Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des
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INTRODUCTION
I. DÉFINITIONS
Le taoïsme qui, dans la tradition chinoise, fait partie de ce qu'on appelle les " trois enseignements " (avec le bouddhisme et le confucianisme) n'a pris forme que peu à peu en une lente gestation qui fut une intégration progressive de différents courants anciens. Aussi ne peut-on en dater la naissance de façon précises. En outre, cette intégration d'éléments ambiants n'a cessé de se poursuivre. Si l'on ajoute à cela que tout au long de son histoire, de nouvelles révélations ou de nouvelles impulsions sont venues l'enrichir, on comprendra combien le taoïsme est une religion ouverte, en perpétuelle progression et évolution, et combien il est difficile, non seulement d'en dater l'apparition, mais aussi d'en cerner les contours. On peut donc fort légitimement avec L. Kohn estimer que " le taoïsme n'a jamais été une religion unifiée et a constamment été une combinaison d'enseignements fondés sur des révélations originelles diverses ", qu'il ne peut être saisi que dans ses manifes-tations concrètes et que parler d'un taoïsme comme un tout n'a pas de sens. Cependant, c'est précisément en composant cet ouvrage que nous nous sommes rendu compte que s'il est un fil qui parcourt le taoïsme, il se trouve dans sa généalogie et dans le processus cumulatif et intégratif de son évolution.
L'un des éléments que nous pourrions choisir pour en définir les frontières est le Canon taoïste (Daozang). On pourrait ainsi poser comme axiome que tous les textes qui sont contenus dans ce Canon sont des textes taoïstes et doivent être intégrés dans une histoire du taoïsme. Ce n'est pas une méthode absolument fausse, et pourtant il faudrait à l'évidence en exclure certains textes et se demander alors au nom de quels critères. C'est une question dont nous espérons qu'elle trouvera un certain nombre d'éclaircissements au cours de cette étude.
Quant à la date possible de l'émergence du taoïsme, dont il est clair qu'elle est liée à la définition qu'il faut donner à cette religion, certains retiennent la reconnaissance par Cao Cao, en 215 apr. J.-C., de l'Église des Tianshi (les " Maîtres célestes "). C'est un fait historique, avéré, commode, certes, mais on ne peut absolument pas réduire le taoïsme à cette Église. Une autre date peut alors s'ajouter : celle de la révélation du Shangqing (la " Grande Pureté ") entre 365 et 370, en ce qu'elle est une oeuvre d'intégration et d'organisation de données antérieures rassemblées alors en un corpus qui a bénéficié d'une existence officiellement reconnue. Nous arrivons ainsi à deux dates correspondant à deux tendances complémentaires du taoïsme qui ont pris forme organisée et dont on peut considérer que la presque totalité des courants taoïstes ont hérité d'une façon ou d'une autre, à un degré ou à un autre.
Cependant, il est bien évident qu'on ne peut de façon aussi stricte dater l'apparition du taoïsme en s'appuyant sur des critères aussi formels et extérieurs, comme le font certains érudits qui se refusent à parler de " taoïsme " avant l'organisation institutionnelle de celui-ci. Non seulement il nous semble nécessaire de tenir compte de l'aspect souvent marginal de cette religion, qui est caractéristique de celle-ci plus que de toute autre, nous semble-t-il, au point que ce serait la tronquer et la trahir que de ne pas en faire état, mais en outre il est absolument indispensable d'éclairer sa genèse et de mettre en lumière ses racines, sans lesquelles sa structure et son sens profond ne seraient pas compréhensibles.
En fait, au contraire du confucianisme qui possède un état civil, est conscient de ses origines et se réfère à une figure reconnue par tous comme dominante ainsi qu'à des classiques bien précis qui fondent les bases de sa doctrine tout du long de son histoire à travers son évolution, le taoïsme n'a ni date ni lieu de naissance. Il n'a cessé de cheminer, de se transformer, d'absorber. Son histoire nous montre qu'il a sans cesse procédé par " boucles récursives ", reprenant son passé comme un baluchon sous le bras pour continuer sa route vers de nouveaux horizons et, chemin faisant, glanant toutes sortes de richesses sur son passage. Nous verrons que cette façon d'avancer a fait de lui le plus précieux dépositaire de tout un passé culturel de la Chine qui lui est resté constamment vivant, et qu'il a su préserver alors même que ce passé était rejeté par les doctrines officielles.
Nous aurons à plusieurs reprises dans le cours de notre exposé à évoquer la question du rapport entre ce qu'on a appelé le " taoïsme philosophique " et le " taoïsme religieux ", cette distinction recouvrant à peu près celle qui a été faite entre le taoïsme contemplatif et le taoïsme " purposive ", c'est-à-dire " intéressé, " orienté " (ce que nous traduirons librement par " opératoire "), qui traite de techniques de longévité. Beaucoup d'encre a été versée à ce propos, mais, en général, il faut le noter, par des personnes qui n'avaient pas étudié les textes du " taoïsme religieux ". Nous aurons, à plusieurs reprises et tout naturellement, l'occasion de constater que cette séparation n'a rien de pertinent. Il s'agit d'un faux problème né d'une apparente différence, commune à toutes les religions et à toutes les mystiques, entre l'ascèse - les procédés, l'entraînement -, d'une part, et, d'autre part, soit l'aboutissement de cette ascèse, soit les spéculations qui, elles, peuvent accompagner ou couronner cette ascèse. Qu'il y ait une différence entre celui qui grimpe à une montagne et celui qui est au sommet, entre le guide de montagne et son élève, est évident, comme il est évident que parfois l'apprenti reste à mi-pente ou rebrousse chemin. Mais que l'on ait cru à deux courants distincts nous paraît une position qui provient de ce qu'en Occident on n'est guère familier avec les techniques menant à l'expérience mystique et qu'en conséquence les Occidentaux conçoivent mal le rapport entre ce qui leur paraît des procédés prosaïques et le but ultime de ceux-ci. Rapport, encore une fois, que certains adeptes oublient eux-mêmes parfois, mais que les maîtres taoïstes sont nombreux à rappeler. Il est certain qu'il y eut des hommes, en particulier chez les empereurs, qui ne cherchaient qu'à accroître leur durée de vie et à améliorer leur santé, et d'autres qui n'étaient en quête que de pouvoirs magiques et, éventuellement, d'un pouvoir sur leurs semblables. Peu importe, pour notre propos, de savoir si c'étaient là des déviations et si, originelle-ment, ces techniques étaient destinées à mener à l'extase et à l'expérience mystique ou non. Nous importe seulement qu'elles étaient employées en ce sens et, en particulier, que Zhuang zi, par exemple, les connaissait et y fait allusion, ce qui n'est pas par hasard. On pourrait même ajouter qu'il est très possible et pertinent de prendre comme critère de ce qui peut être considéré comme faisant partie du taoïsme la combinaison ou l'addition de techniques d'immortalité et de la visée ultime conduisant à l'expérience, sinon mystique, du moins religieuse. De même, il est arbitraire de séparer, comme certains ont tendance à le faire, l'approche empirique des techniques de longue vie de la pensée théorique, de la recherche de cohérence qui les soutient ou les surplombe, dont rien ne permet d'affirmer objectivement qu'elles n'aient pas été constamment conjointes. L'expérience montre que l'humanité a toujours procédé, probablement dès qu'elle a été en mesure de penser, et de nos jours encore dans la recherche scientifique, à un dialogue entre l'empirisme et la théorie, l'un contrôlant et faisant avancer l'autre et inversement en des séries d'infirmations ou de confirmations.
Une autre question connexe est celle du rapport des taoïstes avec le monde des hommes. Elle est de même nature. Certains se sont réfugiés dans la retraite, d'autres non. On ne peut pour autant conclure à des courants fondamentalement différents. Ce sont deux options possibles, pour lesquelles chacun optait selon son tempérament et en fonction de l'époque où il vivait - les époques de troubles politiques et d'insécurité ont été chaque fois celles où la retraite a été le plus prônée-, et selon le stade de développement spirituel où il se trouvait, trait qui se retrouve dans toute l'histoire de la mystique. Nous aurons l'occasion à plusieurs reprises de constater combien ces deux options, tout comme les deux aspects du taoïsme " philosophique " et " opéra toire ", sont étroitement liées.
Sous-jacente à son existence officielle, même lorsqu'il était bien en cour, le taoïsme a toujours mené une vie secrète, au moins en partie - aussi bien dans les couches populaires que chez les lettrés, pour qui leur adhésion au taoïsme était affaire privée, si bien qu'il serait vain de croire que tout en est connu. En fait, il convient et il importe, pour lui donner forme, à la fois de ne pas le limiter et de ne pas le diluer, tout en tenant compte de ses multiples facettes et de l'immense et diverse influence qu'il a eue. Non pas le définir, mais simplement assigner des limites à notre sujet n'est donc pas chose aisée, la frontière étant aussi fragile et mouvante entre le taoïsme et la religion populaire d'une part, qu'entre le taoïsme et la pensée de l'élite intellectuelle d'autre part. Le meilleur critère à adopter nous parut résider dans les avis de ses porte-parole les plus avérés. Même si parfois ceux-ci ne sont pas tout à fait sincères et obéissent à des préoccupations sociopolitiques, on peut arriver à une vue d'ensemble satisfaisante en tenant le compte de toutes les voix ; les reniements éventuels et les rares anathèmes sectaires sont décelables.
Nous séparerons nettement le taoïsme de la religion populaire - croyances et pratiques - contrairement à ce que font certains historiens chinois, et en tout premier lieu au nom de ce que font les taoïstes eux-mêmes sur lesquels on peut légitimement se fonder pour définir leur position car elle est assez homogène, plutôt que de s'en remettre au dire d'historiens ou auteurs étrangers à cette religion qui, soit par ignorance, soit pour des raisons politiques, tendent à jeter le discrédit sur le taoïsme en le confondant avec des mouvements de foi souvent désordonnés qui empruntaient également au confucianisme, au taoïsme et au bouddhisme, et qu'en fait le taoïsme désavouait autant que le confucianisme. La relation qu'entretenaient ces " trois enseignements" avec les croyances populaires était, à coup sûr, ambiguë. Les échanges et le dialogue, certes, étaient constants, comme l'a fort bien montré R. Stein, et comme il est de règle dans toute société entre " religion populaire " et " religion instituée ", ainsi que l'explique très clairement M. Meslin. Cette question est trop large et serait trop longue à débattre dans le cadre de cet ouvrage que nous voulons restreint. Nous nous bornerons à signaler ici et là au passage quelques échanges et ne pourrons aborder la question de l'adoption des cultes locaux dans certains courants du taoïsme, pour laquelle nous renvoyons aux travaux disponibles.
Pour cette même raison nous éviterons de nous attarder sur certains aspects du taoïsme qui ont été généralement considérés comme caractéristiques de cette religion et qui, bien qu'ils aient effectivement coloré le taoïsme, appartiennent, en fait, au fonds chinois et sont le propre de toute une couche de la population qui ne se considère pas du tout comme taoïste ; je fais allusion ici en particulier aux techniques d'hygiène - respiration, gym-nastique et pratiques sexuelles. Dans ce cas aussi nous nous référerons à ce qu'en disent les intéressés eux-mêmes, les taoïstes d'un côté, les pratiquants de ces techniques de l'autre.
La question est délicate de savoir où commence et où s'arrête le taoïsme dans les spéculations de l'intelligentsia chinoise. Certains ont considéré le Xuanxue (l'" École du Mystère ") comme " néotaoïste ", s'appuyant sur le fait que Lao zi et Zhuang zi faisaient la base de ces études. Il est d'une évidence première qu'on ne peut considérer que tous les commentateurs de ces auteurs étaient taoïstes, le critère ne suffit donc pas. Il est vrai que E.Zurcher a raison d'établir une démarcation entre les auteurs du Xuanxue et quelqu'un comme Ji Kang (223-262), adonné aux techniques de longévité. Cependant, la frontière ne peut être tranchée nettement ; un Guo Xiang (_ 312), reconnu comme membre de ce Xuanxue, très marqué par Zhuang zi, défend, plus qu'un Wang Bi (226-249), une philosophie à la fois naturaliste et mystique bien près de celle des taoïstes, à la différence de celle de Wang Bi qui semble avoir été une métaphysique spéculative et qui, pour autant qu'on en puisse juger, ne fait appel à aucune expérience existentielle. En outre, tous les personnages rangés dans le camp du " néotaoïsme " --Wang Bi, Guo Xiang, Ji Kang, et Ruan Ji (_ v. 312) - malgré leurs différences, relevaient d'un même courant et d'un même milieu où s'échangeaient des idées communes. En fait, on peut dire que nous sommes, avec ce " néotaoïsme ", en présence d'une influence incotestable du taoïsme et en même temps d'un phénomène qui aura des retentissements sur le dit taoïsme (voir ch. VIII) : nous sommes à la frange où s'institue un mouvement de va-et-vient, et l'on peut considérer que cette frange fait partie du domaine du rayonnement du taoïsme ; nous ne ferons donc qu'y faire allusion.
Ces limites une fois posées, quels sont les points communs qui peuvent être trouvés, sinon à tous les courants du taoïsme, du moins à un assez grand nombre d'entre eux pour qu'on puisse considérer qu'ils les cimentent ensemble ?
II. LA COSMOLOGIE ET L'ANTHROPOLOGIE
Ce sont les principes de l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents wuxing, aussi traduits par " cinq éléments ", qui donnent au taoïsme son substrat théorique et son langage. La mise en forme définitive de ce système cosmologique fut réalisée sous les Han à partir d'éléments plus anciens, et l'on peut dire que, par la suite, ce sont la médecine chinoise et le taoïsme (initialement confondus, rappelons-le) qui constituent les domaines où ces théories ont été les plus développées et les plus appliquées.
L'univers s'autocrée perpétuellement en une évolution constante (l'une de ses dénominations est " les dix mille transformations "), en perpétuels genèse et devenir, à partir d'un matériau unique, le Souffle (ou énergie) primordial (Yuanqi) qui n'est ni matière ni esprit. Il nous faut ici préciser un point d'importance : certains historiens se sont crus autorisés à traduire QI, le " Souffle ", par " énergie-matière ", ce qui n'est légitime qu'en ce qui concerne quelques auteurs à partir des XIe et XIIe siècles. De là, ils ont conclu au " matérialisme " des penseurs chinois qui, presque unanimement, mettent à la suite de Zhuang zi, ce Qi au fondement du monde; or, si tant est que le terme de matérialisme puisse encore signifier quelque chose de nos jours où la notion même de matière s'est effritée, il ne signifie rien dans la Chine ancienne. La seule acception de ce vocable de " matérialisme ", aux significations multiples et mal définies, qui puisse convenir dans ce cadre est celle de " philosophie naturaliste ", qui correspond très bien à tout le taoïsme, aussi bien, peut-être, qu'à toute la pensée chinoise.
Dynamisme principiel, ce QI, donc, ni matière ni esprit, est antérieur au monde, et toute chose n'en est qu'un aspect et un état de plus ou moins grande condensation. Condensé, il est vie; dilué, il est potentiel indéfini; c'est là une conception qui remonte à Zhuang zi et a été reprise par toute la Chine classique jusqu'au néoconfucianisme. Il est représenté comme une force qui se répand et anime le monde en un mouvement tournant par lequel il se répartit et se distribue dans chacun des secteurs de l'espace et du temps tour à tour. Ce n'est pas une substance qui aurait une existence repérable, en dehors des formes qu'elle prend et de leurs transformations; les " instruments " ou les êtres qui le manifestent ne sont pas autre chose que lui sous une forme particularisée, et, lorsqu'ils disparaissent, ils redeviennent Qi ; il ne " demeure " pas derrière ces manifestations : elles sont une des formes qu'il prend, qu'il est. Mais quand elles disparaissent, il passe à une autre forme; principe d'unité et de cohérence qui relie les multiples entre eux, il subsiste comme un potentiel, la force de vie immanente au monde qui n'est connaissable que par les aspects divers et changeants qu'elle revêt. On a ainsi, d'une part, l'énergie qui, sans leur être extérieure, est distincte des formes concrètes, en tant qu'elle en est la source, c'est-à-dire le potentiel indéfini et infini, et en tant qu'elle demeure lorsque ces formes concrètes disparaissent, et, d'autre part, les formes que prend cette énergie, qui ne sont rien d'autre qu'elle. En raison de cette double possibilité de s'arrêter à une forme et de la dépasser, ce QI " informe (zao) et transforme (hua) " toute chose, en une opération à double face (zaohua étant l'équivalent chinois de notre " création ", mais sans créateur), puisqu'il définit la forme arrêtée, mais aussi la change constamment. La seule réalité constante est le Qi en ses transformations, le va-et-vient continu entre son état indiscernable et dilué et son état visible et condensé dans un être déterminé.
Ce Souffle a commencé par se différencier en un souffle pur et léger, le Yang, qui est monté et a fait le Ciel, et un autre, opaque et lourd, le Yin, qui est descendu et a formé la Terre, le propre du Ciel étant d'être pur et mobile, celui de la Terre, d'être opaque et stable. Pur et mobile, le Yang est le " oui ", le Même, principe d'unicité (pur), d'identité, de continuité, donc d'expansion et de mouvement. Opaque et stable, le Yin est le principe contraire -. c'est le " non ", l'Autre, le Deux, qui arrête l'expansion du continu, qui délimite, la coupure, la faille, le différent, le discontinu, la contraction et l'immobilité. Dans le Yi jing, le Yang, représenté par un trait continu, est dit " rigide " ; c'est le pareil à soi-même ; le Yin, figuré par un trait discontinu est dit " souple " ; c'est l'ouverture à la différence. En tant qu'unité, le Yang " commence " : toute identité, tout individu commence par l'Un, par un principe de continuité, d'identité à soi-même, en s'opposant à l'Autre, le différent, qui le délimite. C'est pourquoi le Yin , parachève ". L'Un ne peut se suffire, a besoin de l'Autre pour le borner, délimiter son contour. Et c'est ce qui fait à la fois que le Ciel-Yang, transparent, expansif, a une priorité logique (il s'est formé le premier) sur la Terre-Yin, opaque, qui s'est formée après lui, bien que l'un ne subsiste pas sans l'autre. Cette " priorité " n'est que façon de parler, elle n'est pas chronologique.
Le monde est un cercle (ou une sphère) partagé par deux axes ; l'un, vertical, va du nord (placé en bas) au sud (en haut) : à gauche se situent le Yang et à droite le Yin ; l'autre axe est horizontal et délimite une moitié supérieure qui est Yang et une autre inférieure qui est Yin. De la sorte, la sphère est partagée en quatre secteurs: celui du sud-est est yang, celui du nord-ouest est Yin ; les deux autres sont composés de Yin et de Yang, le quartier situé au nord-est étant, comme disent les Chinois, celui du Yang dans le Yin, et celui du sud-ouest celui du Yin dans le Yang.
Selon un autre partage, les deux pôles extrêmes, supérieur et inférieur, marqués par le Ciel, pur Yang, et la Terre, pur Yin, délimitent un entre-deux où se situe le monde de l'Homme, constitué de l'union du Yin et du Yang. Dans ce monde, il n'est pas de Yang sans Yin et, inversement, pas de Yin ni de Yang purs. C'est dire que le Yin et le Yang ne peuvent vraiment se définir, comme on le fait parfois (obscurité et lumière, féminin et masculin, principes passif et actif, potentialité et actualisation, repliement involutif et déploiement évolutif, etc.), car ce sont des lignes de force, des directions dont le propre est de se croiser et de s'emmêler, de jouer l'une contre l'autre, l'une avec l'autre, à la fois de s'engendrer et se donner impulsion, de s'annuler et d'alterner, dont la fonction est de dessiner une double syntaxe de la polarité et de l'ambigu. Chacune, lorsqu'elle est parvenue à son extrême, ne peut subsister ; elle se renverse alors en son contraire, ce que les Chinois expriment en disant du Yang qu'il enfante le Yin qu'il porte en lui, et inversement. Autant dire que le Yin et le Yang sont deux pôles extrêmes, deux instances idéales qui n'ont d'existence que conceptuelle et didactique, qui n'existent pas dans le monde, mais vers lesquelles toutes choses tendent plus ou moins et qui président à un partage liturgique de l'univers et à son double procès génétique. Ils sont le principe de la différence qui crée attraction, ainsi que du devenir et de la multiplicité qu'ils font naître par leurs combinaisons ; mais aussi, par la corrélation étroite qui les unit, ils sont les témoins de l'Unité de fond sous-jacente au monde. Ils illustrent le dynamisme des contraires qu'on ne connaît que par couples, dont l'antagonisme se manifeste par la loi d'alternance qui régit leur fonctionnement (jamais l'un et l'autre en même temps en un même lieu, sinon l'un virtuellement dans l'autre), qui est tel que lorsque l'un domine, l'autre se virtualise, force réservée, comprimée et intensifiée, en une oscillation mouvante faite de passages constants de l'un à l'autre, de l'un vers l'autre : comme le Qi ne se révèle que par les formes qu'il devient passagèrement, le Yin et le Yang ne se révèlent que par leurs échanges. Le rythme et le principe des jeux du Yin et du Yang sont essentiels dans tout le taoïsme, mais c'est l'alchimie intérieure qui a le plus insisté et réfléchi sur leurs interactions.
La nature ambiguë des dieux et du divin rend assez complexe la signification qui peut être donnée au Yin et au Yang à cet égard. Domaine de la lumière, le Ciel est Yang, et les dieux de même. En tant qu'invisibles, ceux-ci appartiennent cependant aussi au monde du Yin, qui est pourtant aussi celui des enfers, de la Terre et des morts: celui par lequel on accède au domaine céleste. Cette ambiguïté se retrouve constamment et aboutit à des semblants de contradiction : le taoïste doit devenir Yin, caché dans la ténèbre divine, et " féminin " en tant que réceptif à l'influx céleste ; mais aussi Yang, pure lumière. Le Yin et le Yang ne peuvent exister l'un sans l'autre, ils sont à parité ; et pourtant, le Yang a la précellence ; c'est selon qu'on les place à l'horizontale comme deux pôles complémentaires dans la vie humaine, ou à la verticale, le Yang surplombant le Yin, pour signifier le destin de l'homme à se dépasser.
Au Yin et au Yang s'ajoutent cinq rubriques qui sont les Cinq Agents : Bois (ou végétation), Feu, Terre, Métal (ou minéraux) et Eau, qui forment un système différentiel constitué de repères classificatoires spatio-temporels, de tracés stratégiques présidant à une organisation du monde en cinq constellations, lignes directrices d'articulation, cinq groupes dont chacun est défini par un ensemble d'équivalences auquel préside l'un des Cinq Agents. Ainsi, le Bois, le Feu, le Métal et l'Eau partagent à leur tour le monde en quatre secteurs, respectivement l'est-printemps, le sud-été, l'ouest-automne, le nord-hiver. La Terre est au centre, où elle assume la cohésion du tout. Portée sur la périphérie du cercle que forme la ronde des Cinq Agents, elle assure le passage d'un Agent à l'autre et se situe alors à la frontière qui les joint/sépare : soit au point de passage des Agents de type Yang (Bois et Feu) à ceux de type Yin. (Métal et Eau), soit à la fin de chacun des secteurs, au lieu de passage de l'un à l'autre. En effet, ce système se combine avec celui du Yin et du Yang en ce sens que le Bois est dit " jeune Yang ", et le Feu " grand Yang ", etc. Comme le Yin et le Yang, ces Agents sont des " souffles ", des principes dynamiques : chacun à tour de rôle, selon la succession des saisons ou du cours du soleil dans la journée, en son " temps " et en son " lieu ", active son secteur, c'est-à-dire, par exemple, qu'au printemps et/ou à l'est, tout ce qui relève de la rubrique Bois est particulièrement fort et actif, tandis qu'en été, ce sera le tour de ce qui appartient au Feu. Ainsi, l'univers est réglé par un équilibre changeant où les différentes forces qui l'animent ne sont jamais égales, mais le dominent tour à tour en des hégémonies alternantes. Cet équilibre s'instaure par un jeu balancé d'alliances et d'antagonismes entre les Cinq Agents qui en fait un système autocorrecteur : sur quoi s'appuie une confiance dans le cours normal de la nature qui s'exprime par une défiance envers l'intervention humaine où s'ancre le principe de la " non-intervention " (wuwei) taoïste.
Ces repères servent à classer l'ensemble des êtres, jouant à la façon de têtes de liste. A partir de ce principe de classement peuvent se découvrir des résonances et influences, soit contraires, soit d'attraction, dont l'une des formulations de base s'exprime par la loi selon laquelle ce qui se ressemble s'attire. De la sorte sont expliquées ou prévues certaines actions et interactions, dans l'espace comme dans le temps, horizontalement (d'un bout à l'autre du monde) aussi bien que verticalement (de la Terre au Ciel). Mais nous n'insisterons pas davantage sur cet aspect de la cosmologie chinoise dont le maniement est très complexe, qui est bien connu des Occidentaux, et renvoyons aux maints ouvrages qui donnent le détail des correspondances gouvernées par ces rubriques. Dans le taoïsme, où les Cinq Agents sont divinisés sous plusieurs formes, ce système structure aussi bien la méditation que la liturgie dont il est la syntaxe.
Les spéculations cosmologiques taoïstes ont beaucoup insisté sur le rapport de l'Un à la multiplicité et sur les articulations de ce rapport. Pour eux, héritiers directs en ceci de Lao zi (ce qui a été repris plus tard dans l'ensemble de la pensée chinoise), la scission fondatrice du monde en deux tendances antagonistes, Yin-Yang, transite, avant de donner naissance aux " dix mille êtres ", par le Trois qui est la réunion des Deux sans laquelle aucune vie ne peut exister : du Un (l'Un suprême, le Taiyi, qui réside dans la Grande Ourse) elles passent, après la scission en Deux, au Trois qui donne la vie sur terre. De là, soit au Quatre (les quatre points cardinaux, les quatre trigrammes ... ) soit au Cinq (les Cinq Agents), puis au Six (les quatre points cardinaux, le haut et le bas), au Sept (sept étoiles de la Grande Ourse), au Huit (huit points de la rose des vents), au Neuf (8 + 1, achèvement des premiers nombres, totalité, neuf régions du monde ... ), puis à des repères astro-calendériques : au Dix (dix signes cycliques), au Douze (douze signes calendériques), et au vingt-quatre ou vingt-huit (vingt-quatre " souffles " de l'année, un par quinzaine ; vingt-huit constellations zodiacales), et, de là, à toutes sortes de multiples, en particulier de neuf et douze (par exemple trois cent soixante pour les trois cent soixante jours de l'année). Toute une partie de son panthéon, qui suit le même modèle, prend sa signification dans ce schéma et le rôle de l'adepte ou du prêtre consiste alors à " descendre " du Un au multiple puis à y " remonter ".
" Ce qu'il y a de plus précieux au monde ", l'Homme, en tant qu'instance cosmique, est le troisième terme (son emblème est le chiffre Trois), placé à parité avec le Ciel et la Terre qui le couvrent et le supportent, l'englobent, l'enfantent et le nourrissent comme père et mère. Composé de ces deux Principes primordiaux, il est le médiateur hybride, l'élément qui les sépare (c'est ainsi que fut fait le monde : un homme, Ban Gu ou Lao zi, qui, en grandissant à partir d'un oeuf, sépara le Ciel et la Terre) et les unit. Dans la civilisation chinoise, l'Homme par excellence, l'Homme unique est l'empereur ; dans le taoïsme, l'adepte en méditation se doit de devenir cet Homme unique et total.
En vertu de l'unité de l'univers, aussi bien de sa substance, le Souffle, que de sa structure en Trois (verticalement) et Cinq (horizontalement), le monde humain et l'homme lui-même sont organiquement construits de la même façon et homologables l'un à l'autre. Ainsi, la constitution de l'Homme peut-elle être mise en parallèle avec celle de la société et avec celle de l'univers. L'univers est un Homme cosmique, un makanthropos, ce qu'illustrent les mythes de Lao zi et de Ban Gu, dont le corps a fait et est l'univers, et l'homme est un petit univers. Tout être humain est composé de Yin et de Yang - Yang à l'extérieur et Yin à l'intérieur pour les hommes, et inversement pour les femmes, Yang à gauche et en haut du corps et Yin en bas et à droite -, et chacun de ses organes, soit internes, soit externes (peau, yeux, bouche ... ) relève de l'un des Cinq Agents. Chacun des chiffres clefs de la cosmogonie énumérés plus haut gouverne son organisation : deux yeux, trois parties du corps (tête, buste, bas-ventre), quatre membres, cinq - viscères ", six organes internes reliés aux viscères, sept et neuf orifices, trois cent soixante articulations (pour les trois cent soixante jours de l'année), etc. Son développement et son équilibre suivent les mêmes lois que celles de l'univers et obéissent aux règles qui gouvernent le mouvement des heures et des saisons.
Ainsi, l'homme est mis en relation terme à terme avec le Ciel et la Terre. Ses cinq " réceptacles " (zang, traduit généralement par " viscères "), dans l'ordre - foie, coeur, rate, poumons et reins-, sont gouvernés par les Cinq Agents et lui sont ce que les planètes sont à la voûte céleste et les cinq pics cardinaux à la Terre. De la sorte, il peut être relié de façon très précise à ce qui couvre sa tête et à ce qui supporte ses pieds.
En outre, selon l'antique tradition chinoise qui semble s'être répandue à partir du iiie siècle av. J.-C. et qui s'exprime aussi bien dans les Chuci que dans les Classiques confucéens, l'être humain possède deux sortes d'âmes - les hun, qui sont Yang et d'ordre céleste, et les po, qui sont Yin et d'ordre terrestre. Ces deux sortes d'âmes cherchent à quitter le corps pour retourner à leur origine, les âmes hun pour s'élever vers les cieux, et les âmes po pour revenir en terre. Ici encore, deux principes dynamiques qui écartèlent l'être humain vers le haut et vers le bas, et qu'il doit harmoniser et maintenir dans son corps, car ils lui sont source de vie. Que ces âmes se séparent et s'en aillent, et c'est la mort.
Ce corps humain est aussi analogue à l'organisation d'un État, lequel est conçu comme un tout organique dans toute la tradition chinoise. De nombreux textes taoïstes exposent cette conception de façon précise et développée, assimilant chaque organe à un fonctionnaire dont le souverain est le coeur, l'homologue du prince.
Comme on le voit, le monde est un ensemble clos, formé d'emboîtements dans le temps et dans l'espace, et balisé de repères transposables à des échelles différentes. Tout est circulaire (" cela tourne et recommence sans fin ", est un leitmotiv constant des taoïstes), le début et la fin se rejoignent. Si les repères sont constants, assurant un rythme et un ordre possibles, les transformations sont incessantes, et infinies les possibilités de changements dans les répétitions, de renouveau, de retrouvailles. Il s'agit cependant d'un processus circulaire actif : si la conception taoïste du monde et du temps est cyclique, si elle y voit un perpétuel retour aux alternances des deux forces YinYang, une unité répétitive et conforme à un modèle de base, la notion de progrès, d'étape et de déroulement y est cependant fortement présente, mais plus dans le déroulement du destin des êtres, des choses et des événements, que dans celui du monde ; elle s'affirme avec des termes qui expriment une idée d'avancée, comme hua, " transformer ", xiu, " s'exercer ", bi'an, " Changement, métamorphose ", lian, " purification ", qui y sont essentiels et qui font la raison d'être de sa discipline - un renouvellement perpétuel est à l'oeuvre, qu'expriment les variétés successives que prennent les formes diverses de la vérité, les apparences sans cesse changeantes que revêtent les divinités, la conception de la formation progressive de l'individu humain qui s'achemine au sein même de son temps de vie vers une consommation finale, qui est un accomplissement, celui du " Décret divin " (ming), de la mission que lui a donnée le Ciel de se parfaire. Mais cette progression est aussi un Retour. Car, d'être cycliques, le temps et le monde des taoïstes permettent un recommencement, une renaissance ; ce sont un temps et un monde d'éternelles transformations. Le propre, hautement déclaré, de ce temps circulaire est d'être réversible, au contraire, disent les taoïstes, du temps ordinaire des hommes, qui est sans retour et s'achemine vectoriellement vers une fin, la mort.
Non pas un cercle fermé, cependant, mais une multitude de cercles, des mondes multiples, et ici le monde clos s'ouvre sur l'infini, dont l'emboîtement permet d'aller du plus grand au plus petit et inversement, du centre à la périphérie et inversement. Un centre mobile, qui n'est pas un fait unique et dont on s'éloigne ou se rapproche, qui ouvre sur l'infini non repérable, mais qui est cependant un repère fondamental. Et c'est peut-être l'une des différences entre cette pensée et celle du YinYang et du Yi jing à laquelle elle a tant pris, que pose la notion de Centre, qui est primordiale, alors que pour le Yi jing c'est celle du point de départ qui prévaut, étant bien entendu que cette distinction est à nuancer : ce Centre, pour les taoïstes, est aussi Origine, et le Sage du Yi jing, qui est celui qui connaît le premier mouvement des choses, est situé au Centre ; la différence n'est que de tendance.
Un monde ordonné par centrage et rayonnement, en contraste avec celui du confucianisme qui ordonne par déploiement et distribution, sur un mode plus pyramidal que circulaire. Cette différence est illustrée par deux façons distinctes de figurer le rapport de l'Un à la multiplicité : pour le taoïsme, des cercles concentriques et une Unité primordiale qui engendre le Deux, puis le Trois, et alors seulement la multitude articulée qui se déploie en fonction de nombres symboliques ; pour les néoconfucéens, à la suite de Shao Yong, approuvé en cela par Zhu Xi, des carrés disposés en couches linéaires superposées de façon à former une pyramide, et une Unité primordiale qui se multiplie par divisions répétées, allant d'un à deux, puis à quatre, huit, etc., selon une progression géométrique. Cette différence se reflète aussi dans la conception de la société, plus hiérarchique chez les confucéens, et plus égalitaire chez les taoïstes.
IV. POSITION DU TAOÏSTE DANS LE COSMOS
Dans ce monde dynamique, qui est de sa construction, le taoïste s'établit au centre et se pose en démiurge : situant, articulant, identifiant et nommant, il donne signification au cosmos, non pas pour y intervenir, mais pour s'y intégrer et en faire un cadre et un instrument de pensée. Comme telle, son oeuvre est acte d'intellection et d'interpellation, qui modifie l'esprit et l'être, institue une relation entre la réalité et l'individu donneur de signification dans l'interrelation et l'interaction.
Travailler à son salut consiste à retourner à la case départ, qui est au Centre, pour reprendre le monde à neuf, au jour de sa genèse, et suivre son développement dans le bon ordre et dans le bon sens. Le retour à l'Origine, et Lao zi est alors une source abondante de citations, fait partie des leitmotive constants du taoïsme de toutes les tendances : " retour au village natal ", " retour à l'Un ", " retour au père et à la mère Originels ", " retour à la Perle " qui fut à l'origine du monde, retour à l'" état antérieur au Ciel et à la Terre ", revenir au moment où le mouvement et l'immobilité sont confondus, où tout se coproduit, se régénère et se réorganise perpétuellement.
Puis, il bâtit un ensemble systématique, selon le schéma compréhensif et relationnel fourni par le Yin-Yang et les Cinq Agents, un monde réduit qui lui devient exemplaire et lui sert de modèle exploratoire, qui va même souvent jusqu'à être figuré par un diagramme, une sorte de représentation symbolique constituée de jalons spatio-temporels utilisant, entre autres et plus particulièrement, des repères astronomiques et numérologiques. Cartographe et arpenteur, il marque le terrain, inscrit les frontières, c'est-à-dire les limites en tant que lieux de passage, d'échanges, et figure le temps et l'espace en des schémas géométriques simples : carré, octogone et cercle (pour aller de la Terre au Ciel). Muni de ce dispositif opératoire aisé à représenter, que l'on peut faire fonctionner à plusieurs niveaux homologables, il l'anime de dieux et d'images diverses qu'il met en oeuvre concrètement, et y introduit le devenir.
Car il y fait aussi constamment la part de l'ouverture, du dépassement, de l'impensable, de la transcendance du Tao immanent, la part de la croyance à l'immortalité, de la foi en un autre monde, une autre vérité, un autre corps. A cet égard, le taoïsme, longtemps, jusqu'au néoconfucianisme (environ au XIe siècle), a été le complément - avec le bouddhisme, à partir du moment où celui-ci est intervenu concrètement dans la pensée chinoise, environ à partir du Ve siècle - du confucianisme classique qui congédiait le fabuleux, l'inexplicable, le lointain (yuan, sémantiquement proche parent de xuan, " mystère "), l'incroyable et l'extraordinaire qui avaient, pour les Chinois, comme une teinte taoïste ; et c'est là encore un domaine où l'on se heurte à la difficulté de cerner le taoïsme et de le démarquer des simples croyances populaires.
C'est là que se situent le ciel taoïste, son panthéon, ses paradis. Son monde est orienté vers le centre, mais aussi vers le haut, qui ne font qu'un. Le taoïste construit le centre et s'y place, mais doit aussi assurer le lien entre le haut et le bas, monter et descendre, ce qu'il fait en usant de divers instruments symboliques, tels que des instances cosmiques divinisées, ou les trigrammes.
A travers et par-delà le monde, en passant par une prise de conscience de son insertion dans ce monde dans lequel il s'ordonne et qu'il ordonne, qu'il se concilie et qu'il assimile, et avec lequel il se réconcilie, il retrouve le Principe. En se contemplant et en se situant dans le schéma géométrique orienté représentant le cosmos en une sorte de mandala, il parvient à s'identifier correctement et rituellement par rapport à l'axe du monde. Ou encore : en retrouvant le Principe, il retrouve l'ordre du monde, le sens de son propre rapport au monde. Les deux mouvements sont concomitants. Il faut à la fois ordonner le monde pour se le concilier et pour se réconcilier avec soi-même, afin et avant de retrouver le Principe de toute chose, en soi-même, dans le monde et par-delà, mais aussi et conjointement retourner au Principe pour comprendre, intégrer de façon cohérente l'univers tout entier.
On peut constater ainsi la méconnaissance dont témoignent les critiques que lui a faites le confucianisme (en particulier le néoconfucianisme) d'avoir ouvert un abîme entre le monde intérieur et l'extérieur, d'avoir exalté le premier et abaissé le second ; alors que le propos du taoïsme est, tout au contraire, même s'il commence par l'intérieur, d'unir intimement le monde intérieur et l'extérieur ; simplement, ce monde extérieur est compris avant tout comme la Nature, le cosmos, le monde naturel, et secondairement comme la société des hommes.
Le panthéon taoïste est très nombreux et s'est accru sans cesse au fil des ans, chaque école, chaque révélation ajoutant ses propres dieux aux anciens qui étaient conservés. Au Ve siècle déjà, lorsque Tao Hongjing (voir chap. V), le premier, tenta de dresser une liste des dieux du Shangqing, celle-ci couvrit plus de vingt-huit pages. Celles qui suivirent furent largement amplifiées. Nous ne tenterons donc pas de donner une idée de ce panthéon, mais nous nous bornerons à quelques remarques générales.
Sauf de rares exceptions, qui se multiplieront au fur et à mesure que le taoïsme acquerra un caractère plus populaire, lorsque des saints locaux ou des héros légendaires seront incorporés, perdus dans la masse, les dieux taoïstes sont impersonnels. Lao zi mis à part, au contraire des saints populaires, ils n'ont pas d'histoire, sinon purement éthérée, céleste et impersonnelle, et se distinguent par leurs titres plus que par leurs noms. Plus que des individus, ils sont l'incarnation de fonctions. Même lorsqu'ils ont une généalogie, comme les filles de la Reine mère de l'Ouest, par exemple, ils sont dits être nés par " transformation du Souffle primordial " et non d'un embryon, au contraire des esprits des morts. Une distinction, cependant, est à faire entre les dieux du rituel et ceux du corps ; ceux-ci, en raison de leur fonction même, sont des dieux qui, pour avoir la même nature que les autres, n'en deviennent pas moins plus familiers, plus intimes. Ceux du rituel sont, en général, soit des instances abstraites, soit des hypostases des forces de la nature, parmi lesquelles sont incorporées les anciennes divinités du sol, du Fleuve, de la pluie, etc. Peu à peu, trois grands dieux se sont dégagés dans le rituel qui ont incarné la triade suprême ; ce sont les "trois Purs", le Yuanshi tianzun (le "Vénérable céleste du Commencement originel "), le Dao jun (Seigneur Tao) et Lao jun (Seigneur Lao) qui ne sont autres qu'un avatar des trois " Seigneurs ", les patrons des trois grandes divisions du Daozang, étroitement liés à l'antique et fondamentale triade de " Trois-Un ", (sanyi) ou " Trois Originels " (sanyuan).
Une distinction fondamentale est à faire cependant - dont nous trouverons l'effet dans le rituel - entre les dieux sur lesquels l'adepte a pouvoir et ceux devant lesquels il s'incline. La situation de l'adepte et du prêtre est double : pour une part, il est le maître de certains dieux qu'il rassemble et met à son service, pour l'autre il est leur solliciteur et en reçoit une sanctification. A l'égard de ceux auxquels il commande, il est dans la même situation que l'empereur vis-à-vis des fonctionnaires et de certains dieux, mais non pas devant les grands dieux célestes (qui n'ont pas de fonction définie), pas plus que l'empereur devant Shangdi (" l'empereur d'en haut ").
Cependant toutes ces divinités n'en sont qu'une seule ou, selon une autre formule dont le sens est le même, elles sont toutes issues d'une seule instance, le Tao. Leur multiplicité figure la différenciation progressive à partir du Sans-Forme et de l'Un origine de toute chose qui s'opère sur le même mode que le cosmos, du un au trois, au quatre ou cinq, etc., jusqu'à douze mille et plus.
Soit elles sont dans le corps de l'adepte, soit elles y entrent, soit elles en sortent ; il en est qui en sortent, comme les quatre animaux héraldiques des quatre points cardinaux (dragon pour l'est, tigre pour l'ouest, phénix pour le sud et tortue enlacée par un serpent - ou , guerrier sombre " - pour le nord), mais qui parfois, au contraire, viennent des quatre pôles pour entrer dans la chambre du fidèle. En fait, ce qui compte, c'est le va-et-vient qui manifeste la communication entre l'intérieur et l'extérieur.
VI. LES TAOÏSTES ET LA SOCIÉTÉ
Plus qu'une croyance ou une doctrine, le taoïsme est une pratique. C'est peut-être ce qui lui confère un caractère particulier. Au cours des siècles, il reste toujours l'affaire d'initiés possesseurs respectueux de livres révélés qui ne sont pas divulgués parmi les masses. Il ignore la prédication et ne fait que répondre à la demande. Il reste le fait d'individus, voire de lignées de prêtres. En raison de quoi, il garde comme une marque d'élitisme et de marginalité, même dans son activité au sein du peuple. Il évolue dans un monde à part, comme ceux qu'il construit dans ses méditations et dans son rituel, un monde toujours marginal dans la société, intégré à elle, mais témoignant d'un autre monde qu'elle qui le dépasse.
Le monde des taoïstes est avant tout le monde naturel, celui de la nature, plus que celui de la société. Les taoïstes sont connus pour cela ; ce sont eux, souvent ermites dans les montagnes reculées qui, en quelque sorte, ont appris aux Chinois à apprécier les paysages avec la sensibilité que l'on sait. Vis-à-vis de la société des hommes, leur attitude est plus complexe. Ji Kang et Ge Hong, avec bien d'autres, particulièrement lors d'époques marquées par des troubles politiques, professaient qu'on ne peut s'adonner à la recherche de l'immortalité en vivant à la cour. Dongfang Shuo, l'" immortel exilé sur terre ", conseiller à la cour de l'empereur Wu des Han, tenait que l'on peut trouver l'immortalité partout. Il y eut, comme on le verra, des maîtres taoïstes qui jouèrent un rôle important auprès des empereurs, tandis que d'autres, et c'est un thème classique dans les hagiographies, refusèrent de se rendre à la cour, prétextant une maladie lorsque l'empereur les mandait. D'autres encore se plaçaient au-dessus de la société et de l'autorité humaine la plus haute, comme le " Vieillard du bord du fleuve ", Heshang gong, qui en assena la preuve à l'empereur : lorsque celui-ci lui reprochait de n'avoir pas obtempéré à son appel, il s'éleva au-dessus de terre pour lui donner son enseignement, afin de montrer que, de là, il ne relevait plus de l'autorité impériale. Certains initièrent des empereurs aux arcanes taoïstes, d'autres, et des plus grands, comme par exemple Ye Fashang (ca. 614-720) ou Chen Tuan (ca. 906-989), refusèrent d'accéder à la demande du souverain qui voulait connaître les secrets de l'alchimie en répondant soit que la recherche de la Pierre philosophale était vaine et dangereuse, soit qu'elle n'était pas le fait d'un empereur.
En fait et quoi qu'il en semble parfois, le lien était bien assuré entre les exercices de perfectionnement spirituel intérieur et le rituel accompli publiquement pour la pacification des esprits, ceux du peuple comme ceux des souverains ; ainsi en atteste l'oeuvre d'un Bo Yüchan, grand maître d'alchimie intérieure et grand ritualiste tout à la fois. On verra aisément que pour une bonne partie du taoïsme, le bon ordre universel passe par celui de l'empire et de l'ensemble des hommes, bien que, d'un courant à l'autre, les moyens mis en oeuvre puissent différer du tout au tout : gestion sage et rôle de conseiller de l'empereur, ou laisser-faire s'autorisant du fait que l'ordre s'instaure naturellement si les hommes n'interviennent pas, ou encore grandes cérémonies rituelles propitiatoires. La vocation du taoïsme s'est souvent affirmée comme visant à ordonner à la fois et d'un même mouvement l'individu et l'empire (ce qu'exprime l'axiome courant : zhishen zhiguo, " ordonner sa personne et gouverner l'empire " tout en même temps). Transmis à un empereur, le commentaire de Heshang gong au Daode jing est l'un des exemples les plus fameux d'une mise en pratique de ce double principe et a fait école parmi les commentateurs taoïstes de cet ouvrage.
En outre, il existe fondamentalement une affinité étroite entre l'empereur et le maître taoïste qui s'est souvent manifestée dans l'histoire de la Chine. Comme nous le verrons, les taoïstes possèdent des objets sacrés de nature semblable à celle des palladia garants de la légitimité du pouvoir impérial, et leurs talismans sont censés leur avoir été conférés par des souverains mythiques, faisant d'eux, en quelque sorte, leurs successeurs spirituels. L'investiture d'un maître taoïste est comparable à celle des empereurs, car elle le place au centre du monde, comme le maître des hommes, et le met en relation avec les puissances célestes, et s'effectue selon un rite remontant à la dynastie des Zhou qui plonge ses racines dans les rites féodaux d'alliance jurée avec délégation de pouvoir.
Enfin, la vocation populaire d'une certaine couche du taoïsme le place en position d'intermédiaire entre le souverain et le peuple qui est censé, selon la doctrine chinoise, être le porte-parole de la volonté céleste légitimant le pouvoir suprême. A plusieurs reprises, des maîtres taoïstes ont été conduits à confirmer celui de l'empereur, ou d'une nouvelle dynastie, en lui apportant officiellement un soutien à la fois moral et religieux par une intronisation solennelle.
Démiurge en sa chambre, prince de son corps, le taoïste en tant qu'officiant dans le rituel joue aussi un rôle semblable à celui du souverain dans l'empire et de ses représentants qui sont " agents de culte " et se chargent du bon ordre aussi bien dans le domaine humain que dans la nature, écartant les fléaux naturels, rébellions et inondations ou génies malfaisants. Le rôle d'exorciste du taoïste est une partie de la fonction anciennement dévolue aux gouvernants, empereur ou préfet, qui doivent protéger le peuple contre les attaques qu'ils subissent de la part des esprits lorsque ceux-ci leur envoient des maladies ou déclenchent des catastrophes naturelles.
