Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des
LE NEO
DRUIDISME EN
BRETAGNE
Liés à la société celtique antique, les druides n’ont cessé d’enflammer les imaginations d’autant qu’au XVIIIe siècle plusieurs mouvements maçonniques, mutualistes ou gallois s’en sont recommandés. Au début Xxe siècle, ce mouvement néo-druidique, parfois intriguant, a touché la Bretagne où il revêt différentes formes. Ce texte est tiré d'une étude dans le magazine ArMen n°162 (janvier 2008)
Dans les monts d’Arrée, l’atmosphère et les paysages si particuliers font que l’étrange semble ici toujours un peu banal. En ce matin de premier novembre, une soixantaine de personnes se rassemble dans le bourg de Brasparts – presque autant que pour la messe de Toussaint dans l’église voisine. Mais, au lieu de franchir le porche du vieux sanctuaire de granit, le groupe descend vers le bas du bourg, emprunte un sentier au milieu des fourrés et des herbes hautes avant de rejoindre un énigmatique cercle de pierres, visiblement de construction récente. Les habitants du lotissement voisin ne semblent guère s’émouvoir de voir passer une quinzaine de personnes vêtues de longues saies blanches, bleues et vertes, dont l’une portant d’un grand glaive. “Brasparts est le fief de Gwenc’hlan le Scouézec, confie l’un des participants. Les gens sont habitués à voir des druides et à ce genre de cérémonie.”
Cinquième grand druide du Gorsedd de Bretagne, paré d’une couronne argentée ornée de perles et d’un imposant plastron, Gwenc’hlan le Scouézec ferme le ban d’un cortège ouvert par les Ovates (en vert), puis les bardes (en bleu) et les druides (en blanc). Après un appel aux morts de l’année, seuls les membres du Gorsedd pénètrent dans le cercle de pierre, les autres participants – disciples ou simples curieux – restant autour. La cérémonie de Samain, une des quatre grandes fêtes du calendrier celtique qui correspond au début de l’année, peut commencer. L’événement ne manque pas de solennité : après une allocution d’un des bardes, le grand druide découpe des pommes et en présente les morceaux au public, puis émet le vœu que les récoltes soient bonnes dans l’année à venir. L’humour n’est pas non plus absent : Gwenc’hlan Le Scouézec se permet une plaisanterie en breton qui déclenche l’hilarité de l’assemblée. “Nous avons une certaine liberté dans le cérémonial”, confie-t-il peu après, non sans une certaine malice. Avant de se rendre à un banquet servi dans un restaurant des environs, les druides se souhaitent de chaleureux “bloavezh mat” (bonne année) en se partageant du chouchenn servi dans une corne. Ils entonnent un vibrant “Bro gozh hon tadoù kozh”, qui rappelle que le Gorsedd de Bretagne, la plus ancienne organisation néo-druidique sur le continent, est aussi un mouvement d’essence patriotique et interceltique. Elle a d’ailleurs profondément influencé le mouvement breton contemporain, tant sur le plan culturel que politique. Les druides ont galement clamé leur devise : “ar gwir enep ar bed”, “la vérité à la face du monde”.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il semble nécessaire de rappeler que, des druides de l’Antiquité, on ne connaît peu de choses. Les auteurs grecs et latins en ont parlé, mais sans vraiment nous décrire tous les mystères d’une religion aux aspects sans doute très divers. D’autant que les druides refusaient d’écrire, ce qui nous interdit de connaître leur version et des choses et de leurs pensées profondes. Dans La Guerre des Gaules, César a ainsi écrit que les druides “veillent aux choses divines, s’occupent des sacrifices publics et privés, règlent toutes les choses de la religion. Un grand nombre de jeunes gens viennent s’instruire chez eux et ils bénéficient d’une grande considération. Ce sont eux, en effet, qui tranchent tous les différents, publics ou privés.” Au sommet de la hiérarchie religieuse, ils participaient aux grandes décisions politiques et jouaient un rôle prépondérant dans la société celtique ancienne. Une société qui possédait des points communs avec celle de l’Inde védique, notamment un système de castes divisant le corps social. Certains chercheurs estiment ainsi que les druides antiques occupaient une place semblable aux brahmanes indous. A l’instar de nombreuses religions asiatiques, les Celtes anciens croyaient en une forme de réincarnation. “Ils croient en la métempsychose, écrit César. Les âmes ne meurent pas mais migrent d’un corps à l’autre.”
