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Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des

LA SAINTE TRINITE (5)

Le mystère de la

Trinité chez

Thomas d'Aquin

 

Auteur : Pierre Marchal21/10/1993

Il m'a semblé que la Trinité - je veux dire le dogme chrétien de la Trinité qui est , comme vous le savez, la " tenue " de cet énoncé paradoxal d'un Dieu à la fois unique et Trine - était un des lieux privilégiés pour aborder le défi de ce colloque, à savoir : réfléchir sur ce moment de l'histoire où la raison " réussit " à tempérer, pour un temps au moins, cette affirmation de la foi chrétienne qui peut paraître, à juste titre, scandaleuse. Tempérer, mais aussi sans doute, préserver ce qui, dans ce paradoxe, a effet de vérité pour le sujet humain. Cela me paraît d'autant plus pertinent que cette question de la Trinité organise le lieu d'un conflit, d'une " disputatio ", comme disaient les Anciens, entre le régime de la foi et celui de la raison. De plus, elle a pu apparaître comme la négation d'un monothéisme que défendaient avec vigueur l'Islam et la Judaïté.

C'est pour moi un sujet d'étonnement, une question : le dogme de la Trinité, s'il se trouve fondé dans les Écritures, l'est d'une manière qui n'est pas explicite. On peut trouver, bien sûr, mention du père, du fils et de l'esprit en différents endroits du texte, mais d'autres interprétations, moins paradoxales, moins scandaleuses pour la raison auraient pu et ont été effectivement proposées, mais toujous rejetées comme hérétiques ! La tradition apostolique a sans cesse affirmé, contre vents et marées, que le Dieu des chrétiens était à la fois un et trine. Et ce par fidélité à la Lettre du texte évangélique, en deçà de toute interprétation métaphorique. Cela n'a d'égal que l'acharnement à entendre " réalistement " le " ceci est mon corps " contre l'écoute davantage symbolique de la Réforme. On peut bien penser que ce qui poussait ainsi l'autorité ecclésiale à maximaliser le paradoxe, devait avoir affaire avec quelque chose de la vérité du sujet. Il y aurait à entendre cet acharnement comme un symptôme : ce qui, dans le corps théorique, apaisé par la raison, vient faire obstinément retour de ce qui fait précisément la vérité du sujet, Dieu étant le garant de cette vérité et sa parole devant être prise au pied de la lettre.

Dans cette histoire de la Trinité, Saint Thomas d'Aquin occupe une place particulière que je voudrais tenter de repérer ici en répondant à la question : comment Thomas d'Aquin élabore-t-il sa théologie de la Trinité ? Et cela en examinant la question de savoir comment Thomas d'Aquin parvient-il à articuler la raison et la foi à propos de ce problème. Par l'intermédiaire de quelles médiations ?

C'est ici que nous retrouvons les références ambiguës de Thomas d'Aquin à Aristote, Averroès et Maïmonide. Références ambiguës parce que, à la fois, il convoque ces autorités non chrétiennes (ce qui est quand même un comble lorsque l'on veut écrire un traité théologique de la Trinité !), mais dans le même temps, il les réfute. Et encore faudrait-il saisir la nature exacte de cette réfutation.

Il convient en effet de mesurer dans quelle perspective historique trouve place un tel travail théorique. Perspective qui n'est pas autre chose que la mise en place progressive de notre modernité. C'est dans la scolastique médiévale qu'il faut chercher les conditions mêmes de possibilité de l'instauration de la science moderne. Instauration qui n'est nullement linéaire, mais plutôt la résolution d'une impasse autour de laquelle la scolastique médiévale n'a pas cessé de tourner et sur laquelle, finalement, elle s'est cassée le nez. On y reviendra. Ce n'est pas là une thèse nouvelle : on peut la retrouver dans les remarquables ouvrages d'Étienne Gilson. Cela pourrait recouper et nous permettre de mieux saisir la portée de cette remarque de Jacques Lacan, à savoir que le sujet de la science et celui de l'Inconscient, c'est le même.