Par ailleurs, les prêtres taoïstes sont et ont toujours été un élément important de la vie du peuple à qui, par leurs exorcismes, leurs rituels et leur thérapeutique, ils apportent un élément de sécurité dans sa lutte contre les démons et les maladies. Nombreux sont les témoignages, dans les romans ou dans les recueils d'anecdotes prises sur le vif comme le Yijian zhi de Hong Mai (1123-1202), de la présence et d'interventions fréquentes de prêtres taoïstes dans la vie populaire, même lorsque ceux-ci sont dépeints comme des débauchés corrompus.
La propension naturelle du taoïsme à une certaine marginalité, parfois anarchisante, ajoutée aux liens qu'il a toujours entretenus avec la couche populaire et à sa prétention d'assurer l'ordre du monde ont créé une combinaison qui en a fait à plusieurs reprises le terrain privilégié de soulèvements dirigés le plus souvent contre les exactions du fisc, et menés par des idéologies taoïsantes, dont celle des Cinq Boisseaux (voir chap. III) fut la première et qui fut suivie par d'autres comme celle de Sun En en 399 apr. J.-C. et de Zhong Xiang au XIIe siècle parmi d'autres. Cela a contribué à susciter une méfiance à son égard de la part des dirigeants, méfiance qui les a conduits souvent à jeter le discrédit sur lui et à le rabaisser en le présentant comme un ramassis de superstitions et de pratiques magiques.
Le monde du taoïste est un monde à la fois " rationnel " , au sens large qui est parfois donné à ce mot, c'est-à-dire organisé selon un système logiquement concevable, en tant qu'il est structuré. C'est aussi un monde symbolique, en tant qu'il fait appel au mode de pensée symbolique. En revanche, le mythe proprement dit y a peu de part, bien que quelques mythes anciens y soient intégrés et que celui du saint, central, fasse exception. La combinaison des différentes tendances qui le tissent - rêve, structure, symbole - a valu au taoïsme d'être à la fois étroitement lié à la naissance et au développement de la science chinoise - médecine, astronomie, spéculations mathématiques - et à ceux des lettres et des arts. Guidé par sa vision totalisante du monde, il a combiné, mis en évidence, repris et digéré, recueilli et amalgamé, conservé en les organisant les diverses tendances de la culture chinoise, Lao zi et Zhuang zi, les " hommes à techniques ", ancêtres de la pensée scientifique en Chine, le fonds mythique chinois, certaines données bouddhistes et d'autres confucianistes, sans jamais abandonner son identité ni sa cohérence propre. Il a ainsi constitué une sorte de force de coordination et de synthèse des traditions chinoises constamment en travail, poursuivant l'oeuvre des Han, puis intégrant de plus en plus d'éléments au fur et à mesure de leur apparition. Il a imprégné toute la civilisation chinoise, non seulement, comme on le sait et comme on l'a abondamment montré (bien qu'il reste encore beaucoup à faire en ce domaine), la poésie et la peinture, mais aussi le Chan (le Zen au Japon), mais encore, comme on l'ignore trop souvent, la pensée ; celle-ci, en particulier, par sa façon de traiter la notion du vide, d'exalter et de rendre vivante la figure du Saint, de lire le Yi jing dont il est toujours resté un familier, d'utiliser symboliquement et activement les jeux du Yin et du Yang, des trigrammes et des hexagrammes.
Nous nous sommes attachés, dans cette histoire du taoïsme qui se veut succincte, à faire ressortir la généalogie de cette tradition religieuse, à montrer à la fois l'hétérogénéité des facteurs qui sont en jeu à travers la discontinuité des époques, et la cohérence de son développement, le constant mouvement de reprise des acquis et la progression qui intègre les facteurs nouveaux. Notre propos a surtout été de retracer les grandes lignes de son évolution doctrinale, plus qu'à retrouver les faits qui ont marqué son histoire. Une histoire événementielle du taoïsme reste à faire et ne peut encore guère être qu'esquissée dans l'état actuel de la recherche. Les historiographes chinois officiels sont pratiquement muets sur la matière, le taoïsme étant considéré comme un culte secondaire par rapport au culte officiel, une affaire privée, mis à part les grandes cérémonies ordonnées par l'empereur, et qui n'avait donc pas sa place dans les annales dynastiques consacrées avant tout à relater les faits politiques officiels.
Seuls les phénomènes les plus saillants ont pu être retenus, au prix de nombreux sacrifices, car c'était la règle qui s'imposait pour ne pas alourdir et noyer un exposé qui porte sur un sujet encore mal connu et qui n'a à ce jour fait l'objet d'aucun développement de ce genre, et pour lequel nous avons dû nous résigner à faire des raccourcis. Cette histoire du taoïsme espère cependant servir de guide au lecteur intéressé, grâce à des renvois aux études plus approfondies qui ont été faites sur certains points sous forme de notes bibliographiques à la fin de chaque chapitre. Seuls les travaux publiés en langues occidentales sont mentionnés, mais il sera facile, à partir de ceux-là, de retrouver ceux qui existent en chinois ou en japonais.
On verra comment sont traités de façons diverses selon les époques et selon les différents courants des thèmes récurrents, comme ceux de la Vérité ultime, de l'immortalité, du Saint, de la genèse et de la fin du monde, de la rétribution du bien et du mal, les représentations des cieux et des enfers, le rapport entre le corps et l'esprit, entre les vivants et les morts, entre l'homme et la société, entre l'expérience mystique et la forme sociale d'une religion, etc.
Le plan que nous avons suivi est dicté par ce souci de retrouver l'engendrement des différentes tendances. Il est à la fois chronologique et thématique, mais d'une chronologie flottante en raison de la façon dont s'est développé le taoïsme, qui, s'il assimile de nouvelles données au cours de son cheminement, ne cesse parallèlement de développer les anciennes. Ainsi, le mouvement des Maîtres célestes qui est chronologiquement le premier à se structurer est traité au début (chap. III), mais il n'a cessé d'exister jusqu'à nos jours. Celui du Shangqing (chap. V) a pris forme au IVe siècle, mais a vécu ses plus belles heures sous les Tang (618-907). Le Lingbao (chap. VI) surgit peu après, mais donne naissance sous son égide à un immense rituel qui reprend une partie de celui des Maîtres célestes, puis s'amplifie sous les Song (960-1279). Le mouvement de consolidation qui se constitue sous les Tang et l'influence du bouddhisme qui s'affirme à la même époque (chap. VII) avaient pris naissance depuis le Ve siècle pour le premier, au Ve pour la seconde. L'alchimie intérieure qui se développe surtout sous les Song et les Yuan (et donc du Xe au XIVe siècle, chap. VIII) s'annonçait déjà aux VIIIe et IXe siècles et continue de nos jours. Malgré tout, l'ordre adopté correspond à une chronologie réelle et permet de mettre en lumière les grandes tendances et leur déroulement.
On lira donc cet ouvrage en gardant à l'esprit que les diverses strates qui forment la substance du taoïsme se superposent constamment et que chacun des courants au fur et à mesure qu'ils apparaissent garde des acquis des précédents et comporte souvent en germe ce que les suivants développeront, en n'oubliant pas, en outre, qu'il y a constamment des emprunts d'un courant à l'autre. Chacune des pratiques usitées et chacun des thèmes majeurs ont été présentés dans le cadre des écoles qui leur ont donné le développement le plus marquant ou qui en ont été les initiateurs les plus notables, mais cela ne signifie pas qu'ils aient jamais fait l'objet exclusif d'une école. Ainsi, la récitation rituelle des textes prend de l'importance avec le mouvement du Lingbao, mais elle existait déjà depuis le début des Maîtres célestes et avait continué de jouer un rôle dans le Shangqing. Les pratiques exorcistes sont plus particulièrement le fait des Maîtres célestes, mais certains textes du Shangqing sont aussi destinés à exterminer et chasser les démons en préliminaire à d'autres pratiques plus spécifiques de ce courant. Les procédés thérapeutiques des Maîtres célestes sont caractéristiques de ce courant, mais existent aussi dans les autres écoles et, loin d'être abandonnés, leur démonologie sera développée tout du long de l'histoire du taoïsme. La lutte contre les cultes populaires a été inaugurée par les Maîtres célestes, mais a été poursuivie aussi bien sous les Six Dynasties que sous les Tang et plus tard. Les méthodes pour acquérir la longévité ont existé de tout temps et dans toutes les écoles ; elles ne sont traitées dans le chapitre iv que parce qu'il est consacré au courant qui leur fait le plus de place.
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CHAPITRE PREMIER : LES ROYAUMES COMBATTANTS (IVe-IIIe SIÈCLE)
I. LE TAOÏSME PHILOSOPHIQUE : LAO ZI ET ZHUANG ZI
Nous ne traiterons dans cette rubrique que de Lao zi et Zhuang zi, ceux qu'on a appelés les " pères du taoïsme ", en excluant Lie zi parce que l'ouvrage qui porte ce titre comporte des textes de dates très diverses et a en fait été rédigé aux environs des IIIe et IVe siècles après notre ère et qu'en outre il n'apporte rien qui ait eu une importance dans le développement du taoïsme.
Lao zi, dont on ne sait s'il a existé et qui selon la légende aurait été archiviste-devin à la fin de la dynastie des Zhou, possède un statut ambigu dans le taoïsme. Si, pour certains, il est le " père " du taoïsme, pour d'autres, il n'est qu'un sage ou un Saint parmi d'autres. Par ailleurs, en tant que divinité, il fait partie de la triade des dieux suprêmes du taoïsme liturgique, et sa figure est enrichie de légendes chargées de sens. En outre, le Daode jing qui lui est attribué est constamment cité, en particulier dans les textes de techniques respiratoires et dans ceux d'alchimie intérieure. On peut en conclure en disant que, s'il n'est pas la figure dominante du taoïsme, comme certains Occidentaux l'ont cru, Lao zi en est une majeure, et le Daode jing y est une source importante de références.
Si l'on s'en tient à cet ouvrage, dont la rédaction daterait de la fin du ive siècle ou du début du IIIe siècle av. J.-C., dont le texte a été arrêté vers le IIIe siècle apr. J.-C. (par les versions de Wang Bi et de Heshang gong), et qui a été promu au rang de Classique et enseigné officiellement à partir de 737, la question se pose, pour une histoire du taoïsme, de savoir quel a été son apport parmi l'ensemble des autres courants de la pensée chinoise et ce qui en a été déterminant pour le taoïsme.
En tout premier lieu, bien sûr, la notion de Tao. C'est un mot qui, dans la langue chinoise, signifiait " voie, méthode ", au besoin " règle de vie " ou " procédé ", et qui, dans le Daode jing, prend pour la première fois le sens de " Vérité ultime >. Une Vérité ultime, une, transcendante : invisible, inaudible, imperceptible (Lao zi 14), non praticable et non nommable (Lao zi, 1), chemin sans chemin qu'il faut cheminer pour connaître ; situé au-delà de tout rapport de différenciation, de tout jugement et de tout antagonisme, il est neutre : en tant que tel, sa vérité ne peut être abordée que par la voie apophatique. Mais il est aussi source de toute vie, fécond (la " mère ", Lao zi, 1), extensif et universel (" pervasif ", tong), riche de " promesses " et seule référence sûre (Lao zi, 25) : c'est là la voie positive.
Ce sens éminent de vérité absolue lui restera et le terme de Tao sera souvent employé dans cette, acception dans toute la tradition chinoise et pas seulement dans le taoïsme ; mais c'est revêtu de cette acception qu'il donnera son nom au taoïsme et, en tout premier lieu, sur le plan chronologique, au " taoïsme philosophique ", au daojia (mot à mot - " l'école du Tao ") qui, dans le catalogue bibliographique de l'Histoi're des Han, le plus ancien que nous ayons, comprend les oeuvres de Lao zi, Zhuang zi, Lie zi, d'autres ouvrages qui ont trait à Lao zi ou sont en relation avec l'Empereur jaune (Huang di), sur lequel nous aurons à revenir, et enfin quelques autres textes qui ont disparu et sur lesquels nous n'avons guère de renseignements, en tout simplement trente-sept ouvrages. Un court compte rendu de cette idéologie la définit dans ce catalogue en des termes très proches de ceux du Daode jing.
Le Daode jing apporte en outre une vision du monde qui est restée l'idéal du Sage taoïste, fondée sur la sérénité, le retrait des " affaires " du monde, le refus des valeurs établies en tant que trop recherchées, relatives et partielles, conscientes et artificielles, au profit d'un mode de vie spontané où n'entre aucune de ces émulations vertueuses qui engendrent rivalités et vanités. Qu'on laisse faire la Nature en soi et hors de soi, et le monde tournera très bien tout seul, la main et l'esprit de l'homme n'y apportant que des perturbations. Notre propos n'étant pas d'exposer la philosophie du Daode jing, mais simplement de résumer ce que le taoïsme ultérieur en a gardé, nous nous en tiendrons ici aux notions de " spontané " (ziran) et de non-action ou non-intervention (wuwei), dont nous venons de voir les fondements.
Il semble que nous pouvons en outre rapidement mentionner aussi la tendance relativiste du Daode jing, les notions de beau et de laid, de bien et de mal, d'être et de non-être, s'impliquent et s'étayent les unes les autres et n'ont de sens que l'une par l'autre, sont des concepts logiques antagonistes qui n'existent que corrélativement, toute opposition impliquant corrélation et appartenance à un ensemble commun. Avec cette nuance que cela n'est pas propre au Daode jing et constitue une des caractéristiques spécifiques de la pensée chinoise que l'on trouve dans le Yi jing, par exemple, et qui est au fondement de la pensée de l'Ecole du Yin-Yang et des Cinq Agents. Ce qu'on peut en dire en ce qui concerne le Daode jing, c'est qu'il tire de cette constatation des conséquences différentes : tandis que la pensée du Yi jing est fondée sur l'idée que l'homme en connaissant les lois des interactions du Yin et du Yang peut connaître les événements à venir et même les empêcher, le Daode jing en déduit que la pensée procédant par paire d'opposés ne peut parvenir à la Vérité ultime qui est Une. D'où ce précepte : " Cessez toute pensée. "
La notion de vide en découle. Dans le Daode jing, elle est présentée de façon concrète : c'est le vide interstitiel qui permet le mouvement, le vide du réceptacle qui est accueil (Lao zi, 11) ; sur le plan humain, c'est le vide mental et affectif, l'absence de préjugés et de partialités, qui a également pour raison d'être de permettre aux choses de jouer pleinement : un vide fonctionnel et existentiel ; la première forme de la conception du Vide en Chine, laquelle s'affinera et évoluera par la suite.
En somme, la leçon fondamentale exprimée dans le Daode jing telle qu'elle s'est inscrite dans le taoïsme est celle-ci : la Vérité ultime est une, elle agit spontanément, sans qu'il soit besoin de l'intervention de la conscience des hommes ; la pensée ne peut y atteindre puisqu'elle est forcément dualisante, et l'on ne peut la rejoindre qu'en la laissant opérer naturellement. A partir de là, le Daode jing prône le vide et le renoncement. Il lègue en outre l'image du Saint qui s'enrichira elle aussi considérablement et se nuancera. Dans le Daode jing, il s'agit surtout d'un saint souverain, ou d'une sorte de démiurge, une sorte de forme anthropomorphisée du Tao en ce sens que, immobile meneur du monde, il en assure le salut par sa seule existence insoupçonnée, par son non-agir, en se plaçant au centre Un.
Cette image du Saint se combine dans le Daode jing avec une tendance " primitiviste " qui n'est pas propre à Lao zi, qui se retrouve dans plusieurs courants de la pensée chinoise et qu'on rencontre par la suite dans le taoïsme. Elle s'exprime par la croyance en une société humaine primordiale et idéale où le souverain, ici le Saint, n'intervient pas, où la loi naturelle joue spontanément et sans entraves de telle sorte que l'ordre s'établit harmonieusement entre les hommes et avec la Nature et le Ciel. Des métaphores cosmogoniques, liées à des thèmes mythologiques, celles du Chaos, de la Mère, invitent au Retour au sein de l'indifférencié primordial, à l'Enfance et, sur le plan social, à une anarchie heureuse et harmonieuse qui serait originelle.
Cela résume brièvement l'apport idéologique ou philosophique du Daode jing au taoïsme. Il est cependant une autre lecture du Daode jing qui est celle qu'ont faite certains commentateurs ou commentaires célèbres comme Heshang gong (probablement IIe siècle apr. J.-C.), le Xiang'er (vers la fin du IIe siècle) et le Jiejie (au plus tard au début du IVe siècle), et qui répond à un aspect différent du Lao zi, lequel s'ajoute à celui dont nous venons de parler sans aucunement l'infirmer. On peut voir le Daode jing comme l'aboutissement auquel conduisent sur le plan de la pensée les pratiques de longévité, comme un traité théorique ayant trait à ces pratiques qui ferait par endroits des allusions à celles-ci sous forme codée. Ses formules incompréhensibles sur lesquelles commentateurs et traducteurs ont sauté allègrement à pieds joints pendant des siècles, telles que l'" esprit de la vallée ", la " femelle obscure ", etc., laissent à penser, lorsqu'on les rapproche des documents archéologiques exhumés ces dernières années, qu'elles pouvaient être des allusions à ces pratiques. Sa forme poétique et scandée suggère qu'il était censé acquérir une force incantatoire par la répétition rythmée de récitations qui renforcent une pratique, qu'il était destiné à être chanté et mémorisé, comme il l'a été en fait dans certaines sectes religieuses. Les textes traitant de longue vie et datant des IIIe et IVe siècles av. J.-C., que les fouilles archéologiques nous ont fait connaître, induisent à penser que cette façon de comprendre le Lao zi, si elle ne l'épuise certainement pas, loin de là, ni n'en donnent la véritable envergure, n'est pas non plus à écarter, sous peine d'en ignorer l'une des dimensions.
En effet, cet ouvrage supporte des interprétations diverses et les demande. A. Waley et R.G. Hendricks ont bien montré qu'il joue sur les mots et ont fait ressortir la nature ambiguë du langage qui y est utilisé, ce qui correspond à une attitude récurrente dans le taoïsme. Ce texte a été compris de façons fort variées et selon toutes sortes de tendances - légiste, confucianiste, bouddhiste et taoïste. Mais, pour notre propos, il est à signaler que certains auteurs taoïstes ont, à tous les siècles, commenté, interprété et cité le Daode jing dans l'optique précise de leurs pratiques, si différentes soient-elles, soit qu'une tradition se soit maintenue dans le taoïsme de considérer cet ouvrage comme recelant des allusions à des pratiques de longévité, soit que les formules obscures qu'il contient y invitaient fortement. Ses expressions énigmatiques ont été des morceaux de choix pour des interprétations de ce genre. La " femelle mystérieuse " (Lao zi, 6) a été le couple Ciel-Terre qui, transposé en termes de techniques respiratoires, est celui du nez (Ciel) et de la bouche (Terre) ; l'expression " embrasser l'Un " (Lao zi, 22) a servi de titre à des exercices de méditation. " Mianmi'an ruo zun " du Lao zi, 6 (qui signifie : "continûment - à la façon d'un fil qui se déroule - et comme constant ") fut souvent cité pour illustrer le rythme continu et imperceptible que doit prendre la respiration. Des expressions imagées comme " connaître le blanc et garder le noir " (Lao zi, 28), cette " chose confuse née avant le Ciel et la Terre " (Lao zi, 25), " indistincte et vague ", dans laquelle " il est une image ", " une essence très fiable " (Lao zi, 21) et d'autres encore, nombreuses, ont évoqué pour les taoïstes soit certaines méthodes de méditation, soit certaines phases de leur ascèse, soit encore des données cosmologiques et anthropologiques fondamentales dans leur pensée.
A Zhuang zi, qui a très probablement vécu au IVe siècle av. J.-C., l'on attribue un ouvrage qui porte son nom et qui, comme on le sait, est rangé parmi les textes fondateurs du taoïsme, mais qui ne serait de sa main qu'en partie (les sept premiers chapitres, de l'avis de la majorité des érudits qui ont étudié la question). Le reste aurait été écrit aux IIIe et IIe siècles av. J.-C. L'ensemble est assez hétérogène - ce qui, à notre avis, peut s'expliquer en partie par le parti pris de l'ouvrage de dérouter le lecteur - mais est considéré par la tradition chinoise comme un tout et a été reçu et étudié comme tel. La version que nous en avons de nos jours, la seule que connaissent les Chinois depuis lors, date de son plus célèbre commentateur, Guo Xiang (mort en 312), qui a refondu et en partie émondé le texte original. C'est à partir de cette version que nous rechercherons quel est l'apport de cette oeuvre dans la constitution du taoïsme.
Pour nous en tenir à cette perspective, nous devrons donc laisser de côté des aspects majeurs de ce texte, l'un des plus riches et des plus complexes qu'ait produits la Chine.
Zhuang zi reprend en partie à Lao zi les thèmes de l'unité, de la sérénité, du refus du monde, en les développant, en les systématisant et en leur donnant plus de force et de relief. Mais il se démarque de Lao zi par une plus grande tendance à l'intériorisation ; le souci sociopolitique disparaît, le non-agir n'a plus de connotation ni sociale ni politique et devient un état de conscience ; plutôt que le rêve d'un âge d'or, le thème du retour à l'Unité devient une aspiration à faire un avec le flot mouvant de la vie. Un élément mystique intègre et surplombe à la fois le relativisme dialectique de Lao zi.
Incontestablement l'image du Saint est le maillon le plus important qui relie Zhuang zi à la tradition taoïste. Le trait dominant et probablement le plus originel de celle-ci est la croyance en l'existence d'êtres à forme humaine qui sont immortels et pourvus de dons surnaturels. Le Zhuang zi est le texte le plus ancien qui nous en livre une description vivante et précise. Tandis que le Saint de Lao zi n'est qu'un immense personnage tutélaire et exemplaire, que quelques notations concises dotent, semble-t-il, de quelques pouvoirs surnaturels, chez Zhuang zi il prend une tout autre envergure, au point, à notre sens, de constituer le pôle complémentaire, positif, du pôle négatif que représente dans l'ouvrage tout son versant apophatique, critique, et même destructeur. Aux questions que pose Zhuang zi et qu'il laisse en suspens sur le plan du discours et de la conceptualisation, le Saint est la seule réponse, qui se situe à un autre niveau, sur le plan théologique. Ici encore, nous ne pouvons mettre en lumière que ce qui nous paraît spécifiquement préfigurer et probablement inspirer la figure du Saint taoïste et laisser de côté bien des aspects du Saint de Zhuang zi.
Une analyse des textes qui le concernent dans cet ouvrage nous permet, dans cette optique, de le brosser ainsi : le Saint de Zhuang zi est caractérisé principalement par une totale liberté physique et mentale : il est hors du monde, il navigue, s'ébat (vou) aux quatre coins de l'univers ; il est un avec l'univers dans son mystère sans réponse, dans son " hors norme ", dans sa diversité qu'il englobe si infiniment qu'il en tire une capacité inépuisable de changements, de réponses diversifiées, sans nuire pour autant à son identité une et unifiante. Exempt de tout souci moral, politique ou social, de toute inquiétude métaphysique, de toute recherche d'efficacité, de tout conflit interne ou externe, de tout manque et de toute quête, il a l'esprit libre et vit en parfaite unité avec lui-même et avec toute chose. Il jouit ainsi d'une totale plénitude (ou intégrité, quan) qui lui confère une grande puissance, et il revêt une dimension cosmique. En bonne logique, par conséquent, et contrairement au Saint de Lao zi, il ne gouverne pas, fût-ce par le non-agir. Si l'on cherche les qualificatifs qui lui sont le plus souvent attribués, on constate qu'il est Un, et donc " seul " (du) et unique, " véritable " (car, pour Zhuang zi, est artificiel ce qui dépend de l'extérieur) et " céleste " (ti'an), ce qui signifie aussi " naturel ", en opposition à " humain ", car l'homme superpose à la nature des repères et des outils qui ont une visée utilitaire. Il porte en lui sa propre source de vie avec laquelle il ne fait qu'un.
La description qu'en donne Zhuang zi dès les premiers chapitres (reconnus comme les plus anciens) est probablement le plus ancien témoignage de ce qui fera le fonds de toutes les hagiographies taoïstes, mais aussi de ce qui sera un des ressorts les plus puissants de la quête taoïste. Le Saint chevauche le vent, ou de " blanches nuées " ; son corps ne se flétrit pas, , le feu ne le brûle pas et l'eau ne l'immerge pas " ; la canicule ni le gel ne le touchent, ni bêtes ni hommes ne peuvent lui nuire (chap. VI ; cf. aussi chap. XVII). En outre, il revêt une dimension cosmique, ce qui sera tout au long de l'histoire du taoïsme un trait fondamental du Saint. De plus, c'est à propos de ce Saint que Zhuang zi nous livre des détails qui témoignent de façon frappante de l'existence à cette époque de techniques de longévité : les " hommes divins " ne mangent pas des " cinq céréales ", aspirent le vent et boivent la rosée, chevauchent les nuages et l'air, conduisent des dragons volants et se promènent hors des quatre mers.
Nous abordons avec cette dernière notation un nouvel élément, présent à plusieurs reprises dans Zhuang zi et qui constitue une caractéristique spécifique du taoïsme : l'envol mystique. Ouvrant son ouvrage sur le vol magnifique du phénix géant, Zhuang zi nous avertit d'emblée qu'il s'agit d'un thème important, d'une clef de son propos. En effet à plusieurs reprises, nous voyons plusieurs de ses personnages (Zi Qi, Lao Dan, Nie Que, chap. II, XXI, XXII) tomber en extase, laissant leur corps " comme du bois mort " ou comme " une motte de terre ", et leur coeur (siège à la fois de la vie intellectuelle et de la vie affective) comme de la " cendre éteinte ".
Zhuang zi fournit l'élément mystique du taoïsme qui s'exprime par une intégration au cosmos, non pas, comme dans le système structuré sur le modèle du Yin-Yang et des Cinq Agents, selon une intégration opérée par le moyen de la mise en place d'un dispositif spatio-temporel fondé sur des distinctions et des relations qui établissent les articulations du monde, mais par tout l'être. Une intégration qui n'est pas formelle et objective et ne s'exprime pas par le respect de normes qui sont censées l'établir et la manifester extérieurement, mais par un sentiment intérieur surabondant qui est le fruit de la méditation et de l'extase ; Zhuang zi, à cet égard, apporte un élément complémentaire fondamental qui sera presque constamment superposé à l'autre, plus rationnel. L'expérience mystique dont il fait part est, en fait, le fruit de la mise en pratique des exercices mêmes dont il se gausse parce qu'il faut aller au-delà ; il est à la fois le témoin glorieux et jubilant de l'aboutissement de ces pratiques et la voix qui rappellera constamment aux taoïstes qu'il faut les dépasser. Ce sera l'une des missions qu'il remplira auprès de ceux-ci : il représente le " rejet ", l'" oubli " de ces pratiques parce qu'il en est l'accomplissement qui en signe l'abolition, et, en tant que tel, il est toujours invoqué par les maîtres comme celui qui, en les dépassant, les justifie.
Deux principes sont mis par Zhuang zi au fondement de la vie, qui auront la même importance dans le taoïsme, ce qui atteste d'une même vision des mécanismes vitaux : le soufne (qi) et l'" essence " (jing). C'est Zhuang zi le premier qui a écrit que " la vie est concentration de souffle ; qu'il se concentre et c'est la vie, qu'il se disperse et c'est la mort ", une phrase reprise constamment par des auteurs qui semblent souvent en avoir oublié la source. Ce qi, ce " souffle ", ni matière ni esprit, unique substance du monde, est le Souffle primordial des taoïstes et c'est celui qui fera l'objet de la plus grande partie des techniques de longévité. L'autre élément est le jing, un terme qui revêtira des sens divers, mais dont nous avons ici à retenir que Zhuang zi y insiste à plusieurs reprises pour affirmer qu'en lui est " la racine du corps " (chap. XXII), que " le Saint le prise ", qu'il " faut le garder intact et entier " et " ne pas l'agiter " (chap. XV).
La quiétude que prônait Lao zi, le silence et l'absence de pensée sont soulignés maintes fois par Zhuang zi. C'est ainsi que Guang Chengzi mis en scène donne son avis à Huang di : " Ne regarde pas, n'écoute pas, embrasse tes esprits dans la quiétude, et ton corps, de lui-même, sera correct ; sois calme, sois pur, ne fatigue pas ton corps, n'agite pas ton essence, et tu pourras vivre longtemps ; si tes yeux ne voient rien, si tes oreilles n'entendent rien, si ton coeur-mental ne sait rien, tes esprits garderont ton corps, et ton corps vivra longtemps ; prends garde à ton intérieur, ferme-toi à l'extérieur ; trop de savoir mène à la ruine " (chap. xi). Le " jeûne du coeur-mental " (" Que ta volonté soit une ; n'écoute pas avec les oreilles, mais avec le coeur-mental ; n'écoute pas avec le coeur, mais avec le souffle ", chap. IV), la métaphore du " miroir du coeur " (chap. II), pur et sans trouble, qui peut refléter le monde entier en sa totalité sans gauchissement, la < méditation assise " (zuowang, mot à mot : " s'asseoir et oublier "), où l'on " abandonne son corps et ses membres, rejette l'acuité de ses perceptions, quitte sa forme, chasse son savoir et s'identifie au Grand universel " (chap. VI), sont autant de leçons auxquelles les taoïstes accorderont un grand prix.
Le " jeûne du coeur " va de pair avec une formule que Zhuang zi reprend à Lao zi, " garder l'Un ", qui est devenue un mot clef du taoïsme où il désigne diverses techniques de méditation. C'est Guang Chengzi encore qui fait la leçon à Huang di : "je garde l'Un, dit-il, et demeure dans l'Harmonie ; c'est ainsi que je suis parvenu à l'âge de mille deux cents ans " (chap. XI). Et c'est encore Lao Dan qui répond à Confucius lui demandant comment il est tombé en extase : " Obtiens l'Un et identifie-toi à lui " (chap. XII). Bi Yi, lui faisant écho, enseigne aussi à Nie Que, qui aussitôt tombe en extase : " Que ton corps soit droit, ta contemplation une et l'Harmonie céleste viendra ; recueille ton savoir ; que tes actes soient un, et les esprits viendront dans ta demeure " (chap. XXII). Nous avons ici, comme dans d'autres passages de Zhuang zi, tous les principes de la contemplation taoïste : le " corps droit " (zheng), qui suggère à la fois un corps sain et un corps en position correcte pour la méditation, et la " venue des esprits dans la demeure " qui évoque l'apparition d'esprits divins, soit dans la chambre de méditation, soit dans le corps même du taoïste, leur " demeure ".
Tout cela correspond à l'attitude de concentration et de fermeture au monde extérieur, au monde des sens, un acte de repliement et de rupture qui, en fait, n'est que le complément et le stade préliminaire au mouvement d'extension qui s'ouvre sur le Saint s'ébattant dans un univers continu où il n'est plus d'intérieur ni d'extérieur. La fermeture au monde des sens est une fermeture au monde étroit de l'individu en tant que délimité par ses perceptions sensorielles et ses pensées propres, et une ouverture à l'unité cosmique par le moyen du " souffle " cosmique (" N'écoute pas avec tes oreilles, ni même avec ton coeur et ton mental, xin, mais avec le " souffle " "). Nous avons là tous les fondements de la méditation taoïste.
Quelque peu oublié sous les Han, Zhuang zi fut remis à l'honneur dès les IIIe et IVe siècles apr. J.-C., en particulier lorsque les Chinois furent confrontés aux spéculations bouddhistes. Au sein du taoïsme, dès le Vesiècle, avec Ge Hong qui s'y réfère très souvent, puis, par la suite, avec les textes du Shangqing qui y font allusion, et enfin tout au long de l'histoire de cette religion, Zhuang zi a occupé une place importante.
II. LES CHUCI, LES WU ET LES FANGSHI
A. Les Chuci et les randonnées extatiques
Quelques-uns des traits que nous avons relevés chez Zhuang zi sont également communs à un autre courant avec lequel celui-ci partage certaines affinités, au point qu'il est très possible et même probable que Zhuang zi ne soit que la partie visible de tout un ensemble qui ne nous a laissé que peu de traces ; cet autre courant, ce sont les Chuci, les " Élégies du royaume de Chu ", qui en témoignent principalement 2.
Ces Élégies, un ensemble de poèmes datant des IIIe-IIe siècles av. J.-C., sont le produit de la veine " chamaniste " du sud de la Chine qui possédait une culture autonome ; elles témoignent d'une forme de religion différente de celle de la Chine du Nord. Le personnage central n'y est ni le souverain, ni le chef de famille, comme dans la religion officielle, mais un prêtre inspiré et visité par une divinité avec laquelle il entretient des rapports de hiérogamie dont le caractère amoureux est indubitable.
Elles semblent être la trace écrite de la tradition des wu, terme que l'on traduit approximativement par " chamans », ou " sorciers ". Ces wu, bien qu'incarnant une religion très différente des cultes officiels, avaient leurs représentants dans le clergé de la cour. D'après le Zhou li (qui est censé décrire le rituel de la dynastie des Zhou), ces prêtres (ou prêtresses, le plus souvent) étaient chargés de " sacrifier aux esprits éloignés " qu'ils faisaient venir, à qui ils donnaient des noms, et de faire venir la pluie par des danses. En outre, ils savaient se rendre invisibles et utilisaient à des fins de guérison des plantes médicales, des charmes et des formules imprécatoires, les zhu, qui ont donné leur nom aux invocations taoïstes. Bien des pratiques taoïstes s'inscrivent dans la droite ligne de cette tradition, bien que le taoïsme se démarque ouvertement d'elle.
Les traces du lien que cet ensemble de textes entretient avec le taoïsme sont multiples et souvent étonnamment précises. Ce sont, pour ne donner que quelques exemples, des noms d'immortels, comme Chisong zi ou Wang Qiao, qui font partie du patrimoine des saints légendaires du taoïsme, ainsi que des allusions à des pratiques caractéristiques du taoïsme postérieur : apparitions de divinités ; randonnées mystiques de l'âme en des pays lointains et mythiques qui rappellent celles de Zhuang zi et de Lie zi, ou en des contrées célestes (dans le Yuanyou), où, loin de la poussière de ce monde, le poète ne voit plus rien, ni le ciel en haut, ni la terre en bas, notation que l'on retrouve exactement dans les textes du Shangqing, le courant qui a été le plus marqué par la tradition des Chuci ; nourritures d'effluves cosmiques, dont nous avons vu que Zhuang zi y faisait allusion aussi, et qui portent des noms qui sont les mêmes que dans certains textes taoïstes. Le nom même de la prêtresse possédée par le dieu, lingbao, est un terme qui a pris, comme nous le verrons, une importance énorme assez tôt dans le taoïsme.
Le thème de la randonnée extatique qui appartient aussi bien aux Chuci qu'au Zhuang zi a joué un rôle majeur dans la tradition chinoise sous l'égide du taoïsme. On le retrouve en poésie, où il constitue un genre à lui tout seul, et dans toutes les méditations visuelles du type Shangqing qui sont présentes à peu près partout dans les pratiques taoïstes, aussi bien dans la méditation solitaire que dans la liturgie.
La tradition des wu n'est pas non plus sans liens avec le milieu de ceux qu'on a appelés les fangshi, ou encore daoren ou daoshi, tous termes qui signifient " hommes à techniques " et qui désignaient sous les Han, selon une remarque judicieuse de De Woskin, ce qu'on pourrait appeler " les autres ", c'est-à-dire les marginaux, les excentriques, par rapport à la doctrine officielle du confucianisme. Ils s'adonnaient à l'astrologie, la médecine, la divination, la magie, la géomancie, ainsi qu'aux méthodes de longévité et aux randonnées extatiques. Idéologiquement très proches de l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents, c'étaient généralement des chercheurs solitaires qui tentaient de trouver des lois dans les phénomènes naturels ; ils étaient les détenteurs d'un savoir parallèle transmis de maître à disciple, soit de bouche à bouche, soit par des écrits secrets. On peut retracer certaines lignées de transmission, mais celles-ci ne constituent pas pour autant des écoles, car ces lignées s'entrecroisent, un même disciple ne se privant pas d'avoir plusieurs maîtres, par exemple, et de cultiver des disciplines diverses.
Leur généalogie est complexe. Ils héritaient de ces archivistes-devins de l'Antiquité dont aurait fait partie Lao zi et qui, sous les Shang et les Zhou, étaient les seuls détenteurs du savoir divinatoire et de l'écriture. Parmi ceux qu'on peut considérer comme leurs ancêtres, il faut compter aussi les " magiciens " des pays nordiques de Yan et de Qi que nous présente le Shiji (Chavannes, Mémoires historiques, III, p. 436-437) qui, au IVe siècle av. J.-C., " possédaient des techniques d'immortalité " et savaient " désagréger leur corps, le dissoudre et le transformer ", ce que le commentateur rapproche expressément des pratiques taoïstes de " délivrance du cadavre " (voir plus bas, p. 106).
Attestée par des inscriptions sur des bronzes Shang, la croyance en l'immortalité physique, caractéristique du taoïsme, remonterait au VIIIe siècle avant notre ère. Divers ouvrages datant d'avant les Han l'évoquent. A Yan, elle était assez vive pour que les rois envoyassent, au IVe siècle avant notre ère, des hommes à la recherche des îles d'immortalité, comme firent plus tard les empereurs Qin Shihuangdi et Wu des Han. Or ces îles d'immortalité, où poussaient des herbes assurant la longévité, sont décrites dans les textes taoïstes qui en ont repris le mythe, et plusieurs des immortels légendaires du pays de Yan sont entrés dans les hagiographies taoïstes. Il semblerait que ce soit à partir de cette époque aussi qu'on a pensé de façon courante que l'immortalité pouvait être acquise au moyen d'ingestion de drogues, premier pas vers la quête alchimique.
En l'absence de tout ouvrage théorique issu de ces milieux de " magiciens " de Yan et de Qi, nous n'avions jusqu'à maintenant que ces quelques témoignages historiques très brefs qui n'avaient valeur que d'indices. Les fouilles archéologiques récentes nous ont permis de connaître un peu mieux les pratiques utilisées et, bien que les documents exhumés ne contiennent que des instructions pratiques assez prosaïques dénuées de théorie générale, ils nous permettent de constater très concrètement l'existence, dès le IIIe siècle av. J.-C., de techniques de longévité très semblables à celles des taoïstes.
Certains de ces documents traitent expressément de pratiques sexuelles et de techniques respiratoires destinées à allonger la durée de la vie en des termes très proches de ceux qui seront utilisés plusieurs siècles plus tard. Ainsi de passages qui font état de " méthodes sexuelles et de régulation du souffle divin " visant à " voir longtemps et à vivre à parité avec le Ciel et la Terre ", d'" abstention de céréales ", de nombreuses références à la circulation du sperme à l'intérieur du corps, d'absorption de souffles cosmiques qui portent les mêmes noms que ceux que donnent les Chuci, de " délivrance du corps " et de mouvements de gymnastique imitant des postures animales, tout comme les évoquent Zhuang zi, puis Ge Hong au IVe siècle de notre ère, et d'autres encore.
L'exorcisme est l'une des activités particulièrement caractéristiques de ces fangshi, tout comme il en est des wu : ces sorciers, appelés lingbao, ici aussi, sont mentionnés comme chasseurs de démons aux côtés du fangxiang, qui n'est autre que l'exorciste officiel de la cour. Un texte du IIIe siècle av. J.-C., récemment exhumé par les fouilles, est très significatif à cet égard. L'on y trouve, rassemblés en faisceau, un bon nombre de traits que nous avons déjà réunis. En outre, il y est fait état du " Pas de Yu ", une " danse " exorciste que le taoïsme a conservée et continue de pratiquer, qui remonte donc au moins à cette époque, ainsi que de postures exorcistes qui se retrouvent dans des textes de - gymnastique taoïste " (daoyin) plusieurs siècles plus tard. Ce texte permet ainsi de reconstruire le lien entre les techniques exorcistes, destinées à chasser les démons occasionnant des troubles divers et les techniques thérapeutiques qui visent à assurer une bonne hygiène et un bon équilibre physique ; c'est, en d'autres termes, l'évolution de l'exorcisme vers la médecine que l'on peut ainsi retracer, le passage de la conception de la maladie comme due aux démons à celle de la maladie comme conséquence d'un mauvais équilibre de vie, d'une part, et, d'autre part, le passage de la démonologie à une angélologie : dans ce texte, la connaissance des démons est fondée sur celle de leurs noms qui sont consignés dans des registres spécifiques, ce qui préfigure les techniques taoïstes visant à maîtriser les démons, dieux ou esprits par le même procédé, qui se concrétise lui aussi en des registres composés de listes des noms de ces esprits.
Les activités divinatoires de ces fangshi s'appuient sur des spéculations cosmologiques et calendérologiques qui préparent la vision du monde des Chinois des Han et sous-tendent celle du taoïsme. C'est à cette époque que s'ébauche le système des correspondances fondé sur la théorie des Cinq Agents et sa mise en relation avec le comput calendérique sexagésimal ainsi qu'avec les nombres et les sons musicaux.
Trois chapitres du Guan zi, un ouvrage " philosophique,> composite de date incertaine, mais antérieur à la dynastie des Han, nous offrent l'occasion de souligner une fois de plus le lien entre le " taoïsme philosophique " et les techniques de longévité dont ils constituent un remarquable exemple. Ces trois chapitres, le Nei ye (l' " oeuvre intérieure "), qui daterait de la fin du IVe ou du début du IIIe siècle av. J.-C., et deux autres portant le titre de Xin shu (l' " art du coeur ") conjoignent ce qu'on a appelé le " quiétisme " du taoïsme et des allusions aux pratiques de longévité. La notion de Tao est à peu près la même que celle du Daode jing : ineffable, lointain, inlocalisable, le Tao est " sans racine, sans tige, sans fleurs ni feuilles " ; il est cependant source de toute vie et proche de toute chose. Il ne peut être appréhendé par les sens, mais peut l'être par le " coeur " qui est le siège de la pensée et des sentiments. Lorsque celui-ci est pur de toute émotion, il est l'égal du Tao et décrit en des termes semblables. Le Saint (sheng ren), à l'instar de celui de Zhuang zi, est à la fois mobile et souple pour s'accommoder " aux temps ", et à jamais inchangé ; en haut il touche au Ciel, en bas à la Terre, et il emplit et connaît universellement le monde entier.
Les voies vers cet état de sagesse ou sainteté résident principalement en la " correction " (zheng) du corps, le terme même qu'emploie Zhuang zi, la pacification du coeur exempt de toute émotion, la concentration et la régulation du souffle. Elles sont évoquées avec des expressions classiques dans le taoïsme, telles que " tenir l'Un ", " garder l'Un ", " obtenir l'Un ", " garder le souffle ". Comme dans toute la tradition taoïste, le corps est comparé à un pays et ses organes à des fonctionnaires dont le coeur est le " prince ". Certains passages sont calqués sur ceux de Zhuang zi, comme celui-ci : " Peux-tu te concentrer?... Peux-tu être Un ?... " (Rickett, p. 164). D'autres énoncent des axiomes de base du taoïsme : la régularité du souffle est liée à la paix du coeur ; les esprits viennent spontanément lorsque la paix intérieure règne. L'équilibre de vie prôné - ne pas trop manger, ne pas trop penser, ne pas trop s'abstenir - est celui que nous retrouverons à plusieurs reprises. Plusieurs notations indiquent une transformation du corps - la vue et l'ouïe deviennent aiguës, l'un des apanages du Saint ; les " neuf orifices " prennent une dimension universelle ; les os et les tendons sont renforcés.
Les principaux outils de cette transformation sont le " souffle " qui a valeur cosmique sous sa forme raffinée d'" essence " (jing), et le xin qui, comme nous l'avons dit, est semblable au Tao lorsqu'il est pur et quiet, ou encore, le " souffle spirituel " (lingqi) qui est dans le coeur et qui est "si grand qu'il n'est rien à l'extérieur, si petit qu'il n'y est rien à l'intérieur ", une phrase cliché qui décrit généralement le Tao.
Il faut ajouter que ce texte est, lui aussi, rythmé comme s'il devait être chanté et mémorisé, et que sa stylistique est très semblable à celle des documents archéologiques présentés précédemment.
C'est vers les IVe et IIIe siècles avant notre ère, époque de grande effervescence intellectuelle, que tous les fondements de la culture chinoise se sont mis en place. Ceux du taoïsme n'ont pas fait exception. Cette époque est caractérisée par un énorme mouvement d'échanges d'idées entre les diverses tendances confucianisme, légisme, taoïsme, etc. - aussi serait-il artificiel de tracer une nette démarcation entre ces courants qui n'ont cessé de dialoguer entre eux. Nous n'avons pas abordé la question, bien connue, du " flirt " entre le légisme et le taoïsme parce qu'il n'a pas laissé de traces dans le taoïsme ultérieur. Nous verrons à l'oeuvre, plus tard, les interactions entre le confucianisme et le taoïsme, qui se font jour déjà dans Zhuang zi et dans les chapitres du Guan zi dont nous avons traité, et qui n'ont cessé d'avoir lieu.
Il suffit pour le moment de distinguer entre quatre composantes qui marquent la naissance du taoïsme : le " taoïsme philosophique ", les techniques d'extase dont les Chuci et Zhuang zi sont les principaux représentants, les pratiques de longévité et d'immortalité physique, et enfin l'exorcisme. Ajoutons que ces quatre composantes coexistent souvent en des proportions diverses chez un même auteur ou dans un même milieu.
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CHAPITRE II : ÉMERGENCES SOUS LES HAN (IIe SIÈCLE AV. J.-C. - IIe SIÈCLE APR. J.-C.)
La mention dans l'un des documents dont nous avons fait état à la fin du chapitre précédent d'un dieu du fourneau, déjà évoqué dans Zhuang zi, nous conduit directement au personnage de Li Shaojun. Celui-ci vivait au temps de l'empereur Wu des Han (140-87) et connaissait, nous dit le Shiji, l'" art du fourneau " qui permettait de faire venir les esprits, celui de ne pas avoir besoin de manger (l'une des pratiques taoïstes, encore) et d'écarter la vieillesse. Il aurait fondu du cinabre qui, par l'entremise des esprits ainsi convoqués, pouvait être transformé en or; l'immortalité était alors assurée à quiconque mangerait dans cette vaisselle d'or. Ce sont les premières traces connues de l'alchimie chinoise. Elles émaneraient du milieu des fangshi.
Ce sont eux encore qui conseillèrent à l'empereur de faire des sacrifices au Grand Un (Taiyi), au Ciel et à la Terre - une triade qui annonce celle des taoïstes - ainsi qu'aux Cinq Empereurs des quatre points cardinaux et du centre, et de porter un étendard sacré où figurerait une représentation du Boisseau (la Grande Ourse) flanquée de celles du soleil et de la lune. Remarquons que, parmi ces dieux, plusieurs sont présents déjà dans les Chuci. Les inspirateurs de ce culte se rattachaient ainsi à un ancien mouvement religieux.