Les druides ont été interdits et pourchassés par le pouvoir romain, au début de notre ère, mais la religion gauloise et brittonique a perduré pendant plusieurs siècles après la destruction des sanctuaires de l’île sacrée de Môn, au Pays de Galles, en 57 après J.-C, le centre religieux du druidisme. Elle a évolué en un syncrétisme avec les religions romaines, puis, sans doute, dans des pratiques religieuses populaires, souvent récupérées par le christianisme, dont l’étonnante troménie de Locronan est un des exemples les plus frappants. Les druides nous sont également connus par les récits irlandais médiévaux, leur religion se maintenant jusqu’à la christianisation de l’Ile à partir du ve siècle.
Dans La guerre des Gaules, César évoque également deux autres ordres sacerdotaux des Celtes, les Ovates (médecins, sacrificateurs et devins) et les Bardes (poètes et historien). Ces derniers se sont en revanche maintenus jusqu’à l’époque moderne en Irlande et au pays de Galles, où ils ont évolué en poètes officiels auprès de l’aristocratie, du moins là où existait encore une noblesse de langue vernaculaire.
La faiblesse des connaissances sur un sujet est inversement proportionnelle à la vigueur des clichés, voir des fables, qui se développent autour. En l’occurrence, ceux sur les druides ne manquent pas. Qu’ils remontent aux manuels scolaires de la Troisième république, présentant de vénérables prêtres vêtus de blanc, coupant le gui avec des serpes d’or sur des dolmens – des mégalithes antérieurs de plusieurs millénaires aux Celtes ! –, ou qu’ils soient véhiculés par une célèbre bande dessinée, dans laquelle on les voit préparer des potions magiques. De même, si certains auteurs antiques les décrivent sous un jour exagérément sombre, les rendant responsables de sacrifices humains – une pratique d’ailleurs répandue dans bien d’autres religions antiques –, l’image plus moderne présentant le druidisme comme une religion non-violente, naturaliste voir écologiste semble tout aussi improbable. Les fouilles de grands sanctuaires celtes, comme à Gournay-sur-Aronde, dévoilent des pratiques religieuses complexes, impliquant des sacrifices humains et des manipulations de cadavres qui semblent bien éloignées des conceptions new age qu’une certaine littérature voudraient bien laisser accroire. “Les druides de cette époque ont bien évidemment disparus, explique Gilles Servat, chanteur et membre du Gorsedd des druides de Bretagne. D’ailleurs, si nous étions plongés dans la société des Celtes anciens, nous ne le supporterions pas. C’était une société sans séparation entre le religieux et le reste, une théocratie. Le druidisme contemporain correspond à tout autre chose.”
Même si certains le contestent, une continuité du druidisme jusqu’à nos jours semble fort peu probable, ce qui n’exclut pas la survivance de certaines pratiques et concepts. “Il y a eu régulièrement des résurgences et on peut penser que la pensée druidique s’est perpétrée dans des petits groupes, explique Fanch Michelet-Nicolas, du Rassemblement druidique de Bretagne. Même si cela s’est transformé et adapté aux différentes époques.” Une thèse mise en cause par les chercheurs, dont le spécialiste de la question, Christian J. Guyonvarc’h, qui estime que la langue sacrée – le celtique ancien – et la société antique ayant disparus, personne ne peut se prévaloir aujourd’hui du titre de druide. La question de la filiation est loin d’être neutre, car elle justifie en partie la légitimité des mouvements druidiques contemporains. D’autres mouvements préfèrent utiliser le terme de “néo-bardisme”, sans doute plus défendable historiquement et beaucoup plus neutre concernant la question religieuse.