Dans la foulée de cette question, il y aurait à se demander comment le traitement scolastique de la Trinité, qui est apparu à certains de ses contemporains comme une véritable réduction, et donc, de ce fait, inacceptable - il ne faut pas oublier ici les querelles passionnées que cette introduction de l'aristotélisme a provoqué au sein même de l'Église catholique, et plus particulièrement de l'université parisienne - a, malgré tout, préservé l'essentiel du dogme chrétien en ce qu'il porte, comme nous le disions à l'instant, de vérité pour le sujet parlant.

Un ouvrage récent de Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, (Paris, Gallimard, 1990), aborde le problème d'une manière plus large encore : il cherche à montrer la structure fondamentalement trinitaire de toute anthropologie. Mais, au cours de son enquête, il rencontre nécessairement le dogme chrétien de la Trinité, et plus particulièrement le moment thomiste de cette élaboration. Thomas d'Aquin n'est d'ailleurs épinglé qu'en tant qu'il est le représentant le plus achevé de la scolastique médiévale, elle-même comprise comme une tentative de réduction, c'est-à-dire de penser la Trinité en termes binaires.

" La scolastique est précisément ce qui, à partir de Scot Erigène au IXe siècle, partira de cette connaissance secrète, trinitaire, pour tenter de la réduire au mode binaire de la pensée causale. [...] La scolastique, c'est la tentative de prise en charge par la philosophie du mystère de la Trinité. " (Dufour, 1990, pp. 230 et 231).

Et il ajoute, ce qui me paraît tout à fait intéressant d'un point de vue psychanalytique, en ce que cela vient marquer d'un point d'impossible la pensée et donc le discours : " Chaque progrès apparent dans la voie de la réduction se marque d'une réitération amplifiée de l'impossibilité de cette réduction - jusqu'à une victoire de la tentative se soldant par la fin de la scolastique après Guillaume d'Ockham. " (p.231)1

Fin de la scolastique qui ouvre la possibilité de la science et de la philosophie modernes. C'est l'échec même de la scolastique qui rend possible l'articulation de la solution moderne qui met en place la séparation de la vérité d'avec le savoir. Il n'y a donc pas lieu de penser le rapport entre la scolastique médiévale et la philosophie moderne dans les termes d'une continuité, mais plutôt comme la reprise dialectique d'une impossibilité, une manière différente de traiter cette impossibilité, d'en prendre acte. Dans cette marche de la scolastique vers la modernité c'est-à-dire vers son point de butée d'où la modernité pourra naître, Thomas d'Aquin marque un moment important, en ceci qu'il tente de faire habiter le mystère de la Trinité dans le discours de la raison. Nous n'avons pas encore à faire au refoulement (voire à la forclusion) moderne qui organise le clivage du savoir et de la vérité. Au fond, on pourrait faire l'hypothèse que l'effort des théologiens médiévaux, c'est de tenir un savoir pas sans vérité. La structure d'un tel savoir doit assurément intéresser les psychanalystes. Plus particulièrement ce fait, attesté historiquement par le développement même de la pensée et le surgissement de la modernité, à savoir : la présence de la vérité mine le discours rationnel et produit un reste.

" Il est vrai que l'oeuvre de saint Thomas a grandement contribué à la pacification du monde furieux des créatures qui s'agitaient sous l'effet du récit aléatoire de la divinité, on peut dire qu'il a réconcilié les hommes avec le monde naturel - je me soumets volontiers à la thèse classique sur ce point. Mais il est peut-être temps, après sept siècles de célébration ininterrompue, de comprendre que Thomas, en tentant de soumettre les mystères à l'ordre du Deux, n'a pas fait que dégager l'horizon pour le promettre à l'avancement prochain de la science. Il a aussi apporté une contribution décisive au refoulement du mode de pensée qui, sous des formes multiples, a tenté d'inscrire la vérité dans l'Ordre du Trois. " (Dufour, 1990, pp. 231 et 232)

On voit bien comment la thèse que je voudrais défendre recoupe le propos de D.R. Dufour : montrer que la fidélité au dogme empêche l'Aquinate de réussir véritablement cette réduction et que vient s'inscrire, au coeur même de sa tentative, le reste irréductible de la structure trinitaire.

