ; mais, comme je vous l'ai déjà dit, nous sommes presque tous pauvres, et la Société elle-même n'a pas de quoi payer une équipe de travailleurs. Tous ceux d'entre nous qui


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travaillent dur pour elle le font gratuitement et, bien souvent, lui donnent aussi de l'argent. Les rares individus parmi nous qui ont les moyens de faire ce qu'on appelle communément des actes de charité suivent les préceptes bouddhiques et accomplissent eux-mêmes ces actes, sans l'intermédiaire d'autres personnes et sans souscrire à des œuvres de charité publique. Ce que le théosophe doit faire avant tout, c'est oublier sa personnalité.

 

CE QU UN THÉOSOPHE NE DOIT PAS FAIRE

 

QUESTION — Avez-vous dans votre Société des lois ou des clauses prohibitives pour les théosophes ?

LE THÉOSOPHE — II y en a beaucoup. Mais hélas ! aucune n'est imposée. Elles expriment l'idéal de notre organisation, mais nous sommes obligés d'en laisser la mise en pratique à la discrétion des membres eux-mêmes. Malheureusement, tel est l'état d'esprit des hommes du siècle actuel que si on ne laissait pas ces clauses, pour ainsi dire, à l'état caduc, nul homme et nulle femme n'oseraient risquer de se joindre à la Société Théosophique. Voilà précisément pourquoi je me sens forcé de tant insister sur la différence qui existe entre la vraie Théosophie et la Société Théosophique qui, malgré ses bonnes intentions et ses grands efforts, en reste l'indigne véhicule.

QUESTION — Puis-je savoir quels sont ces dangereux écueils épars sur la pleine mer de la Théosophie ?

LE THÉOSOPHE — Vous faites bien de les appeler des écueils, car plus d'un membre de la S. T., quoique sincère et bien intentionné, a vu sa barque se briser contre eux ! Et pourtant, rien au monde ne semble plus facile que d'éviter certaines choses ! Voici quelques exemples de ce qu'il ne faut pas faire et qui sous-entendent des devoirs positifs et théosophiques. Nul théosophe ne doit garder le silence lorsqu'il entend proférer des paroles de médisance ou des calomnies à l'égard de la Société ou de


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personnes innocentes, que ces personnes soient des collègues ou des étrangers.

QUESTION — Mais supposons que ce qu'il entend soit la vérité, ou puisse être la vérité, bien qu'il l'ignore ?

LE THÉOSOPHE — Alors, il lui faut demander sur quelles preuves sérieuses s'appuie l'assertion, et écouter impartialement les deux parties avant de laisser passer l'accusation sans la contredire. On n'a pas le droit de croire au mal avant d'avoir des preuves irrécusables de la véracité de ce qui a été rapporté.

QUESTION — Ensuite, que doit-on faire ?

LE THÉOSOPHE — La pitié et la tolérance, la charité et la longanimité devraient toujours nous porter à excuser nos frères coupables et juger avec la plus grande douceur possible ceux qui s'égarent. Un théosophe ne doit jamais oublier de faire la part des insuffisances et des faiblesses de la nature humaine.

QUESTION — Doit-il pardonner entièrement dans de pareils cas ?

LE THÉOSOPHE — Dans tous les cas, surtout si c'est lui qui à reçu l'offense.

QUESTION — Mais si, en agissant ainsi, il court le risque de nuire, ou de permettre que d'autres soient l'objet de malveillances, que doit-il faire ?

LE THÉOSOPHE — Son devoir — ce que sa conscience et sa nature supérieure lui suggèrent, mais seulement après mûre réflexion. La justice consiste à ne faire de mal à aucun être vivant. La justice nous ordonne de ne jamais permettre que des innocents, ou même qu'un seul innocent, subissent un tort quelconque en laissant au coupable la liberté d'agir à sa guise.

QUESTION — Quelles sont les autres clauses prohibitives ?