C’est donc à une autre source qu’il faut chercher l’origine du néo-druidisme, qui a bénéficié de nombreuses vagues d’engouement pour les Celtes depuis le Moyen Age. Dès la Renaissance, en effet, plusieurs ouvrages évoquent ainsi les druides de manière positive, les présentant comme “les sages des Gaulois”. L’Europe est alors en plein bouleversement religieux avec le développement du protestantisme et la mode est aux récits occultistes et aux recherches sur le passé antiques. Deux siècles plus tard, au début du xviiie siècle, naissent les premières loges maçonniques, notamment en Grande-Bretagne, qui vont inspirer la philosophie des Lumières, tout en se référant à d’illustres prédécesseurs : bâtisseurs de cathédrales ou du temple de Salomon, cultes égyptiens… ou celtiques. En effet, certains maçons vont jouer sur la fibre locale en récupérant l’antique religion de l’âge du Fer. Ainsi, le 22 septembre 1717, est crée à Londres le Druide Order, do, par un Irlandais à la personnalité fort originale, John Toland. Un Breton, Pierre des Maiseaux, était d’ailleurs présent. Le do a été fondé dans l’auberge du Pommier, là où était née, quelques mois plus tôt, la première loge britannique de la franc-maçonnerie spéculative.
L’Ancien Druid Order, aod, a lui aussi été créé en 1781 dans la capitale britannique. Il s’agit d’une organisation mutualiste qui ne s’occupe pas de spirituel : une sorte de club d’entraide où on ne parle “ni de religion, ni de politique, ni de langues, ni de femmes...” L’aod existe toujours et, comme le do, il s’est également développé en Amérique du Nord, où leurs membres ont joué un rôle important dans les mouvements sociaux. Ils seraient ainsi à l’origine de la fête du travail le 1er mai, instaurée à la suite d’émeutes ouvrières à Chicago au xixe siècle. Or, il s’agit de la date de l’antique célébration de Beltaine, une des quatres grandes fêtes celtiques.
Une résurgence romantique
Toujours à Londres, au xviiie siècle, une troisième branche du druidisme moderne voit le jour, qui concerne plus particulièrement l’histoire du néo-druidisme armoricain. Le 21 juin 1792, jour du solstice d’été, un ouvrier gallois, Edward Williams, dit Iolo Morganwg, préside le premier Gorsedd (assemblée) de l’Ile de Bretagne. Revenu au pays de Galles, Iolo Morganwg a l’idée de lier les rituels du Gorsedd à une autre institution galloise alors en pleine renaissance, les Eisteddfod, des concours de poésie (lire ArMen n°126). Morganwg est à l’origine d’un cérémonial – inspiré par le site de Stonehenge, dans lequel ses contemporains voyaient un temple druidique –, se déroulant dans un cercle de pierre. Il affirmait également avoir retrouvé des bribes de l’antique sagesse druidique au cours de recherches et de collectes dans son Glamorgan natal. Solide fumeur d’opium et forte personnalité, Iolo Morganwg en avait sans doute inventé une bonne partie ! Nous sommes d’ailleurs quelques décennies après le fabuleux succès littéraire des récits ossianiques, largement réinventés par l’Ecossais Mac Pherson et qui annoncent la celtomanie du xixe siècle et les prémices du Romantisme.