C'est sous l'empereur Wu, et plus généralement pendant la dynastie des Han, que fleurirent en effet les fangshi dont les théories sont étroitement liées à celles des weishu, ou chenwei, les " apocryphes " ésotériques voués à la science des présages, dont ils furent les champions. Ceux-ci, comme leur nom l'indique (wei, de weishu, signifie " trame "), prétendaient être la trame cachée, le fondement ésotérique des Canons classiques, les jing (ce mot, dans l'une de ses acceptions, désigne la chaîne d'un tissu). Ils véhiculaient une idéologie propre à cette époque qu'on a appelée le "confucianisme des Han" ou le jinwen, l'école des " écrits nouveaux ". Ils ont été proscrits et brûlés à la fin des Han et ne subsistent plus que par fragments difficiles à dater, mais dont l'étude et la comparaison avec les textes taoïstes s'avèrent étonnamment fructueuses. L'affinité entre les sujets d'étude des fangshi et celle des taoïstes a été longtemps si grande que la distinction entre ces penseurs et les taoïstes est malaisée à faire, au point que nombre de traités de géomancie ou de divination qui relèvent de la pratique des fangshi ont été incorporés dans le Daozang.
L'art des fangshi et l'idéologie qui sous-tend les weishu sont fondés sur un développement et une application extrêmement élaborés des théories de l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents, et l'on peut considérer que c'est à partir de ce développement et de ces applications - ou tout au moins dans la même direction - que se sont construits tout le langage, le code et un très grand nombre de pratiques et de croyances du taoïsme. Le principe même du talisman ou de l'écrit comme gage d'alliance entre les dieux et les hommes, et celui du pouvoir que donne la connaissance des noms des dieux et des démons, hérités de l'Antiquité par le taoïsme, est passé par l'élaboration que lui ont fait subir les weishu. Les spéculations sur le Yi jing qui sont liées à ce milieu, et qui furent si actives sous les Han, disparurent à peu près de la scène officielle après eux, alors qu'elles furent tout du long activement poursuivies au sein des milieux taoïstes qui en maintinrent ainsi la tradition et en firent hériter le néoconfucianisme sous les Song, celui-ci ne faisant alors que reprendre le flambeau dont la flamme avait été entretenue et est encore entretenue par le taoïsme.
Certains traits précis, d'ordre mythologique, sont des preuves indubitables de l'héritage apporté par ces weishu au taoïsme, comme la mention de l'un de leurs textes, le Sanhuang wen, l'existence de dixiazhu (des " gouverneurs souterrains "), des mentions de plantes ou élixirs d'immortalité qui se trouvent dans les montagnes ou qu'apportent des " filles de jade ", les noms donnés soit aux empereurs des points cardinaux, soit aux dieux corporels, qui sont les mêmes dans certains textes taoïstes. Ce sont des notations éparses très significatives qui permettent de penser que ce qui constitue les bases du taoïsme existait déjà et était assez bien établi à cette époque et dans ce milieu. Nous ne pouvons que regretter plus amèrement la disparition de ces textes dont il ne nous reste que des fragments et qui nous auraient peut-être considérablement éclairés sur les premiers temps du taoïsme. On peut considérer qu'une grande partie des croyances et des méthodes qui seront exposées dans les chapitres suivants existaient déjà sous une forme très semblable dans le milieu des fangshi des Han.
Il est, en tout état de cause, possible actuellement d'établir que la cosmologie taoïste a indubitablement pris racine dans celle des fangshi telle qu'elle s'exprime dans les weishu, dans le chapitre calendérique du Hanshu (l'" Histoire des Han ") et dans certains instruments de divination comme le shi. La représentation du monde qui s'est formée à cette époque obéissait à des préoccupations à dominante divinatoire, selon une très ancienne conception de la divination dont on trouve des traces sous les Shang et qui consistait essentiellement à connaître le moment et le lieu favorables pour une action. L'univers étant perçu comme éminemment changeant, ce qui est bon à un moment donné ne l'est pas à l'autre, un endroit favorable à un moment donné ne l'est pas à un autre. Ainsi, un événement, fait ou individu, prend son sens dans un contexte donné, construit selon un système d'interrelations dont il faut connaître la morphologie. De là sont nées toutes sortes de spéculations et de " cartes " du monde où chaque secteur de l'espace doit être situé dans un temps donné, ce qui conduit à accorder à la calendérologie une place importante. Or, c'est à cette époque que les calendérologistes et les devins ont le plus travaillé, encouragés probablement par la doctrine officielle de l'État, un confucianisme imprégné des théories du Yin-Yang et des Cinq Agents, et ont ainsi établi les bases de ce qui sera la cosmologie de la Chine classique et en particulier celle du taoïsme. Mis en présence de plusieurs systèmes de datation et d'orientation, ils ont cherché à les raccorder ensemble pour tenter d'en dresser un système cohérent et ont été ainsi conduits à dessiner des cartes du monde qu'on trouve soit dans des textes comme le Yueling (les " Ordonnances mensuelles " incorporées dans le Li ji, le " Classique des rites ") ou le Huainan zi, soit dans les tables de divination. Et c'est de ces cartes du monde et des spéculations sur sa genèse que le taoïsme a directement hérité.
Selon cette cosmologie, dont nous n'exposerons ici que très succinctement, ce qui annonce celle du taoïsme, la lente gestation processive de l'univers à partir du Yuanqi, le Souffle primordial, s'est faite sous la forme de plusieurs Genèses, au cours desquelles se constituent peu à peu les formes et la matière. Trois " Originels " (sanyuan), du Ciel, de la Terre et de l'Homme, président à une tripartition du cosmos. Au centre du Ciel, le Boisseau (la Grande Ourse) qui se substitue à l'étoile polaire, demeure de l'Un suprême, le Taiyi, dont la circulation ordonne le monde en neuf secteurs, les Neuf Palais (huit périphériques, pour les huit points de la rose des vents, et un central) en se déplaçant à partir du centre vers la périphérie. Ces Neuf Palais sont mis en correspondance avec les neuf premiers chiffres, et les huit de la périphérie avec les huit trigrammes du Yi jing ; ils sont entourés par les douze signes cycliques et ceux-ci par vingt-huit constellations. Les quatre coins du monde sont les Quatre Portes, respectivement des démons ou de la lune au nord-est, de la Terre au sud-est, des hommes ou du soleil au sud-ouest, et du Ciel au nord-ouest. Sur ce tableau cosmique, la répartition des chiffres liés aux points cardinaux se fait selon plusieurs dispositions possibles, le système dit nayin qui les met en correspondance avec les notes de musique et qui figure de nos jours encore dans les almanachs populaires étant celui qui a été adopté le plus communément par les taoïstes des Maîtres célestes ou du Shangqing et dans la liturgie, par exemple.
Cette construction du monde est celle-là même que reflète celle de l'autel de la liturgie taoïste (voir plus bas, p. 169).
A cette époque aussi s'est développée l'école dite Huang-Lao qui constitue l'un des maillons importants dans l'histoire de la constitution du taoïsme, et qui tient son nom de l'empereur Huang di (l'Empereur jaune) et de Lao zi qu'elle vénérait tous deux comme des patrons. Elle avait son centre dans le pays de Qi (au nord), dont la famille princière prétendait être issue de Huang di, où un soi-disant descendant de Lao zi était venu s'installer et dont le chancelier pratiquait le gouvernement par le non-agir selon les préceptes de Lao zi.
De Huang di, Zhuang zi nous donne une image ambiguë, tantôt le tournant en dérision pour avoir voulu, souverain prétentieux et dangereux par son excès de zèle, remettre le monde en ordre, tantôt le présentant comme un disciple éclairé à l'écoute d'enseignements de longévité. Nous avons déjà relevé que plusieurs livres qui lui étaient attribués étaient classés avec l'école taoïste. La teneur de ces livres, selon Ban Gu, l'auteur du Hanshu (l'" Histoire des Han "), ressemblait à celle du Lao zi. Le Huainan zi et le Lie zi contiennent des passages cités sous le nom de Huang di qui en fait figurent dans le Zhuang zi et le Daode jing ; c'est dire l'imbrication des trois personnages. L'école Huang-Lao prônait le renoncement aux richesses et l'application des recettes de longévité, et mettait en pratique l'art du gouvernement par le non-agir. Plusieurs magistrats de l'empereur Wu des Han, émules du chancelier de Qi, prétendirent ainsi régler les affaires administratives par la nonintervention.
Déjà, sous les Royaumes combattants, certains légistes comme Shang Yang et Han Fei zi s'étaient adonnés à l'étude conjointe de textes de Huang di et de Lao zi. Il semble, dans ce contexte, qu'on ait tenté d'adapter les principes du non-agir et la dimension transcendante du Tao apportés par Lao zi et Zhuang zi, impraticables à l'état pur, pour les intégrer dans la société humaine de façon plus concrète et plus vivable, en les accordant à des notions plus réalistes comme celle d'" opportunité ", par exemple, que font intervenir les légistes. A cet égard, pour la période qui nous occupe, le Huainan zi nous paraît être tout à fait exemplaire.
Bon témoin de la cosmologie des Han, cet ouvrage, qui fut rédigé collectivement sous la direction du prince de Huainan (180-122), représente assez bien les tentatives de syncrétisme qui ont marqué cette époque, s'essayant à concilier les idéaux taoïstes et confucianistes en les assortissant de composantes empruntées au légisme, plus réalistes sur le plan politique et social. Par ailleurs, le substrat cosmologique de l'ouvrage qui relève de l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents est aussi celui du taoïsme; outre la mention du Souffle primordial comme Origine du monde, présente aussi dans les commentaires des weishu du Yi jing de la même époque, on y trouve ce qui constitue un trait fondamental de la cosmogenèse taoïste : la naissance du monde par bipartition de ce Souffle en souffle pur et clair qui s'élève pour former le Ciel, et souffle lourd et opaque qui descend former la Terre. Mais il y a plus : la figure qui assure une cohérence métaphysique, théorique et ontologique aux diverses tendances idéologiques en présence et les assemble de l'intérieur est celle du Saint, mais un Saint, précisément, qui réconcilie les hautes sphères spirituelles où évolue celui de Zhuang zi, et les exigences plus terre à terre d'un homme politique, et qui, en outre, tient également du Saint du Yi jing (le " Livre des mutations ") et des confucianistes, civilisateur et ordonnateur cosmique. Le personnage de Huang di y est significatif : il est empereur, à l'encontre de Lao zi qui n'a jamais été présenté tout au plus que comme un conseiller des souverains. Le Saint du Huainan zi est l'incarnation du Tao, du Centre-Un, qui à la fois rend possible et sauvegarde la multitude en laquelle se réfléchit doublement cette unité centrale : en tant que celle-ci est composée d'unités distinctes et en tant qu'elle forme un tout cohérent et unifié, l'Un qui constitue toutes les multiplicités. C'est en ce sens qu'il possède toutes les qualités d'un homme politique : il " distribue ", il " contrôle les détails ", " porte attention aux petites choses, veille à ce qui est infime [...], prend garde aux multiples facettes ", " pèse les opportunités ". Il sait juger un homme. Il respecte les hiérarchies qui donnent à la société sa stabilité structurelle. " Souple comme le cuir et le jonc ", il sait se transformer et s'adapter aux besoins et aux moeurs qui changent avec les époques. En somme, il concilie la nescience mystique, le non-agir et l'" inutile ", le gratuit, prônés par Zhuang zi, la présence du Tao enracinée en son coeur, avec la prudence, la sagesse avisée du fin politique et de l'homme du siècle. Son universalité tient à la fois de celle du Tao présent en toute chose et partout sous toutes les formes, et de la polyvalence du génie de l'homme d'État.
Une question reste. Quel est le lien exact entre le non-agir philosophique et les recettes de longévité qu'au début de notre ère le philosophe sceptique Wang Chong attribuait nommément au taoïsme (daojia) ? Il est d'autant plus difficile de le dire que ce lien semble avoir évolué avec le temps. Nous avons vu que Zhuang zi tient des discours tant sur la première méthode que sur la seconde. De même Huang di est à double face à cet égard. Il est aussi une figure importante pour lesfangshi, pour qui il est le patron de la médecine, de l'alchimie et des recettes de longévité. Il aurait atteint à l'immortalité et se serait envolé après avoir fondu un trépied magique. Par ailleurs, les témoignages sont nombreux qui font de Lao zi un patron de pratiques physiologiques au début de notre ère. Or, un centre de fangshi se trouvait dans le pays de Qi, lieu de prédilection de l'école Huang-Lao. Il semblerait, selon A. Seidel (p. 50 sq.), que la doctrine du gouvernement par le non-agir ait reculé peu à peu au profit de celle des pratiques physiologiques individuelles. Quoi qu'il en soit, le terme de " huang-lao ", dépouillé de ses connotations politiques, est resté synonyme de " taoïsme " jusque sous les Song au moins, où on le trouve très couramment utilisé avec cette acception dans les ouvrages d'" alchimie intérieure ".
Tant les textes que les témoignages archéologiques nous indiquent que la période des Han est une grande période d'exaltation de l'immortalité et de la quête de longévité, et dans ces notions nous retrouvons le mélange hybride de deux tendances qui ne concordent pas tout à fait: le désir de vivre longtemps en restant jeune, et la recherche d'un au-delà de la vie ordinaire, d'un merveilleux qui se concrétise à la fois par des pouvoirs extraordinaires et par des états mentaux différents. Nous possédons des hagiographies, issues de documents historiques ou puisant à des sources plus populaires, qui décrivent ces immortels (les xian) ou chercheurs d'immortalité. Ce sont des textes plus récents, mais composés à partir de sources anciennes relatant des faits antérieurs, qui nous livrent une peinture très vivante de ces immortels.
Aimant à vivre cachés, à l'écart du monde, retirés dans les montagnes et demeurant souvent dans des grottes, ces immortels, parmi lesquels on compte Huang di et Lao zi, encore eux, sont maîtres de la pluie et du vent comme les sorciers wu, et, comme le Saint de Zhuang zi, entrent dans le feu sans se brûler et dans l'eau sans se mouiller, ce qui signifie qu'ils savent dominer le Yin et le Yang (eau et pluie, feu et vent). Ils montent et descendent à leur gré avec les nuages, sont gens ailés à qui il pousse des plumes et -qui chevauchent soit des grues, soit des poissons (air-Yang et eau-Yin). Ils connaissent l'avenir. Ils sont maîtres du temps, mais aussi de l'espace; ils savent à volonté rapetisser le monde à la taille d'une gourde, mais aussi faire d'une gourde un monde aussi vaste que l'univers. Ils sont éminemment évanescents, disparaissant et apparaissant en un clin d'oeil. A l'instar des immortels du mont Gushi de Zhuang zi, comme le poète des Chuci, ils se nourrissent de souffles et de nuées, mais aussi de fleurs, de graines et de simples. Guérisseurs, ils fabriquent des drogues, pratiquent des exercices respiratoires et gymnastiques. Ils ont souvent une apparence extraordinaire, portant longues oreilles et possédant des pupilles carrées. En un mot, ils conjuguent les traits des exerciseurs thérapeutes, des magiciens et de l'immortel. Ce ne sont pas leurs qualités morales qui sont essentielles - les parangons de moralité relevant plus du confucianisme - mais leur participation active et mystique au mécanisme naturel de la vie et du monde.
À partir du milieu du IIe siècle apr. J.-C., une évolution se fit jour pour aboutir à une divinisation de Lao zi qui, entre-temps, a été plus ou moins confondu avec Huang di et avec le dieu Taiyi. Lao zi incarne alors le Saint cosmique du taoïsme tel qu'il est dépeint par Zhuang zi, tel que Huainan zi en reprend la description. Mais s'y ajoutent des notations intéressantes indiquant l'incorporation d'un élément mythique cosmologique : il demeure dans le Boisseau, centre de la sphère céleste, en descend et y remonte, ce qui lui donne un statut d'intermédiaire entre le Ciel et le monde des hommes; il est entouré des quatre animaux héraldiques des quatre points cardinaux, ce qui le désigne comme le centre; il se transforme suivant le cours du soleil et des saisons, ce qui signifie qu'il assume de multiples apparences au gré des temps. Comme le Tao, il sait s'étirer à l'infini et se restreindre à l'infime. Cette description est à peu près la même que celle du dieu Taiyi et correspond au rôle de régulateur et animateur central, qui est celui du souverain dans la Chine ancienne, et celui de l'adepte taoïste en méditation. Le Lao zi divinisé n'est autre qu'une hypostase du Saint cosmique taoïste, de cette forme anthropomorphique du Tao que nous évoquions à propos du Daode jing, mais plus précise et plus imagée, assortie des symboles qui seront utilisés par les textes taoïstes et qui constitueront une bonne partie de leur langage.
Mais Huang di nous conduit encore vers une autre piste, celle de la religion populaire. Une étude faite par A. Seidel à partir des textes funéraires des Han révèle que la divinité suprême était appelée soit " empereur céleste ", soit " empereur jaune " (huangdi), soit encore le " dieu jaune du Boisseau ". L'examen de ces textes est très intéressant pour nous. Outre cette mention du Boisseau, nous rencontrons un envoyé du dieu suprême, monstre armé jusqu'aux dents, entouré des animaux héraldiques des quatre points cardinaux et assisté de démons exécuteurs de sa justice, dans lequel on peut reconnaître le prototype des démons protecteurs et exorcistes du taoïsme. Non moins significative, la tenue des registres de vie et de mort par les Cinq Empereurs des Cinq Pics, ces Cinq Pics célèbres du taoïsme. L'aspect bureaucratique de cette forme populaire de religion est à relever en effet : outre la mention de la tenue de ces registres qui règlent le temps de vie et la date de la mort, on trouve dans ces textes la phrase même qui clôt les documents officiels des Han: ru lüling, "au nom des décrets et ordonnances ", phrase reprise par les Maîtres célestes et incorporée dans les textes liturgiques jusqu'à nos jours. Le caractère exorciste de cette religion populaire, fortement marqué, est assorti d'une connotation à la fois judiciaire et morale: l'absolution des fautes y occupe une grande place, de celle, en particulier, qui consiste à molester les esprits de la terre en construisant une maison ou en creusant une tombe qui entraîne une demande de pardon destinée à apaiser les esprits courroucés; la durée de la vie et la date de la mort sont liées à la conduite morale, et le terme de " délivrance " (jie, celui que nous rencontrerons pour signifier la " délivrance du cadavre ", voir plus bas) implique l'idée d'emprisonnement dans les enfers souterrains en même temps que celle du rachat des fautes. Ici, contrairement aux croyances de l'élite exposées dans les textes classiques, les âmes hun et po vont conjointement sous terre, ce qui s'accorde avec celles qui sont exprimées dans le Taiping Jing (voir plus bas).
Le Lao zi bianhua jing (le " Livre de transformations de Lao zi "), étudié par A. Seidel, est un texte que nous ne possédons plus que sous une forme altérée. Il semblerait dater de la fin du IIe siècle apr. J.-C. et être issu de milieux populaires du Sichuan dont il exprimerait les croyances. Comme son titre l'indique, il traite des transformations de Lao zi, c'est-à-dire, en tout premier lieu, d'un Lao zi divinisé décrit par moments avec les termes qui sont utilisés pour décrire le Tao : il " façonne " le monde, son existence est antérieure à l'univers et remonte à l'origine des êtres, et il revêt une stature cosmique. Immortel, ce dieu Lao zi se transforme éternellement, soit au plan cosmique en suivant les révolutions des astres, soit au plan humain en adoptant des identités diverses sous lesquelles il joue, en des réincarnations successives depuis l'origine des temps, le rôle traditionnel de sage conseiller des empereurs et leur livre un enseignement. Dieu sauveur, il annonce au peuple qu'il interviendra pour rétablir l'ordre compromis lors de la fin de la dynastie des Han : il a donc, dans une certaine mesure, un caractère révolutionnaire. En outre, il prend figure ans e corps même de l'adepte en méditation. Il conseille la pureté exempte de tout désir et de toute action intentionnelle. Il prône la récitation des " cinq mille mots " (le surnom du Daode jing) et la confession des péchés.
Nous pouvons relever dans ce texte quelques traits fondamentaux qui demeureront dans l'histoire du taoïsme. La figure du Saint se précise. Comme le Tao, dont il n'est que la forme anthropomorphisée, il est à double face : l'une obscure et cachée, qui est primordiale, l'autre brillante, manifeste et agissante. Son action joue sur trois plans : l'un cosmique - il façonne la terre et le ciel et fait tourner les astres; l'autre est personnel - il est objet de méditation pour l'adepte qui s'identifie à lui; le troisième est sociopolitique - il s'incarne pour conseiller et pour diriger les empereurs et pour sauver le peuple lorsque les désordres sont trop grands, et il prône une bonne conduite. Ce dernier aspect du rôle de Lao zi se retrouve dans toute l'histoire du taoïsme. Repris sous les Six Dynasties, le thème des réincarnations successives de Lao zi fut considérablement développé sous les Tang puis à nouveau sous les Song. Il fournit l'occasion de brosser toute l'histoire du taoïsme en y rassemblant tous les éléments sous l'égide de Lao zi et de présenter celui-ci comme l'unique révélateur, en différentes renaissances et sous différentes formes, de tous les enseignements et de toutes les écoles de cette religion.
En résumé, on peut retenir que le taoïsme est l'héritier de plusieurs tendances qui ont cours sous les Han et qui s'y croisent, et qu'il les a rassemblées en un faisceau : spéculations cosmologiques, théologiques et anthropologiques des fangshi en quête d'immortalité, respect du non-agir et religion populaire. Ces tendances se manifestent dans toutes les parties de la Chine : à la cour, recherche de longévité et spéculations cosmologiques; au nord, dans le pays de Qi, présence d'une école Huang-Lao et d'un centre de fangshi ; dans le Sichuan, culte de Lao zi ; dans toutes les couches de la société, chez le prince et dans le peuple. Soulignons que, sous les -Han, le terme de " taoïsme " (daojia) désigne aussi bien, sans distinction, les chercheurs d'immortalité et leurs techniques (chez Wang Chong, par exemple, Lunheng 7), et le courant Huang-Lao (Hanshu), ainsi réunis.
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CHAPITRE III : LES MAÎTRES CÉLESTES
Dans le cours du IIe siècle apr. J.-C., de nouveaux événements surviennent qui ont une importance majeure pour l'histoire du taoïsme et qui signent l'apparition d'un taoïsme collectif d'esprit bien différent de celui des fangshi indépendants, plus ou moins légendaires et anonymes, que nous avons évoqués jusqu'ici. Nombre d'éléments que nous avons relevés s'y retrouvent cependant, et il se situe dans une certaine mesure dans le prolongement de ce que nous connaissons déjà. Mais le fait nouveau et essentiel réside en ce que le taoïsme prend une forme organisée.
En relation avec l'éclipse du mouvement Huang-Lao relégué au second plan par l'instauration du confucianisme comme doctrine d'État, un clivage se produisit entre la doctrine officielle et les courants taoïsants qui se réfugièrent soit dans les gynécées, soit dans les couches paysannes.
Deux mouvements apparaissent, distincts, mais parallèles et liés par des ressemblances certaines : celui des Cinq Boisseaux de riz (wudou mi dao) dans le Sichuan, et celui des Turbans jaunes au centre et à l'est. Ce dernier, mené par Zhang jue, recueillait des adeptes en masse et l'on y " guérissait les foules " ; il aboutit en 184 à un soulèvement qui faillit renverser la dynastie des Han jugée comme décadente. Ses adeptes vénéraient le Dieu jaune et croyaient en une ère nouvelle qui apporterait le règne d'un " Ciel jaune " (couleur de l'Agent Terre qui, selon l'ordre suivi par l'École des Cinq Agents pour l'engendrement de ces Agents les uns par les autres, succède au Feu, de couleur rouge, qui présidait aux destinées de la dynastie des Han) en l'honneur duquel ils portaient ce turban qui leur valut leur surnom. Cette ère idyllique annoncée serait celle de la " Grande Paix " (Taiping) - d'où un autre nom donné à ce mouvement, celui de la " Grande Paix " (Taiping dao). Cela renvoie à une utopie chinoise d'un Age d'or (datong) tout d'harmonie, de paix, de sagesse et d'égalité, dont on trouve trace dans les Classiques, mais qui semble être d'origine autre que confucéenne, et qui était illustrée par des descriptions d'un État idéal situé à l'ouest, le Da Qin, identifié à l'Empire romain. Tout au long de l'histoire des Han, une faction politique de la région de Qi avait tenté de faire prévaloir à la cour une doctrine de la Grande Paix qui s'était répandue dans le peuple lorsque le pouvoir officiel fut discrédité. L'élément nouveau qu'apporte ici ce mouvement est d'ordre messianique : cette ère de paix n'est plus située, comme auparavant, dans un passé infiniment lointain; elle est à venir, dans une date proche, l'an 184, précisément, marqué par les signes jiazi, les premiers de la série sexagésimale des signes de datation, ce qui lui donnait un caractère particulier, un peu comme l'an mille chez nous; nous sommes en présence d'une doctrine millénariste.
Les Turbans jaunes furent finalement écrasés par les Han. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les taoïstes (l'école du Shangqing, par la voix du Zhengao, par exemple - voir chap. v) les rejettent. Pourtant, leurs pratiques, telles les guérisons par la confession des péchés et par des retraites, la récitation de textes sacrés, leur hiérarchie ecclésiastique calquée sur la triade chinoise, Ciel, Terre, Homme, qui faisait déjà partie de la doctrine confucéenne, leur vénération du dieu Huang-Lao, étaient très proches de celles des Maîtres célestes, qui en outre adoptèrent leur livre sacré, ou un autre semblable et de même titre, le Taiping jing. De plus, comme le mouvement des Maîtres célestes, celui de Zhang jue se situe dans la lignée de l'idéal taoïsant du Saint souverain qui assume en même temps le rôle de chef religieux.
Par ailleurs, en 142 apr. J.-C., Lao zi, qui était vénéré dans les couches populaires comme un grand saint et qui, rappelonsle, fut divinisé peu après, en 165, sous le titre de Taishang Lao jun (" le très haut seigneur Lao "), apparaissait à Zhang Daoling, un représentant de la classe des petits propriétaires terriens qui s'était retiré dans les monts du Sichuan et avait rallié le milieu des fangshi. Il apportait la nouvelle loi de l' " Un orthodoxe (Zhengyi) à autorité de serment juré " qui devait propager le règne des Trois Cieux, délivrer le monde de la décadence due à l'influence néfaste des Six Cieux, et rétablir en son état parfait le " peuple semence ", le peuple des élus. Il semble que, plus que de renverser la dynastie des Han, il s'agissait d'instituer un interrègne fondé sur une idéologie religieuse qui devait préparer l'avènement d'une nouvelle et vertueuse dynastie. Le Maître céleste devait être le vicaire terrestre du dieu Lao jun à qui celui-ci, ayant retiré le mandat céleste à l'empereur, avait confié le soin de diriger le peuple élu. Ce mouvement reçut d'abord la dénomination de doctrine (dao, " voie ") des " Cinq Boisseaux " en raison de la contribution de cinq boisseaux de riz que devaient verser ses adeptes. Il prit rapidement une grande extension. Il se développa considérablement sous la direction du fils de Zhang Daoling, puis de son petit-fils Zhang Lu (v. 190-220), qui organisèrent dans le Sichuan un véritable État indépendant jouissant, grâce aux taxes prélevées sur les fidèles, d'une autonomie politique, mais aussi financière. Zhang Lu, qui semble n'avoir jamais prétendu au trône, se rendit en 215 à Cao Cao en reconnaissant en lui le nouvel empereur légitimé par le dieu Lao zi et, en contrepartie, fut doté par ce dernier de titres et de revenus et installé dans la capitale. Il gagna par la suite de nombreux fidèles à sa voie. Ses héritiers désormais porteraient le titre de Maîtres célestes, emprunté à un passage de Zhuang zi, prétendant assumer le rôle d'instructeurs et de guides à la place de Lao zi dont les incarnations terrestres avaient pris fin. C'est la première forme organisée du taoïsme. Appelé aussi Zhengyi, du nom de la révélation reçue, le mouvement se perpétua si bien qu'au IIIe siècle apr. J.-C. il comptait plusieurs familles puissantes parmi ses membres et protecteurs, passant ainsi de la couche populaire et paysanne, où il s'était recruté, à celle des aristocrates. L'organisation survécut jusqu'aujourd'hui avec, à sa tête, une lignée de Maîtres célestes héréditaires, descendants de Zhang Lu, qui continue de se perpétuer et de présider aux destinées de cette Église.
Nous pouvons reconstituer un certain nombre de traits qui caractérisaient les croyances, les pratiques et l'organisation de ce mouvement grâce à des sources de différentes sortes. Certaines, comme les textes bouddhiques des Ve et VIe siècles, doivent être lues cum grano salis en raison de leur caractère polémique. Elles peuvent être complétées et rectifiées grâce à des sources historiques qui ne donnent malheureusement que des informations fragmentaires, auxquelles s'ajoutent quelques textes taoïstes.
Comme les Turbans jaunes, les adeptes de la " Voie des Cinq Boisseaux de riz " croyaient en un âge d'or et souhaitaient réaliser un État parfait gouverné par la religion et la morale auquel tendait l'organisation étatique qu'ils avaient mise sur pied au Sichuan. Cet État avait à sa tête le Maître céleste, dont les trois premiers, fondateurs du mouvement, reçurent un culte à la façon d'ancêtres. Il était divisé en vingt-quatre circonscriptions, sièges à la fois administratifs et religieux, des zhi (ou des hua, à partir des Tang, en raison d'un tabou sur le mot zhi). Chacun de ces vingt-quatre zhi était mis en rapport avec l'un des Cinq Agents, l'une des vingt-quatre périodes de l'année, l'une des vingt-huit constellations zodiacales (dans deux cas avec deux, et dans un cas avec trois), et avec des signes de cycle sexagésimal, et tout fidèle relevait de l'une de ces circonscriptions selon le signe cyclique de sa naissance. Chacune de ces circonscriptions était administrée par vingt-quatre fonctionnaires qui avaient sous leurs ordres deux cent quarante armées d'esprits, comprenant deux mille quatre cents généraux, vingt-quatre mille officiers et deux cent quarante mille soldats. Ce système administratif, où se retrouvent les schémas cosmologiques des Han, était à la fois imprégné d'esprit archaïsant proche de l'administration qu'avait voulue instituer Wang Mang (9-25 apr. J.-C.), reflétant un système utopique décrit dans le Rituel des Zhou (Zhouli), en même temps qu'inspiré par un idéal de vie communautaire villageoise.
L'esprit bureaucratique dont nous avons déjà relevé des traces dans la religion populaire chinoise des Han est à l'oeuvre, l'administration et la religion allant de pair : la hiérarchie religieuse adopte des titres empruntés à la titulature des Han : jijiu, zhubu, ling .. ; les charmes et requêtes adressés aux dieux sont faits sur le modèle des actes administratifs, se réclamant, par exemple, comme ceux-ci, de l'autorité de codes nommément désignés. Les fidèles sont groupés par famille dont chacune est rattachée à une circonscription. Des registres d'état civil sont tenus à la fois par les familles et dans chacune de ces circonscriptions. Tout changement dans cet état civil doit y être porté et est accompagné de contributions en nature de la part du fidèle. Ces registres ont pour réplique ceux que tiennent les divinités. De l'exactitude de leur tenue à jour, qui se fait périodiquement lors de grandes assemblées (les 7 du premier et du septième mois et le 15 du dixième mois), dépend l'efficacité des requêtes adressées aux divinités, car celles-ci comportent l'état civil détaillé de l'intéressé qui permet de l'identifier avec certitude. Ces registres font en outre fonction de talismans, et les contributions apportées pour leur mise à jour, appelées " gages de foi ", établissent un lien entre le fidèle, le maître et les divinités qui président au destin. Par ailleurs, ainsi que l'écrit R. Stein, " l'idéal de vie communale, avec sa morale et sa vie relativement fermée en vase clos ", se profile également en arrière-plan, dans la personne des chefs des communautés, par exemple, qui sont élus pour leur sagesse et leur intégrité.
Les néophytes s'appellent " corvéables démons " (ou des " démons "), et ceux qui dirigent un groupe s'appellent des " instructeurs " ou jijiu, " libateurs ". L'instruction semble s'être faite sous la forme d'un catéchisme du genre de celui que l'on trouve dans le Xiang'er, un commentaire du Daode jing attribué à Zhang Lu, très soucieux de répandre la " vraie voie " et de lancer des anathèmes contre les doctrines fallacieuses : l'Un qu'il faut " garder " est Lao zi divinisé et son enseignement ; le Xiang'er part en guerre contre les " magies vulgaires et fausses " qui assignent un nom et une apparence au Tao et à l'Un et en font une méthode de méditation. Cela nous donne probablement un écho des luttes qui opposaient les Maîtres célestes à d'autres tendances comme celles dont témoigne le Laozi bianhua jing mentionné dans le chapitre précédent, ainsi que de multiples indices qui attestent de l'antiquité des méditations visuelles qui se développeront si fort plus tard.
Les jijiu remplissaient des fonctions à la fois religieuses et administratives; ils recevaient les impôts (riz, tissus, papier, pinceaux, nattes ... ) et établissaient des " auberges d'équité " le long des routes. Celles-ci étaient comparables aux relais officiels de l'administration des Han; l'on y disposait riz et viande à l'intention des voyageurs qui ne devaient pas en manger plus qu'à leur faim, sous peine de châtiments. Des " fonctionnaires des démons " étaient en outre chargés de faire faire leurs prières aux malades et de rédiger pour eux les requêtes adressées à la triple administration du Ciel, de la Terre et de l'Eau. En effet, la caractéristique dominante des prêtres des Maîtres célestes réside dans leur compétence à rédiger des requêtes et à les acheminer vers les puissances divines; c'est là leur fonction principale.
Les fidèles, hommes ou femmes, gravissaient les échelons de la hiérarchie en proportion de leurs mérites, jusqu'à être ordonnés comme maîtres (daoshi) et recevoir alors, au cours d'une cérémonie, que les textes comparent à l'investiture des rois, le " registre ", constitué par la liste des esprits qu'il est en leur pouvoir de mander, qui définissait leur rang non seulement dans la hiérarchie ecclésiastique, mais aussi dans la bureaucratie céleste.
Le droit et la morale étaient confondus. Les fautes - ivresse, débauche, vol - épiées et notées par les dieux, dont certains sont d'origine populaire, comme les dieux du sol et du foyer, étaient rachetées par la confession, souvent publique, et par des pénitences qui consistaient en actes de bienfaisance, comme la réparation des routes ou une retraite imposée (dans les " maisons de retraite ") pour inciter le pécheur à la réflexion. Les maladies étaient considérées comme des châtiments envoyés en raison de péchés commis et étaient donc soignées par des moyens religieux comme la confession ou l'usage d'eau charmée.
Les fidèles s'adonnaient à la récitation de textes sacrés, le Daode jing en particulier, ainsi qu'à la respiration embryonnaire et à l'abstinence des céréales. A dates fixes, en particulier aux équinoxes, des cérémonies collectives, qui s'accomplissaient généralement en plein air, où les maîtres répandaient leur enseignement, préceptes et défenses, les réunissaient en assemblées (hui) ou en "jeûnes" (zhai), d'un mot emprunté à la religion officielle et utilisé encore de nos jours pour désigner les cérémonies taoïstes. Ce sont en quelque sorte les ancêtres des cérémonies liturgiques taoïstes (zhai ou jiao).
Ces cérémonies étaient souvent ponctuées de repas pris en commun, parfois de vraies agapes, héritage de pratiques anciennes souvent liées au culte des dieux domestiques, des dieux du sol ou des tombes (le creusement d'une tombe exigeait d'être compensé par un rite de contrition envers le dieu du sol ainsi molesté). Ces repas étaient désignés sous le nom de " cuisines " et avaient aussi lieu indépendamment, soit lors des changements d'état civil, à l'occasion de naissances ou de décès, soit pour écarter le malheur et apporter des " bonheurs ", mais en tout cas au début de l'année et lors des " assemblées " des " Trois Fonctionnaires ". Une hiérarchie stricte y régnait sur les participants, où primaient les mérites et l'ancienneté dans la voie, sans considération pour le statut social. Ils étaient composés de trois sortes d'aliments : des hors-d'oeuvre, de l'alcool (ce qui explique le titre de " libateurs " des chefs de groupe), dont il fallut réglementer la quantité pour restreindre les abus, et du riz. Ces repas avaient obligatoirement lieu en groupe, dont le nombre des participants était précisé, en principe, et étaient offerts autant aux divinités qui y étaient présentes qu'aux fidèles. Les " cuisines " disparaîtront en tant que telles vers le VIe siècle, mais subsisteront sous la forme d'" offrandes " faites aux divinités en remerciement des faveurs reçues.
Parmi les " assemblées " figuraient les fêtes des " trois administrations " (sanguan) - du Ciel, de la Terre et de l'Eau chargées de contrôler les actions humaines et de les sanctionner, qui avaient lieu trois fois par an; elles étaient destinées à guérir les malades en adressant des pétitions à ces sanguan en trois exemplaires : l'un adressé au Ciel devait être brûlé et ainsi porté vers les sphères célestes par la fumée; l'autre, adressé à la Terre, était enterré, et le troisième, adressé à l'Eau, était immergé. Ce processus restera dans de nombreuses pratiques rituelles taoïstes, et d'autres écoles, comme celle du Shangqing, par exemple, l'adopteront.
Du " Jeûne de la boue et du charbon " (tutan zhai), il nous reste une description, probablement remaniée par Lu Xiujing au Ve siècle, traduite en partie et expliquée par Maspero (p. 416), extraite d'une anthologie datant du VIe siècle (Wushangbiyao, résumé par J. Lagerwey, p. 156-158). C'est un rituel de contrition mené par les adeptes enduits de boue et de charbon en signe de repentir, couchés, les mains attachées dans le dos, une pièce de jade dans la bouche comme les criminels, et destiné à demander le pardon des péchés commis par les membres vivants et morts de la famille des participants, de ceux-ci, du " peuple tout entier ", " de tous les hommes et animaux sur terre " - un rituel de salut universel, par conséquent. On y récite ses péchés en une longue litanie, on y invoque les divinités des cinq et dix directions, et il se termine sur un rite conservé jusqu'à nos jours où le prêtre procède à la " sortie des fonctionnaires " (chuguan) : il charge les messagers que sont ses esprits corporels de porter aux divinités célestes sa prière rédigée en forme de mémoire et accompagnée de la confession des pénitents.
Les cérémonies sexuelles de ces taoïstes ont fait couler beaucoup d'encre. Les bouddhistes au VIe siècle se sont fait un plaisir de les dénoncer pour jeter le discrédit sur les taoïstes en présentant ces cérémonies comme des orgies. Mais, en fait, comme R. Stein l'a montré, ces rites sexuels étaient strictement réglementés: chacun devait s'accoupler avec un ou une partenaire désigné(e) par le maître, après trois jours de jeûne, et selon un ordre de préséance qui ne laissait pas de place aux initiatives individuelles et qu'établissait le maître religieux en fonction des mérites acquis. Nous avons un texte qui correspond assez bien aux citations et descriptions que font les témoins du VIe siècle et qui date au plus tard précisément de l'époque de ces témoins. Ces cérémonies commencent par un jeûne et des prières, accompagnées d'exercices respiratoires, de méditations visuelles et d'évocations répétées des principales divinités corporelles et des dieux supérieurs de la secte qui assistaient les participants tout du long. Elles visaient elles aussi à l'inscription du nom des participants sur les registres de vie. Le dénouement des ceintures, des vêtements et des cheveux opéré par le maître y symbolisait explicitement le " dénouement des liens de l'adepte ". Il préludait à une chorégraphie dessinant les Neuf Palais du carré magique lié aux spéculations calendériques et à l'art divinatoire des Han, qui met en rapport les huit trigrammes du Yi jing, les neuf points de l'espace (quatre points cardinaux, quatre points intermédiaires et le centre) et les neuf premiers chiffres. Ce carré était indiqué par les positions des doigts entrelacés des mains des partenaires puis par celles de leurs pieds et doigts de pieds. Cette danse symbolique mettait en présence un homme et une femme désignés comme " Yin " et " Yang " ou comme " Ciel " et " Terre " et revêtus ainsi d'une dimension cosmique. Leur union hiérogamique était comprise comme le début d'un processus de création d'un corps d'immortel. Ainsi était appliqué un dispositif spatio-temporel à neuf repères orientés et chiffrés selon un procédé qui appartenait, comme M. Kalinowski l'a fort bien montré, à un milieu culturel commun au confucianisme de l'époque et au taoïsme. Simple rite d'initiation permettant d'entrer dans l'église des Maîtres célestes, mais ne valant pas ordination, précisons-le, ce rite consistait donc, par l'intermédiaire de la symbolique de chiffres premiers, à reconstruire le corps humain selon un schéma d'ordonnancement du cosmos qui était lié à la construction du monde par Yu le Grand. Par certains côtés, cette chorégraphie dessinée sur le plan du carré cosmique évoque, et jusque dans des termes précis (le " filet du Ciel " et les " rets de la Terre "), les nombreux rites de la " marche sur les étoiles " des méditations ultérieures du courant Shangqing, dont certains textes des Maîtres célestes comportent des indices trop peu explicites pour qu'on puisse savoir ce qu'ils signifiaient dans cette secte.
Enfin, mentionnons ce qui nous reste de la description du rituel d'entrée dans l'oratoire, construit à l'instar de ceux que les confucianistes aménageaient pour la lecture des Classiques selon des règles précises spécifiant sa taille et le mobilier qui devait y figurer, et que chacun des adeptes de la secte devait avoir chez lui. L'intérêt de ce rituel visionnaire, dont nous tenons une version transmise par l'école du Shangqing, réside en ce qu'il constitue le noyau originel de ce que sera le rituel taoïste et contient en germe un bon nombre des principes et des pratiques que développeront les générations ultérieures. Il est court et simple par comparaison avec ceux qui suivront. Non pas un sacrifice, mais, comme l'a montré U. Cedzich, une procédure administrative visant à établir une communication avec l'au-delà et à faire parvenir à l'Empereur de jade, la divinité suprême, une supplique portée par des messagers divins issus du corps de l'officiant, lequel à la fois invoque les puissances cosmiques et célestes à venir en lui et les mande vers les cieux. Ces puissances sont principalement les Maîtres célestes et leurs épouses ainsi que les Trois Souffles primordiaux. L'officiant les prie d'irriguer et de féconder son corps, de chasser les maléfices, éventuellement de guérir des maladies lorsque la cérémonie est accomplie dans ce but, de délivrer les âmes de ses ancêtres jusqu'à sept générations au-dessus de lui et de faire de lui un " immortel volant ". Le rituel se termine par l'extinction de la lampe à encens qui accompagne le " remerciement " des puissances médiatrices invoquées et une " proclamation de leurs mérites ". Nous avons là tout le schéma de base de la liturgie taoïste des siècles postérieurs.
IV. LUTTE CONTRE LA RELIGION POPULAIRE
L'un des rôles et des objectifs des Maîtres célestes fut de lutter contre la religion populaire, dont il faut cependant souligner tout de suite qu'ils en intégrèrent un certain nombre d'éléments, ce qui, en fait, fut l'un de leurs atouts dans cette lutte. En cela ils s'insèrent dans une attitude générale qui, au sein du taoïsme et tout au long de son histoire, n'est pas leur unique apanage et les rapproche en outre des confucianistes: à cet égard, il faut souligner que, tandis qu'il lui est souvent arrivé de faire des emprunts avoués au confucianisme et au bouddhisme en déclarant que le but ultime de ces deux religions était le même que le sien, le taoïsme ne s'est jamais démarqué de façon insistante que des " sorciers " (les wu), même lorsqu'il les employait comme subalternes, et des " cultes excessifs ".
Il s'agissait en fait, pour les Maîtres célestes, de régulariser les relations du peuple avec le sacré : ils lancent des accusations contre les charlatans et thérapeutes qui abusent de la crédulité du peuple et contre les messies qui prétendent incarner Lao zi ; ils cherchent à canaliser les ferveurs religieuses qui se donnent libre cours sous forme de croyances à des miracles, de cultes rendus à des dieux locaux et " mineurs » non répertoriés officiellement (rochers, arbres, tombes ou morts autres que les ancêtres, etc.), de possessions de médiums par des " démons " (gui), de prophètes et de devins, de sacrifices d'animaux, de danses et de chants, de banquets et de beuveries (mot à mot : " Viandes et vins "). Toutes ces pratiques, désignées sous les termes généraux de " voies perverses " ou " cultes excessifs " (une expression qui englobera assez vite les cultes bouddhistes), auraient eu leurs entrées jusqu'auprès des empereurs et, selon les sources historiques dont nous disposons, Zhang Lu lui-même ainsi que sa mère y auraient adhéré. L'apparition de Lao zi divinisé (Taishang Lao jun) aurait été destinée à mettre fin à tous ces débordements en instituant le règne des " Trois Cieux " purs et en rejetant aux enfers les " Six Cieux " pervers qui sont liés aux cultes rendus aux " autres " divinités. L'un des sens à donner au mot " zheng ", " correct ", qui figure dans l'autre appellation de l'école, Zhengyi (du " Un correct "), est " orthodoxe ", au sens de " contrôlé, répertorié ", par opposition à ce qui est anarchique. Les esprits " corrects " sont ceux des Maîtres célestes.
Essentiellement, deux moyens sont mis en oeuvre dans cette lutte : le premier gît précisément dans cet aspect très réglementé, bureaucratique et hiérarchisé des relations avec le divin - un rituel obéissant à des règles formelles strictement fixées; un prêtre seul médiateur entre l'adepte et les esprits, qui, en contraste avec les pratiques des fangshi, fait office de scribe à la façon d'un fonctionnaire patenté, ce qui l'oppose aussi manifestement aux médiums; une hiérarchie et des circonscriptions religieuses bien établies; des registres qui tiennent le compte précis des adeptes et de leurs mérites dont dépend la longévité qui leur est accordée.
Après la reddition de Zhang Lu, non seulement la hiérarchie ecclésiastique subsistera, mais encore les circonscriptions administratives seront maintenues. Par ailleurs, bon nombre des textes de cette école que nous possédons encore et qui datent d'une période se situant entre le IIe et le Ve siècle sont consacrés à exposer de façon détaillée la forme exacte, stylisée et ritualisée, que doivent revêtir les prières et requêtes adressées aux dieux dont les Maîtres célestes devinrent les plus grands spécialistes. Ces textes ressemblent en fait souvent à des guides pratiques composés à l'intention des prêtres et comportent des formulaires à remplir, avec le nom du prêtre, celui de l'adepte, le lieu et les circonstances de la cérémonie. La communication avec les esprits a un aspect judiciaire (le terme qui désigne le rituel est fa, qui signifie "loi") qui n'est pas sans rappeler les procédés de la religion populaire des Han mentionnés plus haut. L'objet des requêtes à composer concerne toutes sortes de préoccupations : sécheresse, tigres, maladies, invasions de sauterelles, possession, décès, fêtes liturgiques, naissance, repos des défunts, etc.
L'autre sorte d'arme employée dans cette lutte contre les cultes populaires évoque ce que nous appellerions une campagne d'intoxication ; je fais allusion à l'exorcisme. Les dieux populaires sont qualifiés de démons, et tous les malheurs et afflictions dont souffre l'humanité leur sont imputés. Ce sont eux qui apportent les maladies ; ce sont eux, anciens " chamans " (wu) ou sorciers médiums, ou dieux domestiques populaires, dieux des poutres, des recoins de la maison, des ustensiles de métal, du puits et du foyer, ou antiques divinités naturelles comme le Comte du fleuve, ce sont eux, sombres esprits du monde invisible, qui viennent d'outre-tombe molester les vivants, et c'est au monde des morts que s'originent tous les maux. Dès lors, c'est la guerre. Reprenant de vieux usages à leur compte, les Maîtres célestes assument un rôle d'exorcistes qui les apparente, une fois de plus, quoi qu'ils en aient, aux anciens " sorciers " wu.