LE THÉOSOPHE — Nul théosophe ne devrait se contenter de


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mener une vie oisive ou frivole, sans utilité pour lui-même et encore moins pour les autres. S'il n'est pas capable de faire de grands efforts pour aider l'humanité, qu'au moins il travaille à se rendre utile au petit nombre de gens qui ont besoin de son aide, et contribue par là au progrès de la cause théosophique.

QUESTION — Tout cela exige une nature exceptionnelle et doit sembler assez difficile à beaucoup de personnes.

LE THÉOSOPHE — De telles personnes feraient mieux de rester en dehors de la S.T. au lieu de se montrer sous de fausses couleurs. On ne demande à personne de donner plus qu'il ne peut donner, en dévouement, temps, travail ou argent.

QUESTION — Et ensuite ?

LE THÉOSOPHE — Nul membre actif ne devrait attacher trop de valeur à ses progrès personnels ni à son avancement dans ses études théosophiques ; il devrait, au contraire, se montrer prêt à fournir autant de besogne altruiste qu'il peut en accomplir. Il ne devrait pas laisser à la poignée de travailleurs qui sont vraiment dévoués le soin de porter sur leurs épaules le lourd fardeau et la grande responsabilité du Mouvement théosophique. Chaque membre devrait considérer comme son devoir d'assumer la plus grande part possible du travail commun, et d'y contribuer par tous les moyens en son pouvoir.

QUESTION — Cela n'est que juste ; et après ?

LE THÉOSOPHE — Nul théosophe ne devrait placer sa vanité ou ses sentiments personnels au-dessus des intérêts de la Société prise dans son ensemble. On ne doit pas tolérer que celui qui sacrifie la bonne réputation de la Société ou celle d'autrui sur l'autel de sa vanité personnelle, de ses intérêts matériels ou de son orgueil, reste membre. Le corps entier devient malade quand un de ses membres est gangrené.

QUESTION — Chaque membre a-t-il le devoir d'instruire les autres et de prêcher la Théosophie ?


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LE THÉOSOPHE — Oui, en vérité. Nul membre n'a le droit de rester inactif, sous prétexte qu'Il a trop peu de connaissance pour être à même d'enseigner. Car il peut être sûr qu'il trouvera toujours quelqu'un qui en saura moins que lui. D'ailleurs, c'est seulement lorsqu'un homme se met à la tâche d'instruire les autres qu'il découvre sa propre ignorance et qu'il s'efforce d'y remédier. Mais ceci est une clause mineure.

QUESTION — Quels sont, selon vous, les plus importants des devoirs théosophiques dont il vient d'être question ?

LE THÉOSOPHE — Être toujours prêt à reconnaître et à confesser ses propres fautes ; pécher plutôt par excès de louange que par manque d'appréciation des efforts de son prochain ; ne jamais médire d'autrui ni le calomnier ; lui avouer toujours franchement et face à face tout ce qu'on a contre lui ; ne jamais se faire l'écho du mal qu'on peut entendre à son sujet et ne point garder rancune à ceux qui ont parfois une conduite blessante.

QUESTION — Mais il est souvent dangereux de dire tout net la vérité aux gens. Qu'en pensez-vous ? On m'a parlé de l'un de vos membres qui se jugea amèrement offensé et qui quitta la Société pour en devenir l'ennemi mortel, parce qu'on lui avait dit sans détour certaines vérités désagréables et qu'on l'avait blâmé pour sa conduite coupable.

LE THÉOSOPHE — II n'est pas le seul de son espèce. Aucun membre, aussi éminent ou médiocre fût-il, ne nous a jamais quittés sans devenir un ennemi acharné.

QUESTION — Pourquoi cela ?

LE THÉOSOPHE — C'est bien simple. Dans le plus grand nombre de cas, après avoir été d'abord tout dévoué à la Société, et lui avoir prodigué les louanges les plus exagérées, la seule excuse qu'un tel renégat puisse offrir de sa conduite ultérieure, et de son aveuglement passé, est de se poser en victime innocente et trompée et de se décharger ainsi de ses torts en les mettant au compte de la Société en général et de ses dirigeants en particulier. De telles


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personnes rappellent la vieille fable de l'homme au visage tors qui brisa son miroir parce qu'il croyait que ses traits y étaient reflétés de travers.