Quoiqu’il en soit, en mêlant habilement souvenirs de l’Antiquité, sentiment gallois, compétitions culturelles et rituels divers, Iolo Morganwg venait de lancer un mouvement culturel qui demeure très important du pays de Galles, où l’archidruide est une personnalité reconnue et où le Gorsedd accueille nombre de personnalités en vue, dont la reine Elisabeth II. “Certes, Iolo Morganwg était avant tout un génial créateur, note Per-Vari Kerloc’h, adjoint du grand druide de Bretagne. Mais il a inventé une utopie qui touche aujourd’hui des milliers de gens et qui, au bout de deux siècles, est devenue une réalité. N’en déplaise à certains historiens, on a toujours le droit de créer en s’inspirant du passé. Le druidisme moderne n’est évidemment pas une reconstitution des rites de l’Antiquité, mais le rappel d’un passé commun. Il est la démonstration que l’utopie peut se concrétiser.”
Lancé à la fin du xviiie siècle, le Gorsedd du pays de Galles a accompagné le développement d’un certain patriotisme gallois. Beaucoup plus qu’une recherche spirituelle, la référence à l’Antiquité était et reste vécue comme un moyen d’affirmer l’antériorité de la langue galloise sur l’anglais. Héritiers des anciens Bretons, les Gallois présentent volontiers les Anglais comme des intrus illégitimes, considérés comme les descendants des envahisseurs saxons, puis normands. D’autre part, la somptuosité des cérémonies de l’Eisteddfod – couronnes, torques et bijoux divers, pompe du cérémonial – qui peut étonner dans ce pays marqué par un protestantisme puritain et austère, se comprend comme une réaction, voire une concurrence, au faste de la cour et de l’establishment anglais.
L’apparition du druidisme en Bretagne
Alors que la celtomanie touche également la “petite” Bretagne, où va se développer un renouveau littéraire et culturel au xixe siècle, les Bretons armoricains ne pouvaient se montrer indifférents au développement du mouvement druidique gallois. D’autant qu’après les longues guerres du xviiie et du début du xixe siècle, l’époque était désormais à la paix entre la France et la Grande-Bretagne et les échanges grandement facilités, ce qui devait déboucher sur la naissance de l’interceltisme moderne. La visite d’une délégation bretonne à l’Eisteddfod d’Abergavenny, en 1838, peut d’ailleurs être retenue comme l’une des dates fondatrices de mouvement (lire ArMen n°125). On y trouve notamment Théodore Hersart de la Villemarqué qui fut le premier Breton intronisé barde par l’archidruide Cawrdaf, sous le pseudonyme de Barz Nizon. Le poète Lamartine, qui n’avait pu rejoindre la délégation, avait composé un poème intitulé “Les deux glaives” pour l’occasion. Ce poème devait inspirer la cérémonie du “mariage du glaive” au premier grand druide breton, Jean le Fustec, alias Lemenik.
Fortement inspiré par l’exemple gallois, La Villemarqué lance, plusieurs années plus tard, la Breuriez Breiz, ou Société des bardes bretons, dont les premiers travaux remontent à 1857. Cette organisation bardique regroupe des écrivains bretonnants autour de l’auteur du Barzaz Breiz. Elle s’est limitée à des travaux littéraires, sans commune mesure avec les cérémonies de l’Eisteddfod gallois. Les bardes bretons avaient pourtant dans l’idée d’organiser des eisteddfod bretons, de grands rassemblements culturels. Après plusieurs tentatives avortées, le Congrès panceltique de Saint-Brieuc, en 1867, aurait pu servir de tremplin. Mais, outre que peu de représentants des autres pays celtiques étaient présents, il est surtout marqué par les débuts de la querelle du Barzaz Breiz, remettant en cause les travaux de La Villemarqué et divisant profondément le mouvement culturel breton de l’époque.