Cherchant cependant à établir leur identité et à affirmer leur spécificité et leur autorité, ils jouent donc sur deux tableaux : d'une part, ils héritent et assument les anciens pouvoirs de ces wu, d'autre part, ils s'en démarquent aux yeux des lettrés en luttant contre les croyances et pratiques populaires dont ils ne sont guère éloignés. Pour accomplir cette tâche, ils en appellent à des armées d'esprits guerriers, tandis que le chef des démons est décrit comme un être aux défenses de cuivre et aux dents de fer; ils dressent d'impressionnantes listes de démons (comme le Nuqing guilu, 790), dont certains sont d'anciens sorciers wu morts, comportant les noms de ceux-ci et des descriptions précises ; ils démasquent alors et accusent ces esprits qui, loin d'être bénéfiques et de mériter des cultes, fussent-ils propitiatoires, doivent être expulsés, et qu'ils interpellent de façon menaçante en faisant état de leurs armes : talismans, écrits sacrés, formules imprécatoires (zhu), puissance de leur souffle et assistance des dieux. Transformés en chefs d'armée, comme l'indiquent certains de leurs titres (" soldats des démons ", " généraux " ... ), soit ils punissent ou chassent les démons et génies, soit ils se les asservissent et en font des dieux mineurs. Dans la foulée, ils s'emploient à contrôler et réduire les antiques cultes des ancêtres, des dieux du sol et de celui du foyer qu'ils intègrent, ne pouvant les abolir, mais en limitant les offrandes à des denrées végétariennes (des offrandes " pures " disent-ils, qui excluent viande et argent) et le nombre de celles-ci à cinq par an pour les ancêtres et deux pour les dieux du sol et du foyer. Ils clament hautement que le Tao, que leur voie " aime la vie et déteste la mort ", et, adoptant l'antique bipartition cieux/vie, d'un côté, et monde souterrain/mort, de l'autre, ils la renforcent de celle qui oppose la religion ordonnée, la leur, aux " cultes sauvages ". Aux fonctionnaires célestes chargés, dans les neuf cieux, de tenir les " registres de vie " où sont portés les noms des vivants s'opposent ceux des six cieux souterrains, dieux sombres du monde invisible qui tiennent les registres de mort.
Bureaucrates et exorcistes, cet aspect des Maîtres célestes, il faut bien le dire, ne nous rapproche guère de la philosophie naturaliste respectueuse des rythmes de la nature et de leur équilibre complexe qui colore généralement le taoïsme, mais qui cependant n'a pas disparu et se fait jour çà et là dans leurs textes.
Pour être inscrit sur les registres de vie et voir le nombre de ses années à vivre augmenter, l'adepte doit avant tout observer une conduite vertueuse, et ses manquements sont sanctionnés par un raccourcissement de la durée de vie qui peut atteindre jusqu'à ses descendants. La morale à observer est assez banale, sauf sur certains points particuliers. Il faut aider les pauvres et les opprimés, ne convoiter ni richesses ni renom, ne consommer de viandes et de vin que modérément, réciter les textes sacrés dans une " chambre de pureté " construite selon les règles, observer les vertus confucéennes - humanité, loyauté, justice, respect envers les parents et les gens âgés. Il faut "ne pas quitter sa famille " (c'est là une marque d'opposition à la vie d'ermite) et ne pas divulguer indûment les enseignements religieux (règle qui sera développée en détail plus tard). Certains traits relèvent d'une morale villageoise de bon comportement convivial - il ne faut ni polluer, ni assécher les rivières, ni boucher les puits, non plus qu'allumer des feux dans les plaines ou dénicher les oiseaux. Le respect des animaux et des esclaves (ne pas marquer ceux-ci au visage) est également préconisé, ainsi que certaines pratiques religieuses spécifiques que nous retrouverons ailleurs, plus détaillées : se " nourrir de souffles ", " cesser les céréales ", " garder l'Un ", s'exercer à des pratiques respiratoires. La recherche du salut universel subsiste, puisqu'il est recommandé de ne pas brûler d'encens à son seul profit personnel, mais pour " la grande paix du monde entier ". Une note de méfiance envers les autorités officielles est à relever, qui rappelle les antécédents autonomistes et villageois de ce mouvement religieux : les adeptes ne doivent pas se lier d'amitié inconsidérément avec les fonctionnaires impériaux. Les vertus supérieures sont de l'ordre de celles que préconise Lao zi expressément évoqué: la souplesse, la féminité et l'effacement, le non-agir et la quiétude.
Dans leur marche vers le salut, les adeptes se répartissent en trois classes qui préfigurent les classements ultérieurs qu'opèrent les taoïstes mais dont deux seulement sont mentionnées. Au plus bas se situent ceux qui ne visent ou ne parviennent qu'à accroître leur durée de vie, au-dessus desquels se placent les " hommes divins ", sur lesquels aucune précision n'est apportée.
Tout cela s'appuie sur une cosmologie qui, pour n'être pas exposée systématiquement, peut néanmoins être reconstituée dans ses grandes lignes, bien qu'il faille se garder d'en faire un exposé doctrinal, les contradictions qu'offrent les textes ne le permettant pas.
Le Tao est à l'origine du monde, issu de rien, s'appuyant sur rien et transformé spontanément (Santian neijie jing, 1205, 1, 2a). Il est " à la fois carré et rond, sans rien à l'extérieur "; les hommes y vivent comme des poissons dans l'eau, sans se rendre compte qu'il les englobe (Zhengy fawen tianshi jiaojie kejing, 789, 8a). Voici comment s'exprime, en un très bref passage, ce texte du IIIe siècle environ:
" Le grand Tao embrasse le Ciel et la Terre, nourrit toutes les vies, gouverne les myriades de mécanismes [du monde]. Sans forme, sans image, confusément et obscurément [hunhun dundun, une sorte d'onomatopée évoquant le Chaos primordial], spontanément, Il engendre les myriades d'espèces. Les hommes ne peuvent le nommer et tout ce qui existe à partir du Ciel et de la Terre est engendré et mis à mort par lui. Le Tao confère [la vie] au moyen de souffles subtils de trois couleurs, qui sont les souffles Xuan, Yuan et Shi. Le souffle Xuan (" obscur, mystérieux ") est vert et forme le Ciel, le souffle Shi (Originel) est jaune et forme la Terre, le souffle Yuan est blanc et forme le Tao " (789, 12a).
Le Tao, poursuit le texte, a engendré le Ciel, qui a engendré la Terre, qui a engendré l'Homme (ce qui suit le schéma processif qu'adopte le Daode jing). Ces trois souffles, mis en relation avec les trois cieux Qingwei, Yuyu et Dache (796, 807, 1354, 14b), ont chacun engendré trois souffles à leur tour, de façon à en former neuf (les "Neuf Cieux") qui sont en correspondance avec les neuf orifices des neuf souffles du corps humain. Lorsque ceux-ci sont bien ordonnés, les cinq viscères le sont également et les esprits humains aussi, par voie de conséquence.
Le Santian neijie jing, du Ve siècle, cité plus haut, où l'on trouve trace d'une lutte contre le bouddhisme considéré comme relevant du " petit véhicule , parce qu'il n'enseigne qu'à " s'asseoir et compter son souffle ", ce qui annonce le reproche fondamental qui lui sera constamment fait par le taoïsme, reprend une partie de cette cosmologie. La place de l'homme dans l'univers est complémentaire de celle de la Terre et du Ciel qui ne peuvent " s'établir " sans lui: un monde sans hommes serait comme un ventre sans dieux ; mais sans le Ciel et la Terre, l'homme ne peut vivre. En d'autres termes, comme les esprits sont les forces animatrices du corps, l'homme anime l'univers ; et l'homme en retour est au Ciel et à la Terre ce que le corps est aux esprits : le support de leur puissance. Ainsi, l'homme participe à l'ordre cosmique et ses dérèglements retentissent sur l'ordre de l'univers de la même façon que le font ceux du Ciel (éclipses) et de la Terre (inondations).
Le dieu suprême, dans cet écrit, est le " Grand homme du Dao et du De " (Daode zhangren) né avant le Souffle primordial. Ensuite sont apparus les grands dieux des Maîtres célestes, puis divers " chaos primordiaux ", le youming (l'" obscur "), le gongtong (le " creux vide ") et le " grand vide " (taiwu). Rappelons que le thème des chaos multiples et procédant les uns des autres, ici esquissé, qui se trouve aussi dans le Lie zi, est traité déjà dans les " apocryphes " des Han du type weishu ; il est constamment repris dans le taoïsme pour illustrer un lent et progressif processus générateur. Ces chaos se sont transformés et ont donné les Trois Souffles primordiaux Xuan, Yuan et Shi. Ceux-ci ont fusionné pour former la " Fille de jade " Xuanmiao (" Merveille ténébreuse ") qui a engendré Lao jun (Lao zi divinisé) par son flanc gauche (réplique inversée de la naissance du Buddha). Celui-ci a répandu les trois souffles qui, tout d'abord en état de fusion chaotique, ont l'aspect d'un oeuf de couleur jaune, puis se sont scindés en trois : le souffle xuan, léger et pur, est monté former le ciel, le souffle shi, lourd et trouble est descendu former la terre (ce schéma est celui du Huainan zi), et le souffle yuan a coulé pour former l'eau et les astres. Puis, avec le souffle de l'Harmonie centrale, Lao jun a procédé à la création de l'univers et a répandu les " trois voies " pour l'enseignement du " peuple céleste ", la voie pure et yang étant destinée à la Chine, les autres, de nature yin, aux quatre-vingt-un barbares. Ensuite vient la série des réincarnations de Lao zi remplissant la fonction d'instructeur des souverains à laquelle nous avons fait allusion plus haut, très semblable à celle qui est relatée dans le Shenxian zhuan (un ouvrage relevant d'un courant plus proche de celui des fangshi). Puis retourné dans le sein de sa mère, Lao zi naît une seconde fois, sous le roi Wuding de la dynastie des Shang (XIVe siècle av. J.-C.), puis maintes fois encore à différentes époques pour jouer le rôle de conseiller des empereurs.
Ce thème de Lao zi aux multiples renaissances survenues au cours des siècles pour jouer le rôle de maître des souverains de l'Antiquité va faire fortune plus tard et bénéficiera d'un très ample développement. Il est lié au rôle auquel prétendent les Maîtres célestes. Ceux-ci, en effet, se présentent comme les héritiers des anciens rois auxquels ils entendent suppléer lorsqu'une dynastie décadente n'est plus en mesure de remplir sa mission qui est de faire circuler le Tao. Ils ont reçu de Lao zi la " Voie " pour gouverner le peuple et commander aux démons, pour mettre en place les diocèses (et donc constituer l'Église), et pour répandre les " trois souffles " grâce au " souffle du Un correct à autorité de serment juré " (789, 14b). Cela transparaît dans certaines formules où est compté parmi les mérites à acquérir celui d'" assister le pays " (zhuguo, par exemple : 1301, 16b). En fait, les Maîtres célestes, après avoir effectivement établi un gouvernement étatique dans le Sichuan, puis y avoir échoué, ont renoncé à jouer le rôle politique dont ils se faisaient une vocation et ont évolué dans le sens d'une intériorisation; leur rôle de guide des souverains prend alors un sens tout symbolique et religieux.
Le panthéon extrêmement complexe et prolifique des Maîtres célestes nous est connu par des textes spécifiquement consacrés à préciser le nom et l'apparence des démons et des divinités. Divinités cosmiques, divinités des astres (en particulier, le Boisseau et les cinq planètes), des quatre points cardinaux et du centre, des signes cycliques, qui sont des repères spatiotemporels décrits comme des divinités volantes, dévêtues, à figure humaine, à poils rouges et dépourvues d'yeux; forces chtoniennes aussi, monts, pierres, tigres, serpents, singes, métaux; puissantes divinités exorcistes, comme Zhao Gongming, par exemple, qui est devenu le dieu des épidémies; et surtout les Trois Fonctionnaires (sanguan) du Ciel, de la Terre et de l'Eau. Les divinités supérieures chevauchent des attelages de nuées, sont escortées de " filles de jade " et dirigent des armées. Les vingt-quatre dieux du corps sont intégrés dans ce panthéon, ce qui trahit une fois de plus un lien avec les weishu, les textes " apocryphes " des Han, qui attribuaient de même des noms aux dieux corporels; ceux-ci rapportent au ciel les fautes commises par les hommes (789, 4a et 1210, 15a). Connaître les noms et l'apparence des dieux est indispensable pour avoir un pouvoir sur eux et savoir les mander. C'est la raison d'être de ces registres qui existent encore de nos jours où ils attestent de l'autorité d'un prêtre de l'Église des Maîtres célestes.
Cependant, la connaissance de l'identité de ces esprits n'est pas exclusivement destinée aux pratiques d'exorcisme. Plusieurs textes décrivent des exercices de méditation, soit que l'adepte fasse entrer les officiers généraux dans son corps pour le pacifier, soit qu'il procède à l'absorption de souffles colorés, comme, par exemple, les trois souffles cosmiques primordiaux fondus en un oeuf teinté de cinq couleurs, puis se colorant de jaune, qui entre dans le champ de cinabre (1294, 5b). D'autres pratiques semblables consistent à absorber le " soufre qui règne ", c'est-à-dire celui de la saison en cours selon la théorie des Cinq Agents, pour le faire entrer dans le champ de cinabre, sous le nombril, puis remonter au Kunlun, c'est-à-dire dans le cerveau. Nous retrouverons ces exercices sous des formes beaucoup plus développées dans la " tradition de Ge Hong " (chap. iv) et dans les textes du Shangqing (chap. v).
Pour terminer, nous donnerons un aperçu du contenu du Taiping jing, le " Livre de la Grande Paix ", qui date en partie du Ier ou du IIe siècle de notre ère. Malgré les remaniements qu'il a subis vers le IVe siècle de notre ère, il reste l'un des textes taoïstes les plus anciens qui nous aient été conservés et reflète certainement au moins en partie l'état d'esprit du mouvement des Cinq Boisseaux de riz, bien que, très empreint d'idées classiques et de croyances appartenant à l'époque des Han, il ne paraisse pas d'inspiration exclusivement taoïste; mais cela est le fait de nombreux ouvrages taoïstes.
Un texte portant un titre approchant avait été présenté à l'empereur Cheng (32-7 av. J.-C.) dans l'intention de le pousser à procéder à des réformes pour renouveler la vertu décadente de la dynastie des Han. On sait, comme il a été dit plus haut, que la secte des Turbans jaunes possédait un livre de ce titre qui pourrait être en partie celui-là; mais, bien que cette secte ait été reniée par les Maîtres célestes, ceux-ci avaient certainement adopté le Taiping jing, dont l'existence leur est très probablement antérieure, mais dont une version leur aurait été révélée, et auquel au moins un des ouvrages relevant de ce milieu se réfère en de nombreuses allusions et citations (n° 1301).
Le Taiping jing propose un enseignement et un ensemble de solutions, émanant des " hommes divins " ou des " Maîtres célestes " envoyés par le Ciel, permettant de prévenir la fin de l'humanité et de parer à la décadence d'une époque en proposant des remèdes d'ordre religieux et cosmologique.
Le titre de ce texte, " Grande Paix ", signifie aussi Grande Égalité. Ce terme qui désigne aussi le lointain orient où se lève le soleil est ancien dans la tradition chinoise. Notre texte le rapproche d'un autre vocable, Dongji, ou Dong suprême. Dong, au propre " grotte ", est un mot qui évoque le vide, la communication, la circulation; il est souvent rapproché par les Chinois d'un homophone qui signifie traverser toute chose, de façon universelle. L'antique idéal du Taiping est celui d'un État utopique et communautaire qui, comme nous l'avons vu, fait partie du fonds chinois et qui suppose une harmonie parfaite. Les idées de paix, de circulation et d'harmonie sont étroitement liées.
Le Taiping Jing est lui-même un signe d'harmonie: il est l'un des talismans que le Ciel, entité cosmique quelque peu anthropomorphisée et divinisée, première hypostase du Tao ou du Souffle primordial (Yuanqi), père et mère de l'humanité, guide de la conduite humaine qui connaît et surveille toute chose, envoie, en gage de protection et de faveur, au souverain qui gouverne bien, c'est-à-dire à celui qui a su établir une heureuse concorde entre le peuple, le Ciel et lui-même, ou entre les " Trois Voies " du Ciel, de la Terre et de l'Homme, ou encore, sur un autre registre, du Yang, du Yin et de l'Harmonie centrale, fruit, celle-ci, de l'interaction des deux premiers et source de toute vie. Cette tripartition du cosmos en Ciel, Terre, Homme, faisait partie de l'idéologie confucéenne en place à l'époque. Issue de la division en trois du Souffle primordial, elle se répète ici en une structure triadique dont la hiérarchie règle l'univers à tous les niveaux en une série de subdivisions tripartites bien réglées : dans la voûte céleste, elle correspond au soleil (Yang), à la lune (Yin) et aux étoiles (médian); sur terre, aux montagnes, aux rivières et aux plaines; chez les hommes, elle se subdivise encore en trois, soit dans la famille (le père, la mère et l'enfant), soit dans la société (le souverain, le ministre et le peuple), soit sur le plan moral (le Dao, le De et la vertu confucéenne d'humanité). Le Prince doit transmettre le Souffle céleste vers le bas, c'est-à-dire à son ministre, et celui-ci doit faire monter le Souffle de la Terre vers son prince; et de même le peuple en ce qui concerne le Souffle de l'Harmonie médiane.
Le signe que la communication est établie, que les forces de vie circulent entre les trois niveaux du cosmos dans le cadre d'une heureuse collaboration justement hiérarchisée, c'est précisément l'apparition du gage céleste qu'est le Taiping jing ; en revanche, l'interruption du flux céleste et vital est marquée par l'irruption de calamités : c'est l'idéologie du jinwen (ou confucianisme de l'époque des Han) qui s'applique ici. Mais, reprenant un thème chinois fort ancien, le Livre spécifie que l'accord ne doit pas simplement émaner d'en haut : il doit aussi venir du peuple sous forme d'avis donnés par la sagesse populaire au prince; cela marque une tentative visant à rendre au peuple un pouvoir qui lui était reconnu dans la vieille tradition de Mencius et que les lettrés des Han avaient confisqué à leur profit en s'érigeant comme seuls juges de la vertu impériale et de son bon gouvernement. A cette fin, des sortes de boîtes postales doivent être établies dans des huttes où chacun doit pouvoir déposer ses suggestions. De même doivent circuler tous les biens, matériels et spirituels. C'est commettre une faute grave que d'en couper la circulation en retenant des objets de valeur, richesses, force vitale physiologique, recettes ou idées.
La morale et les croyances traditionnelles sont repensées de façon originale. La responsabilité individuelle joue un rôle de premier plan, car c'est dans la mesure où chacun assume sa place dans l'ensemble et agit correctement que peuvent rayonner la " non-intervention " du souverain et la Grande Paix. Inscrites sur des registres tenus par des " bureaux de longévité " et " du mal ", registres célestes de vie et registres terrestres de mort, les uns au Ciel dans le "Palais de la lumière" (Mingtang), les autres dans le " Grand Yin ", les fautes sont sanctionnées par un raccourcissement du lot de vie. Les immortels montent au ciel, les autres vont sous terre après la mort. La sanction des actes bons comme des mauvais retombe aussi sur les descendants. Les vertus confucéennes sont prisées, et la piété filiale consiste avant tout à rechercher des méthodes de Longue Vie pour ses parents. Les âmes des morts ne demandent aucun soin ni aucune offrande coûteuse ; il leur suffit de rester tranquilles sous terre, ce qu'elles font si le sol est riche ; elles reviennent alors " nourrir " leurs descendants; dans le cas contraire, elles s'emploient à molester les vivants. Il semble donc qu'il y ait aussi communication du flux de vie entre les vivants et les morts. De plus, les souffles de ceux-ci se réincarnent après cinq générations, mais non individuellement, semble-t-il. Le Ciel est un père et la Terre une mère ; il ne faut donc pas plus la creuser qu'on n'entaillerait le corps de sa propre mère, aussi est-il interdit de forer des puits. Il est également défendu de tuer les filles en bas âge, comme c'était la coutume, ce qu'atteste notre texte, car elles représentent le principe Yin qui est nécessaire à la vie. La chasteté est condamnée car elle interrompt le cours de la vie.
Des préceptes et des méthodes de Longue Vie sont préconisés. La première condition pour vivre longtemps est de vivre moralement et frugalement. Des plantes médicinales peuvent y aider en guérissant les maladies. Elles sont classées selon leur efficacité en plantes " célestes ", qui agissent en un seul jour, " terrestres ", dont l'efficacité demande deux jours, et " humaines " (mot à mot : des "démons humains", autrement dit, des âmes des morts) qui n'agissent qu'au bout de trois jours. Les aiguilles (d'acupuncture) et les moxas peuvent intervenir également. Bien sûr, les talismans et les imprécations sont aussi d'un secours important. Enfin, la musique a une valeur thérapeutique, chacune des notes étant mise en rapport avec un organe du corps qu'il peut maintenir en bon état en fonction des concordances établies par l'École des Cinq Agents. Il faut se nourrir en accord avec les saisons et s'entraîner à manger peu, jusqu'au point de ne plus absorber que des drogues et nourritures " non matérielles ", comme les souffles, dont les souffles cosmiques du Yin et du Yang. Des allusions sont faites à des techniques respiratoires non précisées, à propos desquelles la " femelle obscure " de Lao zi est évoquée, et en des termes qui annoncent la " respiration embryonnaire ", connue par les textes postérieurs. La vision intérieure est préconisée. Des exercices de méditation sont décrits ; l'un d'eux est intitulé " garder l'un " et consiste à visualiser des souffles colorés jusqu'à ce qu'on soit complètement illuminé à l'intérieur comme à l'extérieur; un autre consiste à voir ses viscères revêtus de formes humaines et de vêtements de couleur correspondant à la saison en cours.
L'histoire des Maîtres célestes marque un tournant avec Kou Qianzhi qui rénova le mouvement et lui donna un temps de gloire à la cour des Wei (dans le nord de la Chine) entre 424 et 448. Cet épisode présente ceci de différent qu'il ne s'agit plus d'un mouvement d'origine populaire, puisqu'il se passe à la cour et sous les auspices de l'empereur.
La dynastie des Wei était issue d'une tribu barbare, les Tuoba, dont la religion, formée d'un mélange de chamanisme et d'animisme, la prédisposait à une plus grande réceptivité à l'égard des pratiques d'immortalité à tendance magico-religieuse du taoïsme. Quelques années auparavant, un département consacré aux immortels (dont Kou Qianzhi fit partie) et un laboratoire de drogues d'immortalité avaient été créés. En outre, la cour, en la personne du ministre Cui Hao (381-450), trouvait dans l'idéologie de " peuple élu " des Maîtres célestes et dans les tendances conservatrices et contre-révolutionnaires de Kou Qianzhi des éléments favorables à l'instauration d'un nouvel État chinois dans le nord de la Chine.
Kou Qianzhi, en effet, disait avoir reçu deux textes à lui révélés en 415 et en 423 par le Seigneur Lao et, en les offrant à la cour, il pouvait être considéré comme un messager céleste qui apportait à la jeune dynastie barbare un gage de la confiance et de l'appui que lui accordait le Ciel dans son mandat. En outre, en tant que membre de l'aristocratie chinoise du Nord, il apportait le soutien des vieilles familles du pays déjà acquises aux Maîtres célestes.
La nouvelle tendance religieuse de Kou Qianzhi était influencée par plusieurs composantes. Le goût confucianiste pour une société hiérarchiquement ordonnée par le respect des rites se mêlait à l'exigence de tenue morale des bouddhistes, parmi lesquels Kou Qianzhi avait eu des maîtres. S'ajoutait l'influence des réflexions qui avaient occupé l'intelligentsia chinoise depuis près de deux siècles, partagée entre les deux camps de l'École du Mystère (xuanxue) et celle des Noms (mingjiao), portant sur le rapport entre la vie personnelle de l'individu et la société, entre la spontanéité libre et créative et les obligations sociales. Par ailleurs, Kou Qianzhi désirait canaliser et réduire le penchant inhérente aux communautés taoïstes à former une société marginale à tendances révolutionnaires comme l'avait prouvé quelques années auparavant la révolte du taoïste Sun En (mort en 402). Dans son désir d'inaugurer une ère de Grande Paix, plus que d'une communauté égalitaire, Kou Qianzhi rêvait d'un Etat bien ordonné, ce qui convenait parfaitement au ministre Cui Hao qui fut le principal artisan de son succès.
C'est celui-ci, en effet, qui l'appuya auprès de l'empereur et obtint que Kou Qianzhi reçût le titre officiel de Maître céleste et que son nouveau Code, le Laojun yinsong jiejing, fût promulgué par tout l'empire. Un autel taoïste fut construit dans la banlieue sud-est de la capitale et cent vingt prêtres taoïstes furent conviés pour y célébrer leur culte. Kou convainquit ensuite l'empereur d'adopter comme nom de règne celui de " Souverain parfait de la Grande Paix " et d'en assumer le rôle. Cela donna lieu à une cérémonie solennelle où Kou fit don à l'empereur de talismans et de registres en confirmation de sa vertu impériale. Ainsi fut inaugurée une série de cérémonies d'investiture, qui dura jusqu'en 574, où les empereurs recevaient confirmation de leur mandat de la part des taoïstes.
Cependant, la communauté taoïste de la capitale ne survécut guère à la mort de Kou Qianzhi en 448. Sa dispersion fut ordonnée en 548. Mais cet épisode marque une date dans l'histoire du taoïsme car ce fut la première fois que cette religion fut instituée officiellement comme religion d'État.
Le Daozang nous conserve le texte de Kou Qianzhi qui fut à l'origine de son Code religieux destiné à épurer la " fausse doctrine des trois Zhang " (les Maîtres célestes fondateurs), à en faire disparaître les pratiques sexuelles, l'imposition de taxes religieuses sur les fidèles, le caractère héréditaire des fonctions, la coutume des banquets. On y voit Kou condamner les mouvements messianiques, préconiser la copie et la récitation psalmodiée de textes sacrés, du Daode jing en particulier, instituer pour ses fidèles des règles de bon comportement et réglementer les règles qui président à la formulation écrite des requêtes adressées aux divinités et les rites qui gouvernent l'" entrée dans la chambre pure " où se recueille le maître pendant que les fidèles restent à la porte pour procéder à la confession de leurs péchés. Les bons feront partie du " peuple semence " et auront la vie éternelle; les mauvais renaîtront comme insectes ou animaux et seront passibles de l'enfer.
Les Maîtres célestes virent leur influence décliner aux siècles suivants avec l'apparition de nouvelles révélations et de nouveaux courants ; ils furent alors rangés au plus bas échelon de la hiérarchie des écoles taoïstes. Il semble qu'aucun texte spécifique de cette école soit apparu sous les Six Dynasties, mais une grande collection, le Zhengyi fawen, réunissant les textes de l'école, fut constituée à la fin de cette époque et continua d'être complétée sous les Tang. Éparpillée par la suite en plusieurs volumes, elle ne nous est cependant pas parvenue comme telle.
Sous les Tang, vers la fin du VIIIe siècle, se développèrent un centre et une nouvelle lignée des Maîtres célestes au Longhu shan, et les circonscriptions religieuses disparurent. L'activité de ce centre était essentiellement consacrée à la rédaction et à la vente aux Inspecteurs des mérites, c'est-à-dire aux chefs de l'organisation liturgique, de registres d'ordination qui avaient valeur de talismans protecteurs et auxquels un culte était rendu. Au IXe siècle se forment des associations et des guildes patronnées par des saints locaux placés sous l'égide de l'Église Zhengyi, qui deviennent des centres de cultes locaux et qui continuent de subsister de nos jours. Cette Église taoïste joue alors un rôle important dans l'établissement, en marge de l'administration officielle, de réseaux d'échanges commerciaux et culturels réunissant des villages ou des commerçants entre eux1.
L'Église Zhengyi bénéficia d'un notable regain sous les Song, que renforça l'appui officiel des empereurs de la dynastie des Ming; ses prêtres furent alors promus au rang de chefs de file de tous les courants taoïstes qui s'étaient formés entre-temps. Aujourd'hui, leur secte est la plus florissante et la plus active parmi les diverses tendances taoïstes qui subsistent.
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CHAPITRE IV : GE HONG ET SA TRADITION
Ge Hong (ca 280-ca. 340) est un témoin important de la longue tradition qui le précède et qui se rattache au milieu des chercheurs d'immortalité des Han. Il est l'un des maillons dans la chaîne de ceux qui perpétuèrent et développèrent la pensée corrélative de l'École des Cinq Agents. Le texte qu'il nous a laissé, qui porte son nom de plume, le Baopu zi (le " Maître qui embrasse la Simplicité ", une expression de Lao zi), n'est malheureusement pas un exposé méthodique des techniques dont il fait état et ne nous permet donc pas de les retracer de façon précise. Il nous livre cependant assez d'indications pour le rattacher à d'autres écrits qui, bien que souvent tronqués et altérés, le complètent, ce qui nous permet de nous faire une idée des croyances et pratiques qui eurent cours au moins depuis les Han jusqu'à lui, et de constater l'unité qui, malgré une évolution certaine, relie entre eux les courants taoïstes depuis les Han jusqu'au Moyen Âge chinois (IVe-VIe siècle). Par ailleurs, il est devenu une référence pour de nombreux auteurs postérieurs, qui l'ont cité, ou qui se sont réclamés de lui en signant leurs textes de son nom, comme il était de coutume en Chine ancienne de la part de ceux qui se reconnaissaient comme les fils spirituels d'un grand maître. Enfin, il est le seul auteur dans toute l'histoire du taoïsme à exposer un point de vue personnel et, pour la même raison, le seul dans l'antique tradition des techniques d'immortalité à les placer dans un contexte général taoïste de recherche d'immortalité, au-delà de simples procédés d'hygiène ou de thérapie.
On a beaucoup présenté Ge Hong comme un alchimiste. Pour n'être pas complètement faux, c'est cependant inexact : c'est avant tout un chercheur d'immortalité et, à cet égard, il précise que, bien qu'il s'agisse là de son souci dominant, cette seule quête ne définit pas le taoïsme. Et si l'oeuvre alchimique a sa préférence en ce qu'il la considère comme indispensable et décisive, il affirme maintes fois que de nombreuses autres conditions et pratiques sont non moins indispensables. Il expose donc à la fois sa croyance en l'immortalité et les multiples exigences auxquelles cette quête doit se plier, sans grande continuité méthodique et sans faire un véritable effort de synthèse. Aussi son ouvrage est-il aussi riche que touffu, et parfois anarchique.
Nous commencerons par le situer en tentant de reconstituer la lignée de maîtres et de textes dont il se réclame, puis, après avoir exposé les grandes lignes de sa thèse, nous tenterons de donner un aperçu des différentes méthodes dont il fait état, en complétant ses dires à l'aide de textes qui décrivent celles-ci de façon plus détaillée et qui, ou bien lui sont contemporains selon toute vraisemblance, ou bien relèvent des écoles dont il se réclame.
Ge Hong appartenait à une famille aristocratique du sud de la Chine, région où le mouvement des Maîtres célestes ne s'était jusque-là que fort peu propagé et qui avait maintenu la tradition des fangshi.
Il représente une longue lignée dont on peut remonter l'origine au moins jusqu'aux fangshi qui entouraient l'empereur Wu des Han. Les immortels ou chercheurs d'immortalité dont il fait état sont ceux dont nous entretiennent aussi bien Zhuang zi que les Chuci et les histoires officielles des dynasties qui l'ont précédé, ainsi que des hagiographies antérieures comme le Liexian zhuan. Outre ces personnages, il fait constamment allusion à des écrits et à des méthodes dont le nombre et la diversité attestent de l'activité et des spéculations séculaires dont il a hérité, certaines des méthodes qu'il expose pouvant être directement reliées à un savoir remontant aux Royaumes combattants (au IIIe siècle au moins). De plus, il fait l'inventaire de la bibliothèque de son maître, dont malheureusement presque tous les ouvrages ont disparu et nous sont inconnus, mais qui est un témoignage de plus de cette longue histoire et de l'ancienneté de ses racines.
Ici nous sommes en présence d'un fait qui distingue complètement cette tradition de celle des Maîtres célestes. La révélation sur laquelle s'appuyait celle-ci, en effet, ne se réclamait d'aucun écrit, mais simplement d'une alliance, et la transmission du savoir et du pouvoir de maître à disciple passait par les " registres ", par un inventaire de forces cosmiques ou divines sur lesquelles le maître avait puissance. Dans la tradition dont hérite Ge Hong, nous sommes tout de suite en présence d'une bibliothèque, et de nombreuses références sont faites à des ouvrages.
Ge Hong dit avoir eu pour maître le disciple de son propre grand-oncle, Ge Xuan (v. 238-250) qui lui-même avait été à l'école de Zuo Ci (155-220), un fangshi de l'entourage de Cao Cao. De cette lignée lui viendraient le Lingbao wufu jing, les " Cinq Charmes du Lingbao " qui permettent d'entrer dans les montagnes, ainsi que l'" Écrit du Cinabre-neuf et de l'Élixir d'or ", dont l'origine remonterait au moins à Li Shaojun, l'alchimiste de la cour de l'empereur Wu des Han. Il se réclamait aussi de son beau-père Bao jing (230 ou 260-330), un haut fonctionnaire issu d'une famille de tradition taoïste, à qui aurait été transmise une méthode de " libération du cadavre " par l'épée et qui aurait reçu en outre deux textes fondamentaux du taoïsme, l'" Écrit des Trois Augustes " (Sanhuang wen) qui lui aurait été révélé dans une grotte et qui permettait de " mander les divinités du ciel et les esprits de la terre ", ainsi que le " Tableau de la forme véritable des Cinq Pics ", un ouvrage originellement du type des diagrammes cosmiques, dont la légende dit qu'il aurait été auparavant révélé à l'empereur Wu. Ce texte est lié à l'art de mander les divinités des jours marqués par le signe cyclique jia (les " Six jia ") et à un autre qui contient la description des îles d'immortalité. Ge Hong détenait en outre une méthode pour " marcher sur la Grande Ourse " qui permettait d'obtenir le pardon de ses fautes et de faire inscrire son nom dans les cieux.
Tous ces textes, hormis le traité d'alchimie, sont de nature semblable : ils sont en rapport avec les Cinq Agents et les cinq directions qui leur correspondent. Ce sont des charmes qui permettent de mander et de se concilier les esprits. De plus, ils sont tous passés entre les mêmes mains, celles de personnages venus de tous les coins de la Chine et qui auraient vécu à la cour de l'empereur Wu et de Cao Cao, où l'intérêt porté par ces deux hommes d'État aux pratiques magiques et à la quête de l'immortalité les avait rassemblés. Ces écrits existent encore dans le Daozang et, bien qu'ils soient altérés, remaniés et tronqués, il est possible de constater qu'au moins en partie ils correspondent à ce qu'en connaissait Ge Hong.
L'Écrit concernant les " Six jia " est un talisman qui permet de mander les esprits et de s'asservir les démons, de se transformer et de disparaître, et de commander aux forces de la nature : commander au soleil, faire venir le tonnerre, faire se lever le vent et la pluie, tous arts où excellent les saints taoïstes légendaires. Il permet également de " faire venir la cuisine de voyage " (xingshu), une expression liée aux techniques alchimiques, celle par exemple de Li Shaojun dont il était dit qu'il " faisait venir les êtres [divins] en sacrifiant au fourneau ", et qui évoque également les " cuisines célestes " que sont les banquets où, au cours de cérémonies rituelles déjà connues chez les Maîtres célestes, on faisait circuler (xing) les plats et où l'on faisait venir les divinités qui participaient aux agapes. Le terme de " cuisine " renvoie en outre à l'idée de cuisson et aux viscères qui " cuisent " les aliments. Ainsi sont étroitement liées les notions de convocation des esprits, de banquets communautaires et de méditations sur les viscères.
L'" Écrit des Six jia " en livrant les noms et en décrivant l'aspect des Six jia donne pouvoir sur ces divinités sur lesquelles nous aurons à revenir. De même, l'" Écrit des Trois Augustes ", celui des " Cinq Charmes " (conservé en partie dans le Daozang) et celui des " Cinq Pics " étaient à l'origine des charmes qui permettaient de faire apparaître des divinités et des plantes de vie, autour desquels des textes se sont greffés. L'" Écrit des Cinq Charmes " contient les noms de divinités corporelles et l'" Écrit des Trois Augustes " permet d'invoquer des divinités célestes (le Très-Haut - Gaoshang - ou le Haut Ciel - Gaotian) et astrales (soleil, lune et Grande Ourse), ou naturelles et terrestres (les antiques dieux du soi et du fleuve), et de maîtriser les génies malfaisants.
B. Le Tao et l'immortalité selon Ge Hong
Quant aux techniques alchimiques, nous y reviendrons plus loin. Nous commencerons par nous arrêter sur le propos général de Ge Hong. Nous l'avons dit, son unique visée est l'immortalité, ce qui confère à l'ensemble de ces textes et de ces pratiques une unité incontestable en les subordonnant toutes à cette préoccupation et en leur assignant à toutes un rôle et un rang en fonction de ce but. De plus, il donne à son livre une inspiration plus haute que celle qui émane des textes que nous venons de présenter en le plaçant d'emblée sous le signe de ce qu'il appelle le " Mystère " (xuan), comme le montrent les toutes premières lignes de son Baopu zi.
" Le Mystère, dit-il, est l'ancêtre premier du Spontané,
la souche des multiples diversités.
Insondable et obscur en sa profondeur, aussi le dit-on imper-ceptible ;
étiré au loin dans la distance, aussi le dit-on merveilleux ;
si haut qu'il couvre les neuf empyrées,
si large qu'il encercle les huit points cardinaux ;
lumineux plus que le soleil et la lune,
prompt plus que l'éclair rapide ;
tantôt il brille soudain et disparaît comme une ombre,
tantôt il jaillit en tourbillon et file comme une comète ;
tantôt agité de remous profonds comme en un gouffre clair,
tantôt floconneux et brumeux, il s'élève en nuées ;
il prend forme et genre, et il est (you),
il s'en remet à l'obscurité et à la solitude, et il n'est plus (wu) ;
il s'immerge au-delà dans la grande ténèbre et s'enfonce profond,
il s'élève au-dessus des étoiles et flotte très haut ;
le métal ni la pierre ne peuvent égaler sa dureté,
et l'humide rosée ne peut atteindre à sa douceur.
Carré sans équerre, rond sans compas,
il vient et personne ne le voit,
il part et personne ne le suit ;
par lui, le ciel est haut, la terre basse,
par lui, les nuages courent, la pluie se déverse.
Il porte en lui l'embryon de l'Origine Une,
il forme et modèle les deux Principes (Yin et Yang)
il exhale et absorbe la grande Genèse,
il incite et transforme la multitude des espèces,
il fait tourner les constellations,
il a façonné la Ténèbre primordiale,
il mène le ressort merveilleux de l'univers,
il exhale les quatre saisons,
il enclôt dans l'obscurité le vide et le silence,
il libère et déploie l'abondance naturelle,
il fait descendre ce qui est lourd et monter ce qui est léger,
il fait couler les fleuves Ho et Wei.
Qu'on y ajoute, et il n'augmente pas,
qu'on y retranche, il ne diminue pas,
qu'on lui donne, il n'en est pas glorifié,
qu'on lui ôte, il n'en souffre pas.
Où le Mystère est présent, la joie est infinie,
où le Mystère s'en va, l'efficience s'épuise, l'esprit disparaît. "
Ouvrant ainsi son Baopu zi sur le " Mystère " - un autre nom du Tao -, Ge Hong place son ouvrage sous le signe de l'ineffable qui soutient et englobe toute chose, et, plus particulièrement pour lui, sous le signe du mystère et du merveilleux incompréhensible de la vie. Ce court morceau que nous avons choisi de présenter au lecteur est très proche de la façon dont les taoïstes (Huainan zi, par exemple) décrivent le Tao (ou le Saint ; comparer avec le Lao zi bianhua jing traduit par A. Seidel), qui est la " souche ", l'" ancêtre ", l'unité première qui donne vie et forme à toutes les multiplicités. En tant que tel, Il embrasse tous les contraires : il peut à la fois être petit et grand, caché et manifeste, rigide et souple (les deux pôles de l'univers dans le Yi jing), large et profond, ou horizontal et vertical, être là ou n'y être pas. Il donne à chacun ses caractéristiques : la hauteur au Ciel, la basseur à la Terre, la rapidité aux nuages, la fluidité à la pluie ... ; et, plus loin, de même, le Tao confère le mouvement au cercle et l'immobilité au carré, l'élévation au mouvement d'ascension, l'abaissement au mouvement de descente.
Celui qui parvient au Mystère, poursuit-il, est :
" si haut qu'on ne peut y atteindre,
si profond qu'on ne peut le sonder ;
il chevauche la lumière fluide,
il fouette l'espace dans les six directions,
il traverse les immensités aquatiques,
il émerge au-delà de la hauteur,
il s'enfonce en deçà de la profondeur,
il franchit le seuil de la vastité,
il s'ébat dans la lande lointaine et retirée,
il s'ébroue dans la ténèbre indistincte,
il vogue à la pointe de l'indéfini,
il absorbe les neuf efflorescences au bord des nuages,
il savoure les six souffles de l'empyrée,
il va çà et là dans l'obscurité ombreuse,
il voltige dans l'infime ténu. "
" Celui qui parvient au Mystère " est décrit avec des termes qui s'inspirent de ceux qui dépeignent les ébats du Saint dans le Zhuang zi ou les randonnées extatiques du poète dans les Chuci, et qui avaient été repris par un poète de cour comme Sima Xiangru sous les Han pour décrire l'envolée céleste de l'" Homme grand ". Il a pour éléments la lumière, l'espace, la ténèbre, les nuées et l'empyrée, soit qu'il s'y ébatte, soit qu'il s'en nourrisse, soit qu'il les exhale. Autant dire qu'il en est traversé tout autant qu'il les " chevauche " ou les " foule ". Le vocabulaire employé vise à donner une impression d'infini et de liberté tels qu'ils débouchent sur l'indéfinissable. L'auteur puise dans l'arsenal des " impressifs " de la langue chinoise, dont beaucoup sont repris à Zhuang zi et aux Chuci, qui décrivent des mouvements d'ailes d'oiseaux qui montent et descendent, tournent, viennent et s7en vont, ou encore l'obscurité de la ténèbre mystique, l'errance libre, l'immensité déserte de l'espace, l'au-delà de toutes les limites dans le sens de la verticale comme de l'amplitude.
En outre, pour traiter du caractère insaisissable du Tao (chap. IX), Ge Hong utilise les termes de you et de wu (I'" existence ", l'" être-là ", et sa négation) ; on retrouve alors Wang Bi qui, commentant le Daode jing, écrivait de la Vérité ultime : " Nous voudrions dire que c'est le wu (il n'y a pas) et pourtant il accomplit toute chose. Nous voudrions dire que c'est le you (l'existence, l'être-là), et pourtant on n'en voit pas la forme " (Lao zi 14). Ge Hong, en effet, de reprendre, presque en écho (y aurait-il une influence ?) : " Si l'on traite de son absence (wu), alors, ombre et écho, il est comme présent (you) ; si l'on traite de sa présence (you), alors les dix mille êtres sont comme une absence (wu) " (9, la). Le fin bout d'un poil d'automne (ce qu'il y a de plus minime) est trop grand pour lui, et l'espace immense ne lui suffit pas. Lao zi est rappelé : le Tao n'a pas de nom, le terme de Tao est un " nom d'emprunt " (Lao zi 25) et, ajoute Ge Hong, toutes les multiples dénominations, discriminations et spéculations dont il est l'objet ne sont qu'égarements. On croirait alors entendre Zhuang zi : " Maintenez-vous dans la quiétude, et il ne sera nul besoin d'exorcismes ni d'invocations ; le Tao est ici et non au loin, notre destin est en nous et non à l'extérieur. " La première partie de ce propos illustre bien la double position de Ge Hong : il se rallie d'une certaine façon au " taoïsme philosophique " de Lao zi et de Zhuang zi qui enseignent que la quiétude seule suffit, et pourtant, ailleurs, il leur reproche expressément de n'avoir livré aucune méthode précise et consacre la plus grande partie de son oeuvre à en traiter. La deuxième partie de ce propos constitue une prise de position fondamentale pour lui, ainsi que pour de nombreux auteurs qui emploient la même formule ; en opposition avec la première partie de sa phrase, elle justifie la nécessité de toutes les méthodes : l'immortalité est en effet entre nos mains ; elle n'est pas affaire de destin ; elle est le fruit d'un long effort. Mais les grands principes ne suffisent pas - Lao zi et Zhuang zi volent trop haut et n'apportent aucune aide à ceux qui recherchent l'immortalité, estime Ge Hong qui, tout en affirmant que le taoïsme ne se borne pas à " nourrir la vie ", consacre le plus gros de son ouvrage à des méthodes permettant de devenir immortel.
Aux termes de la conception du taoïsme selon Ge Hong, qui divise son Baopu zi en deux parties, l'une exotérique qui est consacrée au confucianisme, l'autre ésotérique, consacrée au taoïsme, celui-ci est le complément de celui-là. Au confucianisme qui se préoccupe d'ordonner la société et le comportement des hommes répond le taoïsme qui préconise le renoncement aux honneurs et aux biens matériels, au savoir, au monde extérieur, aux désirs personnels. A la multiplicité complexe des règles de vie confucéennes, il oppose l'enseignement silencieux du taoïsme et la simplicité de ses prescriptions. A chacun son domaine, dit Ge Hong pour qui Huang di est le seul à avoir su cumuler la sagesse confucéenne et la sainteté taoïste ; il donne ainsi son explication de la figure ambiguë de ce personnage, à la fois sage souverain et mystique taoïste, et le présente en même temps comme une exception qui confirme le fait que, selon lui, la vie officielle et les soucis du gouvernement sont incompatibles avec la quête d'immortalité : les anciennes visées politiques du taoïsme ont disparu. Pourtant Ge Hong, en une formule fréquente dans les textes taoïstes, déclare que, dans le taoïsme, " la culture de soi-même et le gouvernement de l'État " vont de pair, ce qui signifie que les principes qui président à ces deux ordres d'action sont identiques. Mais les moyens ne sont pas les mêmes que ceux du confucianisme, car, pour le souverain taoïste, c'est par la rectitude intérieure seule, simplement en se plaçant dans la droite ligne du Tao, en la respectant et s'y soumettant lui-même, que toutes choses s'ordonnent selon l'harmonie naturelle, sans qu'il soit nécessaire d'instaurer rites ni règles de morale et de comportement, ni aucun moyen de gouvernement spécifique.
Car les immortels existent, bien qu'ils ne soient pas visibles au vulgaire et que celui-ci n'y croie pas. Et c'est contre ce scepticisme que Ge Hong s'élève en une argumentation passionnée. Il se soutient de la réalité des expériences qu'il rapporte, d'où l'importance de la relation des mirabilia opérées par les immortels et rapportées par les hagiographies et les histoires officielles. Il n'y a pas de limites aux merveilles du monde, lance-t-il, alors comment pourrait-on penser les connaître toutes, et pourquoi nierait-on celles-là, nous qui ignorons presque tout de ce qui est au-dessus du ciel et sur la terre ? Pourquoi se limiter à ce que nous voyons et entendons ; c'est là s'amputer ; ne pas croire à l'irrationnel, ne s'appuyer que sur l'existence quotidienne et le concevable, n'est-ce pas trop triste et pitoyable ? Prenons donc le parti d'aller, comme le Saint, au-delà ; la sagesse confucéenne, qui est d'ordre humain, est facile à comprendre parce qu'elle s'appuie sur des évidences premières, mais elle est incomplète au regard de la sainteté taoïste laquelle traite du mystère, de la vie, de choses difficiles à comprendre, qui dépassent les évidences, et connaît la longévité et l'immortalité. L'immortel est aussi réel et aussi caché que la pierre précieuse dans sa gangue, et ce n'est pas parce que celle-ci est dissimulée dans son enveloppe qu'elle n'existe pas. La possibilité de changer la nature est inscrite dans le monde, les métamorphoses sont courantes, pourquoi donc un homme ne pourrait-il se transformer lui aussi en immortel ? Nous ne sommes pas ni ne devons donc nous concevoir comme immuables. Affaire de croyance, conclut-il, qui ne peut se forcer : Ge Hong déclare ne s'adresser qu'à ceux qui croient aux choses extraordinaires, aux merveilles que taisent les classiques confucéens dont ce n'est pas le propos, et tient qu'il est inutile de chercher à convaincre les sceptiques.