QUESTION — Mais pourquoi ces gens se retournent-ils contre la Société ?

LE THÉOSOPHE — La plupart du temps, c'est par une forme ou une autre de vanité blessée, que ce soit parce qu'on n'accepte pas leurs avis péremptoires ou leurs conseils comme des décrets devant faire autorité, ou bien que ces gens sont de ceux qui préfèrent régner en Enfer plutôt que de servir au Ciel. Bref, de telles personnes ne supportent pas d'être au second rang derrière quiconque, en quoi que ce soit. Ainsi, par exemple, l'un de nos membres, un vrai « Monsieur Oracle » , critiquait tous les membres de la S. T., les diffamant presque, et cela non seulement devant des théosophes mais aussi en présence de personnes de l'extérieur, sous le prétexte que leur attitude à tous n'était pas théosophique, en les blâmant ainsi précisément de ce dont il se rendait constamment coupable lui-même. À la fin, il quitta la Société, sous prétexte qu'il était profondément convaincu que nous étions tous des imposteurs, les Fondateurs plus que tous les autres ! Un autre, après avoir intrigué par tous les moyens possibles pour se faire placer à la tête d'une Section importante de la Société, s'aperçut que les membres ne voulaient pas de lui ; il se retourna contre les Fondateurs de la S.T. et devint leur ennemi le plus acharné. Il ne laissa échapper aucune occasion de diffamer l'un d'entre eux en particulier, simplement parce que celui-ci n'avait pu, ni voulu l'imposer aux autres membres. Ce ne fut qu'une affaire de vanité profondément blessée. Un autre encore voulait pratiquer la magie noire, et il s'en servit en effet, c'est-à-dire qu'il exerça une influence psychologique personnelle abusive sur certains membres, tout en feignant un grand dévouement et toutes les vertus théosophiques. Lorsqu'on mit fin à ses pratiques, ce membre rompit avec la Théosophie. À présent, il répand les calomnies et les mensonges les plus virulents contre les infortunés chefs de la Société. Il s'efforce de la détruire en


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noircissant la réputation de ceux que cet honorable « membre » n'a pas réussi à tromper.

QUESTION — Que faut-il faire de gens de cette sorte ?

LE THÉOSOPHE — Les laisser à leur karma. Si une personne fait le mal, ce n'est pas une raison pour que d'autres le fassent aussi.

QUESTION — Mais revenons à la médisance. Comment établir la ligne de démarcation entre celle-ci et une juste critique ? N'est-il pas de notre devoir de prévenir nos amis et notre entourage contre ceux que nous savons être des compagnons dangereux ?

LE THÉOSOPHE — Si, en les laissant continuer d'agir sans être inquiétés, d'autres personnes sont exposées à en souffrir, il est certainement de notre devoir de mettre ces personnes en garde contre un tel danger et de les avertir en privé. Mais, vraie ou fausse, il ne faut jamais répandre une accusation contre quelqu'un. Si elle est vraie, et que la faute commise n'affecte que le coupable, laissez-le à son karma. Si elle est fausse, vous aurez évité d'ajouter à l'injustice du monde. Voilà pourquoi il faut garder le silence sur ces choses devant tous ceux qu'elles ne concernent pas directement. Mais si votre discrétion et votre silence peuvent être préjudiciables à d'autres, ou les exposer à un danger, j'ajoute alors à ce que je viens de déclarer : dites la vérité à tout prix, et faites ce que recommande Annesly : « Consultez votre devoir sans vous occuper des événements » . II se trouve des cas où l'on est forcé de s'écrier : « Périsse la discrétion, plutôt que de la laisser entraver le devoir ! »

QUESTION — II me semble que, si vous cherchez à répandre ces maximes, vous courez le risque de vous attirer une légion de difficultés !

LE THÉOSOPHE — C'est en effet ce qui nous arrive. Nous devons bien admettre que nous sommes aujourd'hui exposés à un reproche analogue à celui qu'on adressait déjà aux premiers