Il faut attendre plusieurs décennies, et une nouvelle génération, pour voir émerger une véritable organisation druidique, celle-ci allant de pair avec la création de l’Union régionaliste bretonne (urb) en 1898, le premier mouvement politique breton. On retrouve à l’urb plusieurs personnalités, comme l’écrivain Anatole Le Braz, qui en sera le premier président, Charles Le Goffic, le grammairien François Vallée, un jeune écrivain, François Jaffrennou, dont les premiers recueils de poèmes en langue bretonne lui ont valu le surnom de “Mistral breton”, en référence au Prix Nobel de littérature provençal. L’année suivante, l’urb décide d’envoyer une délégation à l’Eisteddfod de Cardiff, un séjour préparé par Jean le Fustec qui décide de faire forger un glaive en souvenir du poème de la Lamartine et qui, écrit Philippe Le Stum dans son ouvrage sur les débuts du néo druidisme breton : “divisée dans sa longueur en deux tronçons amovibles, portait sur l’un les armes du pays de Galles et sur l’autre un semis d’hermines bretonnes”. C’est ainsi que va naître la cérémonie du “mariage du glaive”, qui a lieu à chaque eisteddfod, du moins lorsque les aléas de l’actualité le permettent. “Avec les nouvelles lois antiterroristes britanniques, il est devenu très compliqué de faire passer une épée à la frontière, explique Per-Vari Kerloc’h. Comme si nous allions détourner le ferry avec ! Du coup, la cérémonie ne peut pas avoir lieu tous les ans.”
Au cours de l’Eisteddfod de 1899, les membres de la délégation bretonne sont intronisés bardes par l’archidruide Hwfa-Môn. François Jaffrennou prend ainsi le surnom de Taldir, “front d’acier”. Fortement impressionnés par la vigueur du néo-druidisme gallois, certains des délégués bretons reviennent dans leur pays avec l’intention de lancer un mouvement similaire. Jean le Fustec ramène ainsi le règlement du Gorsedd et le Barddas, ou livre du bardisme, qu’il entreprend de traduire
Le Gorsedd des bardes de la presqu’île de Bretagne
C’est à l’occasion du congrès suivant de l’urb, à Guingamp, à la fin août 1900, que François Jaffrennou, François Vallée, Jean Le Fustec et un nouveau venu, Yves Berthou, créent, à l’auberge Le Flac’her, dans la rue des Salles, le Gorsedd barzed gourenez Breiz Vihan ou Gorsedd des bardes de la presqu’île de petite Bretagne, dont le statut d’association ne sera déposé qu’en 1908. L’organisation se dote d’un pouellgor ou comité directeur et Jean Le Fustec est désigné comme grand druide. Quelques temps plus tard, le Gorsedd de Galles les assure de son patronage. Aujourd’hui encore, le Gorsedd de Bretagne est placé sous l’autorité de l’archidruide gallois, qui a un droit de regard sur les prises de position et les textes. Ce patronage assure aux druides bretons une certaine légitimité historique.
Dans les années suivantes, ils vont définir un nouveau rituel pour régler les cérémonies, se constituer un “trésor”, composé de divers objets (voir encadré) et définir un vestiaire pour lequel, comme le souligne Philippe Le Stum, “une certaine coquetterie n’était pas exclue, dans la mesure où elle contribuait à honorer la dignité que conférait l’investiture”. La présence des druides en grande tenue, lors de diverses fêtes bretonnes du début du xxe siècle, a largement contribué à faire connaître le mouvement, en témoignent les nombreuses et pittoresques cartes postales de l’époque.
Le Gorsedd de Bretagne connaît sa première crise en 1904, avec la démission du premier grand druide. Jean le Fustec s’est en effet pris de passion pour l’occultisme et les tables tournantes. Féru de prophéties, il se voit désormais dans un rôle messianique, réincarnation d’un héros breton du haut Moyen Age revenu pour libérer la Bretagne. Le Fustec préfère donc abandonner sa charge. C’est Yves Berthou qui devient le second grand druide, sous le pseudonyme de Kaledvourc’h (du nom de l’épée d’Arthur) et sur fond de querelles.
