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Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des

L\'Ordre des Cisterciens

Les Cisterciens,
 
 
labeur,austérité et
 
 
rayonnement
 
 
 

Professeur honoraire de l'université de Reims
Ancien membre du Conseil scientifique de l'université de la Citoyenneté européenne (Conseil de l'Europe)
Ancien professeur à l'Institut Catholique de Paris 

 

Prônant une vie solitaire vouée à la prière, selon la règle de saint Benoît pratiquée dans sa pureté première, l'ordre cistercien s'inscrit dans le vaste mouvement de retour aux sources authentiques de l'Église mis en œuvre par le pape Grégoire VII au XIe siècle. Ivan Gobry, auteur de nombreux ouvrages sur le monachisme, notamment Les Moines en Occident (éditions F-X de Guibert-1997), nous présente l'histoire et la spécificité de ce qui reste l'une des plus remarquables réalisations de l'idéal monastique.

Saint Robert fonde une abbaye « au désert de Cîteaux »

Il était entré à quinze ans, en 1032, à l'abbaye bénédictine de Montier-la-Celle, tout près de sa ville natale de Troyes, et en était devenu rapidement prieur. Élu abbé de Saint-Michel de Tonnerre, il quitta sa charge à cause de l'indocilité des moines ; en revanche, il accepta de devenir le supérieur des anachorètes de Collan dans la forêt voisine. Le nombre de ceux-ci s'étant accru, la communauté alla se fixer en 1075 dans un nouveau monastère à Molesmes, où elle adopta la règle de saint Benoît. L'abondance des aumônes et des donations apporta la richesse, qui entraîna le confort et la tiédeur. Les transgressions de la règle devinrent telles que, en 1098, après de solennels avertissements, l'abbé, avec ses moines les plus fervents, se transporta dans un lieu sauvage nommé Cistercium (de cistels, « les joncs »), offert par le duc de Bourgogne. Voici comment le Grand Exorde, ouvrage du cistercien Conrad d'Eberbach, raconte solennellement la prise de possession :

« Dom Robert, abbé de Molesmes, et avec lui des frères au nombre de vingt, dont la grâce de Dieu avait touché le cœur, préférant les labeurs, les austérités et les fatigues de leur bienheureux père saint Benoît aux douceurs d'une vie abondante et facile, quittèrent leur abbaye dans la joie pour aller chercher le Seigneur au désert de Cîteaux. Du consentement et avec l'autorisation de l'évêque de Chalon, sous la juridiction duquel cette terre était placée, ils commencèrent à édifier ce Nouveau Monastère, car ce fut ce nom que reçut à l'origine cet ensemble de cabanes. Le 21 mars 1098, à la grande joie des anges et à la consternation des démons, naquit la maison de Cîteaux et, en elle, cet ordre illustre qui a illuminé le monde par ses hommes célèbres, ses docteurs et ses saints. »

Le but avoué des fondateurs était de restaurer la vie bénédictine dans sa première simplicité, par la pauvreté, le travail manuel et le rejet de tout superflu. Ils y réussirent pleinement, au témoignage enthousiaste des contemporains. Voici, entre autres, celui de Guillaume de Malmesbury :

« La religion de Cîteaux apparut soudain comme la voie parfaite qui conduit au Ciel. Quelle œuvre rayonnante de sainteté ! Les siècles futurs béniront pour toujours le souvenir de ces héros. Ils ont vaincu la nature. Leurs austérités sont effrayantes. Ils dorment sur une planche nue, se lèvent à minuit pour matines et ne retournent pas au dortoir ; mais ils règlent de telle sorte la psalmodie que, en toute saison, l'office des laudes commence à l'aurore. Aussitôt après laudes, ils chantent prime et célèbrent le saint sacrifice. Tout le reste du temps est partagé entre le travail manuel, l'oraison et la psalmodie. »

Cependant, Geoffroy, nouvel abbé de Molesmes, constatant que le départ de Robert tarissait les aumônes, se rendit à Rome pour réclamer son retour. Urbain II exprima au légat Hugues de Lyon son désir de le voir retourner à Molesmes, en ajoutant : « Si du moins c'est possible. » Mais le légat transforma le désir du pape en un ordre ; et Robert, donnant l'exemple de l'obéissance, retourna, le cœur navré, parmi ses moines frondeurs, au milieu desquels il vécut encore onze ans, pratiquant une règle différente de sa communauté.

