Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des
Les Cathares et Marie-Madeleine
De nombreux ouvrages, notamment anglo-saxons, font des Cathares les gardiens de secrets concernant Marie-Madeleine. Cette affirmation a-t-elle un quelconque fondement historique, ou n’est-elle qu’un mythe supplémentaire parmi les innombrables fausses vérités colportées sur les hérétiques par un genre littéraire en mal de sensationnel ?
La Concubine du Christ.
L’étude de la figure de Marie-Madeleine chez les Cathares, dans la mesure où aucun texte cathare n’est parvenu jusqu’à nous, semble d’emblée vouée à l’échec. Semble, car si l’on n’a aucun texte cathare original, on possède, par contre, les écrits de leurs adversaires. Ces textes nous sont d’un grand secours, puisqu’ils sont assez nombreux à dénoncer l’existence de traditions peu orthodoxes sur la sainte chez les Cathares.
En 1848, dans ses Monuments Inédits, l’abbé Faillon évoque les croyances (pour lui) blasphématoires des hérétiques de Béziers à l’égard de Marie-Madeleine. Ce faisant, il prend bien soin de ne jamais mentionner de manière explicite la nature de ces croyances. «On remarquera aussi que les anciens fanatiques de Béziers, accoutumés à proférer d’horribles blasphèmes contre cette sainte, la patronne de leur église, et contre la personne adorable du Sauveur, furent vaincus par leurs ennemis le jour de la fête de sainte Madeleine ; et qu’en punition de leur impiété envers cette sainte, leur ville avait déjà été dévastée plusieurs fois en pareil jour.» i
Ces croyances nous sont conservées par quelques textes, comme l’Histoire albigeoise de Pierre des Vaux-de-Cernay. Ce jeune moine cistercien avait en 1212 accompagné son oncle Guy, abbé des Vaux-de-Cernay, bientôt évêque de Carcassonne. En 1213, s’appuyant sur les informations que lui communiquent les croisés, il compose une chronique de la Croisade menée contre les Albigeois. Son oeuvre est une apologie des croisés, armée de Dieu, contre les hérétiques, troupe de Satan.
Dans la première partie de son ouvrage, Pierre des Vaux de Cernay évoque brièvement la doctrine des hérétiques. Il note à cet effet : «Ils disaient dans leurs réunions secrètes que le Christ qui naquit dans la Bethléem terrestre et visible et mourut crucifié a Jérusalem était le mauvais Christ et que Marie-Madeleine était sa concubine : c’était elle la femme surprise en adultère dont il est question dans les Evangiles…» ii
Plus loin dans son texte, Pierre des Vaux-de-Cernay fait à nouveau écho à cette assertion des Cathares. Si la plupart des chroniqueurs relatant le massacre de Béziers (22 juillet 1209) relèvent la corrélation entre la date du massacre et le jour de la sainte Marie-Madeleineiii, Pierre des Vaux-de-Cernay profite en effet de cette «coïncidence» pour rapporter une nouvelle fois que selon les Cathares «Marie-Madeleine était la concubine de Jésus-Christ». iv
L’affirmation a trouvé un écho chez certains auteurs comme Henri de Sponde, évêque de Pamiers (Ariège) de 1626 à 1643, lequel note à propos du sac de Béziers : «Il faut dans cette affaire remarquer que la ville fut prise le jour de la fête de sainte Marie-Madeleine, le 22 juillet, et que dans son église furent tués sept mille hérétiques, châtiment éminemment juste dispensé par Dieu car les Albigeois, pleins d’impuretés et d’impudence, avaient blasphémé en disant que Madeleine avait été la concubine du Christ.» v
Dans le Dictionnaire Philosophique, Voltaire évoque à l’article «Marie-Madeleine» le fait que les Cathares aient eu des affirmations criminelles à l’égard de Madeleine. Seulement, celles-ci ne sont pas tout à fait les mêmes que celles évoquées précédemment. Voltaire n’affirme pas que Marie-Madeleine ait été pour les Albigeois la «concubine» de Jésus mais
simplement qu’elle ait eu des «complaisances criminelles» à son égard, ce qui n’est pas la même chose.