Le mouvement druidique, qui se pensait comme une avant-garde du régionalisme breton, va prendre ses distances avec l’urb à partir de 1909. Il est vrai que cette dernière, sous la houlette du marquis de l’Estourbillon et d’autres aristocrates bretons, prend de plus en plus une couleur royaliste, cléricale et réactionnaire. A partir de 1911, elle est d’ailleurs concurrencée au niveau politique par deux nouvelles organisations, la Ligue fédéraliste de Bretagne, plus à gauche, et le premier Parti nationaliste breton, ouvertement séparatiste. En s’éloignant de l’urb et en réaction, le Gorsedd de Bretagne fait profession de foi républicaine et laïque. Il est alors présenté comme la gauche du mouvement breton. Il est vrai que, dès cette époque, une tendance “spiritualiste”, menée notamment par le grand druide Berthou, se fait jour et développe un certain anticléricalisme. A l’inverse, d’autres membres du Gorsedd, comme Loiez Herrieu, demeurent très attaché à leur foi catholique, ce qui n’est pas sans créer des tensions qui vont perdurer jusqu’à nos jours.
Le ralliement des druides à la République s’explique, en revanche, par un choix tactique. Pour mieux mettre en avant le régionalisme breton et la défense de la dernière langue celtique continentale, alors bien malmenée, des personnalités comme Berthou ou Jaffrennou, estiment qu’il faut rappeler aux Français qu’ils sont également d’origine celte et gauloise. Ils espèrent ainsi développer une certaine sympathie dans l’opinion française pour cette Bretagne, présentée comme un conservatoire d’un fond celtique commun à toute l’ancienne Gaule. Le Gorsedd s’attire ainsi l’appui de personnalités politiques de gauche, comme les députés Pierre-Paul Guyesse de Lorient ou Félix Le Dantec de Lannion.
Ces prises de position illustrent la volonté du Gorsedd d’avant 1914 de peser dans le débat breton. La première guerre mondiale met un terme à ses ambitions, la plupart des druides bretons étant mobilisés, les cérémonies s’arrêtèrent jusqu’aux années 1920. Si, en une quinzaine d’années, les druides bretons n’ont guère réussi à mettre en branle le “réveil breton” qu’ils espéraient, le bilan n’est pas non plus négatif. “Le Gorsedd avait tout de même attiré à lui l’élite du mouvement breton : Le Fustec, Berthou, Vallée, Jaffrennou, Le Berre, Herrieu, Esnault, Duverrès, Choleau, Degoul, Le Floc’h, Ladmirault, Gros, Gourvil, Dujardin, Bernard, Quillevic, etc. étaient des personnalités de valeur, certaines de grande talent qui contribuèrent dans des domaines divers à animer le mouvement breton politique et culturel”, estime Philippe le Stum. Le Gorsedd est également à l’origine de divers symboles bretons contemporains. Taldir Jaffrennou est ainsi l’auteur du Bro gozh ma zadoù, l’hymne breton, chanté pour la première fois à Guingamp en 1900 (voir ArMen 147). Il sera adopté comme hymne officiel breton au congrès de l’URB en 1904. Dans les années 1920, un autre membre du Gorsedd, Morvan Marchal, invente le Gwenn ha du, le drapeau breton moderne, très largement répandu depuis.