Pour le remplacer, les moines de Cîteaux élurent le prieur Aubry (Albericus), qui resta en charge dix ans, jusqu'à sa mort survenue en 1109. Il eut pour successeur son propre prieur, Étienne Harding qui, lui, demeura abbé vingt-quatre ans. Cependant, malgré son sage gouvernement, la générosité des grands et la protection du Saint-Siège, les effectifs stagnaient. En 1112, alors que la communauté ne comptait pas plus de trente moines, la peste en tua dix-huit. L'angoisse de l'abbé était grande.

Or, un jour d'avril de cette même année, on frappa à la porte du monastère. Et le frère portier stupéfait vit devant lui trente et un chevaliers qui demandaient l'habit. À leur tête, le jeune Bernard de Fontaine, suivi de quatre de ses frères, de deux de ses oncles, et de vingt-quatre de ses amis, qu'il avait décidés à entrer dans le cloître. Cette arrivée massive suscita l'émulation ; en quelques mois, des dizaines d'autres recrues, nobles, clercs, bourgeois et paysans, vinrent réclamer la grâce d'être reçus dans le Nouveau Monastère. Il fallut essaimer.

Saint Bernard : une ferveur, une autorité, une intelligence, une clairvoyance, une activité qui font de ce moine apparemment chétif l'un des plus grands génies du christianisme.

Dès 1113, l'abbé Étienne envoya le moine Philibert avec douze autres religieux constituer le monastère de La Ferté, lui aussi dans le diocèse de Chalon. L'année suivante, il chargea Hugues de Vitry, l'un des compagnons de Bernard, de bâtir le monastère de Pontigny, dans le diocèse d'Auxerre. Des familles seigneuriales, alliées aux Fontaine, offrirent des terres pour deux nouvelles fondations : l'une à Moiremont, qui devint Morimond, aux confins de la Champagne et de la Lorraine, l'autre au val d'Absinthe, dans la vicomté de La Ferté au sud de Bar-sur-Aube, qui devint Clairvaux. Comme abbé de la première, Étienne nomma Arnold, originaire de Cologne ; comme abbé de la seconde, Bernard de Fontaine. Les deux nouvelles abbayes furent érigées en 1115. On désigna sous le nom de proto-abbés les quatre abbés de ces premières abbayes filles, qui eurent elles-mêmes leur propre filiation : toute nouvelle fondation fut inscrite dans l'une des descendances de Cîteaux, La Ferté, Pontigny, Clairvaux ou Morimond, comme nous le montre ensuite l'arbre généalogique de l'ordre.

Voyant son ordre s'accroître, saint Étienne Harding voulut l'organiser en faisant œuvre de législateur. Dès 1114, il rédigeait la Charte de charité primitive qui fut, en 1118, complétée, en commun au second chapitre général, par une nouvelle Carta caritatis. Selon ces textes, l'abbé-père a le droit de visite et de correction dans toutes les abbayes de sa filiation. Les proto-abbés ont, de leur côté, collectivement le droit de correction à l'égard de l'abbé de Cîteaux. Celui-ci doit convoquer tous les ans en chapitre général l'ensemble des abbés de l'ordre. Il s'agit donc bien, contrairement aux usages de l'ordre bénédictin, d'une organisation autoritaire, centralisatrice et hiérarchique. La Charte règle aussi la nourriture : aucune viande, aucune graisse ; les moines doivent tirer leur subsistance du travail de leurs mains.

Quand il prit possession du domaine où il allait ériger l'abbaye de Clairvaux, saint Bernard avait vingt-cinq ans. Bien peu, parmi ses frères en religion, devinaient quel sort l'attendait, et par là-même quelle prestigieuse destinée était promise à son abbaye et à sa filiation ; d'autant plus que, épuisé par les macérations qu'il s'était imposées pendant son noviciat, il était miné par une maladie permanente, qui laissait supposer chaque jour qu'il vivait ses derniers instants. Or, cet abbé étique et chancelant allait exercer sa charge durant trente-huit ans, en administrant un monastère qui compterait bientôt sept cents religieux, en fondant soixante-huit abbayes qui à leur tour en fonderaient plus de cent, en parcourant les routes de la France, de l'Italie et de l'Allemagne pour convertir les hérétiques, prêcher la deuxième croisade et la soumission au pape légitime Innocent II ; en traitant d'égal à égal, pour obtenir la paix et défendre les droits de l'Église, avec les plus grands souverains du temps : un Lothaire II et un Conrad III d'Allemagne, un Louis VII de France, un Henri II d'Angleterre ; en prononçant plus de trois cents sermons publiés, en rédigeant douze traités et plus de cinq cents lettres.