Parmi les sources anciennes, outre Pierre des Vaux de Cernay, il convient de citer le Manifestatio haeresis catharorum quam fecit Bonacursus, rédigé vers 1190, présenté comme étant le compte rendu de la confession publique d’un docteur de la secte qui se serait déroulée à Milan, et où Marie-Madeleine est désignée comme l’«épouse du Christ» («uxor christi» ; «uxor» signifie en latin : épouse, femme mariée, femme…). vi
Nous nous sommes déjà entretenu ailleurs du sens qu’il faut très certainement donner à ces affirmations. Rappelons rapidement qu’aucun texte cathare authentique ne nous permet de préciser davantage la portée qu’avait cette affirmation, qui ne se trouve pour le coup consignée que sous la plume des ecclésiastiques. Le terme employé par Pierre des Vaux-de-Cernay («concubina Christi») est investi d’une indéniable connotation sexuelle, mais le ton du rédacteur est ouvertement outrancier et injurieux envers les hérétiques. Par effet de contamination, il n’est pas impossible que son agressivité verbale ait aussi affecté sa peinture, au demeurant très brève, de la doctrine cathare. Nous pensons que le caractère ascétique du catharisme, qui assimile le mariage à une souillure, et accuse l’Eglise, qui le bénit, de proxénétisme, doit plutôt nous conduire à penser que le terme «concubine» employé par Pierre des Vaux de Cernay, est une exagération du terme «compagne» («κοιυωυός») que l’on trouve dans l’Evangile de Philippe.
La Tombe de Marie-Madeleine.
Les quelques extraits proposés ci-dessus sont les seules allusions littéraires à des croyances cathares relatives à Marie-Madeleine. On pourrait penser que les hérésiologues n’ont pas accordé une place suffisamment importante à Marie-Madeleine dans leurs dénonciations de l’hérésie cathare pour faire de la sainte un élément central du catharisme. Mais cette discrétion ne doit pas nous tromper. Les Pères de l’Eglise n’ont pas accordé dans leurs innombrables traités contre les gnostiques une place beaucoup plus importante à la sainte, or, les découvertes successives de textes authentiquement gnostiques (de Pistis Sophia, et de l’Evangile de Marie, notamment) ont montré que la sainte occupait dans ces mouvements une place de premier rang, puisqu’elle est dans plusieurs de ces textes définie comme l’héritière du Christ et la fondatrice de la véritable Eglise. Or, si les Pères signalent bien, sans s’attarder toutefois, que certaines sectes gnostiques se prétendaient les gardiennes d’une tradition secrètement transmise par Marie-Madeleine, aucun ne fait état ni du statut de «compagne» du Christ qu’a Madeleine dans l’Evangile de Philippe ; ni de l’opposition, récurrente dans les textes gnostiques, entre Pierre et Marie-Madeleine. Ce thème est pourtant très répandu dans la littérature gnostique : élément central de l’Evangile de Marie, il est également présent dans Pistis Sophia et dans l’Evangile de Thomas…
Il est à partir de là incontestable que les notices et traités des hérésiologues ne représentent jamais qu’une vision partielle de l’hérésie, dont ils ignorent nombre de points pourtant essentiels. Voire les plus importants : la querelle entre Pierre et Marie-Madeleine, est, du point de vue de l’histoire de l’Eglise, l’aspect le plus lourd de sens des écrits gnostiques.
Que les hérésiologues du moyen-age n’aient évoqué dans leurs traités uniquement l’idée du «concubinage» de Marie-Madeleine et du Christ ne veut donc pas dire que c’était là la seule affirmation que les Cathares colportaient à l’égard de la sainte.
Au contraire, l’étude croisée de la croisade contre les Albigeois et du développement du culte de Marie-Madeleine, permet de faire émerger des recoupements bien étonnants à travers lesquels on devine l’existence d’autres croyances.
Jacques Chocheyras note que de 1154 à 1167, une communauté cathare a vécu à l’ombre de Vézelay, ce qui pour lui constitue la «preuve qu’il existe des rapports entre le culte cathare et le culte de la Madeleine, ce que confirme la fondation d’un couvent de Franciscains, contre-feu traditionnel contre l’hérésie cathare.» vii
On pourrait voir là une conclusion que trop hâtive, si ce genre de «coïncidence» ne se retrouvait en d’autres lieux. Une étude systématique du phénomène reste à faire, mais les quelques exemples en notre possession sont suffisamment probant pour d’ores et déjà émettre des conjectures recevables.