Mais je pense aussi qu'il conviendrait de penser d'une manière moins dichotomique l'ouverture - toute dialectique d'ailleurs, comme nous l'avons indiqué - à la science et à la philosophie moderne. Cette tentative de penser le Trois avec du Deux est sans doute la condition de l'accès au moderne. Mais il faudrait faire du travail de saint Thomas d'Aquin une lecture plus fine. Que le docteur Angélique, soucieux d'élaborer une " science " théologique, privilégie le langage binaire, cela est sans doute incontestable. C'est là notre lot à tous : toute tentative " scientifique " débouche sur le binaire. Et sur ce point D.R. Dufour serait bien d'accord puisqu'il reconnaît que son propre effort théorique s'inscrit encore dans le cadre de la pensée binaire : " Je ne cesse, moi-même, de recourir au binaire pour avancer dans mon travail " (Dufour, 1990, p. 66). Mais on verra, par contre, que l'effort de Thomas d'Aquin pour rendre compte rationnellement du dogme de la Trinité, l'oblige à inventer des catégories qui réintroduisent subrepticement le trinitaire, en en marquant la place.

Un, deux, trois

Mais cette approche que tente D.R. Dufour de la théologie trinitaire de saint Thomas, s'inscrit, je l'ai déjà annoncé, dans une perspective plus large, de type résolument anthropologique. Et c'est en cela qu'il nous intéresse particulièrement.

Dans la première partie de son livre, intitulée " Trinité et binarité ", il trace le récit, quasi mythique de l'âpre lutte que se livrent le Deux et le Trois, lutte qui " n'est pas terminée. Elle est même en train de prendre une nouvelle forme. Nous entrons dans la phase de lutte décisive entre le Deux et le Trois. " (p.67)

Comment un linguiste, tel que notre auteur, en est-il venu à s'intéresser au problème de la Trinité ? Ce n'est pas qu'il soit particulièrement intéressé par les problèmes et les controverses théologiques. La trinité théologique n'est pas son objet premier de recherche. C'est bien plutôt à partir du langage lui-même que cette évidence s'est imposée à lui. " La chose trinitaire ", c'est dans le fonctionnement de la langue naturelle qu'il la découvre, " pratiquement par inadvertance, un jour de distraction ".2

" La trinité dont je parle, chaque être parlant ne cesse d'en faire l'immédiate expérience : pour la saisir, il suffit d'évoquer l'espace humain le plus banal qui soit, lieu commun de toute espèce parlante, celui de la conversation : "je" dit à "tu" des histoires que "je" tient de "il". "

Et un peu plus loin

" La trinité que je prends pour objet est antérieure à toute croyance, elle est inscrite dans notre condition d'être parlant. Je veux dire qu'il existe une trinité naturelle - comme on dit "langue naturelle" -, immanente au fait de parler.En d'autres termes, tout être, parce qu'il parle, quelles que soient ses convictions, qu'il soit païen, boudhiste, athée, juif ou chrétien, met en acte une figure trinitaire, antérieure à toute actualisation religieuse. Ce que, en revanche, je ne saurais nier est que la tradition chrétienne a parfaitement su mettre en exergue cette forme trinitaire immanente et la renvoyer aux hommes comme leur vérité ultime, en la trancendantalisant. " (pp. 16 et 17)3

Or cette découverte de la trinité au coeur même du parler, n'est pas sans venir interroger l'édifice technico-scientifique de notre modernité, qui privilégiant la pensée binaire, ne pouvait que refouler ce dont pourtant se supporte la parole, c'est-à-dire la mise en intersubjectivité du langage. On notera que Dufour ne fait pas la distinction, pourtant essentielle à nos yeux entre langage et parole. C'est bien dans la parole et sa circulation (la conversation) qu'il dit avoir repérer la trinité naturelle, alors que la science se positionne plutôt du côté du langage, lui-même résolument binaire.4