Un ordre dynamique et vite florissant…

L'ordre de Cîteaux érigea sept cent trente abbayes, avec de fortes différences numériques entre les filiations : pour La Ferté 16, pour Pontigny 43, pour Cîteaux 109, pour Morimond 207, pour Clairvaux 355, le plus grand nombre dans le premier siècle de l'ordre. Ce fut dans ce même temps que les plus célèbres cisterciens publièrent leurs œuvres : Guillaume de Saint-Thierry, Guerric d'Igny, Aelred de Rievaulx, Isaac de l'Étoile, Gilbert de Hoyland, Geoffroy d'Auxerre, Otton de Freising, Adam de Perseigne, Alain de Lille, Conrad d'Eberbachoe. Dans ce temps encore brilla l'architecture romane cistercienne, avec des dizaines d'abbatiales qui allient la majesté et le recueillement ; parmi elles, Fontenay, Pontigny, Noirlac, Cadouin, Flaran, Silvanès, Bonnecombe, Léoncel, Sénanque, Silvacane, Le Thoronet, Otterberg, Maulbronn, Walderbach, Staffarda, Fossanova, Casamarioe.

Il est impossible ici non pas de décrire, mais même d'énumérer les saints et les personnages de l'ordre dans ce simple douzième siècle, tant ils abondent, et tant la notice consacrée à chacun réclamerait un développement. Mentionnons seulement le pape Eugène III (1145-1153), moine de Clairvaux puis abbé de Saint-Anastase de Rome ; Étienne, cardinal-évêque de Palestrina (1141-1158), originaire de Thibie près de Châlons-en-Champagne ; Henri de France, frère du roi Louis VII, archevêque de Reims ; Amédée de Hauterive, évêque de Lausanne ; Hugues de Trois-Fontaines, cardinal-évêque d'Ostie ; Henri de Marcy, cardinal-évêque d'Albano. Ce fut à des légats cisterciens que, au début du XIIIe siècle, Innocent III confia la tâche de lutter contre l'hérésie albigeoise par des moyens pacifiques, avec à leur tête Pierre de Castelnau, moine de Fontfroide, et Arnaud Amaury, abbé de Cîteaux. La haine qu'ils suscitèrent chez la noblesse acquise à l'hérésie fut telle que Pierre de Castelnau fut assassiné par un écuyer du comte de Toulouse (1208). Au siècle suivant, le cistercien Jacques Fournier, devenu évêque de Pamiers, fut nommé cardinal et bientôt élu pape sous le nom de Benoît XII (1334-1342).

… qui subit les nombreux aléas de l'histoire

Au XIVe siècle, le terrible fléau de la peste noire tua le tiers de la population de l'Europe. Elle dévasta une grande quantité de monastères qui, de cent moines, en comptèrent parfois quelques-uns ; ce fut une désorganisation interne, les titulaires des principales charges ayant souvent disparu. Entre 1330 et 1450, la guerre de Cent Ans sévit sur le sol français, c'est-à-dire celui qui, de loin, portait le plus grand nombre d'abbayes ; nombreuses furent celles qui furent pillées ou détruites, soit par les soldats, soit par les brigands des Grandes Compagnies.

Au XVIe siècle, ce fut sur l'Allemagne que les calamités s'abattirent. Les princes qui avaient adopté la Réforme luthérienne confisquèrent les abbayes, tant masculines que féminines, et en chassèrent les religieux ; dans les principautés catholiques, la guerre des Paysans détruisit plus de cent monastères cisterciens. En Angleterre, Henri VIII et ses successeurs, à leur tour, s'emparèrent de toutes les abbayes. En France et aux Pays-Bas, ce fut l'œuvre des calvinistes. Puis se déchaîna l'invasion turque, qui décima les maisons de Hongrie.