Le cas le plus prégnant est celui du culte de Marie-Madeleine en Provence.
S’il est avéré avant, il a connu un essor tout particulier suite à la découverte des reliques de la sainte. Or, observons les faits. Le corps de Marie-Madeleine a été découvert en 1279. Dans le Midi de la France, l’Eglise est alors en pleine lutte contre le Catharisme. Si les grandes batailles contre l’hérésie cathare ont alors été menées (Montségur est tombé en 1244), la lutte n’en reste pas moins âpre et tragique. En 1273 et 1274, une perquisition générale dans tous les diocèses du Midi, se termina par la condamnation et le supplice d’un grand nombre de Parfaits et croyants cathares. viii Suite à ces persécutions, de nombreux Cathares prirent la route de l’exil et gagnèrent la Lombardie. D’autres restèrent au péril de leur vie : en 1276, Raimond Carbonel de Carcassonne est brûlé vif. Malgré les risques encourus, certains des Parfaits exilés, assistés financièrement par les riches seigneurs de la Lombardie, revenaient en Languedoc visiter les croyants qui y étaient restés. En 1277, le diacre Arnaud Hugues se rend à Montpellier pour ordonner le Consolamentum à un vieux chevalier mourant. Il n’échappe qu’avec peine aux gens envoyés pour le prendre. ix En 1277 et 1278, le Midi est marqué par l’ardeur fanatique de Bernard de Castanet, évêque d’Albi et inquisiteur de son diocèse, et du dominicain Simon de Valle, inquisiteur général du Midi. Leur zèle est tel que certains ecclésiastiques s’opposent à eux. L’archidiacre de Carcassonne Sans Morlana sera plus tard, pour cette raison, accusé d’hérésie. x
La coïncidence des dates, si elle est troublante, pourrait n’être qu’un fait du hasard. Toutefois, d’autres éléments incitent à penser que la lutte contre l’hérésie et l’invention des reliques de Madeleine sont liés.
En effet, à partir de 1288, Charles Ier oeuvre pour que l’Ordre des dominicains ― qui a été spécialement établi pour combattre l’hérésie cathare ― prenne possession de la Sainte-Baume, en lieu et place des cassianites et des bénédictins qui en avaient la garde. Le Roi prétend agir selon les ordres dictés lors d’une vision par Marie-Madeleine elle-même.
Charles, le 21 mai 1295, écrit à Hugues de Voisins ― ou de Vins, son sénéchal en Provence. Il lui intime l’ordre de se rendre à Saint-Maximin pour veiller à ce que ce remplacement se passe sans heurt, avec les religieux comme avec la population, ainsi qu’à ce, qu’après que l’évêque de Marseille eut fait sortir de Saint-Maximin et de la Sainte-Baume les religieux et les religieuses, il n’en reste aucun dans les lieux et qu’aucun ne revienne se fixer dans le voisinage. xi
Ces précautions trahissent d’évidentes tensions. Les lieux étant aux mains des Dominicains, celles-ci persisteront. Les Cassianites vont, plus d’une fois, chercher à reprendre les lieux qui leur ont été dérobés. Au XIVe siècle, après l’élection de Jean XXII, les religieux de Saint-Victor députent au nouveau pape le prieur de Saint-Zacharie, priant le pontife de les réintégrer dans les prieurés de Saint-Maximin et de la Sainte-Baume, «dont ils prétendaient n’avoir pu être dépouillés sans crime, ni sans injustice.» xii Les termes employés reflètent la violence avec laquelle les moines ont été dépouillé de leurs biens. Mais le pape est, sans surprise, du côté des Dominicains : le 3 décembre 1316, Jean XXII édicte une bulle asseyant leur pouvoir.
La restitution de l’invention des reliques de Marie-Madeleine à la Sainte-Baume dans son contexte, fait apparaître un lien très clair entre le culte provençal de la sainte et le
catharisme qui laisse penser que les Cathares avaient en leur possession des traditions relatives à la tombe de Marie-Madeleine. Il y a tout lieu d’imaginer que les reliques de la Sainte-Baume ont été créées de toute pièce soit pour contrer certaines affirmations des Cathares, soit pour devancer certaines révélations passées aux mains de l’Eglise par les perquisitions de textes où les interrogatoires menés sur les Cathares.