Ge Hong place l'existence de l'immortel au rang des phénomènes naturels de transformation et, pour étayer sa thèse de la réalité de cette existence, use de l'argument des métamorphoses qui s'accomplissent dans la nature, que déjà décrivaient complaisamment les écrivains de l'Antiquité, Zhuang zi, Huainan zi et Lie zi, et qui rendent compte du continu cosmique et du devenir. Néanmoins, en comparant les métamorphoses naturelles à la teinture, à l'instar du Huainan zi qui les rapprochait de l'obtention de la toile à partir du chanvre, il fait intervenir un élément de " travail " : naturelle, l'immortalité est cependant une transformation et le résultat d'une action. Mais elle est phénomène de nature, quoique poussé un peu plus loin ; qu'elle soit inexplicable n'est que le signe de notre incapacité à comprendre. Mais il y a plus. Pour lui, la mort ne semble pas être un phénomène aussi naturel qu'il y paraît. Elle est le résultat de forces contraires, miasmes de toutes sortes, maladies, vieillissement... qui peuvent se combattre.
Tout d'abord, il faut faire la différence entre la longévité et l'immortalité, la première n'étant qu'une étape vers la seconde et une condition nécessaire. D'autre part, il existe trois sortes d'immortels. Ge Hong, comme la plupart des textes taoïstes, distingue entre ceux qui vivent sur terre, les immortels terrestres qui jouissent de pouvoirs surnaturels, ceux qui s'établissent dans le Kunlun (l'axe du monde), et ceux qui demeurent dans les cieux (4, 7b). Ailleurs (2, 8b), il place au plus bas ceux qui opèrent la " délivrance du cadavre " (voir plus bas), au-dessus desquels se situent les " immortels terrestres " (souvent confondus avec les premiers dans les textes taoïstes), ce qui est parfois le résultat d'un choix volontaire de la part de ceux qui ne veulent pas renoncer aux désirs ordinaires et ne souhaitent pas même monter dans le vide (3, 8a) ; puis viennent les " immortels divins " qui " montent au ciel en plein jour " : ceux-ci ont réussi à préserver leur intégrité corporelle et à rendre leur corps assez pur et assez léger pour monter avec lui aux cieux.
En tout état de cause, l'immortalité est physique. La notion d'immortalité évoluera, mais il est certain que pour Ge Hong, et vraisemblablement pour la plupart des taoïstes de son époque, elle est corporelle ; il ne s'agit pas simplement d'un état de conscience. Une bonne partie des pratiques vise à purifier et à sublimer le corps, et la sainteté passe par cette sublimation. En revanche, malgré une notation assez curieuse mais, semble-t-il, isolée (8, 2a), selon laquelle l'Élixir alchimique assure l'immortalité du monde entier et non d'un seul individu, l'immortel de Ge Hong, bien qu'il s'ébatte dans les sphères infinies, ne paraît pas vraiment revêtir l'aspect cosmique de celui de Zhuang Zi.
Corporelle et, en quelque sorte, naturelle, mais " divine " pourtant et exceptionnelle, l'immortalité s'acquiert au prix d'un long labeur. Elle peut et doit être cultivée. Ge Hong prend en cela position dans un long débat qui a occupé la Chine avant et après lui : l'immortalité, la sainteté sont possibles, mais doivent se conquérir et ne sont pas innées. C'est, aux yeux de Ge Hong, le but de toutes les pratiques, qui ne doivent pas se résumer à une seule, qui se complètent les unes les autres, et dont on doit connaître à la fois l'utilité et les limites pour chacune.
La première condition pour acquérir l'immortalité est d'y croire. Ge Hong insiste beaucoup sur la foi et le ferme propos. L'ascèse est longue et dure, et si la volonté de l'adepte n'est pas fermement ancrée, il est voué à abandonner son entreprise en cours de route et donc à échouer. Ce ferme propos, cette foi, sont un don ; ils font partie de la destinée de chacun, de la vocation innée de l'individu à se consacrer à cette recherche, et ne peuvent se fabriquer. Vocation est le mot propre, nous paraît-il, car Ge Hong explique qu'elle dépend de l'étoile qui préside à notre naissance (7, la) et qui prédestine chacun à se consacrer à tel ou tel art ou métier. En raison de cette condition de vocation, le mouvement premier vers la quête doit être spontané. D'où il s'ensuit qu'il est inutile de faire du prosélytisme.
En outre, il faut trouver un maître compétent qui non seulement transmettra les écrits secrets, mais aussi les complétera des indications orales indispensables et saura être un guide averti. Mais il n'acceptera pour disciple que celui dont il aura longuement éprouvé la fermeté et la persévérance (par exemple 14, 5a). C'est parce que le choix d'un maître capable est déterminant que Ge Hong vitupère aussi violemment que les confucianistes contre les faux maîtres, les charlatans et les messies de tous bords qui induisent le peuple en erreur et abusent de lui.
Cependant, la guidance du maître et l'assistance des dieux ne sont que des adjuvants. il n'est que soi-même pour préserver sa propre vie et obtenir la longévité, ce qui n'est affaire, en ultime ressort, ni de moralité ni d'intelligence (7, 2b-3a). Ge Hong critique vertement ceux qui en appellent aux dieux pour obtenir le bonheur et qui accusent les démons de tous leurs maux, au lieu de reconsidérer leur propre comportement. Il ne croit pas à l'efficacité des sacrifices et des prières lorsqu'ils sont le fait d'hommes dissolus et de pécheurs invétérés. " Notre destin est entre nos mains " : qu'y peuvent les dieux si nous détériorons notre corps par nos actes ? Nous entendons ici le " technicien " parler.
Et tout premièrement, il est élémentaire de suivre un mode de vie sain, tant moral que physique. Moral, parce qu'il faut préserver la sérénité indispensable, ne pas être troublé par des désirs, désir sexuel ou désir de pouvoir et de renommée. Les règles que préconise Ge Hong relèvent de la morale courante. La seule particularité que l'on puisse noter réside en une forme d'amour universel qui doit être étendu jusqu'aux " êtres rampants " (6, 5a-b et 3, 8b). Les prescriptions de convivialité villageoise ont disparu, ce qui n'est pas pour nous étonner, étant donné le milieu social de Ge Hong.
Le châtiment d'une faute peut retomber sur les membres de la famille du fautif, ce qui correspond au système pénal et à la notion de solidarité familiale de la Chine ancienne. Les fautes doivent être rachetées (outre les moyens rituels indiqués par les textes) par un acte compensatoire de la même nature que la faute commise : ainsi, celui qui aura bénéficié d'un bien mal acquis devra faire des largesses aux indigents, celui qui aura laissé accuser un innocent à sa place devra se faire un devoir de promouvoir des hommes compétents à des postes de fonctionnaires.
Quant aux prescriptions que donne Ge Hong pour mener une vie physiquement saine, elles sont de bon sens et se retrouvent à peu près identiques dans les textes taoïstes de la même tendance (821, 3b ; 862, 9b et 13a). Il faut éviter tous les excès : ne pas rester trop longtemps assis ni debout ni couché, ne pas trop se fatiguer ni trop se reposer, ne pas manger ni boire excessivement, ne pas s'abstenir de relations sexuelles ni en abuser, ne pas se laver trop souvent, ne pas fatiguer ses yeux à regarder trop loin, etc. (13, 7b-8a). Il faut aussi savoir éviter les maladies et les guérir. C'est à quoi visent des pratiques d'ordre divers, comme l'absorption de drogues, la circulation du souffle, les exercices gymnastiques et certaines méthodes de méditation visuelle.
Bien sûr, il importe également de savoir parer aux dangers, bêtes malfaisantes ou ennemis politiques. C'est la véritable raison d'être des pouvoirs surnaturels que confèrent certains charmes ou certaines pratiques qui permettent de disparaître ou de se métamorphoser, ou encore de devenir invulnérable, et dont nous pouvons noter que certaines remontent aux Royaumes combattants et faisaient partie de l'art de la guerre.
L'assistance des dieux est indispensable pour chasser les maux, c'est pourquoi il faut connaître les recettes qui donnent les moyens de les mander. En outre, il est bon et nécessaire de stimuler les forces vitales, soit avec des drogues ou des exercices corporels, soit en animant les dieux qui sont à l'intérieur du corps (6, 3a).
Après ce bref exposé de l'organisation d'ensemble qui, selon Ge Hong, doit gouverner l'utilisation des méthodes destinées à assurer l'immortalité, nous tenterons, avant de passer à la présentation de ces méthodes mêmes, de donner un tableau général de la vision du monde et de l'être humain qui les sous--tend telle qu'on peut la reconstituer à partir d'un ensemble de textes qui relèvent de la tradition dont se réclamait Ge Hong et dont une partie au moins lui est antérieure (comme, outre ceux dont il a été question au début de ce chapitre, le Huainan zi et le commentaire de Heshang gong au Daode jing, par exemple) ou contemporaine. Cette conception du monde et de l'homme a continué, bien après Ge Hong, à constituer le substrat de la cosmologie et de l'anthropologie taoïstes jusqu'à nos jours, bien qu'ayant été enrichie au cours des ans.
II. L'ART DE " NOURRIR LE PRINCIPE VITAL ", YANGSHENG
Yangsheng, l'art de " nourrir le principe vital " (une expression utilisée par Zhuang zi), consiste à adopter un mode de vie réglé sur des principes d'hygiène physico-mentale qui n'est pas propre au taoïsme et qui appartient au vieux fonds chinois ; mais le taoïsme l'a adopté, développé et coloré à sa façon en faisant intervenir la notion de " Souffle primordial " (Yuanqi), en l'associant à des instances et à des divinités taoïstes, ainsi qu'à des pratiques plus spécifiquement religieuses, en lui donnant une dimension cosmique et en y ajoutant la notion de purification et de sublimation. Même lorsqu'elles semblent éclipsées par de nouvelles tendances, les règles de cet art sont au fondement de toutes les pratiques taoïstes de tous les temps - exorcismes, thérapies, liturgie, " alchimie intérieure " - et n'ont pas cessé à toutes les époques de faire l'objet d'exposés divers.
Cet art est traditionnellement comparé à celui du gouverne-ment d'un pays : il consiste à régler, et par là à assainir (les deux sens du mot " zhi " qui est utilisé pour dire " gouverner "), les forces vitales, c'est-à-dire, principalement, le souffle (qi) et l'essence séminale (jing). Deux principes fondamentaux régissent la bonne utilisation de celles-ci : les préserver en évitant de les dépenser outre mesure et inconsidérément, et les faire circuler de façon équilibrée afin de les rendre harmonieusement actives ; tout malaise, toute difficulté provient d'un manque, d'un excès ou d'un blocage, c'est là une des règles essentielles de la médecine tout comme de la cosmologie chinoise. L'histoire de Yu le Grand, l'un des patrons du taoïsme, en témoigne, qui sut " guérir " (zhi) la Chine des " Grandes Eaux ", non en établissant des barrages comme son père qui échoua, mais en ouvrant aux eaux des voies naturelles dans le sens des lignes de force de la géographie terrestre. De là vient qu'il faut connaître la carte du monde et celle du corps pour savoir y guider et y faire circuler les forces vitales.
A. Cosmologie et anthropologie
La conception de la vie et de la mort de l'être humain dans la tradition de Ge Hong tient de deux grands principes d'inspiration : d'une part, la notion même de vie qui se définit principalement en termes de solidarité et d'harmonie avec la Nature, d'autre part, l'aspiration dominante de sa tradition qui est l'immortalité. En tant qu'harmonie avec la Nature, cette notion de vie relève en grande partie des principes de l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents que nous avons brièvement exposés dans l'introduction de cet ouvrage, auxquels s'ajoutent des croyances traditionnelles de la vieille Chine qui gouvernent toutes les pratiques.
La vie est " souffle " ; la mort survient lorsque le souffle disparaît, mais aussi le corps humain est la demeure d'esprits divers et nombreux qui l'animent ; la vie ne dure que tant que ceux-ci y sont présents, et leur départ signe la mort. Par ailleurs, l'étoile qui préside à la naissance de chacun assigne une durée de vie définie qui peut être raccourcie en châtiment de mauvais comportements. Certains esprits, comme le dieu du destin (Siming), celui du foyer et les " trois vers " (ou " trois cadavres "), déjà mentionnés dans les weishu, surveillent les actes des êtres humains et en font régulièrement un rapport au Ciel qui sévit en raccourcissant le lot de vie dévolu initialement au fautif, le pire des châtiments qui peuvent frapper des chercheurs d'im-mortalité. C'est dans cette idée que plus tard furent rédigés les barèmes des mérites et des fautes qui établissaient le compte des jours à vivre, retranchés ou ajoutés selon les fautes commises ou les mérites acquis, dont le plus ancien connu date de 1171, qui se multiplièrent et jouèrent le rôle de guides personnels pour la conduite des adeptes dans le cadre de la morale populaire à partir du XVIIe siècle.
2. Le panthéon céleste et terrestre
Les divinités ou esprits principaux que nous aurons à ren-contrer sont, sur le plan cosmique : les Trois-Un, des divinités astrales et chronocalendériques, et les divinités présidant aux quatre points cardinaux et au centre. La plupart sont d'origine ancienne.
L'Un, déjà exalté par Lao zi et Zhuang zi qui préconisent de l'" embrasser " ou de le " garder ", est soit identifié au Tao, soit considéré comme engendré par Lui : selon les interprétations, il est la Vérité ultime ou sa première forme connaissable. Il se réfléchit sur les trois plans de l'univers. Le principe de la triade est, selon Lao zi, ce qui a donné naissance au monde : c'est le chiffre Trois de l'Harmonie et de l'Homme, celui de l'Enfant, celui du fruit de l'union du Ciel et de la Terre, ou du Yin et du Yang. Ces Trois-Un, en raison de leur primordialité, sont aussi appelés les Trois Originels (sanyuan) : nous retrouvons encore les croyances des weishu.
Les Liujia sont des divinités que les weishu mettent au rang des entités cosmiques, avec le Ciel, la Terre et les quatre saisons. Elles sont liées aussi aux spéculations calendériques qui gou-vernaient l'étude des influences astrales et qui jouaient un rôle important dans la connaissance indispensable des jours fastes et néfastes qui dicte toute action religieuse. Selon le comput chinois des jours, elles président, dans l'ensemble des soixante signes cycliques qui jouent un grand rôle dans la divination (Ngo van Xuyet, p. 193), aux premiers jours de chaque décade ou de chaque lunaison ou année. Ce sont donc des dieux chronocrators qui gouvernent le repérage du temps. En outre, selon Du Guangting, le grand ritualiste du IXe siècle, elles interviennent dans la formation de l'embryon, tout comme le font les Neuf Cieux suprêmes, selon les textes du Shangqing.
Aux divinités célestes correspondent des divinités terrestres, dont les principales sont simplement des hypostases très anciennes des quatre points cardinaux et du centre. Soit des animaux héraldiques (dragon pour l'est, oiseau rouge pour le sud, tigre pour l'ouest, tortue pour le nord), soit les " Cinq Empereurs " demeurant en ces cinq points qui sont marqués par les Cinq Pics sacrés du taoïsme, des monts qui " fixent " la terre, c'est-à--dire qui assurent sa stabilité, laquelle constitue sa vertu essen-tielle, et qui sont en relation d'analogie avec les cinq planètes. Ces divinités, animaux héraldiques ou empereurs, ont donc pour fonction, elles aussi, de construire l'espace, terrestre celui-là, et ainsi de déterminer un centre et de protéger l'adepte.
Aux pôles terrestres demeurent également des génies, hérités de la mythologie chinoise. Au centre se dresse le Kunlun, axe de la terre, dont la cime touche à l'étoile polaire et dont les fondements s'ancrent dans les enfers (les " sources jaunes "). Réplique terrestre du Boisseau, il assure les mêmes fonctions. Il est la demeure de l'antique Reine mère d'Occident et des immortels terrestres. La plus ancienne description détaillée que nous en ayons est dans le Huainan zi qui le présente comme un lieu paradisiaque et initiatique entouré d'une " eau molle " sur laquelle aucune plume ne peut surnager : on ne peut y accéder que par les airs.
L'ouvrage le plus ancien qui décrive la physiologie taoïste est le Huangting jing qui le fait en termes cryptiques ; c'est un ouvrage de référence qui a donné lieu à plusieurs commentaires et à de nombreux développements (cf. H. Maspero, Le Taoïsme, et I. Robinet, Méditation taoïste).
Le corps, à l'instar de l'univers, est divisé en trois parties, dont chacune comporte un centre, appelé " champ de cinabre ", où viennent se loger chacune des hypostases de l'Un primordial. Ainsi dans le bas-ventre se situe le champ de cinabre inférieur qui porte différents noms, dont celui de " porte du destin " (ming : " destin " désigne aussi la force vitale), et qui est placé, selon les textes, à deux ou à trois pouces sous le nombril ; dans le buste, le champ de cinabre médian est logé dans le coeur, ou " palais écarlate " ; dans la tête le champ de cinabre supérieur occupe un " palais " qui s'appelle le niwan. Dans ces trois champs de cinabre demeurent aussi les " trois vers " qui sont des principes de nature chtonienne, destructeurs et mortifères. Ainsi, ces champs de cinabre sont trois lieux choisis, porteurs à la fois de salut et de mort, demeures des Originels célestes et des démons terrestres.
Tandis que les trois champs de cinabre correspondent à l'axe vertical du monde, les cinq zang (" réceptacles ") - foie, coeur, rate, poumons et reins - sont les points privilégiés de la relation de l'homme au cosmos en tant que placé sous la direction des Cinq Agents, c'est-à-dire dans le sens horizontal. Ceux-ci, à travers les zang, règlent donc la vie et l'équilibre de l'être humain, chacun selon son propre moyen d'action (tel ou tel aliment, couleur, son, etc., homologable à l'un des Cinq Agents) et selon son temps, heure de la journée ou saison. Les zang sont la réplique des cinq planètes et des Cinq Pics sacrés. Ils sont en outre le réceptacle de forces spirituelles qui sont (avec quelques variantes selon les textes), dans l'ordre : les hun (âmes Yang et célestes), l'esprit (shen), la volonté, les po (âmes Yin et terrestres), et l'essence séminale (jing).
Le corps est en outre habité de vingt-quatre esprits de lumière, que connaissent aussi les Maîtres célestes sous d'autres noms, et qui correspondent aux vingt-quatre périodes tropiques solaires, ou " souffles " de l'année.
C'est à partir de ce tableau général que nous pouvons maintenant exposer les diverses sortes de pratiques auxquelles se livraient ces taoïstes.
Toute pratique exige un certain état de pureté morale et rituelle. Pureté physique obtenue par des ablutions et par le jeûne, mais aussi pureté mentale : l'adepte doit se retirer afin d'écarter de lui toute personne ordinaire, impure ou sceptique, et demeurer dans un état de quiétude. Aucune pratique ne peut être efficace sans l'assistance des dieux qui sont conviés par une cérémonie religieuse préliminaire, et ceux-ci ne viendraient pas ou se retireraient si quelque incrédule ou quelque source d'agitation était présent. En outre, les esprits aiment la paix et quittent les lieux troubles. Ne fût-ce que pour garder ses dieux intérieurs, la sérénité est donc indispensable. C'est aussi pourquoi les taoïstes aiment à oeuvrer dans les montagnes ; mais Ge Hong précise qu'il faut choisir des " grandes montagnes " qui sont gouvernées par des dieux, et non des " petites montagnes " infestées de génies inférieurs (génie des arbres, des pierres, vampires ... ) (4, 16b-17a) ; c'est là se démarquer des croyances populaires. C'est encore la raison pour laquelle Ge Hong pense que les hommes occupés à remplir des fonctions officielles, accablés de soucis, ne peuvent se livrer à la quête d'immortalité.
Outre les montagnes, les adeptes disposent d'oratoires qui ont leur ancêtre dans ceux des Maîtres célestes, appelés " chambres de pureté ", dont la construction et le mobilier obéissent à des normes précises. De plus, ils procèdent, au début de chaque méditation, à l'instauration symbolique d'une aire sacrée et fermée en faisant venir aux quatre coins les quatre animaux héraldiques qui ferment et protègent leur espace.
Le temps est qualitatif et cyclique, défini par les évolutions du Yin, du Yang et des Cinq Agents.
Le partage du jour étant défini, à l'instar de l'année, par les influences du Yin et du Yang, il convient de ne s'exercer qu'aux moments du " souffle vivant ", c'est-à-dire aux heures Yang qui vont de minuit à midi.
Pour la plupart des pratiques il est tenu compte de la saison en cours pour déterminer l'orientation de la prière et l'identité des divinités ou instances à faire intervenir, empereurs des quatre points cardinaux, astres, souffles colorés, etc. Particuliè-rement cruciales sont les " huit articulations " de l'année, les moments où l'équilibre entre le Yin et le Yang change ; ce sont les premiers jours de chaque saison, les solstices et les équinoxes, deux temps de Yang ou de Yin à leur acmé, et deux d'équilibre entre eux. Aussi une bonne partie des pratiques à mettre en oeuvre doivent-elles l'être particulièrement à ces moments-là. En outre, on trouve dans les oeuvres de Ge Hong, comme dans d'autres postérieures comme celles du Shangqing qui relèvent d'une même lignée, des notations sur les jours fastes et néfastes qui font partie de l'héritage légué par les hémérologues des Royaumes combattants.
Parmi les procédés mineurs, Ge Hong compte l'absorption de drogues, soit végétales, soit minérales. A cette époque et dans ce courant, les taoïstes, à la différence des Maîtres célestes, sont quelque peu herboristes et médecins. Depuis le temps des Han, une spécialisation s'était opérée, et le courant médical s'était distingué de celui du taoïsme. Mais il n'en fut jamais complètement séparé : Sun Simiao, le célèbre médecin des Tang,
a composé des ouvrages traitant de méditation taoïste ; en outre, les taoïstes continueront de préparer des drogues et plusieurs seront appelés au chevet d'empereurs malades. Nombreux furent ceux que les rites ou la méditation guérirent - fondateurs d'écoles, grandes figures du taoïsme ou empereurs.
Cependant, Ge Hong traite de quelque chose d'un peu différent. Les drogues végétales des taoïstes leur sont spécifiques, précise-t-il ; ce ne sont pas les mêmes que celles dont les botanistes font la nomenclature. Les plus particulières sont les zhi, des herbes miraculeuses dont les descriptions sont fantas-tiques (une partie du chap. XI du Baopu zi et un traité entier contenu dans le Daozang leur sont consacrés) et qui n'appa-raissent dans les montagnes qu'aux initiés après qu'ils se sont concilié les dieux par certains rites. Les minéraux les plus utilisés pour composer les drogues sont le cinabre, le réalgar, la malachite, le soufre, le mica, le salpêtre et l'orpiment. Plusieurs d'entre eux sont appréciés pour des raisons symboliques. Ainsi le mica parce qu'il résiste au feu et à la pourriture et qu'il rassemble toutes les couleurs du prisme. La couleur rouge du cinabre (rouge, emblème du Yang), l'éclat de l'or et son caractère inaltérable, les noms chinois du réalgar (" le jaune mâle ", jaune est la couleur du centre) et de l'orpiment (" jaune femelle ") expliquent au moins en partie le prix qu'on leur attache. Les drogues alchimiques, dit en effet Ge Hong, sont d'une nature différente de celles qu'utilisent les médecins. Elles sont secrètes et chères, car elles ne visent pas simplement à guérir, mais contribuent aussi à assurer la Longue Vie. Elles sont " loin-taines ", tandis que celles des médecins sont " proches ", et " lointain " (yuan) ici est un terme qui est sémantiquement associé à " ciel " (tian) et à " mystère " (xuan) ; elles ne peuvent être obtenues en période de troubles (16, 5b-6a : on voit ici encore l'accent mis sur la sérénité). Les noms donnés aux ingrédients, ajoute notre auteur, " sont parfois les mêmes que ceux des ingrédients ordinaires, alors que leur réalité est différente " (l'on peut aussi comprendre : " ils sont différents en réalité ", 16, 6b). A l'évidence, référence est faite à un code secret ainsi qu'à un esprit différent qui préside à l'utilisation de ces ingrédients divers, ce qui leur donne un sens différent. Certains procédés semblent avoir une valeur presque uniquement symbolique, comme celui qui consiste à nourrir de viande rouge et de cinabre un jeune oisillon dont les plumes ne sont pas encore venues, de façon que leurs plumes soient rouges lors-qu'elles pousseront ; celles-ci, ainsi que leur chair séchée, seront alors réduites en une poudre qui assurera cinq cents ans de vie à qui l'absorbera.
Notons enfin que cette tradition vient en droite ligne de celle des weishu, comme le prouvent certains passages de ceux-ci qui recoupent exactement les propos de Ge Hong.
Les pratiques sexuelles sont indispensables, selon Ge Hong, simplement parce qu'elles permettent d'avoir des relations sexuelles - la chasteté étant néfaste car génératrice d'anxiété -sans qu'il y ait déperdition de vitalité. Leur principe réside en général à ne pas éjaculer. En appuyant sur la base du pénis au moment de l'éjaculation, les taoïstes disaient qu'ils faisaient " remonter l'essence (jing) au cerveau " (les femmes doivent, elles, se concentrer sur le coeur et faire descendre le souffle aux reins, puis le faire remonter par la colonne vertébrale au cerveau) ; cependant, il faut noter que cette expression, si elle pouvait être prise au pied de la lettre, et elle l'a été, pouvait avoir aussi un sens sûrement symbolique, puisque certains textes l'utilisent pour désigner des pratiques simplement respiratoires et visuelles (818, 17a-b).
En outre, comme on peut " accroître le souffle " par des techniques respiratoires, on peut " accroître l'essence sperma-tique " en l'agitant et en l'émouvant dans les rapports sexuels sans éjaculation. Alors seulement une éjaculation ainsi intervenue après plusieurs coïts interrompus ne risquera pas de diminuer la force vitale. Nous ne nous attarderons pas sur ces pratiques qui n'étaient pas spécifiquement taoïstes et qui sont décrites par Maspero et van Gulik auxquels nous renvoyons.
La pratique consistant à " cesser les céréales ", lesquelles sont de nature terrestre, lourde et épaisse, par opposition au souffle céleste et aérien, est subsidiaire aussi, et en aucun cas ne saurait assurer la longévité. Elle fait partie des règles qui président à la nourriture et obéit à l'idée, déjà exprimée en détail dans le Huainan zi, selon laquelle la sorte d'aliment dont se nourrit un homme détermine sa nature ; qui s'alimente grossièrement sera d'une étoffe grossière, qui se nourrit de souffles ou de lumière devient souffle ou lumière ; c'est pourquoi les immortels de Zhuangzi et des Chuci, par exemple, se nourrissent de façon aussi éthérée.
L'abstention des céréales est une forme de jeûne qui, contrairement à d'autres où l'adepte se nourrit de souffles ou de charmes, ne cause aucun affaiblissement ; il améliore la santé, au contraire, et rend invulnérable au vent, au froid, aux poisons (ce qui permet de boire de grandes quantités de vin sans être saoul, l'une des caractéristiques des saints). Certains textes expriment cela en disant que l'on évite par ce moyen de nourrir les " trois vers " maléfiques dont les céréales sont l'aliment ordinaire. En outre, cette pratique accélère les effets de l'ab-sorption de la " Grande Médecine alchimique ". Elle consiste à cesser de consommer des céréales, mais en même temps à remplacer celles-ci par l'absorption de certaines drogues miné-rales.
6. Les charmes et Écrits sacrés
Les charmes eux aussi n'ont qu'un rôle d'adjuvants, mais ils sont indispensables et ont une fonction importante dans toutes les pratiques religieuses du taoïsme depuis les premiers temps jusqu'à nos jours. Les Écrits sacrés sont eux-mêmes des talismans ; ils sont souvent, à l'origine, des charmes qui se sont développés en forme de textes, et ils sont souvent doublés de charmes qui en forment le complément. Le terme même qui désigne ces charmes évoque les trésors talismaniques des souverains qui attestaient de la protection divine qu'ils avaient reçue, ainsi que les anciennes tessères qui scellaient les contrats entre les souverains et leurs sujets. Ces charmes affectent, et affecteront tout du long de l'histoire du taoïsme, la forme d'une écriture pseudo-archaïsante très stylisée imitant celle qui figure sur les bronzes anciens que l'on découvrait de plus en plus souvent à l'époque médiévale et auxquels on attribuait des forces spiri-tuelles de bon augure. Les livres sacrés dévoilent les noms et les formes secrètes et " véritables " (c'est-à-dire selon leur essence divine) des lieux terrestres et célestes, monts et rivières, et de leurs esprits ; ils décrivent également dans le corps humain les parcours et les demeures des énergies divines, et dans le monde la topologie et la toponymie des paradis terrestres et célestes, dont la connaissance est indispensable pour y accéder.
Révélés par les dieux qui en détiennent une moitié ou un double, talismans et textes sont le gage d'une alliance passée par eux avec les hommes qui les reçoivent de leur maître au cours d'un rite de consécration accompagné d'un serment juré où les divinités sont prises à témoin. Sons et images incantatoires, tels sont les charmes et souvent les Livres qui doivent en conséquence s'écrire et se réciter, et qui apportent à l'adepte l'aide divine nécessaire pour mener ses pratiques à bien.
III. MÉTAMORPHOSES, TRANSMUTATIONS ET CIRCULATIONS
Ge Hong nous a aidé à brosser une vue générale des pratiques taoïstes de sa tradition et à retracer le sens général qui était le leur. Nous pouvons maintenant nous attarder sur quelques-unes d'entre elles dont Ge Hong ne traite que brièvement, mais que d'autres textes ont développées de façon plus détaillée, en leur donnant des développements plus importants ou un peu diffé-rents.
A. Métamorphoses et transmutations
Ce sont les mille transformations du Souffle qui font la diversité des êtres ; le mécanisme de la vie est fait de mutations et d'évolutions, les bianhua, qui sont le dao (la voie) naturel, les mouvements spontanés du Yin et du Yang. Selon le Yi Jing, celui qui les connaît sait comment se meuvent les esprits, et selon Zhuang zi, le Saint agit en accord avec elles et se manifeste à travers elles. Nous avons vu que Ge Hong assimile l'acquisition de l'immortalité à une métamorphose. De là à considérer le taoïste comme un maître en cet art, il n'y a qu'un pas.
En effet, Ge Hong mentionne un certain nombre de méthodes qui permettent, grâce à des drogues ou à des talismans, d'ac-complir des transmutations ; on peut ainsi faire apparaître une rivière à partir d'une goutte d'eau, une montagne avec une pincée de terre, une forêt à l'aide d'une simple graine. Ces procédés mineurs visent à accélérer le processus naturel de transformation : à l'aide de bois on obtient du bois, à l'aide de la pierre on obtient de la pierre, en imitant une femme on devient une femme, en dessinant une rivière on fait couler de l'eau... Le don d'ubiquité relève du même genre de procédé : il consiste à multiplier son apparence, et des techniques de méditation qui enseignent à se concentrer sur son propre corps sont proposées à cette fin. La capacité de disparaître, dont les hagiographies dotent les saints taoïstes, est du même ordre et n'est que l'envers de la faculté de faire apparaître des divinités : " Le corps humain est naturellement visible, dit Ge Hong, et il est des méthodes pour le rendre invisible ; les esprits et démons sont naturellement invisibles et il est des procédés pour les rendre visibles " (16, 2a). C'est là, ajoute-t-il, le principe des métamorphoses : devenir invisible, c'est simplement changer d'apparence. En d'autres termes, il n'y a aucune discontinuité entre l'invisible et le visible ; ce n'est qu'une question de passage.
De même qu'il est possible de concrétiser le feu du ciel en le concentrant sur un miroir solaire et l'eau de la lune sur un miroir lunaire, de même les miroirs font apparaître la " vraie forme " des démons et peuvent réfléchir les événements futurs : ils concrétisent l'invisible. Inversement, l'adepte averti peut disparaître, soit qu'il se fonde dans son environnement et ne s'en distingue plus - il devient bois quand il entre dans un bois, eau quand il entre dans l'eau, homme ordinaire inaperçu dans la foule -, soit qu'il use de procédés magiques qui lui permettent de disparaître, de " plonger en terre en plein jour ". En plein jour, plonger en terre, dans le monde souterrain dont l'abîme, dans la cosmologie taoïste, est en communication avec le faîte des cieux, est parallèle à " s'élever au ciel en plein jour ", but ultime des taoïstes.
Ce sont, en effet, en dernière analyse, des procédés méta-morphiques, et donc naturels, qui permettent à l'adepte de sublimer et purifier son corps et de se transformer en immortel ailé. En somme, la pierre précieuse extraite de sa gangue, l'animal qui sort de sa chrysalide, les images employées le disent : s'il s'agit d'une transformation qui est accomplissement d'un contenu (le " décret divin "). Cette notion se combine parfaitement avec le principe selon lequel on devient ce dont on se nourrit : l'intérieur informe l'extérieur.
Cette transformation à accomplir est cependant lente et difficile, et parfois la mort intervient avant qu'elle ne soit tout à fait parachevée. C'est alors que l'adepte procède à la " déli-vrance du cadavre ", opération par laquelle il se délivre de son corps encore trop charnel, ou d'une partie de celui-ci, pour s'envoler en le laissant dans le cercueil. L'adepte est dit alors " simuler la mort " ou " transformer son corps ", car il lui donne l'apparence d'une paire de sandales, d'une épée ou d'un bâton, tous emblèmes de l'ermite taoïste, qu'il laisse derrière lui. Cela indique bien qu'il s'agit encore d'une sorte de métamorphose qui, comme les autres, nécessite un support matériel, car il est écrit, en effet, que " se délivrer de son cadavre " consiste à " s'en aller en utilisant un objet matériel ". La différence essentielle, cependant, entre les métamorphoses ordinaires et la délivrance du cadavre, réside en ce que celle-ci prend place uniquement à la fin de la vie : il s'agit non d'un simple pouvoir surnaturel ou magique, mais d'une forme de délivrance après laquelle l'adepte est immortel et vit avec les esprits, généralement dans les montagnes, ou bien encore sous terre, pour certains textes.
Dans ces cas, généralement, le corps continue de se purifier après la mort, si bien qu'il s'envole au bout d'un certain nombre d'années, comptées parfois par centaines. L'objet matériel qui en tenait lieu, lorsque c'est le cas, se transforme également et s'envole : les sandales deviennent des oiseaux, l'épée ou le bâton un dragon.
Les procédés mis en oeuvre sont divers ; la plus noble de ces délivrances est celle qui se fait par l'épée - soit une épée ordinaire, que l'adepte étreint sur sa couche, soit, pour une forme de délivrance supérieure, une épée magique et divine qui a été forgée selon un rituel précis, accompli dans un endroit retiré. Apparaît alors l'Un suprême qui emporte l'adepte sur son cheval divin, tandis que l'épée, transformée en cadavre, prend sa place dans le cercueil. Mais l'adepte lui-même prend à son tour l'apparence de l'Un suprême, s'identifiant donc évidemment avec ce dieu.
C'est aussi une transformation, mais totalement accomplie celle-là, que celle qui permet de " monter au ciel en plein jour ", à laquelle vise l'adepte en se construisant un corps d'immortalité. Mais celle-ci intervient par le feu, soit le feu de l'alchimie opératoire, soit celui que constitue le " souffle " qui est de nature Yang et qui permet, comme celui du fourneau alchimique, d'opérer la " fusion des âmes ". Le binôme qui connote les transformations, bianhua, fréquemment lié à un terme qui signifie dissolution, indique bien la nature transmutatoire de ce corps d'immortalité. On emploie aussi l'expression lianhua, où lian peut être écrit soit avec la clef du métal et signifie alors " purifier par le feu ", soit avec celle de la soie et signifie en ce cas " pratiquer ", " s'exercer ". De même, le terme hua signifie à la fois transformer et " améliorer ", " cultiver ", ou encore, dans le binôme huohua, " purifier par le feu ". Hua, dans le rituel taoïste, est le terme utilisé pour désigner la crémation des pétitions adressées au ciel qui montent avec la fumée.
Nous en venons ainsi à la " fusion des souffles " et à la " fusion du jing " qui font " dissoudre la chair et alléger le corps ". Mais auparavant, pour la commodité de l'exposé, nous nous consacrerons à l'alchimie opératoire.
L'alchimie chinoise, dans ses grandes lignes, ressemble beau-coup à l'occidentale. L'Oeuvre alchimique est de nature reli-gieuse. Sa " pierre philosophale ", ou " élixir d'immortalité ", est soit l'or, soit le cinabre, selon les textes, cinabre et or représentant l'aboutissement d'une longue transformation vers un état parfait et achevé. L'or recherché est l'or alchimique, artificiel, fabriqué de main d'homme, et plus prisé que l'or naturel : nous voyons ici à l'oeuvre toute la distance entre Ge Hong, qui se place au point de vue de l'acquisition de l'immortalité, et un Zhuang zi, chantre de la maîtrise consommée.
Deux principes de base président à cette alchimie. L'un relève de la notion de métamorphose -. l'or naturel, le plus pur et le plus inaltérable des métaux, est issu d'une lente métamorphose, d'une longue maturation qui a lieu au sein de la terre ; l'or alchimique fait de main d'homme est de même nature, il est simplement le fruit d'une transmutation provoquée. L'autre principe relève de la pensée analogique, en application des lois de correspondance qui gouvernent le monde : de même que l'homme est un microcosme dont la structure est la même que celle du macrocosme, de même dans l'Oeuvre alchimique, et cela aussi bien au plan de l'espace qu'à celui du temps : le temps de maturation nécessaire pour l'or naturel peut ainsi être contracté à la dimension du microcosme, et par conséquent accéléré, ou, plus exactement, réduit. C'est l'idée de réduction du temps qui est pertinente ; l'accélération n'est que la mani-festation et la conséquence de la miniaturisation de l'ensemble qui entraîne une intensification (voir R. Stein, " Jardins en miniature d'Extrême-Orient ", Bulletin de l'EFEO, 42, 1942, p. 1-104). Le processus qui préside à la formation du cinabre naturel par la transformation spontanée du " mercure fluide " uni au plomb pour donner naissance au cinabre dure quatre mille trois cent vingt ans, mais peut, à l'échelle alchimique, être réduit à une année. De même, l'athanor est une réduction, un monde en petit, ce que reproduit sa forme, affectant fréquemment celle de l'oeuf cosmique, comportant le plus souvent soit trois pieds, soit trois étages pour les trois niveaux de l'univers - céleste, terrestre et humain - le supérieur étant rond comme le Ciel et l'inférieur carré comme la Terre. Il doit être hermétiquement luté, à l'image de l'adepte qui doit exclure le monde extérieur de sa méditation. Ses mensurations obéissent à des chiffres symboliques s'ordonnant aux lois cosmiques.
Avec le temps et le vaisseau alchimique, le troisième élément important est constitué par les ingrédients. Ceux-ci, dont cinq sont traditionnellement retenus comme fondamentaux - avec parfois quelques variantes, ce sont le cinabre, le réalgar, la kanéite (ou Porpiment, ou l'arsénolite), la malachite et la magnétite -, sont mis en rapport avec les Cinq Agents, dont ils sont comme les représentants potentiels, et les cinq planètes, et obéissent à la même distribution : selon un texte, le réalgar à gauche (Bois), Porpiment à droite (Métal), le cinabre en haut (Feu) et la malachite en bas (Eau) - mais on trouve beaucoup de divergences quant à ces équations.
A ce schéma de base s'ajoute une dimension métaphorique constante. La métamorphose est en fait une purification progressive ; l'Élixir ne devient parfait qu'après un grand nombre de réitérations, chacune d'entre elles marquant un degré de sublimation de plus qui chaque fois le rend plus efficace, le plus pur pouvant assurer l'immortalité en un seul jour. La purification et la cuisson se font soit par l'eau, soit par le feu.
Tout cela est une représentation très simplifiée des processus alchimiques dont les textes, on s'en doute, donnent une image beaucoup plus complexe. Les ingrédients sont souvent choisis en fonction de raisons symboliques, comme nous l'avons noté plus haut. Ajoutons que l'or et le mercure, deux matière inaltérables qui jouent un rôle important, correspondent, le premier au soleil et au " souverain ", le deuxième à la lune et au " ministre ". La dynamique qui régit ces ingrédients est la même que celle qui gouverne les Cinq Agents : le plomb ainsi contient le " germe jaune " parce que le Métal contient la Terre dont il a reçu le " souffle ", puisque, selon la loi qui préside à la production des Agents l'un par l'autre, la Terre engendre le Métal, ce qui fait que le fils contient la mère, puisqu'il en a hérité.
Les lois d'alternance, de concentration, de transmutation et d'emboîtements réciproques qui président dans la nature aux mouvements du Yin et du Yang prévalent ici aussi. Les élément sur lesquels travaille l'alchimiste doivent subir des opération visant à leurs transmutations, sublimations et condensations tour à tour, tout comme le Yin et le Yang se transmutent l'un dans l'autre chaque fois qu'ils atteignent un point de concentration extrême.
Mais en fait, tout n'est pas si transparent. Les ingrédient sont souvent nombreux et il est parfois difficile de trouver la raison qui a présidé au choix de certains d'entre eux. Un bonne partie des minéraux dont sont composés les élixir alchimiques étaient toxiques, ce que les Chinois savaient parfaitement, et l'on a pu constater qu'alors qu'ils usaient de ce composants avec une grande prudence en médecine, ils en prescrivaient des doses beaucoup plus fortes pour la fabrication des élixirs, quitte à conseiller de prendre certaines drogue végétales avant l'absorption de ces minéraux pour " préparer " l'organisme. Certaines recettes correspondent à des préparation chimiques identifiables, d'autres non, en raison de l'utilisation d'un code secret et de métaphores constantes pour nommer les ingrédients qui rendaient nécessaire l'assistance d'un maître. Même lorsque les recettes paraissent formulées en langage clair, elles ne semblent souvent pas donner de résultat notable, sauf en de rares exceptions.
En réalité, la question n'est pas résolue de savoir dans quelle mesure cette alchimie devait véritablement être matériellement mise en oeuvre, bien qu'il soit absolument certain qu'elle l'ait été et qu'elle ait donné lieu à des découvertes chimiques. La complexité des opérations matérielles s'est ajoutée à celle des spéculations théoriques et symboliques pour former parfois un ensemble assez confus, gouverné par des lois qui ne s'accordent pas toujours entre elles, la pratique venant se superposer à la théorie sans toujours s'y accorder. Il est sûr, cependant, que lorsque certaines manipulations chimiques intervenaient, elles n'acquéraient leur sens qu'à travers un réseau de significations symboliques où jouaient non seulement la problématique de l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents, mais aussi le langage que constituent les hexagrammes du Yi jing. Il est également certain par ailleurs que l'alchimie a évolué dans le sens d'une intériorisation et d'une prédominance de l'élément symbolique de plus en plus marquées, si bien qu'à partir des Tang il est très difficile, sinon impossible, en ce qui concerne un certain nombre de textes, de savoir s'il s'agit d'une alchimie qui comprend des manipulations chimiques ou d'une alchimie purement spirituelle.
C. Les pratiques du Souffle et du jing
Rappelons-le, le Qi est le Souffle vital, le principe dynamique qui est au fondement du monde, antérieur à lui et constamment présent en toutes choses. Il est l'éternité et il assure l'unité du cosmos. En ce sens il est le Yuanqi ou Souffle originel, la Vérité ultime, l'équivalent du Tao. Aussi l'adepte qui veut devenir immortel cherche-t-il à se " nourrir " de lui, à le nourrir en lui et à s'identifier à lui, seul principe éternel, car le Ciel et la Terre sont destinés à disparaître pour être remplacés par d'autres. Dès les IIIe-IVe siècles de notre ère, au moins (contrairement à ce que dit Maspero), on trouve des textes qui traitent de l'absorption et de la circulation du Souffle primordial (par exemple 820, 4b-5a).
En outre, ce souffle est aussi notre élément : " L'homme existe dans le qi, et le qi réside à l'intérieur de l'homme, écrit Ge Hong. Depuis le Ciel et la Terre jusqu'à toutes choses créées, il n'y a rien ni personne qui n'ait besoin de qi pour se maintenir en vie. L'homme qui sait comment circule son qi préserve l'intégrité de son moi et éloigne les puissances mauvaises qui pourraient lui nuire " (5, 5b). Le processus naturel qui mène vers la mort est processus de déperdition d'énergie ; pour y parer et s'assurer d'une Longue Vie, il faut donc retourner à la Source de cette énergie, le Souffle primordial, puis, sans la laisser filtrer au-dehors indûment, en guider le cours et la faire circuler.
Mais ce qi existe sous différentes formes et selon des états divers. Aussi le terme qi revêt-il des significations ou des valeurs différentes selon le mode plus ou moins particularisé du Qi originel auquel il correspond.
Dans le corps, le qi est l'énergie Yang, le principe aérien. En tant que tel, il est le corollaire de l'énergie Yin du corps. Lorsque celle-ci prend une forme solide, le qi est alors le pendant ou bien du corps matériel dans son ensemble, ou bien des " saveurs ", les aliments, élément solide de la nutrition, qui sont Yin, par opposition à l'élément aérien, le souffle Yang. Lorsque l'énergie Yin est représentée par des éléments liquides, le qi est opposé au jing, les humeurs, ou bien au sang. Il désigne dans ce cas quelque chose de beaucoup plus général que le souffle de la respiration qui ne constitue que sa forme corporelle la plus particularisée.
Cependant, ce terme de qi n'a pas toujours une valeur positive, car la différenciation dans l'univers entre souffle pur et souffle impur se retrouve en l'homme qui est constitué de l'ensemble des deux. C'est ainsi que le partage entre les hommes naturel-lement bons et ceux qui penchent vers le mal s'explique par une répartition inégale parmi eux du souffle pur et de l'impur. Il existe donc des souffles pernicieux qu'il faut éliminer. Il faut pour cela apprendre à " cracher le vieux [souffle] et aspirer le neuf ", toute chose " vieille " et usée étant mauvaise, en respirant très doucement, aspirant par le nez - qui correspond au ciel -et exhalant par la bouche - qui vaut pour la terre ; cela s'appelle " harmoniser le souffle ", le purifier, mais aussi l'augmenter, l'intensifier. A cette fin, on " nourrit son souffle " en le tenant " fermé " le plus longtemps possible ; c'est la " respiration embryonnaire ", comparée à celle de l'embryon dans le ventre de sa mère. Ainsi accru, le souffle confère des pouvoirs extra-ordinaires ; il a en particulier un effet d'inhibition qui permet d'arrêter le sang qui coule, le feu qui embrase, d'empêcher l'eau bouillante de brûler, de neutraliser les serpents, etc. Il peut aussi guérir lorsqu'on le fait aller dans l'organe malade. Car il convient de le faire circuler par tout le corps pour assurer à celui-ci souplesse et santé et à ses organes de perception une bonne acuité. En le suivant par la pensée on le fait aller tout en facilitant son parcours par des mouvements de gymnastique, connus et attestés depuis le IVe siècle av. J.-C. qui assouplissent les membres, accompagnés de massages.