Mais un mal plus insidieux fut le concordat signé en 1516 entre Léon X et François Ier, par lequel le pape concédait aux rois de France la nomination des évêques et des abbés, jusque-là élus par les chapitres. C'était le régime de la commende, qui permit à des clercs séculiers, ou même à des laïcs, et bientôt à des enfants, de recevoir le titre d'abbé sans gouverner l'abbaye, et d'en percevoir la meilleure partie des revenus. Le résultat fut navrant : les abbés commendataires, se préoccupant seulement d'encaisser les revenus, ne s'occupèrent, dans la plupart des cas, ni de l'entretien des bâtiments, ni de la survie des moines. Les ruines s'accumulèrent, les communautés se réduisirent à quelques sujets. Et ce régime, malgré les protestations adressées à Rome, perdura jusqu'à la Révolution française.

Pour lutter contre cette décadence, des réactions salutaires eurent lieu dans différentes régions d'Europe, sous forme de constitution de congrégations aux statuts exigeants. Les plus remarquables s'établirent en France, pays de la naissance de l'ordre. Jean de La Barrière, abbé commendataire de Feuillant au diocèse de Rieux en Languedoc, se fit abbé régulier et créa la congrégation dite des Feuillants, auquel il donna des constitutions terribles, mais qui s'écartaient trop de l'esprit et des usages de Cîteaux ; elle s'éteignit à la fin du XVIIe siècle. Plus vivace fut la congrégation de la Stricte Observance de Cîteaux, dont l'initiateur fut Octave Arnolfini, lui aussi passé, à l'abbaye de La Charmoye, d'abbé commendataire à abbé régulier (1602). Sa réforme gagna huit monastères de l'est de la France, puis un certain nombre d'autres dans le reste du pays ; il en eut bientôt trente-cinq ; mais les abbés de Cîteaux et les chapitres généraux combattirent ce qu'ils estimaient schismatique dans ce retour aux sources, et il en résulta des troubles répétés dans l'ordre. Au sein de la Stricte Observance, Armand de Rancé, abbé de La Trappe, lui aussi passé du statut commendataire à celui d'abbé régulier, donna à sa communauté des règlements plus austères encore, qui se maintinrent après sa mort.

Mais survint la Révolution française. Le 2 novembre 1789, un décret de l'Assemblée nationale confisquait les biens du clergé ; le 13 février suivant, un autre décret supprimait les ordres religieux contemplatifs ; les Cisterciens n'avaient plus ni demeures, ni légalité. Ils émigrèrent en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne. Grâce au concordat de 1801-1802, ils réintégrèrent un certain nombre de leurs monastères ; mais en 1811, Napoléon Ier, pour se venger de Pie VII, supprima « tous les couvents de La Trappe sur toute l'étendue de l'Empire ». Après sa chute, un nouveau retour se produisit. Mais l'hallali suscité par l'esprit révolutionnaire avait gagné l'Europe. En Allemagne, en Espagne, au Portugal, en Suisse, le XIXe siècle fut celui des suppressions et des confiscations. En France, ce furent les moines de La Trappe et leurs recrues venues de l'étranger qui réoccupèrent un ensemble de monastères, ce qui les fit appeler sous le nom générique de Trappistes ; en 1892, Léon XIII reconstitua l'ordre, en France et à l'étranger, sous le nom de Cisterciens réformés de la Stricte Observance ; il comptait alors cinquante-six monastères d'hommes et trente-deux de femmes. La Commune Observance avait été restaurée en 1855, et comptait dix-neuf monastères d'hommes et quatre-vingt-quinze de femmes.

 

En France, une nouvelle épreuve frappa les deux ordres quand, en 1880, une chambre anticléricale vota une loi supprimant « les congrégations religieuses non autorisées ». Mais les monastères qui furent vidés de leurs moines à ce moment se remplirent à nouveau progressivement à partir de 1919, à la faveur de cette réconciliation nationale que la guerre avait semblé provoquer. Les effectifs ne cessèrent de progresser. De cette époque à 1953, les religieux de la Stricte Observance se sont développés de manière importante et sont passés de 3 200 à 4 800, alors que les moniales voyaient leur nombre croître de 1 300 à 1 800 ; la Commune Observance connut à la même époque un doublement des vocations, de 760 à 1 500. Mais, à partir des années 60, la crise que connut l'Église catholique provoqua dans l'ordre cistercien une chute brutale des vocations dont les effets ne se sont pas encore inversés aujourd'hui.

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