On notera que Dufour maximalise cette opposition binaire/trinitaire en affirmant qu'" une relation trine ne peut jamais être construite comme un complexe formé à partir de relations dyadiques, même si l'on peut décomposer une relation trine en relations dyadiques. " (p. 17, note 1)

Cela a pour conséquence immédiate l'impossibilité pour la pensée technico-scientifique de penser le Trois. Dans le champ des sciences humaines, cette impossibilité pèse de tout son poids. A ce point de son argumentation, Dufour reprend à Gilles Deleuze l'analyse que ce dernier fait du structuralisme.5 Cette pensée qui domine le champ des sciences humaines dans les années 60, peut se caractériser par six critères. Les cinq premiers permettent d'affirmer " qu'aucun exercice de la pensée n'est possible sans la binarité " alors que le sixième, repérant l'existence dans tout système, dans toute structure, d'une " case vide ", " signifie que le premier objet des sciences humaines, l'homme, échappe à toute définition binaire. " (Dufour, 1990, p. 33) Je me permets de reprendre ici in extenso la définition de cette case vide, car elle fait écho, aux oreilles de psychanalystes lacaniens, au théorème de Gödel ainsi qu'à la signification du Phallus donnée par Jacques Lacan : " Il existe un élément irréductible au système, présent dans deux ou plusieurs séries, circulant intempestivement de l'une à l'autre ; cet élément est à lui-même sa propre métaphore ou sa propre métonymie. La variation des rapports différentiels dans le système semble chaque fois déterminée en fonction de cet objet x, lequel se définit de manquer à sa place. " (Idem, p. 31, note 3)

La référence à Jacques Lacan sur ce point précis n'est d'ailleurs pas absente du texte de Dufour puisqu'on peut y lire en note (p. 32, note 2) : " Alors que les cinq premiers critères définissent le symbolique comme système, le sixième renvoie à un autre ordre. Lacan, on le sait, dénommera réel cet autre ordre, en prenant soin d'ajouter que le réel, c'est l'impossible - c'est-à-dire, pour moi, l'impossibiblité de son inscription dans l'articulation binaire du symbolique. "

Il conviendrait sans doute d'être particulièrement attentif à cette formulation et de proposer une correction. Il me semble en effet que l'impossible lacanien doit précisément " cesser de ne pas s'écrire ". Mais, et c'est sans doute cela que Dufour a en vue : s'il doit s'inscrire, il ne peut en aucun cas, cet impossible, se déduire De l'ordre du binaire. C'était bien cela la portée du théorème de Gödel, repris par Lacan : il existe un énoncé qui, puisqu'il existe, peut se dire, mais ne peut se déduire logiquement du système ; il est indécidable. Il ne serait donc pas exact de définir le réel comme l'impossible à dire, comme trop souvent on le prétend. Il faudrait plutôt affirmer qu'il y a dans tout système symbolique des dits qui ne peuvent être déduits, c'est-à-dire prouvés, réduits par le système lui-même. Le sujet a, là, à soutenir son dire à partir d'un indécidable. On pourrait proposer une interprétation de la synthèse thomiste dans ce sens.

Le repérage de la case vide marque bien le point de butée du structuralisme. Certains n'en voudront rien savoir6, d'autres en prendront acte et en feront un point d'appui. C'est cette seconde stratégie qu'il nous faut suivre, dans la fidélité à la démarche de Jacques Lacan. Il n'est pas question de sacrifier ici à un quelconque archaïsme, à promouvoir un irrationnel qui échapperait à toute prise symbolique. Trop souvent, cette nécessité d'inscrire l'impossible est entendue par les milieux scientifiques, voire scientistes comme une volonté obscurantiste de faire obstacle au développement de la science. Tel n'est évidemment pas notre propos. Comme le dit excellement Dufour, " il faut se faire binaire jusqu'au bout des ongles, jusqu'à dépister enfin l'empreinte de la chose qui échappe à la binarité ". (Idem, p. 34)

Or précisément, ce qui échappe au traitement binaire mais qui dans le même temps le rend possible, ce qui se donne pour axiomes de la construction scientifique, ce n'est pas seulement la dimension trine, mais tout aussi bien l'unaire. Ce qui nous ramène directement à notre propos : dans la théologie de Thomas d'Aquin, discipline qui se veut une science et donc à ce titre relève de l'ordre du binaire, comment se travaille la question du Dieu Un et Trine.