Une organisation centenaire
Dans l’Entre-deux-guerres, Taldir Jaffrennou prend en main les destinées du Gorsedd, avant de devenir grand druide, en 1933. Les druides prennent part à de nombreuses rencontres interceltiques, représentant ainsi la Bretagne outre-Manche. L’aspect interceltique est d’ailleurs renforcé par la création, en 1928, d’un Gorsedd de Cornouailles britannique dont les membres sont depuis associés aux cérémonies de l’Eisteddfod gallois et du Gorsedd breton. “Nous les recevons lors du Gorsedd digor chaque mois de juillet, indique Per-Vari Kerloc’h. Depuis notre centenaire, en 1999, nous avons d’ailleurs décidé de faire plus participer les Corniques à la cérémonie du mariage des glaives.” Dans les années 1920 et 1930, le Gorsedd de Bretagne continue d’accueillir diverses personnalités bretonnes ou étrangères, comme Léo Perutz, un autrichien d’origine juive qui devra fuir son pays et les persécutions nazies. Plusieurs membres du Gorsedd s’engageront d’ailleurs dans la Résistance et deux d’entre eux seront déportés par l’Occupant. L’attitude du grand druide Taldir est plus ambiguë. Il sera condamné à la Libération pour certains articles favorables à Vichy et sera interdit de séjour en Bretagne.
Les travaux du Gorsedd n’ont d’ailleurs repris qu’en 1950. Pierre Loisel a occupé la fonction de grand druide de 1956 à 1980. Il s’oppose aux divers courants spiritualistes, dont plusieurs feront scission à cette période pour fonder des organisations plus ou moins éphémères. “Que penser de nos cérémonies bardiques ? se questionnait Loisel. Elles ne sont que le rappel aussi fidèle que possible des rites anciens de nos aïeux et n’ont absolument aucune visée religieuse.”
Une nouvelle personnalité bretonne lui succède en 1980 : le docteur Gwenc’hlan Le Scouézec, fils du peintre Maurice Le Scouézec. Auteur d’un best-seller dans les années 1960, Le guide noir de la Bretagne mystérieuse et membre fondateur de diverses organisations comme Skoazell Vreizh ou l’éphémère Parti communiste breton dans les années 1970, Gwenc’hlan Le Scouézec est aussi un personnage médiatique, régulièrement invité sur les plateaux de télévision. Sous son patronage, le Gorsedd a pris plusieurs positions sur des sujets de société, pour condamner le racisme ou, en 1999, pour protester contre la non ratification de la charte européenne des langues minoritaires dans une lettre ouverte à jacques Chirac.
Gwenc’hlan le Scouézec va impulser une ligne plus spiritualiste et ésotérique au druidisme breton, ce qui va d’ailleurs provoquer des départs, comme celui de l’écrivain Yann Brekilien. “Jusque dans les années 1980, reconnaît Per-Vari Kerloc’h, nous évoquions un principe suprême sous le nom de “Doué”, Dieu, en breton. Il est désormais remplacé par un silence, ce qui correspond à la philosophie de Iolo Morganwg qui estimait que le nom de Dieu ne peut se prononcer, ou alors intérieurement. Désormais, chacun prononce ce qu’il veut.”
Avec une cinquantaine de membres actifs, des relations régulières avec le Pays de Galles et la Cornouailles et une histoire centenaire, le Gorsedd de Bretagne demeure la principale organisation néo-druidique du pays(lire l’interview). Sous l’impulsion de Gwenc’hlan Le Scouézec, le Gorsedd de Bretagne est aussi devenu la Breudeuriezh drouized, barzed hag ovizion Breizh, la Fraternité des druides, bardes et ovates de Bretagne. On y retrouve des personnalités comme Gilles Servat ou Gweltaz ar Fur, chanteur, libraire à Quimper et premier président des écoles Diwan en 1977. “Je suis barde et je me situe dans la tradition galloise où le Gorsedd est un organisme culturel, n’étant pas intéressé par les conceptions ésotériques du druidisme que certains ont pu développer. Je pense que le Gorsedd doit être un fédérateur, un lieu de rencontre pour le mouvement breton et ne dois pas hésiter à prendre position sur des questions de société. Cela a été historiquement sa vocation depuis l’origine.”