Mais tout cela fait partie de pratiques qui ne sont pas propres aux taoïstes, que les médecins et les bouddhistes aussi bien ont utilisées aussi et qui ont été sécularisées assez tôt. C'est lorsque ces exercices font intervenir le Souffle primordial et certains points du corps particulièrement chargés de signification, comme les champs de cinabre, qu'ils prennent une coloration et une dimension vraiment taoïstes. Alors seulement nous entrons véritablement dans le domaine des pratiques taoïstes qui consis-tent à organiser la vision du monde, et donc d'un corps, en fonction d'une transcendance qui les centre et les exalte. C'est donc le Souffle primordial qui dès lors est pris en considération et qui doit circuler par tout le corps et dans le monde entier, en tant que ce corps est mis en relation avec l'univers. Cela s'opère par le biais de certains lieux du corps spécifiquement reliés au monde : les trois champs de cinabre, que relie entre eux la colonne vertébrale, et les cinq viscères. L'adepte conduit donc le souffle en esprit, soit dans les cinq viscères, en accord avec la saison en cours et en y insufflant le " souffle " qui lui vient du point de l'espace qui lui est lié, soit selon l'axe vertical qui va du champ de cinabre inférieur au supérieur et passe par les " trois barrières " (trois points du dos) et le champ de cinabre médian. Savoir faire circuler son souffle, c'est donc connaître les lieux par où il doit passer, c'est-à-dire non seulement les points de passage, mais aussi leur valeur, leur sens, en les reliant au mouvement universel de la vie et à l'espace tout entier.
Une mention particulière doit être accordée aux reins qui remplissent à peu près la même fonction que le champ de cinabre inférieur et sont pour cela parfois confondus avec lui. Avec lui et le nombril, ils se situent dans une région qui est celle de la Source mystérieuse de la vie et dont les divers points reçoivent des noms ésotériques imagés très divers : " Porte secrète ", " Porte de vie ", " Portail obscur ", " Porte du destin " (" destin ", ming, a aussi le sens de force vitale en tant que donné par la Nature, le " Ciel "), " Mer du souffle ", " Palais où se reçoit la vie ". Le monde entier y est présent et ses dieux : la Reine mère d'Occident et son compagnon le Vieillard roi de l'Orient, portant, elle, la lune, lui, le soleil, et identifiés au couple primordial que forment Fu Xi et Nu Gua, fondateurs du monde en tant qu'ordonné et civilisé. Le rein droit est le Grand Yin, et le gauche le jeune Yang qui en est issu : c'est dire que c'est d'eux que part la remontée de la lumière à partir du nord et du solstice d'hiver, qui sont le lieu et le moment de l'année auxquels ils sont liés. C'est le lieu de la Terre, cette région chthonienne où se conserve la semence masculine, où se cache le Yang en hiver. C'est la vaste voie de la Matrice et des entrailles et du début de la vie. C'est la Materia prima du taoïste, la " Mère du Tao ", le Chaos primordial dont il porte les noms : " Grande Genèse ", " Grande Pureté ", " Grande Harmonie ". C'est la source de la respiration embryonnaire, du Souffle qui parcourt le corps entier et qui, à partir de là, doit monter au cerveau, le Ciel du corps humain.
L'espace situé entre les reins, tout naturellement, symbolise le milieu entre le Yin et le Yang, équivalent du Faîte suprême, Centre, et point ultime du monde qui tient enclos le Yin et le Yang ; il est tout à la fois le couple primordial et le lieu de son union, en même temps que l'enfant même qui en naît.
Source du Souffle, mais aussi de son pendant, le jing est la semence sexuelle ou, sur un plan plus général, le principe Yin humide du corps qui fait couple avec le qi. Comme le qi, le terme jing peut renvoyer à plusieurs niveaux de particularisation du Yin : soit les humeurs liquides du corps, soit la semence sexuelle, soit encore la salive qui figure le " Yin du Yang ", c'est-à-dire l'élément Yin liquide qui se trouve en haut du corps, dans sa partie Yang, et constitue ainsi la réplique de la pluie céleste. Hérité de la mère, comme le qi est hérité du père, le jing irrigue et féconde le corps et, comme le qi, et en façon de complémentarité, doit circuler. Le qi et le jing se complètent, se croisent et se transforment l'un dans l'autre. L'adepte fait monter son qi au cerveau (comme le Yang est monté pour faire le Ciel à l'origine des temps) et descendre son jing (comme est descendu le Yin pour former la Terre), sous forme de salive, mais aussi fait descendre le qi, comme descend l'influx céleste sur les hommes et sur la Terre, et monter le jing comme monte l'eau de la Terre en buées et nuées vers le Ciel.
En effet, comme pour le souffle, tantôt considéré comme aspiré par le nez, tantôt considéré comme surgi d'en bas, de la " Mer du Souffle ", il existe un jing d'en haut, la salive, parfois perçue comme issue de la transmutation du souffle, et un jing d'en bas, la semence sexuelle. Celui-ci, qui contient le qi d'en bas, monte pour " réparer le cerveau ". Ainsi, le qi et le jing se répondent, se croisent et s'unissent pour former l'embryon d'immortalité, l'" enfançon ", le germe du corps subtil que doit faire croître en lui l'adepte. Dans ce contexte, qui n'est plus tout à fait celui de Ge Hong, mais qui suit un développement logique inscrit dans la même ligne, il semble en effet que les " pratiques sexuelles " soient sublimées et soient complètement incluses sous cette forme dans le cadre plus général de la circulation du souffle (encore que, comme nous l'avons vu, Ge Hong employait une expression généralement consacrée aux pratiques sexuelles pour l'appliquer à celles du souffle).
La salive, quant à elle, réplique complémentaire à la fois du Yin d'en bas et du qi aussi bien d'en haut que d'en bas, est très importante. Elle est le " divin suc ", la " liqueur d'or " (or est Yang, et " liqueur ", ou " élixir ", est Yin ; ici, nous avons la même expression qu'en alchimie), le " suc de jade " (le jade est Yin), la " rosée douce " (qui, dans la mythique chinoise est un signe de la faveur céleste). Elle remplit deux fonctions complé-mentaires - l'une est purificatrice (purification par l'eau, pendant de celle par le feu qu'est le qi), lorsque l'adepte se rince la bouche rituellement. Mais elle est aussi, comme le qi, nourriture d'immortalité, eau de vie ; comme lui, elle assouplit les articu-lations, irrigue et harmonise les cinq viscères, et sustente les esprits corporels. Les avalements de salive scandent les exercices respiratoires et sont comparés à des perles qu'on enfile et qui descendent le long de la gorge. Celle-ci est alors à la salive et au mouvement descendant ce qu'est la colonne vertébrale au souffle - l'axe de son parcours vertical. Lorsque la salive s'unit au souffle - les textes sont nombreux et de toutes époques à le décrire -, il se forme comme une pilule de couleur jaune et de goût comparable au miel qui est nourriture de vie.
Toutes ces pratiques, plus ou moins développées, avec plus ou moins de variantes, ainsi que les principes sur lesquels elles s'appuient, subsisteront comme un substrat, parfois tacite, ou à peine évoqué, dans les pratiques du Shangqing ; elles feront parfois au contraire l'objet d'exposés qui leur sont entièrement consacrés, comme celui de Sima Chengzhen (647-735), ou bien seront assorties d'autres procédés et d'autres symbolismes, comme dans l'alchimie intérieure. Mais elles continueront toujours de jouer un rôle.
D. Le corps cosmicisé et divinisé
Dans la perspective religieuse et proprement taoïste où nous nous plaçons, il va de soi que, outre la transcendance ineffable, l'élément divin, paradoxalement beaucoup plus concret, joue un rôle. Le corps en effet est habité de dieux, soit qu'ils y demeurent en permanence, soit que ces pratiques les fassent venir. De la sorte, le corps n'est pas seulement " cosmicisé ", il est aussi divinisé ou, du moins, entièrement occupé et animé par des dieux. Ceux-ci ne sont là que si le corps (et le mental qui va de pair avec lui) est pur, car ils n'aiment pas les lieux troubles, comme nous l'avons dit. En outre, la connaissance que l'adepte a de leurs noms et de leur apparence lui permet de les faire venir et de les maintenir en lui (cun, le terme qui signifie " méditer ", signifie au premier chef " être là ", " maintenir ").
Cette connaissance, cette interpellation est action, en raison du principe qui veut que nommer et représenter quelque chose ou quelqu'un donne pouvoir sur cette chose ou cette personne - très antique principe qui se retrouve dans toutes les civilisations et qui a reçu de nombreuses applications en Chine dès l'Antiquité. Le monde des dieux devient alors langage et vision ; le processus de sanctification passe par la connaissance de la topologie et de la toponymie qui font l'essentiel de bien des textes taoïstes. Il passe par la parole et la vue ; ce qui est à rapprocher du fait que le caractère " saint " en chinois comprend une oreille et une bouche et que le saint est celui qui a une vue et une ouïe perçantes : il sait voir ce qui est caché. De même, l'adepte doit se rendre familier le monde invisible, ténu et subtil, des dieux et des effluves, et développer à cet effet une aptitude particulière à la vision qui fixe et rassemble, qui épiphanise les forces de l'au-delà, en une activité créatrice et imaginative tournée vers la perception intérieure du monde des esprits qui sont à la fois corporels et célestes.
La méditation comporte en effet une composante visuelle importante. Le taoïste doit conduire le souffle en différentes parties de son corps ; il doit voir ses viscères et les esprits qui les habitent en retournant son regard vers l'intérieur de son corps, et il doit faire circuler son souffle vivant pour renouveler et raffiner son corps. La contemplation des viscères est chose ancienne puisqu'on la trouve dans le Taiping jing. Leur des-cription fait l'objet de plusieurs textes, et en particulier d'un ensemble d'écrits qui se réclament du Huangting jing, le " Livre de la cour jaune ", probablement antérieur à Ge Hong.
Ces pratiques revêtent un double aspect de fermeture et d'ouverture : fermeture au monde extérieur des sens, mais aussi au monde intérieur des émotions et des pensées, celui-ci étant considéré comme ayant sa source dans le premier : mouvement de séparation, de fermeture au monde immédiat de l'homme ordinaire, de l'individu personnel, et par là concentration. Mais ouverture à l'univers, un univers imaginaire et symbolique, le monde des esprits, considéré comme ayant sa source dans l'Origine, le Souffle primordial, et débouchant sur l'infini. Ainsi, s'il est préconisé constamment de se " garder ", de " thésauriser " ses forces vitales, il n'y a là rien d'" égotiste ", il faut thésauriser afin de communiquer.
On le constate aisément lorsque l'adepte nourrit ses viscères de chacun des souffles cosmiques qui leur correspond en introduisant en chacun le souffle du pôle qui est le sien et en lui insufflant ainsi une dimension cardinale. C'est en tant qu'organes liés au macrocosme aussi que l'adepte peut en faire surgir soit les animaux héraldiques des Cinq Agents, soit les Empereurs des quatre points cardinaux et du centre. Absorbant à l'aube, lorsque les " deux souffles ne sont pas encore séparés ", les " germes " de ces pôles selon une pratique dont on trouve des éléments dans ce qui reste du Wufu jing et qui a ensuite été fort développée, l'adepte nourrit ses viscères de " germes de nuées ", c'est-à-dire des souffles des cinq directions encore à l'état " tendre et comparable aux pousses des végétaux ", pour " fixer et raffermir ses viscères et ses organes ". Par là, il " recueille au loin l'essence du Ciel et de la Terre [c'est-à-dire l'essence cosmique] et au près les rassemble dans son corps ". Ces " germes " sont les " émanations des pôles extrêmes " chargés de la puissance des confins. " Tendres et comparables aux pousses des végétaux ", ils ont toute la force des êtres à l'état naissant, en un moment, l'aube, qui est l'équivalent de l'état embryonnaire du monde, celui qui est le plus proche de l'Unité primordiale. jeunes et souples, essence raffinée et pure, ils sustentent les viscères des effluves subtils de l'univers qui sont bien loin des nourritures grossières dont se repaissent les hommes ordinaires.
Sous les Tang, pour le Xuanmen dayi (1124,16b), qui tente de coordonner les diverses pratiques en établissant une hiérarchie entre elles, celui qui se nourrit de " cinq germes " devient germe, celui qui se nourrit de lumière devient lumière, celui qui se nourrit des souffles des Cinq Pôles peut voguer dans l'espace à travers l'univers, celui qui se nourrit de souffles cosmiques fait corps avec l'univers, et enfin celui qui procède à la respiration embryonnaire retourne à l'état de nouveau-né et fait fusion avec le Tao. C'est l'application de l'ancien principe, que le Huainan zi expose, par exemple, selon lequel les êtres sont à l'image de ce qui les nourrit.
Études<o:p></o:p>
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<st1:state><st1:place>Id.</st1:place></st1:state><st1:state><st1:place></st1:place></st1:state> " " Qi " for Life : Longevity in the Tang ", dans L. KOHN, éd., Taoist Tradition..., op. cit., p. 263-296.<o:p></o:p>
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R. STEIN, " Les fêtes de cuisine du taoïsme religieux ", Annuaire du Collège de France, Paris, 1970, 1, p. 431-440.
Traductions
E. FEIFEL, traduction des chapitres I à IV du Baopu zi, " Pao-p'u-tzu nei p'ien ", Monumenta serica, 6, 1941, p. 113-311 ; 9, 1944, p. 1-33 ; 11, 1946, p. 1-32.
J. HUANG, M. WURMBRAND, The Primordial Breath, I, <st1:city><st1:place>Torrance</st1:place></st1:city>, Ori-ginal Books, 1987.<o:p></o:p>
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Ge Hong est le dernier grand représentant de la tradition du sud de la Chine avant qu'elle ne soit mêlée d'éléments provenant de celle des Maîtres célestes. En effet, le mouvement du Shangqing (de la " Haute Pureté "), apparu à la fin du IVe siècle, quelques décennies après la rédaction du Baopu zi, reprend l'essentiel de la tradition à laquelle appartient Ge Hong, mais en y incluant une partie de celle des Maîtres célestes et en incorporant certains cultes locaux et, pour la première fois dans le taoïsme, en faisant au bouddhisme quelques emprunts qui restent cependant très superficiels. N'y sont pas absentes non plus certaines réminiscences des débats sur le wu (l'absence, l'inexistence) et le you (présence, existence) qui avaient fait les beaux jours de l'intelligentsia chinoise des IIIe et IVe siècles. Le tout est fondu dans un ensemble fortement marqué par la tradition lettrée chinoise, que ce soit par sa forme littéraire élégante ou par l'insertion de vieux mythes de l'Antiquité. Il reste fidèle cependant à la tradition des taoïstes individualistes dont il se réclame ouvertement ; le rituel des Maîtres célestes y est circonscrit presque uniquement à l'entrée dans l'oratoire. Désormais, c'est l'aspect visuel de la méditation qui domine, tandis que les anciennes techniques d'immortalité prônées par Ge Hong passent au second plan. A partir du Shangqing, nous avons pour la première fois une école bien constituée, solidement bâtie sur des textes canoniques qui forment un tout articulé et cohérent, et obéissant à des règles de transmission strictement réglementées.
Ce mouvement a pour base un ensemble d'écrits qui furent révélés et dictés à un certain Yang Xi par des divinités et des esprits qui lui apparurent la nuit entre 364 et 370. De Yang Xi, on ne sait pas grand-chose, sinon qu'il était un client de la famille Xu, une famille d'aristocrates du Sud, alliée depuis plusieurs générations à celle de Ge Hong, à laquelle ces révélations étaient destinées. Quoi qu'on en ait dit, cette révélation ne peut être assimilée au grossier système " de la planchette " utilisé par des médiums qui dessinent en transe des traits informes qu'un prêtre doit interpréter pour leur donner un sens. Témoins, s'il en est besoin, l'écriture de Yang Xi dont la qualité calligraphique a fait l'admiration de Tao Hongjing, la valeur littéraire de ses textes qui dépasse de loin ceux qui existaient jusque-là dans le taoïsme, et la cohérence de ce corpus scripturaire. Il faut plutôt comparer ce phénomène aux visions illuminantes accompagnées de voix qui dictent un texte, bien connues dans l'histoire des religions, et dont les exemples les plus célèbres sont l'Apocalypse de saint jean, la dictée du Coran et les visions de Swedenborg.
Certains des esprits apparus à Yang Xi sont des immortels légendaires qui auraient vécu sous la dynastie des Han, et dont les hagiographies nous content les exploits. D'autres sont des saints locaux, comme les frères Mao qui auraient aussi vécu sous les Han et qui ont donné leur nom au Maoshan, une montagne située au sud de Nankin qui devint le centre du mouvement du Sangqing, appelé aussi pour cette raison le mouvement du Maoshan. D'autres sont des divinités ou des esprits inconnus jusqu'alors, comme cette dame Wei Huacun, principale initiatrice de Yang Xi et premier patriarche du Shangqing ; morte trente ans auparavant, elle avait été "liba-trice ", ce qui signifie qu'elle avait fait partie de l'organisation hiérarchique des Maîtres célestes. C'est d'elle que nous tenons le rituel qu'elle dicta à Yang Xi, dont une portion est conservée dans le Canon taoïste, qui est l'un des plus anciens témoignages écrits de la liturgie des Maîtres célestes.
La révélation du Shangqing intervint à un moment où les adeptes des Maîtres célestes, arrivés du Nord avec la cour chassée par les barbares, avaient entrepris une croisade, avec destruction des temples et autels, contre les croyances populaires et les anciennes coutumes des pays du Sud, leurs chants et danses, roulements de tambour et sacrifices d'animaux. L'action des Maîtres célestes s'inscrivait dans le cadre d'une prise de possession politique et sociale par les sphères gouvernementales des pays du Sud à tendances traditionnellement séparatistes et en représentait la face idéologique et religieuse. Or, la famille Xu, dont les membres étaient intégrés à la faction gouvernementale, était acquise à la foi des Maîtres célestes.
Mais la révélation de Shangqing, revanche du Sud sur le Nord, se présente comme supérieure aux précédentes. Elle promettait à ses adeptes l'accès à un ciel d'un rang plus haut -le Ciel du Shangqing, de la " Haute Pureté " -, apportait des Écrits sacrés et des méthodes plus éminentes, et reléguait les anciens immortels (xian) - Ge Xuan, par exemple, le grand--oncle de Ge Hong - en deuxième place derrière ses propres divinités et " hommes véritables " (zhenren). Sa lutte était double : outre celle qu'elles engageaient contre les Maîtres célestes, les divinités révélatrices du Shangqing reprenaient à leur compte celle que ces derniers menaient contre les croyances locales (ce qui ne les empêchait pas, comme nous l'avons dit plus haut, d'en adopter subrepticement quelques bribes).
Cette révélation se répandit dans les milieux aristocratiques du Sud où un groupe se constitua, rassemblant des gens unis par des attaches familiales qui trouvaient en la révélation du Shangqing un lien religieux nouveau, concrétisé par la trans-mission d'Écrits sacrés accompagnée de serments jurés. Ce groupe trouva son grand théoricien en la personne de Tao Hongjing (456-536), qui faisait partie d'une famille alliée depuis plusieurs générations aux Xu et aux Ge ; historien scrupuleux doublé d'un bibliographe, celui-ci rassembla, authentifia, classa et mit en honneur les Écrits sacrés. Les données qu'il apporte en annotant le Zhengao, où sont relatées par le menu les diverses circonstances de la révélation à Yang Xi, témoignent de la large diffusion des Écrits du Shangqing au sein de l'intelligentsia chinoise et du succès qu'ils remportèrent. Succès à double tranchant, qui leur valut, au long du Ve siècle, toutes sortes de mésaventures : vols des documents prestigieux, copies fraudu-leuses, plagiats et ventes de textes contre de substantiels biens matériels. Succès positif, cependant, puisque vers le milieu de ce siècle, le Maoshan abritait un groupe de fidèles qui se vouaient à l'étude des textes révélés et qui sont mentionnés par les histoires officielles comme les plus notables des ermites de leur temps, parfois honorés par des reconnaissances officielles de la part des princes et des empereurs. Le plus connu était Gu Huan (ca. 420-ca 483) qui fut leur premier " historien " et bibliographe, et dont le travail de pionnier fut repris et parachevé par Tao Hongjing.
Par la possession des textes du Shangqing si prisés, ces hommes tous lettrés de haute éducation appartenant à des clans puissants, liés par serment en une sorte de confrérie religieuse, acquéraient un surcroît de prestige au sein du taoïsme dont l'histoire aborde un nouveau tournant. Ils en sont la tête, mettent en place de nouvelles structures et donnent forme à une nouvelle élite spirituelle. Apparurent des sortes de monastères ou commu-nautés, soutenus par des donations, réunissant aussi bien des femmes que des hommes, mariés ou non, laïcs ou non, visités par des pèlerins qui venaient en nombre au moment des fêtes religieuses. Les Maîtres célestes, apparemment sur la voie d'une défaveur qui sanctionnait un affaiblissement de leur efficacité présumée et de leur crédibilité, étaient relégués au second plan.
Tao Hongjing, génie polyvalent, savant herboriste, ami des bouddhistes, passa, comme nous l'avons dit, de nombreuses années à compiler et à authentifier les Écrits de Shangqing ; mais il fut en outre un familier du bouddhisant empereur Wu des Liang, pour qui il prépara des substances alchimiques et dont l'impériale amitié préserva son ermitage lors des proscrip-tions qui frappèrent le taoïsme en 504 et 517. Celles-ci, cependant, en atteignant certains taoïstes qui émigrèrent au nord, furent les artisans de la diffusion des enseignements de l'école qui se répandirent ainsi sur toute la Chine : au VIe siècle, l'encyclopédie taoïste parue sous les auspices de l'empereur Wu des Zhou du Nord accorde la plus grande place aux textes de l'école qu'elle met au premier rang. Néanmoins, le centre du mouvement resta au sud, où vivaient les disciples de Tao Hongjing. Du VIe au Xe siècle, sous les Six Dynasties et les Tang, ce fut l'école du Shangqing qui eut une influence prédominante parmi les taoïstes. Succédant à Tao comme dixième patriarche du Shangqing, Wang Yuanzhi (_ 635) gagna aussi la faveur de l'empereur dont il confirma la légitimité en apportant son appui religieux et qu'il initia à certains textes. Vinrent ensuite Pan Shizheng (t694), dont les conversations avec l'empereur Gaozong témoignent de sa connaissance tant des textes du Shangqing que de ceux du bouddhisme, puis Sima Chengzhen (647-735), sur lequel nous aurons à revenir, qui fut l'un des plus grands maîtres de son époque et qui initia l'empereur Xuanzong et le poète Li Bo à certains textes de l'école ; sur sa demande Xuanzong promulgua en 721 un édit qui donnait aux divinités du Shangqing la mainmise sur le culte des monts sacrés en lieu et place des dieux locaux. Puis il se fixa au mont Tiantai (dans le Zhijiang) d'où il fut appelé à plusieurs reprises par les souverains successifs qui firent construire des temples en son honneur.
Durant tout le IXe siècle, poètes et prosateurs, témoignant de l'intérêt suscité par les textes du Shangqing dans les cercles lettrés, s'inspirèrent si bien de ceux-ci que leurs oeuvres, foisonnant d'allusions aux textes ou hagiographies de l'école, ne peuvent être pleinement comprises sans la connaissance de ces écrits, ce qu'ignorent, malheureusement, la plupart des historiens de la littérature chinoise.
Ce succès ne se démentit pas, puisqu'au XIe siècle encore, les patriarches de l'école continuèrent de bénéficier de l'appui des empereurs, de transmettre leurs enseignements et leurs " registres " aux souverains et à leur famille, et d'édifier des temples grâce aux dons impériaux.
Les textes du Shangqing, mais aussi ses méthodes de méditation eurent une importance considérable dans l'évolution et la formation du taoïsme, et lorsqu'on voulut classer les différentes écoles taoïstes, ce fut le Shangqing qui fut considéré comme la plus éminente. Les siècles suivants surent tirer un formidable parti de ces textes pour les codifier, les développer et en intégrer de multiples données dans diverses élaborations. La partie taoïste du Taiping yulan, la grande encyclopédie compilée sur ordre de l'empereur et terminée en 983, est en majorité composée de textes de l'école. Ceux-ci furent réunis en recueils, parfois joints à de grands rituels, qui lui font de larges emprunts, comme, par exemple le " Grand rituel de la salle de jade ", apparu en 1120. Ils fournirent à la liturgie aussi bien des hymnes que la forme des méditations auxquelles doit se livrer l'officiant principal pendant le rituel, ainsi qu'un bon nombre de pratiques et de concepts, comme le " dénoue-ment des noeuds " et les représentations du soleil et de la lune. Aux XIIIe et XIVe siècles, le Shangqing recule devant les Maîtres célestes qui regagnent la primauté sur les autres écoles et qui cependant adoptent les registres d'ordination du Shang-qing qu'ils placent au premier rang.
Mais en même temps et en contrepartie, les textes et l'esprit du Shangqing se modifièrent. Ce qui en faisait l'originalité, la prédominance faite à la méditation visuelle et à la pratique personnelle, s'est estompé avec le temps, en fonction d'une évolution vers une institutionnalisation. Les textes furent peu à peu codifiés et organisés - Tao Hongjing fut l'un des premiers à accomplir cette tâche - selon une échelle de valeurs qui définissait le rang d'un adepte dans la hiérarchie du mouvement organisée en fonction de la possession, de la connaissance et de la pratique de ces textes, un peu à la façon des registres des Maîtres célestes dont ils prirent la place à cet égard. Apparurent des recueils destinés à systématiser le panthéon de l'école et à en ordonner logiquement les oeuvres. Entre la seconde moitié du IVe siècle et la fin du VIe siècle, l'ensemble scripturaire du Shangqing se modifia notamment. De nouveaux textes, peu homogènes et difficiles à dater, se greffèrent sur les anciens ou y furent incorporés, qui intégrèrent des éléments du Lingbao (voir chap. suivant) et des Maîtres célestes, ainsi que des traces plus importantes de bouddhisme. La tendance générale de ces remaniements fut à la ritualisation et à l'institutionnalisation ; le maître prit de plus en plus d'importance, les codes de transmission de textes aussi. La veine moralisante des préceptes à suivre, où se mêlaient vertus confucéennes et bouddhistes, s'accrut aux dépens des conditions de pureté rituelle ; les procédés de visualisation furent simplifiés, la récitation de textes tendit à l'emporter sur leur mise en pratique, le lyrisme disparut. Un rituel se forma, des registres d'ordination à la manière des Maîtres célestes surgirent. Parallèlement, la relation des fidèles avec les divinités prit peu à peu la forme qu'elle affectionnait chez les Maîtres célestes : la place accordée aux requêtes s'accrut aux dépens des prières-poèmes. Un rituel du Shangqing apparut, dont les prémisses s'annonçaient déjà à l'époque de Tao Hong-jing, qui incorporait des éléments du Lingbao, où surgirent de nouveaux talismans et de nouveaux textes, inextricablement mêlés aux anciens.
Puis, sous les Song, du Maoshan, à l'origine simple lieu de culte local qui, depuis la révélation du Shangqing, était devenu une montagne jalonnée de souvenirs, d'ermitages et de temples, vénérée et célèbre par toute la Chine, dont on connaissait et avait inventorié chaque grotte chargée de mystère, chaque ruisseau et chaque crête, émanèrent de nouvelles révélations. Celles-ci, bien que de caractère assez différent et principalement orientées vers l'exorcisme empruntèrent beaucoup au Shangqing dont elles se réclamaient, tant pour constituer leur panthéon que pour élaborer certaines de leurs pratiques, comme les absorptions d'effluves astraux et l'envol dans les cieux.
Enfin, le quarante-cinquième patriarche de l'école, Liu Dabin (v. 1317-1328), écrivit une monumentale monographie de cette montagne qui en retraçait l'histoire et en décrivait la géographie mythique et spirituelle.
B. Caractères généraux, apports du Shangqing
Pour revenir au Shangqing originel, celui de la révélation à Yang Xi, les principes de base qui président à la pratique religieuse du Shangqing restent ceux que nous avons déjà vus : la topologie et la toponymie sont essentielles, les grandes lignes de la cosmologie et de l'anthropologie demeurent à peu près inchangées, les règles de transmission de savoir sont reprises, mais soulignées fortement, un bon nombre de pratiques anciennes sont maintenues mais développées.
La principale différence réside dans la hiérarchie des valeurs correspondant à un changement d'orientation générale : un très fort mouvement d'intériorisation donne le pas à la méditation, et celle-ci est surtout visuelle. Le Shangqing délaisse une bonne partie de l'aspect judiciaire des Maîtres célestes, relègue au deuxième plan les exercices physiologiques, l'utilisation de drogues et d'herbes, transforme considérablement la procédure alchimique. Il privilégie le mythe, l'invention, l'affabulation, insiste sur la divinisation et la cosmicisation de l'adepte, fait une part prépondérante à l'image, à la randonnée, au voyage. Le paysage change, le panthéon est assez différent, et pourtant, presque aucun élément réellement nouveau n'a fait son appa-rition. Tout existait déjà, ne fût-ce qu'à l'état de germe, mais les dieux sont plus invoqués que sommés, l'adepte s'unit à eux plutôt que de les dominer, et les relations de Yang Xi avec son initiatrice céleste, une fille de la Xiwang mu, retrouvent la tonalité amoureuse que l'on connaissait déjà dans les Chuci, bien que la chasteté fût nettement exaltée. L'évocation inté-rieure, l'entraînement personnel à la concentration mentale comptent plus que la force d'un acte rituel. Les dieux sont des intercesseurs et des médiateurs, et le salut est affaire de connaissance de la " forme vraie " des lieux et des personnes célestes ; il est fonction de la transformation de la vision que l'adepte a du monde et de sa propre personne plutôt que de luttes contre les forces du mal. Les rapports de forces cèdent le pas à la fusion et à l'union, la théurgie à la mystique. Les dieux sont des intercesseurs qui apportent à l'adepte les clefs des royaumes célestes, qui le nourrissent d'effluves divins, parfois bouche à bouche, qui descendent en lui et le font monter aux cieux, main dans la main. Leurs formes sont changeantes et multiples, comme leurs noms : cette multiplicité métamorphique est celle du Tao.
De là vient que le Shangqing est aussi, dans le taoïsme, le premier mouvement à produire en nombre de véritables hymnes aux divinités. Allégresse, exaltation, joie mystique fusent, là où un Ge Hong était à peu près le seul à trouver quelques accents semblables pour chanter le Xuan, le " Mystère ". L'adepte participe aux ébats divins que décrivent les écrits, avec leurs musiques, cours célestes, charrois et bannières, dais de plumes, cohortes de dragons et de phénix chantant, attelages azurés ; il visite des paradis dont les descriptions prolongent fastueusement celles que l'on trouve dans les Chuci et le Huainan zi, et qui firent école dans le taoïsme à venir. Très proche de celle qu'en donnent les textes anciens, les hagiographies populaires et la mythologie des Han, l'image du Saint est centrale. Perpétuel-lement présente, soit dans les promesses faites par les textes à l'adepte assidu, soit dans les voeux qu'il formule lui-même, elle est le motif même de la quête de l'adepte et illustre de façon très suggestive son but ultime.
Centrées principalement sur la visualisation mentale, les pratiques enseignées par les textes du Shangqing se situent à mi-chemin entre les techniques corporelles et les spéculations mentales. C'est une mystique visionnaire qui complète la spé-culative et qui met en oeuvre ce que M. Eliade appelle l'" ima-gination créatrice " et H. Corbin l'" imagination active ", ce que Paracelse appelait tout simplement l'Imagination. Tout se passe dans le monde des Images, où " se corporalisent les esprits et se spiritualisent les corps ", qui joue un rôle d'intermédiaire entre celui des réalités tangibles et celui des réalités indicibles, le monde des xiang (les " images " ou " symboles ") dont usait déjà le Yijing et dont Wang Bi expliquait qu'il était intermédiaire entre celui des idées et celui des mots. En effet, les taoïstes, et parmi eux le Shangqing plus systématiquement encore, procé-dant par images, des images qui sont des mots, ne font que systématiser un peu plus ce qui est un trait général de la pensée chinoise : les mots, qui sont des graphes, tels que le Tao, le Taiji, le Yin et le Yang, le Qi, les nombres, sont des images plus que des concepts ; ils se situent à mi-chemin entre l'abs-traction et la chose concrète, et, comme les images, sont porteurs d'une forme active qui fait défaut au concept. De même que le monde est conçu comme un processus en cours de création continue, de même des mots et des images qui contiennent une force latente qui se développe au fur et à mesure qu'ils imprègnent celui qui les manie. La pensée se fonde sur l'analogie, travaille sur des symboles, des signes. Les grandes questions métaphysiques et ontologiques, la relation du Même à l'Autre, de l'Un au multiple, la genèse du monde, sont traitées en images. La méditation visuelle fait vivre à l'adepte plasti-quement et scéniquement ce que la métaphysique exprime dialectiquement et discursivement. Les textes du Shangqing sont particulièrement exemplaires à cet égard ; c'est chez eux que cette tendance est la plus poussée. Mais nous la retrouverons en pleine action avec l'alchimie intérieure (voir chap. VIII).
Autre caractéristique qui n'est pas sans rapport avec la première : ces textes témoignent d'une orientation accentuée vers l'intériorisation que décèlent de nombreux traits. La priorité est donnée à la méditation visuelle accomplie seul dans sa chambre : la " contemplation intérieure ", insiste l'initiatrice de Yang Xi, est la " racine et l'origine de l'immortalité spirituelle ". Le ritualisme s'assouplit : les absorptions des effluves du soleil et de la lune peuvent s'accomplir à l'intérieur s'il fait mauvais temps - la seule vision imaginative compte ; de même, il n'est pas nécessaire de se retirer dans les montagnes pour pratiquer, on peut le faire en son coeur, car " il n'y a pas de différence entre son corps et les montagnes saintes " ; les exercices peuvent s'accomplir hors des dates précises s'il y a une raison impérieuse de le faire ; les invocations ne sont plus de simples formules magiques, mais de véritables prières adressant des louanges aux dieux sous une forme très poétique ; la confession des fautes est tout intérieure aussi ; les causes de maladies et de mort sont considérées comme ayant une origine interne ; les pratiques sexuelles, formellement condamnées, sont remplacées par la contemplation intérieure du dieu même qu'invoquaient en ces occasions les adeptes des Maîtres célestes, et l'invoquer dispense de s'adonner aux anciennes pratiques, est-il spécifié. Les dieux se moquent du Saint qui était parti chercher la vérité autour du monde : c'est en lui-même, lui disent-ils à la fin de son périple, qu'il la trouvera. Une phrase tirée de l'un de ces textes résume cette attitude d'ensemble : " L'immortalité s'étudie par le coeur ; si le coeur est sincère, on obtient la voie de l'immor-talité ; la voie de l'immortalité est une recherche intérieure ; que l'on se retire intérieurement et le Tao viendra. "
Pourtant, tout cela est soigneusement réglé. La méditation est conduite, guidée selon des règles précises ; celles-ci sont dictées par le Livre qui apporte une grande minutie à la description des visions que l'adepte doit provoquer en lui. Il définit la mise en scène des méditations qui forment comme de menus " psychodrames " et en fournit le programme. Son discours, ordonné comme un récit, comporte les trois articula-tions qu'on s'accorde à distinguer dans les récits : la compétence - dignité de l'adepte, sur laquelle nous reviendrons -, la per-formance - la mise en pratique du procédé de méditation - et la sanction, avec la transformation du fidèle qui devient immortel. Celui-ci est donc tout autre chose qu'un "médium " ou un " illuminé ". C'est lui qui suscite les images, ordonnées selon un mode structuré et bien articulé, qui est la cause de la descente des dieux. Les exercices finissent souvent par des états extatiques où l'adepte ne distingue plus rien, où il n'est plus de séparation entre le haut et le bas, l'intérieur et l'extérieur, dans une exaltation lumineuse. Mais la démarcation est nettement faite entre ces états et l'état de conscience ordinaire, de sorte qu'il n'y a pas de danger de confusion entre les deux états de conscience ; elle est délimitée par des rites " de passage ", tels que des massages, un lieu bien défini, matériellement (la " chambre pure ") et mentalement (l'encadrement par les quatre animaux héraldiques des quatre directions), des temps nettement marqués (des dates et heures précises), le tout étant encore mieux précisé semble-t-il, que dans les traditions antérieures.
Ce temps " court " est doublé d'un temps " long " qui est celui de l'acheminement progressif de l'adepte dans l'initiation aux Écrits de l'école, aux termes d'une hiérarchie qui ordonne les textes dirigeant le fidèle peu à peu vers la sainteté.
Organisant, et codifiant, dans une certaine mesure, les rapports des hommes avec les dieux, le courant du Shangqing tient le milieu entre la voie solitaire des ermites inspirés et celle de l'organisation sociale des aspirations spirituelles. Comme dans la tradition des quêteurs d'immortalité, et contrairement à ce qui se passe dans l'Église hiérarchisée des Maîtres célestes, l'adepte est à lui-même son propre prêtre, c'est-à-dire qu'il a personnellement et directement un accès au sacré. Mais cet accès ne lui est ouvert que par un ensemble d'Écrits codifiés, dont la transmission est sujette à des règles précises et dont la possession signe l'appartenance à un groupe humain donné.
C'est en effet sur l'Écrit que repose cette école, et c'est dans cette école qu'on voit se développer de façon grandiose une théorie de l'Écriture sacrée qui a marqué tout le taoïsme, qu'on retrouve jusque dans le rituel, et qui s'appuie sur une conception de la force contraignante et de la signification fondatrice de l'écriture et de l'image dont les racines plongent dans l'antique fonds chinois. Puissance de l'écriture qu'attestent les légendes qui entourent Yu le Grand, lequel prit pouvoir sur les êtres et put rendre le monde habitable aux hommes en faisant porter la représentation de toutes choses sur les trépieds sacrés, mais aussi, sur un plan différent, les antiques moeurs judiciaires où la chose écrite avait seule valeur de témoignage. L'écriture déchiffreuse du monde a une origine sacrée - elle est née, en Chine, de la divination - et une dimension cosmique. Elle représente la forme des êtres et transcrit la configuration des dessins que tracent les étoiles dans le ciel, les montagnes et les rivières sur la terre. Elle rend le monde intelligible et, par là, permet à l'homme de s'y orienter et de le manier. Elle dévoile la " vraie forme " des êtres et des choses, qui est leur forme secrète, celle qui résulte de la contemplation par le Dieu d'En haut et qui permet d'agir sur les êtres.
L'une des premières questions que posa Yang Xi à ses apparitions célestes porta sur l'origine des jing, les Écrits -question fondamentale qui vise la nature même de l'enseigne-ment apporté.
Or, les jing, lui fut-il répondu, sont l'état condensé du Souffle primordial. Nés spontanément du Vide, ils préludent à l'avènement du monde. Apparus d'abord en forme de rayons de lumière insoutenable à la vue, ils se sont " solidifiés " en descendant, revêtant au fur et à mesure des formes de plus en plus grossières : de lumière, ils sont devenus " sceaux de nuages ", nuées encore, mais comme scellées en formes plus fixes. Puis, ils furent écrits par les divinités en caractères non humains, de jade sur des tablettes d'or, et conservés dans les Palais célestes ou dans des montagnes sacrées. Leur transcription en écriture humaine ne survient qu'ensuite, lorsque le Ciel fit " descendre les traces " : les Écrits sacrés que possèdent les hommes sont la manifestation de la grâce du Ciel qui se répand sur eux, mais ne constituent qu'une " trace ", une empreinte grossière, le reflet d'un prototype céleste qui est resté dans les cieux, et cependant, le signe qui conduit et reconduit vers eux - le guide, c'est là un des sens du mot " jing " qui est synonyme de " chemin ".
Le Livre sacré, origine du monde et piste qui permet de connaître sa structure et d'en retrouver la nature primordiale, est un " Trésor " assimilé aux talismans dynastiques que possé-daient les familles régnantes et princières et qui attestaient de la protection qu'elles avaient reçue du Ciel. A l'égal des talismans royaux, et tout comme le Souffle primordial et la puissance vitale dont ils sont désormais l'incarnation et le réceptacle, ils doivent être préservés comme des trésors : ils apportent la protection divine, ils sont signe d'une alliance avec les forces célestes, et ils témoignent de la généalogie spirituelle qui relie l'adepte aux divinités et aux cieux.
Ils aboutissent en effet entre les mains de celui-ci après avoir été transmis de divinités en divinités pendant des milliers d'ères cosmiques, puis, après que celles-ci les ont révélés aux êtres humains, de maître à disciple pendant des générations, au fil d'une longue chaîne qui relie l'adepte à l'Origine du monde. Mais en outre, dévoilant les " noms ", les " sons " et les formes des personnes et des lieux divins, et par là les moyens du salut, ils sont le gage de la protection de ces divinités qui en leur faisant volontairement don de ces " trésors " se sont du même coup engagées à y répondre.
Cependant, les Textes ne sont pas seulement écriture, mais aussi son. L'écriture et le son, le visible et l'audible se doublent et se complètent. Les Textes sont apparus en lettres de lumière dans le vide, ils furent écrits en lettres d'or dans les cieux par les divinités ; les copier est un acte pieux ; ils doivent être présents sous forme écrite, ouverts sur l'autel, pendant le rituel, et tenus en main par l'adepte pendant sa méditation ; les charmes doivent être écrits. Rappelons qu'ils furent révélés sous forme de dictée. Mais aussi ces textes doivent être récités. L'accent mis sur la récitation est plus insistant que chez les Maîtres célestes ; il est précisé que toute erreur dans la récitation doit être suivie d'un acte de contrition. De plus, les textes sont chantés par les dieux dans les cieux en écho à la récitation terrestre. La " forme vraie " autant que le " son ésotérique " ont tous deux une efficacité conjointe.
En développant et en magnifiant ainsi plus que jamais le Livre sacré, le Shangqing a été conduit à insister plus qu'au-paravant sur les règles de transmission du jing qui, désormais développées et précisées plus qu'elles n'avaient jamais été, valent intronisation en lieu et place des " registres ", de nature bien différente. La transmission se fait de maître à disciple, seul à seul, après un jeûne de plusieurs jours, et sous forme de contrat juré, selon un rituel qui s'inspire des rites anciens de consécra-tion, d'alliance et d'inféodation, où sont invoquées en des formules imprécatoires les divinités et les puissances infernales prises à témoin. Cette transmission s'accompagne de dons faits par le disciple au maître qui évoquent d'anciens mythes liés aux légendes des souverains civilisateurs auxquels le Ciel envoya des talismans ou des Livres sacrés en récompense de leur dévouement et de leur sacrifice, et qui, d'être les gages de sa sincérité, portent le nom de " foi " (xin). Des anneaux et des charmes sont rompus en deux parties, maître et disciple gardant chacun une moitié, qui symbolisent les anciennes tessères des contrats.
Le disciple s'engage surtout à ne jamais divulguer le texte indûment. Celui-ci, en effet, ne doit être transmis qu'à qui est digne de le recevoir, qu'à ceux qui ont leur nom inscrit sur les registres célestes et qui possèdent des " os de jade ", faits de la matière imputrescible et précieuse qui compose le corps des immortels, en un mot, à ceux qui, par nature, sont prédestinés à l'immortalité. Cela signifie que celui qui reçoit un jing reçoit en même temps la révélation et l'assurance de cette prédesti-nation, de sa qualification. S'approprier un Écrit sacré illégiti-mement, c'est " voler un trésor du Ciel " et lui ôter son efficacité qui n'existe qu'en fonction de l'aptitude du disciple, laquelle est comme la deuxième moitié de la vertu propre de l'Écrit. Un Livre transmis ou acquis indûment s'envole spontanément au Ciel ou s'enflamme. Le transmettre à la légère est un acte sanctionné par un terme qui évoque l'eau qui s'échappe par une fente ; la faute est du même ordre que celle qui consiste à laisser s'écouler ses principes vitaux. C'est la plus grave que puisse commettre un disciple, aussi celui-ci ne pourra-t-il plus jamais acquérir l'immortalité. Par ailleurs, la possession juste d'un Livre entraîne une protection divine : garçons et filles de jade viennent protéger le Livre et son détenteur. Elle implique aussi des devoirs, car la part humaine du contrat reste à accomplir ; il incombe à l'adepte de lui rendre un culte, de le psalmodier et de mettre en pratique les méthodes qu'il contient.
Le rôle du maître, dans ce courant, consiste donc plus à transmettre le jing qu'à guider, puisque c'est principalement l'Écrit qui joue le rôle de guide et qui apporte le savoir. Et cela se vérifie par le fait que les " formules orales " qui constituaient la partie de l'enseignement transmise personnellement " de bouche à bouche " sont souvent écrites désormais et adjointes à l'Écrit. On passe d'une tradition semi-orale à une tradition presque totalement écrite et codifiée. La révélation est close, tout entière contenue dans le corpus du Shangqing : il n'y en eut plus de notable dans l'école. Le maître n'est plus guère qu'un garant de la juste transmission. Le lien qu'il noue avec le disciple est de l'ordre de la parenté, disent les textes, et ceux des disciples entre eux sont d'ordre confraternel. Le maître n'officie pas. La méthode qu'il transmet ne porte pas son nom, comme c'était souvent le cas dans la tradition des chercheurs d'immortalité. Il n'est plus qu'un simple maillon de la chaîne qui relie les dieux à une lignée d'hommes, mais, garant de la juste transmission du Livre, il est par là garant de son efficacité.
C'est donc le Livre, ou l'ensemble des Écritures, qui est au centre de cette école du Shangqing, où la hiérarchie spirituelle, qui culmine en la personne de son patriarche, remplace l'ec-clésiastique, avec des degrés dans l'initiation qui se mesurent aux Écrits reçus et pratiqués.
D. La notion de salut ; l'immortalité
Les textes du Shangqing ont eu à accorder différentes conceptions du salut. Deux questions se posent. D'une part, qui est sauvé ? Et cette question est fonction de la notion de personne humaine. D'autre part, en quoi consiste le salut ? A la première question, le Shangqing répond en accordant trois conceptions de façon très cohérente et solide. A la deuxième, la réponse est plus hybride.
La notion de rétribution joue un rôle de premier plan : le salut des individus est lié à celui de ses ancêtres jusqu'à sept ou neuf générations ; les fautes des ancêtres retombent sur l'individu, celles de l'individu sur ses descendants, par voie de conséquence, comme dans le Taiping jing. Cela relève du fonds chinois où l'individu ne se distingue jamais tout à fait de la famille et garde un certain caractère collectif. C'est l'influence du culte des ancêtres qui joue et qui se retrouve de façon tout à fait analogue dans le système légal de châtiments qui s'étendent à la famille du coupable. Mais intervient un élément nouveau lié logiquement à la conception selon laquelle, comme nous le verrons plus bas, la purification peut encore s'obtenir après la mort : en conséquence de cette idée, l'adepte peut sauver ses ancêtres. Dès lors, d'une part, l'adepte demande le pardon de ses fautes propres et de celles de ses ancêtres, d'autre part le bénéfice du mérite acquis par ses pratiques retombe sur ceux--ci. Le salut de l'individu n'est pas concevable sans celui de ses ancêtres : tous les textes du Shangqing promettent à l'adepte qu'ils seront sauvés en même temps que lui-même. L'adepte, en travaillant à son salut, travaille au leur. Ontologiquement, il n'est pas séparé d'eux.