Pour conclure…
Le problème qui nous intéresse ici a l’allure d’un immense puzzle auquel il manque beaucoup de pièces. Aussi, cette vérité que nous cherchons, sommes-nous, en l’attente de nouvelles découvertes, condamnés à la deviner à partir de quelques éléments seulement. Notre travail est comparable à celui de l’archéologue qui, à partir de morceaux épars d’un objet ou d’un site, doit reconstituer une vision d’ensemble. Ce sont quelques uns de ces fragments épars que j’ai proposé ici à la sagacité du lecteur. Reliés entre eux, ils permettent de donner une réponse probante à la question posée…
Christian DOUMERGUE.
Auteur de Rennes-le-Château, le Grand Héritage ; Bérenger Saunière, prêtre libre à Rennes-le-Château ; et de L’Evangile Interdit (Marie-Madeleine et le Secret des Cathares) ; Christian Doumergue a récemment publié Marie-Madeleine, la Reine Oubliée t. I : l’Epouse du Christ et Marie-Madeleine, la Reine Oubliée t. II : la Terre Elue, tous parus aux éditions Lacour. Il est également l’auteur de La Gnose pour Tous, paru il y a peu aux éditions le Plein des Sens.
i FAILLON Abbé, Monuments inédits sur l’apostolat de Sainte Marie-Madeleine en Provence tome I, Migne, Paris, 1848, col. 671.
ii GUEBIN Pascal, MAISONNEUVE Henri, Histoire albigeoise (de Pierre des Vaux-de-Cernay), coll. L’Eglise et l’Etat au Moyen Age, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1951, p. 6.
iii Ainsi, après la prise de Carcassonne et l’établissement de Simon de Montfort comme vicomte de Carcassonne et de Béziers, adressant à Innocent III un compte rendu, les légats du pape, Arnaud Amaury abbé de Citeaux, et Milon, chef de la Croisade, notent à propos du massacre de Béziers : «La veille de la Sainte Marie Madeleine nous fut rendu un noble château appelé Servian, dont dépendaient plusieurs autres châteaux et leurs biens. Le lendemain, fête de sainte Madeleine, dans l’église de laquelle les citoyens de Béziers avaient jadis traîtreusement tué leur seigneur, le siège fut mis le matin devant la cité…» (Cité in WOLFF Philippe, Documents de l’Histoire du Languedoc, coll. Univers de la France, Edouard Privat, Toulouse, 1969, p. 106) Le fait est également mentionné par Guilhem de Tudela dans sa Canso (Chanson de la Croisade albigeoise) sans doute composée en 1210 : «Ce fut le jour de la fête de la Madeleine que l’abbé de Citeaux amena son armée et la fit camper tout autour de Béziers dans la plaine…» (Cité in Op. Cit. p. 108)
iv GUEBIN Pascal, MAISONNEUVE Henri, Histoire albigeoise (de Pierre des Vaux-de-Cernay), coll. L’Eglise et l’Etat au Moyen Age, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1951, pp. 41-42.
v Cité in PINTO-MATHIEU Elisabeth, Marie-Madeleine dans la littérature du Moyen-Age, Beauchesne, Paris, 1997, p. 156.
vi MÜLLER Daniela, «Les connotations féminines dans l’image cathare de Dieu. Ses conséquences dans la pratique.» in Hérésis n°31, Centre d’Etude Cathares / René Nelli, Carcassonne, 1999, p. 62.
vii CHOCHEYRAS Jacques, Les Saintes de la Mer : Madeleine, Marthe, les Saintes Maries de la Provence à la Bourgogne, coll. Medievalia, Paradigme, Orléans, 1998, p. 155.
viii SCHMIDT Charles, Histoire et doctrine de la secte des Cathares, Jean de Bonnot, Paris, 2001, p. 265.
ix Op. Cit., p. 268.
x Op. Cit., pp. 269-270.
xi FAILLON Abbé, Monuments inédits sur l’apostolat de Sainte Marie-Madeleine en Provence tome I, Migne, Paris, 1848, col. 918.
xii Op. Cit., col. 935.