Théologie, science de Dieu

Nous pouvons revenir maintenant à l'oeuvre de Thomas d'Aquin pour observer que ce qui précisément va lui permettre cette opération de réduction scientifique, c'est un ensemble d'opérateurs philosophiques qu'il va trouver chez les grands philosophes non chrétiens, tout spécialement chez Aristote, lui-même revisité par les philosophies arabes et juives du Moyen-Äge. Et tout particulièrement la distinction aristotélicienne entre être et existence. Distinction qui est mise en position d'opérateur princeps de tout son travail. Mais dont Thomas propose une interprétation originale : " ... la différence entre être et existence est interprétée comme une distinction impliquant la notion d'être nécessaire, existant "a se", en soi, et celle d'être contingent dont l'existence actuelle est "ab alio" par autrui, par participation à l'être nécessaire " (Dufour, p. 233)7

C'est tout le De Ente et Essentia qu'il faudrait relire ici, en ce qu'il constitue l'organon de la logique thomiste.

C'était là une audace remarquable, puisque, cela même qui servait à la réfutation de la doctrine chrétienne, permet à Thomas d'Aquin de justifier l'existence du Dieu des monothéismes et de produire, à partir de là, les fameuses preuves de l'existence de ce Dieu.

Le traitement que Thomas d'Aquin réserve à cette distinction va modifier considérablement le sens de la différence de l'existence nécessaire et l'existence contingente cesse d'être ce qu'elle était pour Aristote, c'est-à-dire une différence logique, pour devenir une différence ontologique. Cette interprétation " métaphysique " est devenue la vulgate de la philosophie thomiste. Voyez par exemple une traduction récente (1980, chez Vrin) du De ente et essentia où dans l'introduction, on peut lire : " Dans le titre on a cependant l'impression que être est trop faible ; c'est une périphrase qu'il faudrait : De ce qui existe et de l'essence. " (p. 7)

Et un peu plus loin : " De quoi s'agit-il dans le De ente et essentia ? De définitions de mots et de classements en catégories ! Serait-ce là toute la pensée du Docteur Angélique ? Il est vrai que notre opuscule se tient presque constamment au plan logique, mais la logique n'est pas pour les anciens ce qu'elle est pour nous, un pur système de signes et d'expressions. Si saint Thomas ne fait rien d'autre ici que de chercher le sens des mots, le traité a pourtant une haute portée métaphysique [...] L'historien doit, au-delà de cette mentalité logique retrouver l'esprit métaphysique qui s'y trouve en effet. " (pp. 7 et 8)8

On mesurera l'importance d'une telle transformation en prenant acte des réactions violentes qu'elle provoqua dans le milieu universitaire parisien ainsi que de la controverse qui opposa Thomas d'Aquin tantôt aux traditionnalistes, tantôt aux Averroïstes. Ces derniers seront d'ailleurs soupçonnés d'hérésie et condamnés en 1277.

En fait, l'essentiel de la controverse tourne autour des contradictions qui surgissent entre les vérités révélées et les conclusions de la philosophie " nouvelle ", c'est-à-dire celle qui s'inspire directement d'Aristote. Siger de Brabant, par exemple, tout en affirmant la priorité de la révélation en matière de vérité, prétendait enseigner la philosophie sans se préoccuper de la révélation, dans une sorte d'indépendance. Il y a là dans la position de l'Averroïsme latin quelque chose qui n'est pas sans rappeler la manière dont Lacan caractérise la révolution moderne, à savoir l'antinomie de la Science et de la Vérité. Siger de Brabant n'a pas défendu la doctrine de la double vérité (révélée et philosophique), mais il prétend que " philosopher ", c'est chercher à comprendre ce qu'ont pensé les philosophes (quaerendo intentionem philosorum) plutôt que la vérité (magis quam veritatem).