Un paysage druidique éclaté
Si la plus ancienne des organisations, le Gorsedd, met en avant sa filiation galloise et laisse une totale liberté de conscience, il existe à côté un certain nombre de groupes druidiques qui se sont développés en marge du Gorsedd, dont ils sont pour la plupart issus. Ces “collèges” ou “clairières” druidiques portent des noms parfois intrigants comme le Compagnonnage druidique d’Hyperborée, le Grand collège druidique des chênes de la forêt de Brocéliande ou le Nemeton Koat Lugernus… “Le paysage druidique breton est très diversifié, explique Thierry Jigourel, auteur d’un ouvrage sur le sujet. C’est à la fois sa force et sa faiblesse. La particularité bretonne en Europe, c’est qu’il y a ici une véritable recherche de spiritualité, que des gens y croient réellement.” On y retrouve également des personnalités reconnues, à l’instar du célèbre harpiste Myrdhin.
Depuis quelques années, une dizaine de collèges rejoint par des individus isolés se sont ainsi regroupés dans le Rassemblement druidique de Bretagne, dont le peintre Fanch Michelet-Nicolas est le porte-parole et qui revendique une soixantaine de membres. Pas facile cependant de fédérer des organisations et des druides aux fortes personnalités et aux conceptions diverses. “Grosso modo, nous estimons qu’il existe un principe divin, inconnaissable, qui se manifeste sous diverses formes, dont, ici, les dieux et déesses celtiques. Cela relève de l’intemporel, c’est à la fois un héritage du passé et une vision de l’avenir. Cela étant, le druidisme n’est pas une religion, mais une spiritualité ouverte. Nous respectons les autres religions, dont les grands monothéismes, mais nous pensons que notre quête de connaissance passe par le panthéon de nos pères.”
Par rapport au Gorsedd, qui n’entretient d’ailleurs aucun rapport avec eux, les membres du Rassemblement druidique n’ont pas forcément développé de liens interceltiques, mais se sont rapprochés d’autres spiritualités, hindouistes et amérindiennes notamment. “Je suis persuadé qu’il existe un fond commun planétaire qui prend des formes différentes suivant les peuples, affirme Fanch Michelet-Nicolas. Les échanges avec les brahmanes ou les prêtres amérindiens nous permettent également d’avancer dans nos recherches. Le druidisme est comme un puzzle, avec des pièces manquantes à combler.” Une nouvelle branche du druidisme contemporain qui s’est développé ces dernières années se revendique ainsi du chamanisme. On y retrouve notamment le musicien, et docteur en pharmacie, Pascal Lamour, qui a entrepris des recherches sur les pratiques médicinales des anciens druides et ovates.
A côté d’une institution bardique centenaire, le Gorsedd, qui a donné à la Bretagne un certain nombre de ses symboles modernes, on trouve un certain nombre de petits groupes aux motivations les plus diverses, animés par des personnalités reconnues ou parfois, il faut bien l’avouer, relativement farfelues. A noter qu’aucun des groupes évoqués ici n’a été classé dans les rapports réguliers sur les sectes en France. “En druidisme, il n’y a pas de pape !fait remarquer Thierry Jigourel. Il y a au contraire une pléiade de visions du monde et de rituels qui fait que les gens ont du mal à se retrouver. Sans parler de la question des ego, mais dans l’ensemble, il s’agit de gens respectables, qui ne se battent pour qu’une certaine diversité du monde soit reconnue.” S’ils aiment parfois s’entourer d’un certain mystère et cultiver une certaine ambiguïté sur l’antiquité du mouvement, les mouvements druidiques contemporains suivent cependant l’air du temps et ne manquent pas d’imagination pour inventer ou innover. Personnage folklorique ou incarnation d’une certaine identité bretonne, les néo-druides semble en tout cas s’être durablement imposés dans le paysage breton.
Bibliographie : Philippe le Stum, Le néo-druidisme en Bretagne, Editions Ouest-France, Rennes, 1998. Thierry Jigourel, Les druides, Coop Breizh, Spézet, 2002. Michel Raoult, Les Druides, les sociétés initiatiques modernes, Editions du Rocher, Monaco, 1992.