Se surimpose, en outre, une représentation toute différente, qui est celle du Saint, " unique " et cosmique, image centrale qui plonge ses racines dans Zhuang zi, Lie zi et le Huainan zi, agrémentée par l'imagerie populaire de détails fantastiques et qui motive la quête d'immortalité. Le thème est constant et fondamental dans les textes du Shangqing. L'adepte dans ses prières, les textes dans leurs promesses, retrouvent toujours les mêmes images : il portera le traditionnel vêtement de plumes qui l'apparente aux oiseaux, chevauchera la lumière et enfour-chera les astres ou flottera dans le vide ; il aura le vent et la lumière pour chars, des dragons pour attelage ; ses os seront comme du jade, son visage resplendissant, une auréole entourera sa tête, tout son corps émettra un rayonnement surnaturel et sera aussi incandescent que le soleil et la lune ; il connaîtra l'avenir, pourra franchir mille li en un jour, s'immerger dans l'eau sans se mouiller, entrer dans le feu sans se brûler, bêtes ni armes ne pourront rien contre lui ; il commandera aux forces naturelles et aux esprits ; il pourra réaliser tous ses désirs, jouira d'une jeunesse sans fin ; il sera l'égal du Ciel et de la Terre, du soleil et de la lune. La vision finale du fidèle du Shangqing est à la fois cosmique et mystique, faite de participation mystique au cosmos et d'union avec la vérité suprême ou le Tao. Il fait voeu de se fondre dans l'univers, de s'unir aux grandes forces du monde, le Yin et le Yang, la Mère mystérieuse, les Trois Genèses.
Enfin, troisième volet de ce tableau complexe, hérité, celui--ci, des chercheurs d'immortalité : le salut dépend de l'individu. Au contraire des Maîtres célestes, l'école du Shangqing s'appuie sur des méthodes techniques et mystiques, donc individuelles. La participation de l'adepte à son salut est totalement person-nelle, directe et active, sans qu'intervienne l'action d'aucun autre intermédiaire humain, et, s'il subit les conséquences des fautes de ses ascendants, c'est à lui personnellement que sont donnés les moyens de s'en délivrer et lui qui doit le faire : " Son salut est en lui. " C'est la tradition des fangshi qui joue.
Ainsi, l'adepte est convié à assumer un triple destin dont les différentes composantes s'harmonisent assez bien : celui d'un être humain et social, attaché à son lignage, celui de l'Homme cosmique, et celui d'un individu isolé. Mais le contenu de la notion d'immortalité est plus complexe.
Tout d'abord, il semble qu'il y ait une contradiction entre la prédestination nécessaire pour acquérir légitimement un texte sacré, avoir des " os de jade " et son nom inscrit sur les registres célestes, et l'obligation de pratiquer qui incombe même aux divinités. L'état d'immortel cosmique, total et unique ne comporte pas de degrés. Et pourtant il existe une hiérarchie de fonction-naires célestes et une gradation précise entre immortels souter-rains, terrestres et célestes ; celle-ci, en outre, est continue, de sorte que, même après la mort, le fidèle peut poursuivre ses pratiques et son ascension pour monter de l'état de " gouverneur souterrain " (dixiazhu) à celui d'immortel céleste. Le Shangqing fait coexister deux points de vue, en termes bouddhistes, le " subitisme " et le " gradualisme " ; c'est le problème de la " grâce " et des " oeuvres " que rencontre toute mystique et qui ne fait pas défaut ici.
La condition d'immortel est le but que proposent et font miroiter les textes avec insistance, et non plus l'état de fonc-tionnaire céleste : rarement on voit, comme dans les textes précédents, l'adepte briguer un rang dans la hiérarchie céleste, même si celle-ci continue de subsister. C'est la condition d'immortel qui fait l'objet des désirs du fidèle, celle même que décrivent Zhuang zi et Ge Hong, avec quelques variantes. Dans les textes du Shangqing, le Saint n'est plus un personnage légendaire ; son image s'est intériorisée et constitue le modèle auquel s'identifie chaque adepte. Les mêmes tournures et les mêmes images sont employées. Cependant, la dimension cos-mique et extra-cosmique de l'immortalité est accentuée : l'adepte demande à " devenir l'égal des trois luminaires ", à " naître dans le Souffle du Spontané ", " en haut, à atteindre aux immortels célestes et, en bas, à toucher aux abysses ", à " s'ébattre au loin là où il n'est ni rond ni carré, profondément serein au-delà des phénomènes, le you et le wu confondus dans la Ténèbre ". Sans pour autant quitter le plan du merveilleux naïf et concret, cette vision finale à laquelle tend le fidèle du Shangqing se colore d'une teinte véritablement mystique par moments, lorsqu'il souhaite " à jamais demeurer sur les sommets du Grand Vide, dans la Chambre du Palais précieux ; le matin s'ébattre avec l'Empereur de jade, le soir se reposer avec la Mère mystérieuse ; assoiffé, s'abreuver aux plantes de jade de la Source immense du puits Lang (sur le mont cosmique du Kunlun) ". Il s'agit d'un salut universel, mais dont l'expression et la représentation sont tout à fait différentes de celles du bouddhisme, et qui, par certaines notations, dépasse la fusion avec le cosmos. " Qu'avec le Vide je naisse, s'écrie-t-il, qu'avec le Vide je meurs, que je meure et renaisse. " Oui, désormais, pour ces adeptes, " la Longue Vie réside dans le regard mystique, le Tao réside dans l'infime essentiel, l'infime essentiel dispense un corps pacifié et une sérénité sublime, inonde l'esprit de Souffle véritable et repose le coeur dans le Ressort mystérieux [du monde] ". Certaines expressions utilisées indiquent clairement un dépas-sement de l'alternative entre la vie et la mort, bien dans la manière de Zhuang zi, lorsqu'il est question, par exemple, de " ne plus mourir ni naître ", de " se dépouiller de la vie et de la mort ", ou d'" égaliser et trancher la vie-mort ". Cette façon de s'exprimer, totalement absente des textes antérieurs, est un fait tout à fait nouveau. En outre se greffe sur tout cela une notion nouvelle de renaissance sur laquelle nous aurons à revenir.
Le texte le plus important du Shangqing, qui est devenu un des textes majeurs du taoïsme, est le Dadong zhenjing, l'" Écrit véritable du grand Dong ". Ce terme de dong possède plusieurs niveaux de sens ; il signifie " grotte ", " creux ", " profondeur ", " traverser, communiquer ". Les " grottes " jouent un rôle impor-tant dans le taoïsme, surtout à partir du Shangqing qui en a fait le premier inventaire et en donne des descriptions ; nichées au creux de montagnes où faisaient retraite les ermites, ce sont des paradis terrestres ; labyrinthes lovés dans les entrailles de la terre, elles recèlent des trésors de vie, Écrits sacrés ou talismans protecteurs, et communiquent entre elles, de sorte que., d'un ciel-grotte à l'autre, on peut cheminer par une voie souterraine. Ce sont des mondes en petit, où il est difficile de parvenir, tant l'entrée en est cachée et resserrée, parfois distribués en trois étages, qui contiennent leur soleil et leur lune, et qui commu-niquent avec les cieux d'en haut. " Ce qui s'appelle "vide" dans les cieux se nomme " grottes " dans les monts, et " chambres " [des divinités] dans le corps, c'est tout un ", dit un texte. Nous verrons également que les trois parties principales du Canon taoïste sont des " grottes ". Pour ce qui est du Dadong, les commentateurs l'expliquent en disant qu'il désigne le " Vide suprême ", le " grand Mystère sans bornes ".
La récitation de ce texte - qui est par elle-même une mise en pratique, comme nous allons le voir - suffit à assurer l'immortalité et rend inutiles les méthodes alchimiques anciennes. Il est composé selon une structure double qui fait intervenir un niveau céleste et un autre corporel, qu'il faut préserver contre la mort. Avant de le réciter, l'adepte doit convoquer un grand nombre de dieux dont il invoque l'intercession et la protection, et qui doivent venir chacun à sa place dans la chambre de méditation. Puis il doit se voir lui-même en gloire, assis sur des lions, revêtu des insignes sacrés, habit de plumes, bonnet aux " astres de jade ", flanqué des animaux emblématiques de l'est et de l'ouest, dragon vert et tigre blanc. C'est ainsi que, sacralisé et exalté, dans un oratoire habité par une foule de dieux qui l'assistent et empli de nuées aux teintes célestes et de parfums surnaturels, il psalmodie le Dadong zhenjing.
La récitation de chaque section du texte s'accompagne tout au long de la visualisation de dieux corporels ; ceux-ci descendent du cerveau vers l'une des " portes de la mort ", qui sont des points précis du corps par où s'engouffre un souffle mortel, afin de les maintenir hermétiquement closes et faire du corps de l'adepte à la fois la demeure des esprits célestes et la matière de l'oeuvre de raffinement à laquelle il se consacre. Alors seulement l'adepte psalmodie les stances qui sont adressées aux dieux célestes et qui célèbrent leurs ébats divins.
Curieusement, ces grands dieux ne tiennent pas une place importante dans les textes du Shangqing, où on ne les retrouve que rarement. En revanche, ce sont les dieux corporels qui entrent le plus souvent en jeu dans les exercices exposés par les textes de ce courant. Mais ils n'y jouent plus simplement le rôle de gardiens des brèches mortelles : ils représentent des forces vitales essentielles et fixent des points du corps subtil. La liste en est longue, puisqu'ils sont trente-neuf, et nous renvoyons, pour plus de détails, à l'analyse qui en a été faite ailleurs.
Cette récitation et cette visualisation-animation qui l'accom-pagne visent à conjoindre les esprits et le corps qui est leur demeure, mais aussi à faire fusionner et s'unir les esprits du corps et les divinités célestes. La lecture de chaque stance adressée aux divinités célestes est associée à la visualisation des divinités corporelles, au point que la description par le texte des ébats des dieux peut s'appliquer aussi bien aux divinités célestes qu'aux corporelles, et que le corps humain, sanctifié par la présence des dieux, finit par former un ciel terrestre. De plus, tous les dieux que nous avons dits " corporels " ont une résidence céleste qui double leur demeure corporelle.
Le but est de parvenir à l'Unité à travers la diversité et la multiplicité des formes de la vie qui anime notre corps. L'homme est conçu comme une pluralité qu'il faut harmoniser, une totalité qu'il faut conquérir, une unité qu'il faut construire en préservant sa complexité : les " cent esprits ", dit et répète le Dadong zhenjing, doivent fusionner et parvenir à l'Unité. La méthode du Dadong est définie comme celle de la " fusion unitive " et du " retour à l'Origine ".
L'artisan de cette fusion est le " Vent tourbillonnant ", un " vent divin " qui tranche les entraves, qu'exhale l'Empereur Un, que l'adepte, après avoir fini de réciter le jing, voit, sous la forme d'un " souffle blanc " (couleur de la lumière), né de la fusion des " cent esprits ", entrer par sa bouche, parcourir tout son corps, ressortir, l'entourer et l'illuminer, se colorer de pourpre (couleur du Centre projeté au Ciel), se " nouer " pour former l'Empereur Un du Dadong ; celui-ci exhale à son tour un Vent tourbillonnant qui éclaire toute chose " comme un soleil blanc ". Ce vent n'est autre que le Souffle primordial que l'on retrouve dans l'école un peu plus tardive du Lingbao sous le nom de " Vent universel ", qui par son déploiement circulaire, " tournant comme une roue ", anime tour à tour les extrémités du monde et met en mouvement les Cinq Agents, unissant l'Unité et la multiplicité, proche parent du vent-véhicule que chevauchait Lie zi, vent violent, vent fou, qui monte " en corne de bélier ", vent-oiseau, grand phénix de Zhuang zi, envol et envolé à la fois, le char divin et l'esprit qui le monte. Ainsi dit une préface au Dadong zhenjing.
L'Unité qu'il faut conquérir et préserver est une unité complexe, non simplement celle de l'Origine chaotique, mais aussi celle du retour qui englobe et ramasse la multiplicité. C'est pourquoi elle est trine ou trois fois trine, ce que rend le chiffre neuf, dernier des chiffres avant le retour à l'Un.
Parmi les nombreux dieux corporels et dans le cadre, toujours, de l'unification de la personne, trois dieux jouent un rôle particulièrement important. Nous les avons déjà vus, ce sont les Trois Originels ; mais les textes du Shangqing, adoptant et révisant, semble-t-il, des textes antérieurs, développent et éla-borent plus avant la méditation sur la tri-unité. Trois dieux, les Trois Originels (sanyuan), gouvernent les vingt-quatre souffles du corps et demeurent dans les champs de cinabre. Ils deviennent l'objet d'exercices de méditation au cours desquels l'adepte, accompagné par eux et par leurs acolytes, monte dans le Boisseau, symbole du Centre et de l'Unité projeté sur la voûte céleste.
Mais le cerveau, le Kunlun du corps humain, siège de l'Originel supérieur, reçoit une attention particulière. Sa géo-graphie mystique devient plus complexe. Il comporte désormais neuf cases, qui sont autant de Palais abritant des dieux, alignés en deux étages et communiquant entre eux. En outre, le Niwan, le champ de cinabre supérieur qui en fait partie, communique avec la gorge, et ainsi avec tout le corps. La contemplation des divinités qui habitent ces Palais permet à elle seule d'obtenir l'immortalité. Celles-ci sont divisées en deux groupes ; l'un est composé de divinités masculines et l'autre des féminines. La méditation sur les divinités du " masculin-Un " et celle sur les divinités du " féminin-Un " - celles-ci étant supérieures à celles--là - se complètent et culminent avec la visualisation du Seigneur véritable du Un suprême (le Taiyi de l'Antiquité) qui s'achève sur l'envol de l'adepte et du Taiyi dans le Boisseau. Ainsi, le dieu Un suprême forme la triade des " Trois-Un " avec l'Un masculin et l'Un féminin, eux-mêmes de nature multiple, et opère la synthèse de ces deux Un.
Dans les textes du Shangqing, le Taiyi préside à tous les dieux du corps. Il est dit " l'essence de l'embryon, le maître des transformations ", ce qui signifie qu'il est à la fois l'origine et le principe de l'évolution et donc de la multiplicité, la vie en tant que transformation, l'unité qui se développe. C'est pourquoi ses noms et localisations sont divers. Il est partout et polymorphe. L'adepte le visualise sous sa propre forme et s'identifie avec lui.
C. Les noeuds de l'embryon, la mort et la renaissance
Le Taiyi est mouvant. Le terme de Dadong, autre nom que le Shangqing donne au Tao, évoque la communication. La vie est transformation. Le souffle doit circuler. Inversement, la mort est stase. Aux anciens symboles des principes de mort, comme les trois vers, le Shangqing en superpose un nouveau : ce sont les " noeuds de l'embryon " qu'il faut dénouer pour obtenir l'immortalité. Dès la gestation, alors que l'embryon est encore dans la matrice où il reçoit les " souffles des neuf cieux " qui lui confèrent la vie, se forment douze noeuds et nodules, " racines mortelles de la matrice " qui " maintiennent en torsion serrée les cinq intérieurs (les viscères) " et qui sont la cause des maladies. Avant même de naître, l'homme porte en lui les germes de la mort sous forme d'entraves qui s'opposent au libre influx du courant vital. Pour les dénouer, l'adepte doit revivre sa vie embryonnaire sur le mode divin et cosmique. Il revit le développement de cet embryon en recevant les Souffles des Neuf Cieux primordiaux, un par mois, en invoquant le Père originel céleste et la Mère mystérieuse (xuan) terrestre, et en faisant descendre dans son corps les Rois des Neuf Cieux qui, à tour de rôle, raffinent et transmutent l'un de ses organes. Il se crée ainsi un corps d'immortel d'or et de jade. Ce sont les " neuf transmutations ", ou le " cinabre neuf " : une version tout intérieure de l'alchimie de Ge Hong, dont cette expression provient.
Dans d'autres exercices destinés également à dénouer ces noeuds, ce sont les vingt-quatre esprits du corps, qui sont des points de lumière, qui, mandés en trois groupes de huit par les divinités de l'Un féminin dans les trois champs de cinabre, défont les noeuds de fils rouges qui leur sont remis, puis embrasent ces fils dans un grand feu qui consume tout le corps de l'adepte et le réduit en cendres.
Bien que " la pratique réside dans l'excellence du coeur et ne se suffise pas d'un nom céleste sur des tablettes blanches ", il faut, ici comme dans les écoles précédentes, avoir son nom inscrit sur les registres célestes pour devenir immortel. Réguliè-rement, les dieux font une tournée d'inspection dans le monde et mettent alors à jour les registres de vie et de mort. De grandes assemblées solennelles les réunissent, forme sublimée, céleste, des assemblées terrestres qui avaient la même fonction chez les Maîtres célestes, à des dates précises où le fidèle cherche alors à faire effacer ses fautes par cette méditation du dénoue-ment des noeuds. Les " cinq esprits des registres ", qui sont particulièrement chargés de surveiller les êtres humains, y jouent le rôle principal. Ce groupe, dont le Taiyi situé dans le cerveau, est le chef, réunit des dieux qui demeurent l'un dans le foie, l'autre dans les poumons, le troisième dans le coeur et le quatrième dans le nombril, ce qui correspond, avec quelques variantes, aux " cinq viscères " : la rate, organe central, étant remplacée par le cerveau (projection du centre vers le haut), et les reins par le nombril qui se situe dans une partie du corps qui a le même rôle symbolique. L'adepte alors doit voir, une fois les noeuds dénoués, en une sorte de psychodrame, les cinq esprits inscrire solennellement son nom sur les tablettes des registres de vie. C'est à ce schéma que peut se résumer cet exercice qui comporte de nombreuses variantes.
En fait, ces noeuds signifient que les germes de mort sont de nature ontologique dans l'homme, puisqu'ils existent dès la vie embryonnaire, ce qui implique une conception de la mort différente de celle que nous avons vue chez Ge Hong. Pour les dénouer, il faut revivre, remonter le cours de sa gestation, passer par une nouvelle naissance en " retournant à l'embryon ", une expression qu'on ne trouve pas dans Ge Hong et qui annonce l'" embryon d'immortalité " de l'alchimie intérieure. Ici inter-vient un fait majeur : ceux qui donnent la vie ne sont plus les parents selon la chair, mais le Père et la Mère Originels, cosmiques et infinis, ou bien les Neuf Souffles primordiaux, un par mois de gestation. Le corps qui en résulte n'est plus simplement le corps raffiné que cherchait à se composer Ge Hong. C'est un " corps spirituel ", selon l'expression même de Tao Hongjing.
La renaissance est une notion nouvelle qui n'apparaît pas dans les textes antérieurs et qui prend forme dans plusieurs sortes de pratiques méditatives. Reprise par le Shangqing, la notion de shijie subit une évolution significative qui se décèle dans la description qui est faite de la " purification par le Yin suprême ", une des formes de shijie. Dans ce cas, 'grâce à l'assistance de divinités qui ont veillé sur lui, au bout de cent ans et, parfois, après avoir pourri, le corps ressuscite dans le Yin suprême dont le Xiang'er, ce commentaire du Daode jing attribué à Zhang Lu, faisait le " palais de la purification du corps ", une sorte de creuset en quelque sorte ou une matrice qui prépare à une nouvelle naissance. " Après la mort, dit une citation du Dengzhen yinjue (Taiping yulan, 664, 14), à propos du shijie, l'esprit peut progresser, tandis que le corps ne peut s'en aller. "
Ce cas de " délivrance du cadavre " signifie que, lorsque la purification est imparfaite, surviennent une mort partielle et une survie dans un lieu intermédiaire en attendant une purifi-cation plus complète et le salut ultime. En fait, le shijie ainsi conçu est une étape dans l'ascèse taoïste, un processus de salut après la mort, et non pas un "suicide rituel ", selon une hypothèse que rien ne vient étayer.
L'adepte peut aussi renaître dans le Palais du Feu rouge, ou dans la Cour du Feu liquide, des paradis situés à l'extrême sud où il subit une purification par le feu et renaît, non pas en tant qu'homme comme dans le bouddhisme, mais comme immortel : c'est une voie de salut qui se situe à l'opposé de la réincarnation bouddhiste.
En outre, après la mort, ceux qui sont descendus aux enfers peuvent, s'ils font preuve de pureté, s'élever dans la hiérarchie très graduée des fonctionnaires souterrains et parvenir ainsi à monter aux cieux : la progression n'est pas interrompue et il existe une communication continue des enfers aux cieux.
Retrouvant les anciennes errances du Saint de Zhuang zi et de Huainan zi qui le menaient aux confins de l'univers et par--delà les quatre mers, se remémorant aussi les expéditions des souverains de l'Antiquité qui faisaient le tour de leur monde afin d'en aménager l'espace et d'y apporter leur efficacité royale, pour en remporter ensuite à la capitale les vertus particulières concentrées en leur personne, à la façon du chaman voyageur, comme ont fait Huang di et Yu le Grand, tout comme firent les saints patrons de l'école poussés par leur quête qui, pédes-trement, selon la légende, avaient parcouru les Monts et les Eaux polaires, l'adepte du Shangqing, de même, en pensée, voyage sans sortir de sa chambre, mettant en pratique l'adage de Lao zi : " Sans franchir sa porte, il connaît l'univers. "
Il va jusqu'aux marches lointaines, jusqu'aux pays étranges et indomptés, jusqu'aux contrées qui ne sont pas aménagées, terres de barbares et de monstres, de merveilles et de l'extraordinaire, riches de puissances vierges, que décrit le " Livre des monts et des mers ". Mais, au contraire de ce que décrivent cet ouvrage et les Chuci, pour qui ils sont dangereux et peuplés de monstres, ces pays sont pour lui saturés d'influences bénéfiques. Il y rencontre, en effet, les génies célèbres de la mythologie chinoise qui forment les quatre piliers de la terre, les quatre empereurs ou les " cinq vieillards " (avec celui du centre), et en reçoit une nourriture d'immortalité. Il les fait aussi venir dans son oratoire et jusque dans ses viscères et se nourrit de leurs effluves. Il s'aventure jusque dans ces fameuses " îles d'immortalité " où jadis les empereurs envoyèrent des émissaires. Il va jusqu'au Kunlun ou à ses équivalents, monts sacrés, axes du monde, ou monts cardinaux, Pics sacrés du taoïsme, repères fixateurs, répliques célestes de ce que sont au ciel les planètes et dans l'homme les cinq viscères séjours d'immortels aussi qu'habitent les Cinq Empereurs et où sont recelés les Écrits sacrés. Le " Tableau de la forme véritable des Cinq Pics " hérité du courant du taoïsme du Sud, fruit de la " contemplation mystérieuse " du Seigneur Tao, dévoile " la configuration de leurs sommets contournés et labyrinthiques ". Comme la description des îles des immortels, il aurait été délivré aux hommes par Dongfang Shuo, l'immortel déchu, le compagnon banni de la Reine mère d'Occident qui vivait dans l'entourage de l'empereur Wu des Han. Ce tableau, dont il existe plusieurs versions, comporte des cartes labyrinthiques, autant de talismans qui ouvrent à qui les possède l'accès des montagnes, lieux chargés de magie, riches de force Yang, ainsi que du monde entier.
A ce génie qu'est Dongfang Shuo, sorte de bouffon inspiré, de fripon divin, surnommé l'Adolescent vert, est également attribué un ouvrage du Shangqing qui décrit les " régions extérieures ", où s'aventure également l'adepte et dont il psal-modie les noms, au nombre de six, pour les quatre points cardinaux, le zénith et le nadir, auxquelles se superposent, selon la traditionnelle répartition par neuf, trente-six royaumes sou-terrains et trente-six cieux (4 x 9) s'étageant ainsi en pyramide du bas en haut.
Ces voyages aux lieux extrêmes ne peuvent s'accomplir que grâce aux guides, cartes et talismans, à la connaissance des sons ésotériques et divins que sont les noms des dieux à visiter, des portes à franchir, et qui sont autant de laissez-passer délivrés par les puissances divines. Ils s'accomplissent par le regard intérieur de l'adepte qui s'entraîne à acquérir la vision aiguë qui caractérise le Saint, à voir jusqu'au bout du monde, très clairement, flore et faune, habitants et divinités, et, tout en même temps, à faire venir ceux-ci à lui, en un double mouvement où sa chambre et son corps contiennent le monde qu'il parcourt d'un bout à l'autre.
2. Les planètes, le soleil et la lune
Ses pérégrinations ne se limitent pas au domaine terrestre, il va de soi. Elles culminent dans un envol vers les planètes et les astres, soleil, lune et Boisseau. C'est alors une randonnée céleste, nourrie de lumière. Les astres jouent un rôle majeur dans les pratiques du Shangqing. Ils sont à la fois des repères temporels et cosmiques, et les agents et régulateurs du processus de transmutation auquel se livre l'adepte et auquel ils président.
La relation de l'adepte avec les divinités des planètes, qui avec le soleil et la lune forment une triade en réplique à celle des trois champs de cinabre, est à peu près la même que celle qu'il noue avec les Cinq Empereurs des pôles, car elles sont en rapport direct avec les repères terrestres que sont les Monts cardinaux, ainsi qu'avec les génies qui président aux quatre coins du monde. La situation est la même, reportée un degré plus haut, sur la voûte céleste.
Le soleil et la lune, manifestation céleste du Yin et du Yang, jouent un rôle particulier. Comme Granet l'a bien mis en évidence, les anciens mythes chinois font accomplir au soleil, et éventuellement aux rois mythiques, soit en un jour, soit en un an, un voyage dans le ciel qui le fait surgir du Val du Levant où il baigne ses rayons, monter le long du Mûrier solaire, passer d'une constellation à une autre, s'arrêter à diverses étapes et disparaître dans l'Arbre du couchant. Le " Livre du souffle jaune [celui de la lune] et de l'essence yang [celle du soleil] " est un ouvrage du Shangqing qui reprend ces éléments et les développe à sa façon en les appliquant en outre à la lune. Lors des " huit articulations " de l'année - les solstices, les équinoxes et le premier jour de chaque saison -, l'adepte doit accompagner les astres en chacune de leurs stations. Celles-ci, situées aussi aux Pôles, sont autant de terres d'immortalité où se dresse un arbre de vie dans lequel nichent des oiseaux dont les plumes d'or tissent des habits d'immortalité aux fidèles, et sur lesquels mûrissent des fruits qui confèrent une vie sans fin à qui s'en nourrit. Au pied de l'arbre, un point d'eau, source ou étang, permet à l'astre, aux habitants de cette terre et à l'adepte venu leur rendre visite de se purifier. Les Seigneurs de ces endroits bienheureux ne sont autres que les génies tutélaires, régulateurs des " vertus heureuses " que l'ancienne mythologie chinoise fait résider dans les pôles.
L'adepte doit, à chaque station de l'un des astres dans l'une de ces contrées, dessiner un talisman qu'il jette dans de l'eau dont il fait ensuite ses ablutions purificatrices, réminiscence des rites apotropaïques et thérapeutiques des Maîtres célestes ; puis il monte sur le rai de l'astre jusque dans le Palais correspondant à la station. Il y reçoit des fruits d'immortalité des mains du souverain de cet endroit. Puis il avale le talisman qu'il avait dessiné.
Ces exercices ont plusieurs significations. D'une part, l'adepte se nourrit de lumière, la faisant entrer dans la partie de son corps qui correspond à la saison en cours et au rythme de la course des astres (ou de la planète sur laquelle il médite, s'il s'agit des planètes), et devient lumière lui-même. " Le souffle pourpre [du soleil], dit le Huangqi yangjing jing, s'amoncelle et descend couvrir le corps [de l'adepte]. Celui-ci pense qu'il est dans la lumière du soleil. La lumière du soleil entoure son corps et il monte dans le Palais du Yang universel [la station solaire de plein midi qui correspond au solstice d'été]. " Alors, " tout est lumière, à l'intérieur et à l'extérieur ". Celui qui s'adonne à ces pratiques acquiert un " visage vermeil ", " tout son corps est lumineux et brillant ", et il en " irradie une lumière extraordinaire ; sa nuque porte un éclat rond, il illumine les six directions ". Pareil au soleil et à la lune, il a rejoint le Saint de Zhuang zi et du Huainan zi
Sa méditation porte aussi sur les mouvements alternés et parallèles, opposés et complémentaires du Yin et du Yang, lune et soleil, qui se croisent et se conjoignent, dont rend compte un système complexe d'échanges hiérogamiques d'attributs (les astres, par exemple, sont tous deux composés à la fois de feu et d'eau).
Il ne s'agit nullement d'un culte solaire ou astral : c'est sur la concertation des deux principes, sur la conjugaison, le contraste et l'accord de leurs mouvements, qu'est mis l'accent. Le soleil et la lune sont ici inséparables. Comme les cinq planètes et les Cinq Pics à un autre niveau, ils représentent le monde et ce qui les mesure, les quatre directions et ce qui les conjoint deux à deux. A eux deux, en leur double marche, ils figurent la bipolarité fondamentale qui écartèle l'Unité primordiale et annoncent la coïncidentia oppositorum. L'adepte, face au soleil et à la lune, est le troisième terme, le centre, comme il l'était déjà lorsque les quatre emblèmes des pôles terrestres l'entou-raient, mais ici dans le ciel, sur le mode du chiffre Trois. De plus, récapitulant l'univers, par ses pratiques, il fait coïncider les trois mondes, le monde extérieur que parcourent la lune et le soleil, le monde symbolique habité par les divinités, et son propre monde intérieur qui tient des deux premiers car il est à la fois physique et symbolique.
Cependant, le soleil et la lune, en fait, se situent encore à mi-chemin entre le ciel et la terre, puisque ce sont des lieux polaires terrestres qu'ils visitent. Manque une véritable dimension verticale : le soleil et la lune correspondent à l'est et à l'ouest, non au nord et au sud. Le Haut et le Bas sont absents. C'est le rôle du Boisseau que de figurer, en un symbole unique quoique double, l'Unicité fondamentale des deux Principes.
Le Boisseau (la Grande Ourse) forme lui aussi une triade dont il est le centre avec le soleil-Yang et la lune-Yin. Sa valeur magico-religieuse est ancienne : elle apparaît déjà dans les Chuci, est confirmée par le culte que lui rendit l'empereur Wu et par les mentions qu'en fait le Huainan zi. Il n'est que de rappeler la connotation foncièrement religieuse des spéculations astro-calendériques de l'ancienne Chine pour comprendre l'impor-tance prise par ce Boisseau dans le taoïsme directement issu de ce milieu. Centre du ciel, il se substitue à l'étoile polaire qui, unité refermée sur elle-même, joue rarement un rôle. Par les mouvements de son manche, il se désigne comme l'ordonnateur et l'indicateur des rythmes naturels qui permettent de déterminer l'orientation nécessaire à l'accomplissement des actes religieux en accord avec les instances symboliques et divines qui doivent y prendre part pour assurer l'efficacité de ces actes ; c'est donc lui qui construit l'espace rituel et permet d'y pénétrer, et qui dicte le moment et la forme des actes à accomplir. En tant qu'ordonnateur de l'aspect faste du monde, il est aussi protecteur et chargé de vertus apotropaïques. En tant que Centre, il est la demeure du Un suprême, le Taiyi.
Tandis que le couple soleil-lune/Yin-Yang indique la binarité inhérente à tout l'univers, il est le Pôle unique et central du monde. Mais il figure une unité complexe car il comprend neuf étoiles (Neuf, chiffre de la totalité, de l'achèvement de la série des chiffres, de la multiplicité qui retourne à l'unité), dont deux invisibles, que seuls perçoivent ceux qui en sont dignes, ce qui leur accorde plusieurs siècles de vie. Ce chiffre de neuf s'accorde parfaitement avec son statut de demeure du Taiyi, puisque, dans les spéculations des Han, ce dieu arpentait les Neuf Palais du ciel (tout comme Yu le Grand fit des neuf contrées de la terre) afin de lui donner sa configuration de totalité une et articulée, en le divisant en plusieurs secteurs qu'il coordonnait par sa présence une et mouvante, allant de l'un à l'autre tour à tour et les joignant au centre régulièrement lorsqu'il y faisait une pause.
Pour les textes du Shangqing, chacune des étoiles du Boisseau contient un paradis construit sur le même schéma que ceux de la lune et du soleil. Le Boisseau lui-même est entouré d'" étoiles noires ", qui sont ses âmes po, où résident des divinités féminines, épouses des Seigneurs des étoiles du Boisseau, sur lesquelles elles versent une " lumière obscure ". C'est bien dans le monde céleste que nous sommes, le monde à l'envers, où le Yang et la lumière sont à l'intérieur, tandis que l'obscurité, les âmes et le Yin sont à l'extérieur. Dans le corps de l'homme, ces divinités résident dans le cerveau, tandis que celles des étoiles du Boisseau, masculines, demeurent dans le coeur.
Plusieurs sortes de pratiques sont enseignées. En raison de son rôle apotropaïque, qui fut considérablement amplifié aux siècles suivants, le Boisseau peut être simplement invoqué comme tel, ou l'adepte peut se couvrir du manteau protecteur de ses étoiles. Mais aussi il peut s'élever vers lui, " se coucher dans le Boisseau ", ou encore " marcher sur le Boisseau", pratique attestée dès le Ier siècle de notre ère, dont on trouve des traces dans certains textes des Maîtres célestes et peut-être dans Ge Hong, mais dont le Shangqing donne les premières formes détaillées et qui connaîtra d'amples développements dans la liturgie.
Cette marche s'accomplit sur le pas de Yu, celui-là qui, pour Ge Hong, permettait d'entrer dans les montagnes. Appliqué à la marche sur les étoiles, ce pas reproduit l'union du Yin et du Yang ; il est "l'essence du vol dans les cieux, l'esprit de la marche sur la terre, la vérité du mouvement de l'homme ", expliquent des textes postérieurs : la quintessence, donc, de tout mouvement - céleste, terrestre ou humain -, la danse qui conjoint Ciel, Terre et Homme, et que la formule " trois pas, neuf traces ", qui le définit parfois, met en rapport avec les Trois Originels et les neuf étoiles du Boisseau. Cette marche sur le Boisseau est dite " marche sur le réseau " ou " marche dans [ou "sur"] le vide ". Elle donna lieu à des hymnes religieuses célèbres et fut un thème qui inspira nombre de poètes Il.
Cette pratique, qui consiste à " marcher le temps ", autrement dit à l'inscrire dans l'espace, tire son origine de la marche du dieu Taiyi qui, par sa déambulation, répartit le Souffle et le distribue en fractions porteuses de vertus spécifiques à chacune dans les différents secteurs de l'espace et selon les temps successifs, accomplissant ainsi son rôle, que reproduisent le souverain antique dans le Palais de la lumière (Mingtang), l'adepte dans son oratoire, puis, plus tard, le prêtre dans l'aire rituelle, rôle d'organisateurs qui unifient et de médiateurs entre le Ciel (les mouvements célestes des astres) et la Terre (sur laquelle ils reportent ceux-ci au moyen des mêmes repères, transposés d'un plan à l'autre). Bugang, la " marche sur le réseau ", signifie aussi " marcher sur le rigide," (gang, même phonétique, caractère semblable et considéré comme interchan-geable), le continu, le Yang Un ; c'est répartir l'Unité.
Cela se fait à partir du Centre céleste pour " descendre " selon un mouvement centrifuge du Ciel à la Terre, ou vers le Centre-Un en montant de la Terre au Ciel, selon que l'adepte va de la première étoile du Boisseau à la dernière ou l'inverse. Les deux mouvements alternent, aussi bien dans les pratiques du Shangqing que dans le rituel : à la " descente " du Un vers le multiple succède la " montée ", ici celle de l'adepte au Ciel. Une version de cet exercice compte " trois voies " : l'une " dans le sens " (de la première étoile à la dernière), l'autre " à rebours ", dans le sens contraire, et une troisième qui est le " retour " : l'adepte après être descendu du ciel sur terre y remonte.
Dans les textes du Shangqing, où cette pratique n'a pas encore atteint à l'extrême complexité qui lui sera donnée, l'adepte dessine les étoiles de la Grande Ourse sur une bande de soie et, après avoir construit une enceinte sacrée en mandant les planètes autour de lui, il " se revêt " des étoiles du Boisseau, puis monte dans la constellation en marchant d'abord sur le cercle extérieur que constituent les " étoiles noires " et en invoquant les divinités féminines qui y résident. Alors seulement, il peut marcher sur les divinités du Boisseau en faisant apparaître chaque fois la divinité de l'étoile sur laquelle il pose le pied en suivant un ordre précis.
Héritées de la cosmologie des Han, les implications symbo-liques du Boisseau sont nombreuses.
Car s'il est centre, le Boisseau représente aussi le nord, et par conséquent l'Origine, l'emplacement des signes cycliques liés à l'embryon, le pôle que symbolise l'eau, le Grand Yin qui engendre le Yang, le lieu de toutes les genèses. Ses sept étoiles ouvrent les sept orifices de l'embryon et lui donnent vie. Ses neuf étoiles le mettent en relation avec tout ce qui se dénombre par neuf, comme l'annonce dès la première page l'" Écrit ailé des étoiles volantes et des Neuf Véritables " qui lui est consacré.
Par l'Un, il est le lieu de l'Origine, par le Neuf, celui du Retour. Les jours du " retour à l'Origine " (huiyuan) lui sont consacrés et sont des jours de renouveau. Les titres que portent ses divinités féminines évoquent des phénomènes de mutation, impliquent qu'elles ont pour fonction de protéger l'embryon. Naissance, retour, tournoiement, en somme, il est la forme manifestée, en voie de développement, du Taiyi, l'Un suprême, qui, sous sa forme cachée, fermée sur elle-même, est représenté par l'étoile polaire.
Il est au ciel la représentation la plus ramassée du déploiement du monde centré sur l'Un, ordonné.
A chacune des différentes étoiles, le texte que nous avons mentionné plus haut assigne des fonctions de gouvernement, surveillance et direction, tant dans le domaine céleste que terrestre. Il oriente, il ordonne, et c'est donc à lui qu'est aussi confiée la mission de trancher entre le bien et le mal, de punir et de récompenser. Parmi les pratiques qui le concernent, une grande partie est destinée à demander pardon de ses fautes et à faire effacer son nom du registre des morts. juge du bien et du mal, le Boisseau est aussi lié aux Enfers. C'est pourquoi l'un des textes du Shangqing qui lui est consacré, le Kaitian santu jing (l'" Écrit des Trois Diagrammes qui ouvrent le ciel ") contient une " Méthode pour passer à la vie et se garantir l'immortalité ", où l'adepte, tournant avec le Boisseau dans le ciel, est emporté par ses étoiles jusqu'aux trois portes célestes ; mais ce même texte énumère aussi les noms des Six Cours infernales (six : chiffre des enfers) de la cité Feng, qui font pendant aux Trois Passes célestes, comme s'opposaient les Six Cieux démoniaques aux Trois Cieux des Maîtres célestes. Dans cette cité, qui porte le nom de l'ancienne capitale des Zhou, située au nord-est, siègent les juges infernaux placés sous les ordres du Seigneur du Boisseau, dont d'anciens empereurs ou des héros légendaires, ainsi que les " commandeurs souterrains ", les dixiazhu des weishu des Han, qui ont parfois à régler les comptes des morts avec les vivants.
Unité multiple, " réseau tortueux et sinueux ", dit un texte, qui fixe et ordonne en même temps qu'elle promeut et fait évoluer, char qui transporte, le Boisseau est étroitement lié à la notion de passage. Ses sept étoiles sont celles qui " font passer " ; l'expression " les sept passages " renvoie à la marche sur le Boisseau ; sa dernière étoile s'appelle " Porte céleste " et donne parfois son nom à toute la constellation qui est dite " charnière entre la disjonction et la conjonction ". Pour se faire ouvrir cette porte, l'adepte doit présenter une fiche d'identité religieuse dûment établie dans les formes prescrites.
Ainsi, en un premier temps, l'adepte du Shangqing a d'abord parcouru les quatre coins du monde ; en suivant le parcours du soleil et de la lune, il a marqué les quatre coins de la terre et en a mesuré les quatre secteurs. Puis il s'est élevé sur l'axe central à double face, car le centre est double en ce qu'il ramasse et déploie, recèle et manifeste à la fois le haut et le bas : disjonction haut et bas, ciel-enfer, et/ou conjonction, à l'intérieur du Boisseau, du Yin et du Yang, disjonction/conjonc-tion qui se concrétisent aussi dans les rapports entre l'homme et les divinités : il monte à elles comme elles descendent à lui, incarnation et assomption qui ne peuvent se séparer. Dualité des pôles verticaux et dualité de la relation au divin. Du couple soleil-lune à la constellation du Boisseau, l'évolution se fait dans le sens de l'ampleur à l'intensité. Le Boisseau constitue comme une concentration en une seule constellation de ce que repré-sentent les deux luminaires et leur large parcours sur la terre : il ramasse en une unité l'étendue que mesurent le soleil et la lune. De même, des pratiques du fidèle qui s'accomplissaient en un an ou en un mois pour le couple soleil-lune, en un seul exercice pour le Boisseau.
Revenant maintenant aux procédés de l'alchimie opératoire, nous pouvons découvrir le cheminement qui se fait entre celle--ci, les pratiques astrales du Shangqing, et la future alchimie intérieure. En effet, les quelques recettes alchimiques qu'expo-sent les textes du Shangqing ont ceci de particulier que certaines des drogues portent des noms qui les relient aux pratiques astrales. Par exemple, l'orpiment et le réalgar s'appellent " âme hun du soleil " et " fleur de la lune " ; l'un des Élixirs obtenus porte le nom qui est donné à l'essence lunaire qu'absorbe l'adepte lors de sa méditation ; un autre celui d'une liqueur d'immortalité que des divinités du Shangqing instillent dans la bouche de l'adepte en méditation. L'alchimie revêt des couleurs astrales. Mais en contrepartie le soleil est comparé à un fourneau ; il est chargé de " liquéfier les organes ", il est qualifié de " lumière du cinabre " et est, en tant que feu, avec la lune-eau, l'un des agents de purification. Le terme employé pour désigner les rotations cosmiques dans lesquelles est entraîné l'adepte, zhuan, est le même que celui qui connote les transmutations alchimiques. De l'alchimie s'opèrent un déplacement et une évolution vers l'absorption des essences lunaires et solaires, drogues d'immortalité. Les liqueurs d'immortalité que les divi-nités apportent à l'adepte dans sa méditation ont elles aussi des noms qui sont empruntés aux vieilles techniques alchimiques, comme celui de " Liqueur d'or " ou " Or liquide " (jinyi).
Revenant en arrière pour observer Ge Hong et le voir, dans certaines recettes, capter les eaux de la lune et du soleil pour en faire des élixirs et les absorber, on voit comment le processus se poursuit en s'intériorisant jusqu'au Shangqing. Ce mouvement d'intériorisation est encore à l'oeuvre dans la pratique qui consiste à incorporer, mois après mois, les souffles des Neuf Grands Cieux primordiaux pour obtenir une régénération du corps, et qui s'appelle, de façon bien significative, la méthode des " neuf cinabres " (jiudan) ; or, cette régénération du corps, accomplie selon le même schéma, mois après mois, organe après organe, s'obtenait par l'ingestion de drogues dans le Wufu jing, l'un des textes majeurs de la tradition de Ge Hong.
Certaines méthodes du Shangqing sont donc bien des versions sublimées et intériorisées de méthodes alchimiques. La gestation du corps spirituel doit être accomplie par la méditation, sous forme d'union de principes cosmiques complémentaires (lune et soleil, Père et Mère originels), en des mouvements réitérés d'ascension et de précipitation, de sublimation et de condensation qui annoncent de façon frappante les principes et les formula-tions de l'alchimie intérieure.
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L'apparition des Écrits du Lingbao fut une conséquence directe du succès remporté par les textes du Shangqing.
Le binôme lingbao, traduit généralement en français par « joyau sacré » et qui était le nom donné aux « sorcières », rappelons-le, est composé du terme bao, « trésor », dont nous avons expliqué plus haut la riche connotation. Le terme ling qui lui est adjoint et que l'on peut traduire par « sacré, esprit » possède dans ce binôme un sens complémentaire. Il désigne la divinité qui s'unit au bao, au trésor, objet ou être humain, sorcier ou médium, qui sert de support à l'esprit et lui permet de s'incarner. Les deux termes sont sexués et sont entre eux dans le même rapport que le Ciel-masculin (ling) et la Terre--féminin (bao), le couple cosmique dont l'union-séparation est au fondement de la vie.
Ces Écrits ont pour base la plus ancienne celle des « Cinq Charmes » (Wufu jing), dont il reste des fragments dans le Canon taoïste, qui était lié aux textes apocryphes weishu du « Tableau du Fleuve (jaune) » et au « Livre de la Luo ». C'est lui qui donne à la plus grande partie du Canon du Lingbao sa structure fondée sur les cinq secteurs orientés de l'espace et du temps. C'est donc tout à fait logiquement que, reliés à cet écrit, tous les autres sont censés avoir été révélés à Ge Xuan, le grand-oncle de Ge Hong, qui l'aurait effectivement possédé. Il aurait ainsi transmis les Écrits du Lingbao à son disciple Zheng Siyuan et, par lui, à Ge Hong, mais aussi à un moine bouddhiste, Falan, connu pour avoir vécu ca. 241, et à Sun Quan (185-252), fondateur du royaume de Wu (capitale Nankin). Se réclamer de Ge Xuan était une façon de légitimer l'ancienneté de ces Écrits. En fait, ils furent fabriqués entre 397 et 402 par Ge Chaofu, dont on ne sait pratiquement rien, sinon qu'il faisait partie de la famille de Ge Xuan et de Ge Hong, dont il connaissait la bibliothèque qui lui a sûrement servi à composer ses écrits. Il avait, en outre, sans aucun doute, eu connaissance des textes du Shangqing dont il s'inspira et dans lesquels il chercha un élément de légitimation. En une dizaine d'années à peine, ces textes remportèrent un succès considérable, si bien que, du temps de Tao Hongjing, des monastères abritant des adeptes de ce courant étaient installés dans le Maoshan près de ceux du Shangqing.
Le Lingbao est important à deux titres : c'est lui qui, jusqu'à nos jours, détermine l'essentiel du rituel ; en outre, c'est avec lui qu'apparaît dans le taoïsme une première infiltration véritable du bouddhisme, mais d'un bouddhisme déjà très sinisé (elle n'avait été que superficielle dans le Shangqing, rappelons-le). L'école du Shangqing était un aboutissement - celui des méthodes et de l'esprit des chercheurs d'immortalité - après lequel rien ne pouvait plus se créer de semblable, sinon sous forme de plagiat. Un renouveau ne pouvait venir qu'à l'aide d'apports différents : ce fut l'amplification des germes ritualistes des Maîtres célestes et le bouddhisme qui les fournirent. A quoi s'ajoutèrent quelques éléments confucianistes (essentiellement le respect des vertus confucéennes) moins accentués dans les courants précédents (dans le Taiping jing, par exemple) et qui demeureront dans tout le taoïsme ultérieur.
Ce corpus scripturaire, dont le noyau est constitué par le « Livre rouge des Cinq Écrits » (n° 22) et le « Livre pour le salut des hommes », Duren jing, est en partie développé à partir de données contenues dans le Wufu jing. Il tient à la fois de la synthèse, relativement cohérente par moments, et de l'amalgame, parfois assez bâtard. Comme nous le verrons, il rassemble des traits des Maîtres célestes - une partie du rituel, et avec elle une partie du panthéon -, certains éléments hérités du Shangqing - la conception de l'Écrit sacré à dimension cosmique, les hymnes et leur style, certaines données cosmologiques, quelques méthodes de visualisation - à quoi s'ajoutent des emprunts aux anciens textes connus de Ge Hong (comme le Sanhuang wen), ainsi que des éléments bouddhistes - une certaine conception du salut, certaines données cosmologiques. Tout cela est ordonné autour d'une vision du monde en grande partie héritée du Wufu jing, articulée en cinq secteurs dominés par les Cinq Agents dont la fonction, comme nous l'avons vu, consiste à assurer la coordination d'un ensemble de repères du monde à plusieurs niveaux homologables les uns aux autres, ce qui permet, moyennant un rituel et des invocations, de chasser les démons et les catastrophes. Plusieurs de ces textes portent la dénomi-nation d'« écrits rouges », se réclamant d'une purification par le « feu rouge » du Sud, Yang extrême. Mais, en fait, cette couleur est surtout l'indication d'un lien avec la tradition selon laquelle le Wufu jing et le Hetu (le « Tableau du Fleuve ») étaient écrits en caractères rouges.