Telle n'a jamais été la position de Thomas d'Aquin. Mais pourtant ce dernier ne cessera de réaffirmer la distinction entre la foi et la raison, ainsi que leur nécessaire accord qui est ainsi postulé a priori. Nous avons donc un double rapport à la vérité : la lumière naturelle ( c'est dans le domaine de la philosophie et de la raison) ; la révélation, ce que nous recevons dans la foi de l'autorité de l'Autre (de Dieu). Mais ce double rapport n'entame en rien l'unité intrinsèque de la vérité.

Il faut faire l'hypothèse que cette unité, c'est précisément ce que la modernité va venir mettre à la question et résoudre par un constat de séparation. Et non pas simplement d'une manière pragmatique comme l'avait fait les philosophes averroïstes, mais d'une manière qui se voudrait philosophiquement fondée. C'est avec ce fil rouge qu'il faudrait relire les controverses qui opposèrent Descartes aux théologiens de son temps. Mais pour en rester à ce qui nous occupe ici, ce qui serait à montrer c'est, qu'au-delà des affirmations de principes sur l'unité de la vérité, se met en place, avec la scolastique médiévale, un nouveau régime de la connaissance qui entérine " la séparation des pouvoirs " de la dite connaissance. En fait, pour Thomas d'Aquin, il y a au moins deux modes de recoupement de la foi et la raison

1 - le postulat de l'unité finale de principe : " l'accord de la vérité naturelle et de la vérité révélée et surnaturelle est nécessaire ". Et c'est d'ailleurs au nom de cette nécessité (elle-même philosophique) que la vérité révélée, garantie par l'autorité du Maître absolu, fait critère de vérité. Et donc, comme l'écrit E. Gilson : " ... toutes les fois qu'une conclusion philosohique contredit le dogme, c'est un signe certain que cette conclusion est fausse. " (La philosophie au Moyen-Âge, Paris, Payot, tome II, p. 528)

La révélation est ici un maître qui indique à la raison qu'elle est dans l'erreur, à charge pour cette dernière (la raison) de reprendre son travail et de tenter de repérer le lieu où s'est glissée l'erreur. Mais l'erreur est pensée ici comme contingence et la raison est une faculté dont la rectitude de fonctionnement est assurée. L'erreur est dans le raisonnement et non dans la raison elle-même. Optimisme épistémologique lié à une métaphysique de la connaissance, pour laquelle la raison est ontologisée. Elle est devenue une faculté à produire des énoncés. On est là très proche d'un soucis moderne de mettre sur pied une " ortho-rationalité " qui garantit l'usage correct de la raison, sous l'hypothèse suivante : " Il est donc certain que la vérité de la philosophie se raccorderait (dans un accord parfait) à la vérité de la révélation par une chaîne ininterrompue de rapports vrais et intelligibles, si notre esprit pouvait comprendre pleinement les données de la foi. " (E. Gilson, op. cit., p. 528)

2 - Mais il est une autre modalité de rencontre entre la foi et la raison. Non plus sur le mode de l'erreur, mais sur celui de la limite. Il est des cas où la preuve rationnelle est impossible. Et même sans commettre la moindre erreur, la raison se trouve " a quia ". Il y a donc dans la Révélation, - d'une part, du philosophiquement - et donc rationnellement - démontrable et intelligible. Et il y a là un devoir qui s'impose de comprendre, car " il vaut mieux comprendre que croire, lorsque le choix nous est laissé ".( E. Gilson, op. cit., p. 529) ; - d'autre part, du mystère et de l'indémontrable. Ce qui ne signifie pas pour autant que cela doit verser au registre de l'in-intelligible.

Et c'est bien dans cette perspective que Thomas d'Aquin va entreprendre l'étude théologique, c'est-à-dire rationnelle, de la Trinité. D'abord en remarquant la limite de la distinction " per se/per alio ". Il faut aussi affirmer que cette distinction est équi-extensive au seul domaine des créatures. Dieu est donc mis en position d'ex-istence, d'ex-tériorité par rapport à cette distinction qui est, pourtant, on l'a vu, une des pièces centrales de sa théodicée et qui nous permettrait de penser l'Unité divine : en Dieu être et existe ne qu'un.

Mais alors comment penser le Trine ? Eh bien paradoxalement, et c'est ici que les choses commencent à boiter en réintroduisant, à l'intérieur de l'Unité divine cette distinction " per se/per alio " dont on vient pourtant d'affirmer la non-pertinence pour le domaine divin. Mais, et c'est sans doute cela qui sauve la cohérence du texte de l'Aquinate, elle ne concerne plus que la seule essence. Elle se formule donc comme différence entre " esse per se " et " esse ab alio ".

Cette opération permet deux choses9 : - d'une part, elle préserve l'inconnaissabilité de Dieu, tout en autorisant la connaissance des créatures. Si, par analogie, nous pouvons connaître Dieu à partir des créatures, ce ne sera jamais que d'une manière imparfaite, voire négative. Et cela parce que le rapport entre Dieu et les créatures n'est pas symétrique : " La relation aux créatures n'est pas réelle en Dieu ; par contre la relation à Dieu est réelle dans les créatures. " (De Trinitate, question 28, art. 1). Asymétrie du rapport qui, d'une part, fait que nous ne pouvons pas connaître Dieu " per se " et qui, d'autre part, nous indique que le problème est bien celui du réel. L'ontologie médiévale qui, nous l'avons vu, se fonde d'une traduction ontologique de la distinction logique d'Aristote entre le " per se " et le " ab alio ", ne vaut pas pour Dieu. Ce n'est que pour les créatures que le logique et l'ontologique se recouvrent. Pour ce qui est de Dieu, la faille se rouvre et la logique se fait pure analogie, ne permettant pas une saisie de l'être divin. L'être divin reste un mystère au moment même où son existence est affirmable en raison ; - d'autre part, elle permet, non pas de démontrer - ce qui serait contradictoire avec l'essentielle inconnaissabilité de l'essence divine - mais de dire la Trinité des personnes. Et de le dire en termes binaires, nécessairement. " ... du côté du "esse per se" est posée l'unité et du côté "esse ad alium" sont posées les trois Personnes. Ainsi on peut concevoir les attributs essentiels des Personnes ; la puissance attribuée au Père, la sagesse au Fils, la bonté au Saint-Esprit. Mais ces attributs demeurent fondamentalement en l'idée que le croyant se fait de Dieu et des Personnes : " Que Dieu soit trine, c'est uniquement objet de croyance et on ne peut le prouver d'aucune manière démonstrative" (De Veritate, quest. 10). Aux personnes elles-mêmes s'applique le rapport "per se"/"ad alium". Leur secret est scellé dans l'acte de création et ce qu'est Dieu en lui-même, en sa substance, comme ce qu'est chacune des personnes, aucun intellect ne peut le savoir. En revanche, ce que l'intellect peut connaître, ce sont les relations qui lient entre elles les Personnes. Ce sont des relations duelles, dyadiques. " (Dufour, pp. 236 et 237)

On aura certainement remarqué la substitution du " ab alio " par un " ad alium ", ce qui renforce le caractère " logique " de la distinction. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. C'est bien ce débat qui est au coeur de la pensée médiévale et plus particulièrement de sa théologie : la distinction et les rapports qu'entretiennent la logique et l'ontologie.Et il ne serait sans doute pas impertinent de proposer la lecture suivante de ce " reste " dont nous disions que la théologie de la Trinité tentait de la préserver. Elle ne peut le faire qu'en reconnaissant, pour Dieu au moins, le non-recouvrement radical du logique (symbolique) et du réel.

Notes :

(*) Article paru Dans Le Colloque de Cordoue, Ibn Rochd, Maïmonide, Saint Thomas ou la filiation entre foi et raison, Association Freudienne Internationale, Climats, 1994, pp.87 - 100.

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