C'est dans l'élaboration plus complexe et plus systématisée du rituel des Maîtres célestes et dans l'amplification, due au bouddhisme, de la notion de salut, étendue à tous les êtres, que réside le plus gros apport du mouvement du Lingbao, dont on peut dire qu'il est le véritable père de la liturgie taoïste.
Lu Xiujing (406-477), qui était avant tout un ritualiste, joua un rôle important à cet égard. Auteur du premier catalogue bibliographique taoïste, il chercha à ordonner l'ensemble des textes taoïstes parus jusqu'à son époque et, pour ce faire, s'appuya sur certains éléments contenus dans les textes du Lingbao pour ordonner hiérarchiquement l'ensemble des écrits taoïstes en les divisant en trois « grottes », à la façon du Tripitaka bouddhiste. Il plaça ceux du Shangqing au premier rang, mais pour codifier le rituel, il se fonda avant tout sur les Écrits du Lingbao. En outre, il mit sur pied un rituel pour la transmission du Canon du Lingbao établi sur la base de principes anciens - transmission jurée des textes en échange de « gages de foi » - mais qui, beaucoup plus solennels, avaient lieu lors d'une cérémonie semblable aux grands rituels du Lingbao. Avec le temps, l'évolution se fit dans le sens d'une complexité de plus en plus grande et d'une énorme prolifération d'un rituel où, au contraire de ce qui se passait chez les Maîtres célestes des origines, les laïcs jouent un rôle constamment réduit au profit de celui des prêtres, jusqu'à aboutir de nos jours à des cérémonies où les laïcs ne participent plus que par le truchement de quelques-uns de leurs représentants.
En raison du développement auquel ont donné lieu les textes du Lingbao, nous étudierons en un premier temps ce qui s'appelle le « Lingbao ancien », qui date de la fin du ive siècle ; puis en une seconde partie nous aborderons le rituel auquel il a donné naissance.
Schématiquement, nous pouvons dire que, quoique avec quelques variantes, les anciennes valeurs sont maintenues, mais subsumées sous celles de la « compassion » (ci) ; les pratiques ne sont guère nouvelles : le rituel des Maîtres célestes est repris, quoique considérablement développé, amplifié et dominé par le système des Cinq Agents ; les visualisations du Shangqing passent en arrière-plan, sont réduites, mais subsistent ; le but ultime reste de « monter au ciel en plein jour », mais il est assorti de la notion de salut universel. Outre le Wufu jing, les textes antérieurs qui sont adoptés et prônés sont le Daode jing (ce qui relie le mouvement aux Maîtres célestes), le Sanhuang wen (lié à la tradition de Ge Hong) et les textes du Shangqing (en particulier le Dadong zhenjing). En revanche, comme dans le Shangqing, les pratiques de gymnastique, de « nourriture du principe vital », l'absorption de drogues et l'alchimie opératoire sont rejetées à un rang inférieur (23, 14a ; 671, 1, 7a, 9b et 2, 2b ... ). L'aspect liturgique, la récitation des textes priment ; l'adepte en méditation, seul dans sa chambre, disparaît presque totalement. Le maître reprend de l'importance ; il fait partie, avec le Tao et l'Écrit, des « Trois Trésors » calqués sur le bouddhisme ; Lao jun, la forme divinisée de Lao zi, en est le prototype ; la méditation sur les maîtres est incorporée dans le rituel d'entrée dans l'aire rituelle.
A. L'influence du bouddhisme et le salut universel
La plupart des emprunts qui sont faits par le Lingbao au bouddhisme sont superficiels et maladroits, ne viennent pas d'un bouddhisme savant et témoignent d'une bonne ignorance de cette doctrine : les textes sacrés ne sont plus toujours écrits dans les cieux par les divinités, mais souvent, à l'instar des sûtra, proférés par la divinité suprême devant une assemblée de dieux d'où parfois surgit un disciple qui l'interroge ; comme le Shangqing, mais de façon plus courante, le Lingbao aime à donner à ses cieux des noms imités des transcriptions phonétiques du sanscrit ; certaines données cosmologiques bouddhistes, comme nous le verrons à l'occasion, sont plaquées sur les anciennes ; certains termes sont adoptés, souvent à contresens ; quelques expressions, issues du bouddhisme, font allusion à des supplices infernaux, une conception absente dans le taoïsme jusqu'alors ; la notion d'une renaissance sur terre pointe timidement. En fait, le seul apport véritablement important du bouddhisme dans cette école réside dans la notion de salut, à laquelle celle d'immortalité cède le pas et qui évolue dans le sens d'un salut universel, ce qui nous éloigne des chercheurs d'immortalité. Toutefois, cette notion comporte deux faces, ce qui infléchit l'influence bouddhiste.
On a beaucoup insisté sur cette influence bouddhiste, qui est évidente à cet égard : pour le Lingbao, le salut individuel passe par le salut de tous, « en nombre incommensurable », nouvelle expression fréquemment utilisée. Les premiers textes s'en tiennent là ; mais ceux qui sont apparus un peu plus tardivement dans cette école emploient parfois une formule plus proche de l'esprit du Mahâyâna comme « sauver les hommes avant de se sauver soi-même » (361, 2, 13b), ce qui deviendra courant dans certains autres textes sous les Tang. De même, on trouvera des formules selon lesquelles tous les saints ont fait serment de désirer, des centaines de milliers d'ères cosmiques durant, secourir et sauver ceux qui souffrent et qui ont commis des fautes ; les moines entrant en religion juraient la même chose.
C'est en contradiction avec le vieux principe chinois, que l'on trouve aussi bien dans le confucianisme que dans le taoïsme, selon lequel il faut commencer par se régler soi-même avant de régler le monde, conception qui s'harmonise plus aisément avec la position du Hinayâna. En fait, ces deux attitudes peuvent être accordées en considérant, de façon très « mahayaniste », que les deux saluts vont de pair et s'équivalent, et que la différence n'est que de méthode ; et là nous abordons une position qui est celle que revendiquent volontiers les taoïstes, un peu plus tard, qui ne sont ainsi nullement gênés par ce qui a été chez eux, selon les époques, soit une contradiction inconsciente se situant sur un plan superficiel logique, soit une évolution.
Cette conception a aisément intégré une forte composante purement chinoise qui se superpose et se manifeste de plusieurs façons dans les textes du Lingbao : d'une part, le salut universel comprend expressément le salut des morts, et en particulier celui des ancêtres - ce qui est à l'origine de l'apparition et du développement des rites funéraires taoïstes ; d'autre part, le salut est aussi entendu comme on le faisait dans la Chine ancienne : l'homme - et dans l'Antiquité, le souverain - est partie intégrante du cosmos, et son équilibre va de pair avec celui de l'univers (nous avons ici l'héritage de la théorie des Cinq Agents). Ainsi, le salut humain d'un individu ou d'un groupe dépend de celui de l'univers et inversement, et la liturgie, comme celle des anciens rois, est destinée à assurer cet équilibre.
Cela se vérifie, par exemple, dans les voeux que prononcent les fidèles ou le maître officiant. Certains relèvent de ceux qu'auraient pu formuler les empereurs d'antan et ne doivent rien au bouddhisme : que la terre soit vaste et large, qu'elle ne soit ni submergée ni engloutie, que le soleil et la lune ne souffrent pas d'éclipses, que les quatre saisons se succèdent en ordre (330, 3a-5a, par exemple). Les prières visent à la fois à la maîtrise des esprits, à fixer les Pics sacrés, à préserver la durée des temps célestes, à régler le cours des trois luminaires, à faire venir la Grande Paix, à assurer la richesse et le bonheur du peuple, et à sauver tous les vivants (ibid., 7b et 9b). Plusieurs plans sont présents : l'ordre cosmique, l'ordre étatique, le monde des êtres vivants et celui des morts (457, la-2b ; 369 ; 344, l5a ; 352, 1a ; 348, 1a).
L'image du Saint s'estompe - dans ces voeux, l'adepte n'aspire plus, comme dans le Shangqing, que par touches éparses et comme accessoires, et principalement dans les hymnes empruntées au Shangqing ou inspirées par eux, à s'identifier aux corps célestes ni à s'associer à leur course. Le point de vue cosmopolitique prime : on est plus près de la conception du Saint du Yi jing. Le désir de sauver les ancêtres, exprimé régulièrement par l'adepte dans ses voeux ou par l'officiant dans la liturgie, est bien un trait du peu de cohérence que nous avons signalé dans le Lingbao : si tous les êtres vivants et morts doivent être sauvés, pourquoi plus particulièrement les ancêtres ? Nous avons ainsi, superposées, trois conceptions différentes du salut qui tiennent du culte des ancêtres (l'individu lié à sa famille), du rôle rituel et magique du Saint souverain ordonnateur cosmique, et du bouddhisme.
Restant taoïste, c'est-à-dire profondément chinois, plus qu'à une synthèse, le Lingbao aboutit à un compromis.
Comme le montre Bokemkamp, l'idée de survie après la mort selon les croyances chinoises et taoïstes y est associée maladroitement à l'expression bouddhiste « miedu » (mot à mot : « s'éteindre et passer au-delà ») qui désigne la délivrance. L'âme hun est maintenue sous terre (ce qui rappelle les croyances populaires des Han) par les puissances infernales, les Trois Officiers des Maîtres célestes, et peut être délivrée grâce aux injonctions de l'officiant et en raison d'actes vertueux accomplis de son vivant, pour être transférée au Palais du Sud, tandis que le corps, qui demeure dans l'antique Palais du Grand Yin, à l'extrême nord, est pris en charge par l'un des esprits ou divinités présidant à celui des cinq secteurs du monde dont relève le mort en fonction de la date de sa naissance; il y subit une purification qui doit lui permettre de revivre. Une renaissance est prévue, âme et corps réunis, ainsi qu'une purification progressive, grâce à la pratique du Lingbao, en neuf temps, ou bien, selon les textes, un nombre de renaissances suffisant pour que l'adepte accumule assez de mérites pour être prêt, physiquement et spirituellement, à monter aux cieux où il demeurera à jamais (par exemple 97, 2, 18b). Cette renaissance s'accomplit donc sur terre, à la façon bouddhiste et à la différence des renaissances dans le ciel du Shangqing.
Pourtant, une partie de la leçon du Shangqing est retenue. Selon le 456, 33b sq., les parents selon la chair ne sont pas les « véritables » parents, et le corps de l'adepte n'est pas à lui ; il n'est qu'une résidence temporaire (une réminiscence de Zhuang zi). Celui qui a atteint au Tao n'a plus de forme ni de corps qui est source de soucis (réminiscence de Lao zi), et son ego (wo), ou sa personne (shen, qui signifie aussi « corps »), ne fait plus qu'un avec son esprit et forme avec lui son « véritable shen » ; il retourne alors à ses véritables parents originels et ne meurt plus jamais, et lorsqu'il « miedu », son corps ne tombe plus en cendres. En revanche, celui qui accomplit de mauvaises actions retourne à des parents temporaires et son mauvais karma subsiste. Lorsque les esprits sont délivrés, ils fusionnent avec la lumière, et l'on renaît alors comme homme, et le corps et l'esprit ne se séparent plus.
Cette formulation est un peu confuse, mais on peut la résumer comme suit : l'union du corps et de la personne n'est pas stable. Qui est assujetti au mal par son karma renaît de parents qui ne sont pas ses « véritables » parents (on retrouve ici la notion de parents originels » du Shangqing, et de « véritable » au sens de sacré »), et l'instabilité se poursuit. Au contraire, qui atteint le Tao n'a plus de corps ordinaire (xing) ; son moi et son shen (personne, probablement ici la notion de personne incarnée) ne font plus qu'un ; il ne meurt plus et retourne à ses « vrais » parents, c'est-à-dire à son Origine. Pour le Taishang jing jie (787, 4a), plus tardif de quelques décades, cette unité du corps et de l'esprit est obtenue grâce à la méditation et à la thésau-risation du souffle et du jing. En outre, il est un texte (n° 369) qui décrit une méthode destinée à assurer aux morts une promotion dans la voie du salut en leur transmettant des textes qu'on enterre dans la tombe.
En outre, le compte d'années à vivre tenu sur des registres, dont la longueur est fonction des actes bons ou mauvais, subsiste. Outre les cinq dieux des registres du Shangqing, les anciens dieux du foyer et « trois cadavres », presque tous les dieux, célestes, terrestres, corporels ou souterrains, y participent et, comme dans le Shangqing, de grandioses assemblées de dieux sont tenues régulièrement pour mettre les registres à jour, à des dates qui, en conséquence, sont des jours de jeûne et de purification.
Les enfers ne tenaient presque pas de place dans les textes du Shangqing, où l'on ne connaissait qu'une ville, à la fois lieu de jugement et centre administratif du monde souterrain. Le Lingbao (en particulier, le n° 456) fournit beaucoup plus de détails sur cette administration, systématisée sur des données antérieures fournies par les Maîtres célestes. La structure de base, triadique encore, est construite à partir de trois cours de jugement, celle de gauche qui relève du Grand Yang et du Feu, et qui connaît des cas relevant de la vie ; celle de droite, rattachée au Grand Yin et à l'eau, connaît de ceux qui relèvent de la mort. Celle du centre est une cour qui juge de ce qui relève des deux ; elle porte le nom de « vent-couteau », un vent qui tranche les articulations à la mort, à rapprocher du Vent divin du Shangqing qui délivre des entraves, et de la notion de shijie qui, avec le vocable jie, comporte l'idée de dépeçage. C'est la délivrance, mais aussi le partage entre la droite et la gauche, la mort et la vie. Chacune de ces trois catégories de cours est répétée trois fois pour les Trois Originels, du Ciel, de la Terre et de l'Eau, chacun de ces domaines étant gouverné par la Fille verte et traitant des affaires qui relèvent, respecti-vement, des domaines céleste, terrestre et aquatique. Chaque cour comprend douze bureaux, administrés par mille deux cents fonctionnaires. Ces enfers sont donc, comme dans le Shangqing, des lieux de jugement et d'administration portant sur les questions de vie et de mort, et non des lieux de supplices.
Il semble que ce ne soit à peu près que lors des injonctions auxquelles se livre l'officiant pendant le rituel que le Lingbao reprenne le panthéon des Maîtres célestes. Certaines divinités du Shangqing subsistent, ainsi que les anciens dieux calendé-riques. En outre, des dieux spécifiques à l'école apparaissent, dont les plus grands sont les dieux supérieurs de la liturgie taoïste actuelle. Le dieu suprême est le Yuanshi tianzun, le « Vénérable céleste du Commencement originel », une forme bouddhisée du Yuanshi tianwang (wang : « roi », au lieu de zun : « vénérable ») du Shangqing, qui remplace l'antique Taiyi. Lao jun, Lao zi divinisé, vient en second. Les Cinq Empereurs appelés les Cinq Vieillards, comme dans le Shangqing, les Rois des démons et les rois dragons jouent également un rôle très important. Le Boisseau du Nord a désormais quatre contreparties correspondant aux quatre autres points de l'espace, pour obéir au modèle cosmologique fondamental du Wufu jing. Ge Xuan est évidemment l'un des saints les plus éminents.
Malgré la division traditionnelle du monde en cinq secteurs qu'il a adoptée, c'est peut-être en cosmologie que le Lingbao innove le plus.
Cette division en cinq secteurs est assortie de celle, héritée du bouddhisme, en dix régions : huit horizontales, pour les huit points de la rose des vents, plus le haut et le bas. Cela est nouveau, car on ne trouve dans le Shangqing, et dans la tradition chinoise, que des divisions en quatre, cinq, six (quatre plus le haut et le bas), huit ou neuf (huit et le centre).
Les cieux ne sont plus trente-six, mais trente-deux, horizon-talement distribués sur le pourtour du disque céleste, huit cieux pour chacun des quatre secteurs. Ils portent des noms autres que ceux du Shangqing et sont répartis en « trois mondes », à la façon bouddhiste, les mondes du désir, de la forme et du sans-forme. En revanche, les descriptions des cieux et des paradis sont calquées sur celles du Shangqing.
La conception traditionnelle de l'origine du monde à partir d'un Souffle unique qui s'est séparé en Ciel et Terre est conservée. Mais celle-ci est associée, sans grande cohérence, avec celle des trois souffles originels, xuan, yuan et shi, des Maîtres célestes.
Pour le Jiutian shengshen zhangfing, l'un des ouvrages les plus importants de l'école, qui nous fait assister à un immense prélude à l'apparition du monde, ces trois Souffles n'en forment fondamentalement qu'un et sont mis en correspondance avec trois divinités, qui sont trois « Seigneurs » (jun), du Trésor céleste (tianbao), du Trésor sacré (lingbao) et du Trésor divin (shenbao), trois termes qui signifient à peu près la même chose ; ceux-ci, lors de trois ères cosmiques successives, et dans trois cieux distincts qui deviendront les trois grands cieux du taoïsme (de la Pureté de jade, yuqing, de la Haute Pureté, shangqing et de la Grande Pureté, taiqing), ont apporté trois enseignements : du Dadong (Grande Grotte), du Dongxuan (Grotte mystérieuse) et du Dongshen (Grotte divine). Nous avons les germes de la classification des écrits du Daozang.
Mais où le Lingbao innove le plus, c'est en réactualisant de façon extrêmement appuyée les vieilles tendances apocalyptiques chinoises qui avaient déjà quelque peu resurgi dans les textes du Shangqing, lesquels avaient repris à leur compte des des-criptions et des expressions empruntées à l'histoire officielle des Han. Elles réapparaissent ici, peut-être sous l'influence de l'idée bouddhiste des ères cosmiques, mais structurées selon les schémas dictés par la théorie du Yin-Yang et des Cinq Agents. Cependant, ces vieilles peurs devant les cataclysmes naturels portées à leur paroxysme sous la forme de la crainte de la fin du monde sont ici exprimées en des formes beaucoup plus systématisées. Dans cette école, cette tendance fut durable, car les textes postérieurs au noyau originel du « Lingbao ancien » la reprennent (320, 321, 322).
Dans les textes du Shangqing, les éléments d'eschatologie qui se font jour mêlent deux thèmes : le premier est lié aux spéculations cosmiques sur le Yin et le Yang, sous la forme de fins du monde causées par l'épuisement du Yin et celui du Yang, par une rupture dramatique et paroxystique de l'équilibre et du couplage nécessaires de ces deux forces qui entraîne la destruction de toutes choses. Ce thème est déjà connu des Han, puisqu'on en trouve témoignage dans le Hanshu (l'« Histoire des Han », de Ban Gu, achevé vers 82 apr. J.-C.), au chapitre consacré au comput calendérique. Selon le Santian zhengfa jing, un texte perdu du Shangqing dont nous n'avons plus que des extraits, le Yang est épuisé après trois mille six cents révolutions célestes et le Yin après trois mille trois cents révolutions terrestres ; c'est la fin d'un petit cycle. Les grands cycles s'achèvent de même après neuf mille neuf cents révolutions célestes et neuf mille trois cents révolutions terrestres. Alors le monde et ses lois se renversent : comme au début du monde, et comme lors de l'apparition d'un texte qui signe l'aube d'une ère nouvelle, les astres s'arrêtent et changent de cours.
Sur ce motif eschatologique, le Shangqing a greffé celui du Livre fondateur du monde et celui du Saint invulnérable, immortel et de dimension extra-cosmique. De même que le Livre fonde le monde et que le Saint l'ordonne, lors de l'apocalypse, les Textes sacrés et les immortels dominent les cycles du Yin et du Yang et de leurs vicissitudes, et, réfugiés sur l'axis mundi qu'est le mont Kunlun, survivent aux catas-trophes cosmiques.
Certains éléments de l'ancienne mythologie émergent aussi, avec la mention d'êtres mystérieux qui interviennent pour juger les hommes : la « Mère de l'eau » (ou « mère aquatique » ?) et le Cheval céleste, ou Cheval de métal (ou d'or), ainsi qu'un Grand Oiseau qui est probablement un phénix. En outre, un des textes du Shangqing mentionne la descente d'un « Saint des temps postérieurs » (housheng), c'est-à-dire des temps postérieurs à la formation du Ciel et de la Terre (houtian), par opposition à ce qui précède cette formation (xiantian), un titre qui est l'apanage des Saints de haut rang dans la hiérarchie céleste du Shangqing.
Ceux qui seront sauvés seront ceux qui portent les « marques de sainteté » - signes physiques - lumière solaire dans les yeux, dents vertes, sang blanc, bouche carrée, émanation pourpre exhalée par le ventre et la bouche, par exemple. Ceux-ci sont inventoriés par le Housheng lie ji de façon détaillée et, selon telle ou telle de leur forme, mettent l'adepte qui les porte en rapport avec un Palais céleste précis. Les textes trouvent ainsi l'occasion de définir les fidèles de l'école et de leur promettre une récompense suprême en leur assurant une survie à la fin du monde.
Plusieurs textes du Lingbao reprennent le sujet. Quelques variantes sont apportées. D'une part, les ères cosmiques sont mises en relation avec les révolutions célestes, liées à celles du Boisseau ; d'autre part, les cycles cosmiques se succèdent selon un rythme gouverné par les chiffres et les repères correspondant à chacun des Cinq Agents ou « Souffles ». A la fin du règne de chacun de ceux-ci, l'Empereur de la couleur relevant de cet Agent descend apporter un enseignement sur le mont terrestre approprié pour sauver un nombre d'hommes égal à celui du chiffre du Souffle. En outre, il existe deux sortes d'ères : des courtes et des longues. Chacune se termine par un excès de Yang (embrasement général) ou de Yin (inondation). A la fin d'une première ère, la Mère des eaux (la lune) produit une inondation, les montagnes s'affaissent, les Cinq Empereurs des cinq secteurs du monde se réunissent dans la Capitale mysté-rieuse au plus haut des cieux, les Neuf Souffles de l'univers sont renouvelés, les dix mille empereurs changent de rang. A la fin d'une grande ère, le Yang-neuf est épuisé, le Yin-six aussi, les êtres maléfiques se déchaînent, le Ciel et la Terre se renversent, métaux et pierres entrent en fusion, les six directions de l'espace se confondent en une seule.
Cette vision apocalyptique reprend des traits de celle du Shangqing : à la fin du monde, les dieux, dont, en particulier, la Reine mère de l'Ouest (vieille réminiscence d'un mouvement millénariste des Han qui avait cette divinité pour centre), prennent en charge les bons qui constituent le « peuple semence » qu'ils transfèrent dans les « terres de bonheur » ou sur des monts cosmiques que les catastrophes apocalyptiques n'atteignent pas (ce qui donne l'occasion de faire une nouvelle description du mont Kunlun), et où sont également préservés les Écrits sacrés en attendant d'être révélés. Sont alors sauvés ceux qui possèdent les Ecrits, qui jouent en cette occasion extrême leur rôle fondamental de talismans conférant vie et santé. La disparition de l'ancien monde est suivie par l'apparition d'un monde nouveau et pur. Les dates où doit intervenir la fin du monde étaient indiquées par des signes cycliques qui pouvaient s'inter-préter de façons diverses, et qu'on a cru désigner les dates de 382 ou 442, si bien qu'il y eut à plusieurs reprises des groupes de fidèles qui attendaient avec angoisse les cataclysmes annoncés (Lagerwey, Wu-shang pi-yao, op. cit., p. 81 et 86-87 ; 352, 1, 22b, l5b, 20a, l9b ; 330, la ; 22, 2.4b-8a).
Toute cette eschatologie millénariste fut doublée dans certains milieux taoïstes d'un messianisme, qui semble avoir vécu son temps le plus fort au ve siècle et qui tire son origine dans le thème des réincarnations de Lao zi, dont nous avons vu qu'il avait pris forme sous les Han. Le Housheng du Shangqing s'appelle Li Hongyuan. Ce nom évoque de près celui de Li Hong qui fut celui de faux prophètes dont l'apparition a jalonné l'histoire de la Chine. Certains prétendaient au trône comme ce Li Hong qui fut exécuté en 324 pour avoir proclamé qu'il était destiné à être roi ; d'autres, comme l'un d'entre eux à la fin du ive siècle, à la tête de bandes de rebelles, se paraient du titre de « Saint roi du Tao ». Au début du ve siècle, on voit Kou Qianzhi s'élever contre eux avec véhémence, ce qui suppose qu'à cette époque le phénomène était déjà répandu. Ce nom de Li Hong, selon le Laojun bianhua wuji jing, serait celui qu'aurait pris Lao zi lorsque, après avoir converti les barbares à l'ouest, il serait revenu dans le Sichuan. Or, l'un des textes du Lingbao dont nous avons traité fait mention de ce Li Hong qui est donc adopté dans cette école (322, 4b). La destinée de ce messie se poursuivra au sein du taoïsme au moins jusqu'aux Song.
Un ouvrage anonyme, le « Livre des incantations divines des profondeurs abyssales » (n° 335), est consacré à ce thème ; il provient d'une secte formée en communautés liturgiquement organisées au sud du Fleuve bleu, au début du ve siècle, possédant clergé et rituel propres et mue par un prosélytisme très actif. Excepté ce dernier trait, exceptionnel dans le taoïsme, l'ensemble du message apporté par ce texte n'a rien de vraiment particulier. Il est exemplaire de ce genre de littérature et, par nombre de références aux données fondamentales du taoïsme, s'inscrit tout à fait dans cette tradition religieuse. L'Écrit a valeur de talisman et assure le salut. Il annonce une fin du monde imminente, précédée de fléaux humains et cosmiques - épidémies, inondations, guerres, banditisme, oppres-sion par le pouvoir gouvernemental, famine, misère, etc. - qui sont dus à des armées de démons et à la corruption morale ambiante. Ici aussi, le « peuple semence » constitué par ceux qui possèdent cet Écrit sera sauvé. La venue d'un Li Hong sauveur de l'humanité complète le tableau. Notons simplement que réapparaît avec une force accrue la vieille peur des épidémies, et avec elle l'accent mis sur la valeur prophylactique du Livre, ainsi que l'obsession des attaques démoniaques qu'il faut repousser.
E. Pratiques et conditions de salut
Que ce soit pour échapper à ces cataclysmes ou pour assurer son propre salut, celui des morts ou celui de tous les vivants, les moyens sont à peu près les mêmes : prières, injonctions, usage de charmes, psalmodie de textes prennent plus d'impor-tance qu'ils n'en avaient dans le Shangqing, au détriment des quelques méditations visuelles qui subsistent.
La hiérarchie des conditions de salut est à peu près la même que celle du Shangqing. S'y ajoute la nécessité d'être un être humain de sexe masculin - influence du bouddhisme. La séquence ensuite est la même : pratique de vertus, tant confu-cianistes que bouddhistes, et des méthodes anciennes, qui sont mises sur le même plan, puis possession légitime d'un Écrit, psalmodie de celui-ci et enfin mise en pratique des méthodes indiquées par l'Écrit.
Quant à la pratique du bien, on retrouve le même mélange de tendances héritées des Maîtres célestes et du Shangqing : les prescriptions commandant le respect de la nature voisinent avec les admonestations contre la transmission indue d'un ouvrage, auxquelles s'ajoutent des mises en garde plus précises contre le manque de respect envers le maître, bien dans la logique du Lingbao qui, en accordant tant d'importance au rituel, est conduit à accorder la même au maître officiant.
La psalmodie des textes, toute rituelle aussi, en vient égale-ment à prendre une signification qu'elle avait déjà dans le Shangqing mais qui est accrue. Les noms des cieux sont des « sons célestes » et par là leur récitation possède des vertus surnaturelles. A l'instar de ce qui commençait déjà à apparaître dans le Shangqing, ces noms affectent une forme pseudo-sanscrite ; ce sont des « mots secrets du Grand Brahman » et ils ont une efficacité comparable à celle des mantra. Le Duren jing a pour objet essentiel la révélation des noms des cieux et de leurs habitants ; il fut, originellement et avant les temps, récité par le Yuanshi tianzun (le Vénérable céleste du Commencement originel) et les hommes, en le psalmodiant, réactualisent cette première récitation qui a présidé à la formation du monde et qui fut accomplie dans une perle mystique suspendue dans le vide, point initial du cosmos, où s'étaient assemblés tous les dieux. Chacune des récitations réitérées de ce texte par le dieu suprême, une par direction de l'espace, a été source de vie et de renouveau : les aveugles ont retrouvé la vue, les sourds l'audition, les vieux la jeunesse, les femmes la fécondité, les morts ont ressuscité. La récitation des Écrits « aplanit » la terre Qa terre « plane », équivalent de la Grande Paix, ou Grande Égalité ; ping signifiant « étale, plan, plaine », aussi bien que « paix ») et écarte les catastrophes cosmiques : guerres, épidémies, déséquilibres du Yin et du Yang ou du cours des saisons, obscurcissement des astres. Plus s'accroît le nombre de récita-tions, plus est grande leur efficacité qui peut aller jusqu'à la communication avec les dieux et à l'envol dans les cieux. On peut déceler une fois de plus le composé mixte que fait le Lingbao dans cette conception de la récitation dont nous avons vu qu'elle a des racines chinoises, lorsqu'elle revêt dans certains textes une teinture bouddhiste en sus qui ne dépare pas : c'est parfois sous forme de lumière sortant de la bouche du Yuanshi tianzun et inondant le monde, que le dieu, ému de compassion devant la misère humaine, dispense son enseignement.
C'est aux textes du Lingbao ancien que s'origine le rituel du « jet des dragons » qui devint célèbre et sera si souvent solen-nellement accompli sur ordre impérial du viie au xive siècle. Il consistait à jeter dans des grottes, ravins ou sources, à la fin d'une cérémonie liturgique accomplie en général dans la mon-tagne des prières inscrites sur des fiches de métal ou de pierre auxquelles était attaché un dragon d'or qui était chargé d'em-porter la fiche et de la convoyer jusque chez les Trois Originels. Ce rite avait de lointaines origines dans les rites d'expiation des souverains du passé mythique2, ce que rappelle un certain nombre de signes qui sont interprétés explicitement comme tels par les textes. En effet, aux fiches étaient annexés un anneau de jade et des boutons en or qui tenaient lieu du sang dont on se frottait les lèvres lors des serments jurés d'allégeance ; les fils de soie qui liaient dragons, jades et boutons aux fiches étaient le symbole des cheveux coupés pour être offerts à la divinité présente en tant que témoin du serment. Ce rite était donc une transposition symbolique des rites de sacrifice personnel des souverains accomplis dans l'intérêt de leur royaume et du peuple. On comprend pourquoi les empereurs s'intéressaient à leur exécution et en donnaient l'ordre.
Selon un texte de quelques décades postérieur au « Lingbao ancien » (361, en particulier 1, 1b), ces fiches devaient être acheminées vers les cent quatre-vingts mers qui sont situées dans les trente-deux cieux et dans les trente-deux abysses aquatiques des montagnes où s'ébattent les rois dragons (les nara du bouddhisme). A la tête des huit animaux majestueux et terribles (bawei) reliés aux astres et aux huit « portes » du monde (pour les huit points de la rose des vents), qui sont les poisons des bêtes malfaisantes domptées par le Yuanshi tianzun et qui chassent tous les maux, et en particulier les bêtes sauvages, ces rois dragons jugent de ceux qui peuvent être sauvés et sauvent les fidèles lors de la fin du monde.
Rituel de salut et de renouveau, la liturgie du Lingbao est, avec l'organisation ecclésiastique des Maîtres célestes, l'un des aspects institutionnels du taoïsme. L'importance qu'acquit le rituel dans le taoïsme correspond à une évolution de cette religion dans un sens communautaire et en faveur d'une emprise par les prêtres qui forment un corps institutionnellement établi. Il y eut au début des rites qui pouvaient s'accomplir en solitaire, comme dans le Shangqing, mais les communautés prirent le pas petit à petit ; parfois accomplis en petits groupes aux ve et vie siècles, très vite ils réunirent soit une grande famille à la chinoise, soit un village, puis devinrent des cérémonies officielles de dimension impériale. De nos jours, réfugié dans les campagnes et dans les couches populaires dont il a assimilé les cultes, il est associé aux fêtes locales et cimente les structures régionales.
Cette liturgie est fondée principalement sur la révélation du Lingbao et incorpore des éléments du rituel des Maîtres célestes. Codifiée par Lu Xiujing, elle fut à nouveau mise en forme au viiie siècle par Zhang Wanfu, puis par Du Guangting (850-933) qui fit autorité en la matière. Par la suite, des variantes furent apportées sous le couvert de nouvelles révélations, mais sa structure générale resta celle du Lingbao. Ces variantes furent finalement incorporées, pour une bonne part d'entre elles, dans les grands recueils ultérieurs, dont les plus importants datent des xiie et xiiie siècles.
Elle met en oeuvre et illustre la plupart des éléments que nous avons déjà rencontrés. Tous les symboles vécus intérieu-rement par l'adepte en méditation sont mis en scène spectacu-lairement avec, par moments, surtout dans les temps modernes, une note quasi théâtrale et dramatique - l'une des origines du théâtre chinois se trouve dans le rituel taoïste. Le lien entre les éléments de la méditation que nous avons vus et cette liturgie est si fondamental qu'on ne peut vraiment comprendre ni l'origine ni le sens profond du rituel sans connaître le principe, les thèmes et le déroulement des diverses formes de la méditation taoïste, que le rituel, en contrepartie, met en acte et illustre. Certaines données, cependant, sont parfois enrichies ou développées, ainsi des théories cosmologiques et calendériques qui traversent tout le taoïsme et qui sont héritées du savoir des Han.
Plusieurs traits généraux peuvent être dégagés, dont certains appartiennent à l'ensemble de la tradition taoïste, soulignons-le. L'aspect théâtral, scénique, de l'ensemble, accompagné de musiques, bannières, chants et danses, parfois de pantomimes ; la redondance, chaque partie du rite formant un ensemble qui en comprend plusieurs qui s'emboîtent ; le caractère pluridi-mensionnel, le rite s'accomplissant en même temps à plusieurs niveaux ; la forme généralement impersonnelle tant du panthéon que des voeux et confessions proférés par le prêtre au nom de l'assemblée, malgré le caractère parfois local et populaire de ces cérémonies ; la pluralité de niveaux que fait intervenir ce rituel : trois niveaux, le Ciel et ses astres, la Terre et ses monts, l'Homme et ses viscères, mais qui tous renvoient au domaine céleste et divin vers lequel ils convergent et qui les unifie. Ces trois niveaux sont mis en oeuvre sur deux plans : la cérémonie extérieure faite d'actes physiques est doublée par la méditation intérieure du prêtre. En outre, les actes accomplis ont une valeur symbolique : lorsque le prêtre, par exemple, asperge d'eau son épée, il faut comprendre qu'il s'agit de l'eau de l'Un céleste et de l'épée de Zhang Daoling qui chasse les démons, et que cette eau est celle qui sourd du Mont sacré du centre, c'est-à-dire du Coeur de l'Homme réel qui est l'officiant transfiguré.
Il existe et a existé de nombreuses variantes et plusieurs sortes de rituels. Traditionnellement et schématiquement, on en compte trois sortes : Le « Registre d'or », de nature céleste, accompli dans le but d'écarter les calamités naturelles, dédié aux souve-rains, à l'origine, et célébré essentiellement en l'honneur de la famille impériale sous les Tang ; le « Registre jaune », de nature terrestre, destiné à assurer le repos des défunts, mais dont on considérait sous les Song qu'il pouvait aussi être accompli au bénéfice des vivants ; le « Registre de jade », de nature humaine, originellement dédié aux princes, destiné à sauver les hommes. De nos jours ne subsistent que celui du Registre jaune, dit « sombre », et celui du « Registre d'or », dit « pur », qui doit assurer le salut de toute l'humanité. Leur structure étant la même, ce qui les distingue est marqué par une séparation rituelle des instruments utilisés ainsi que par quelques variantes pour le rituel du « Registre jaune ».
Évitant d'entrer dans le détail des transformations progressives du rituel, de son évolution et de ses différentes variantes, nous nous contenterons d'en donner un tableau schématique, dressé à l'aide d'un examen de textes du Daozang, ainsi que de différentes études qui ont été publiées à ce sujet et auxquelles nous renvoyons pour plus de détails.
Réduit à l'essentiel de sa forme, qui n'a guère changé depuis les Six Dynasties, l'ensemble du rituel se divise en trois parties. L'« Annonce vespérale », qui se passe le soir, est une mise en place du monde sacré. L'accomplissement du sacrifice lui-même, qui a lieu le lendemain matin, se divise en deux parties, la première dite « jeûne » (zhai) et la seconde « offrande » (jiao). La première comprend une randonnée autour de ce monde en petit qu'est l'aire sacrée, dont on a dit qu'elle pouvait s'inspirer du rite de déambulation bouddhiste, mais dont il est évident, et le lecteur ne manquera pas de s'en convaincre, qu'elle est intimement liée à toutes les « randonnées » chinoises, cosmo-théologiques, impériales ou extatiques. La deuxième est une épreuve de compétence où le prêtre passe en revue les puissances de son « registre » pour en vérifier l'efficacité, l'attester, et ainsi l'accroître ; il renoue l'alliance avec les dieux et la ponctue par une offrande de mets qui trouve son lointain ancêtre dans les « cuisines ». Couronne le tout, la « Proclamation des mérites », c'est-à-dire du résultat du sacrifice, la « sanction » qui a lieu le lendemain et qui se clôt sur l'envoi de la cérémonie, où l'on « congédie » les dieux, disperse l'autel et brûle les Écrits.
1. La mise en place des éléments
Les principaux éléments du rituel sont, d'une part, les dieux, de l'autre, les hommes, et entre les dieux et les hommes, les instruments - physiques, mentaux et humains - qui jouent le rôle d'intermédiaires et qui sont les principaux acteurs.
Le rituel se joue devant la cour céleste tout entière. L'ensemble des dieux est, en général, avec des variantes, un panthéon très mélangé, où se côtoient les dieux des anciens rites des Maîtres célestes, certaines divinités du Shangqing - les astrales en particulier -, d'autres qui sont des dieux locaux ou des héros légendaires, et enfin des dieux du Lingbao. On peut distinguer plusieurs niveaux, dont deux principaux. Le premier comprend des divinités ou instances éminentes, dont certaines relèvent de notre monde, d'autres d'au-delà, pour la plupart des formes abstraites de principes ou de forces cosmiques, comme le Yuanshi tianzun, les Trois Purs, les Trois Augustes, les Cinq Empereurs, les Trois Fonctionnaires (sanguan), Lao jun, les astres, le tonnerre, etc. Le deuxième est composé de divinités messagères, d'origine Zhengyi pour la plupart, soit « civiles », comme les dieux du corps (celui du maître) ou ceux des quatre directions, soit guerrières, comme les « rois des démons » ou toutes sortes d'entités armées et terribles. Pour ce qui est des secondes, l'art du maître consiste en ce que « par le Souffle véritable du Tao céleste, il mande les souffles " corrects " [orthodoxes, au sens de contrôlés et non sauvages] des trois champs de cinabre et des cinq viscères, leur donne la fonction de divinités sacrées » et sait les faire « sortir » de son corps pour les transformer (hua) en messagères qui assurent la communication avec le Ciel. Entre ces deux sortes de divinités, il existe une distinction fondamentale, et l'on peut dire que le maître en est la frontière et le lieu : en position respectueuse d'inférieur par rapport aux premières devant lesquelles il se présente comme un sujet vassal, il est au contraire le maître des secondes, le général en chef devant ses troupes. L'ensemble fonctionne comme une chan-cellerie céleste : la tendance bureaucratique l'emporte sur la note de compassion qu'a introduite le bouddhisme et sur le rayonnement lumineux qui dominait dans le Shangqing, bien que ces traits ne soient pas totalement absents.
Les hommes sont ceux pour qui le rituel est accompli ; autrefois ce pouvait être l'empereur, aujourd'hui le plus souvent les membres d'une communauté, famille, village ou guilde. Ils sont habilités à demander cette cérémonie en tant que croyants, c'est-à-dire en tant que respectant les prohibitions et prescriptions de leur foi. C'est le sens de la proclamation solennelle des commandements et défenses qui est faite au cours de la cérémonie, ainsi que des rites de purification et de rémission de péchés qui sont accomplis à plusieurs reprises à différents moments de la cérémonie.
Les instruments sont de deux sortes : les uns matériels et scéniques, les autres sont les officiants.
Tout d'abord, le lieu, c'est-à-dire l'aire sacrée et l'autel qui, en général, ne sont pas dans un temple, mais à l'air libre, souvent sur une montagne à l'origine, et sont construits pour l'occasion. L'aire sacrée est un de ces « mondes en petit » dans lesquels travaille le taoïsme, organisé et orienté selon les repères traditionnels, qui servent à déterminer, en leur donnant une signification précise, les directions vers lesquelles s'oriente et se dirige tour à tour le prêtre. C'est en fonction de la structure de cette aire sacrée, décor qui sous-tend tout le reste, avec ses quatre coins, son ciel et son enfer, marqués par des pancartes, des tentures ou des inscriptions comme un décor de théâtre, ou encore par des boisseaux de riz qui rappellent les antiques coutumes des Maîtres célestes, que l'ensemble du rituel prend un sens. Un fait frappant qui n'a pas encore été relevé à ma connaissance doit être noté : toute la structure de ce monde est la même que celle que l'on trouve sur les tables de divination des Han - ses « quatre portes » rapportées, comme on va le voir, à l'Homme (ou à la lune), aux démons (ou au soleil), au Ciel et à la Terre, la disposition des trigrammes, des constellations et des différents systèmes numériques, ainsi que de leurs variantes, qui sont accolés aux quatre directions, etc. Ce qui fait de ce rituel l'héritier direct du comput et des spéculations calendériques des Han.
Il existe, en effet, plusieurs modèles d'aire sacrée. Celui du Sanhuang zhai, des Trois Augustes, par exemple, est bâti sur le mode du Mingtang, le « Palais des lumières », le microcosme qui servait de cadre au gouvernement rituel des souverains de l'Antiquité : un carré à neuf cases, avec quatre portes aux quatre coins ; trois tables sont dressées avec des offrandes, pour le Ciel, la Terre et l'Homme, et au milieu de l'autel une autre table avec un brûle-parfum (Wu-shang pi-yao, Lagerwey, p. 152). Un autre est bâti en trois « étages », trois carrés concentriques dessinés à plat sur le sol, correspondant, en allant de l'extérieur à l'intérieur, aux trois domaines des Fonctionnaires, celui de l'Eau (les enfers) entouré par les trigrammes, celui de la Terre délimité par quatre portes, et celui du Ciel avec dix directions, dont deux centrales pour un centre double qui conjoint haut et bas (ibid., Lagerwey, p. 163-164). De nos jours, cette triple aire est bordée, pour sa partie extérieure par vingt-quatre lampes qui représentent les vingt-quatre souffles de l'année et les vingt--quatre étoiles du zodiaque qui leur correspondent, et pour la partie médiane par quatre portes et huit trigrammes. Les quatre portes sont celles du Ciel au nord-ouest, de la Terre au sud--est, de la lune ou des hommes au sud-ouest, et du soleil ou des démons au nord-est. Cette disposition est couplée avec celle des trigrammes selon la disposition du roi Wen. Chaque point cardinal est mis en relation avec un nombre, selon la disposition dite nayin qui est celle qu'utilise le Shangqing, faite de telle sorte que les chiffres additionnés du Nord et de l'Ouest, d'une part, du Sud et de l'Est, de l'autre, font douze (le tout fait alors vingt-quatre, pour les vingt-quatre souffles et étoiles) et que le partage entre les chiffres Yang et les chiffres Yin se fait selon un axe nord-est/sud-ouest qui est celui du système cosmique « antérieur au ciel », c'est-à-dire, avant l'avènement du monde. Sur les autels sont disposés les talismans des Cinq Directions ainsi que les « gages de foi » et des offrandes - selon les cas et les époques : vin, viande séchée, encens, brouet - qui constituent le « banquet » (la « cuisine ») offert aux dieux. L'autel principal est comparé à une « grotte », mais aussi à une montagne ; il est appelé les « neuf provinces », du terme qui désigne tout l'univers connu ; pourtant, il est néanmoins situé « au-delà des trois mondes », dans le ciel suprême.
L'autel extérieur est doublé d'un autel « intérieur » que construit le prêtre par sa méditation en convoquant les quatre animaux héraldiques qui sortent de son corps comme dans les exercices de méditation pour former comme les quatre pans de l'aire sacrée qui écartent les influences extérieures néfastes ; le prêtre fait aussi appel à d'autres forces exorcistes, comme celle du Boisseau dont il se couvre, de l'épée pourfendeuse de démons et de l'eau purificatrice. Ainsi est clos, purifié et sacralisé, « scellé » et « interdit », selon les termes utilisés, le monde en petit. Enfin, le corps même du maître est aussi un autel en trois étages, marqué par les repères traditionnels du taoïsme.
Les instruments de musique sont de deux sortes - ceux à cordes et ceux à percussion - et sont aussi doublés par les instruments corporels du prêtre : grincer des dents, c'est jouer de la cloche ou de la pierre sonore, cloche qui est Yang et céleste, et pierre qui est Yin et terrestre. Le brûle-parfum est un instrument de purification ; il semble avoir été introduit par le Shangqing, reprenant la vieille tradition chinoise de la fumée sacrificielle qui, sous les Han, était devenue un important agent de purification (voir U. Cedzich, op. cit.).
Le nombre des officiants a varié avec les époques ; il leur incombe des fonctions diverses : psalmodier les textes, diriger la cérémonie, faire brûler l'encens, etc. Le chantre principal est le plus important des acolytes. Il prononce les formules d'in-vocation et de consécration et récite les textes de confession. Mais il n'est que le double apparent du maître qui tient, la plupart du temps silencieusement, le rôle principal car c'est lui qui a le pouvoir de communiquer avec les dieux. Ce pouvoir, il le proclame solennellement, lui vient de son « registre », c'est-à-dire du document qui atteste son introni-sation et qui n'est rien d'autre que la liste des esprits dont il peut disposer comme messagers vers le ciel. Ce seront ces puissances qui seront ses intermédiaires. En fait, ce sont sa faculté de concentration, ses propres forces vitales - celles de ses cinq viscères ou de ses quatre membres, qui, sous une forme individuelle, sont les mêmes que les animaux héraldiques mentionnés plus haut, ajoutées à celles du panthéon que lui alloue son registre - qui lui permettent de sacraliser l'autel et d'accomplir la cérémonie en faisant venir les dieux ; tout cela est le fruit de la transmission qui lui a été faite de livres et de talismans, de l'enseignement qu'il a reçu, et enfin de l'entraînement à la méditation qui est le sien.
L'objet avoué de la cérémonie est la pétition qui doit être présentée au ciel de la part de la communauté, écrite selon les formes, en des règles héritées des Maîtres célestes ; mais, comme on s'en rendra compte, le fait réel est la reconstitution du monde, le « retour » de l'officiant du ciel vers la terre en étant le garant. Le rituel purifie la communauté en expulsant le « vieux », c'est-à-dire les mauvais esprits, et en accueillant le « neuf ».
Ici encore l'écrit joue son rôle. Tout le rituel est écrit et les écritures sacrées doivent être présentes sur l'autel ; de même, les talismans doivent être écrits en suivant les prescriptions rituelles. Mais le son a sa part aussi, car la pétition est lue à haute voix ; d'où l'importance maintes fois soulignée de l'ex-pression correcte : prononciation, rythme et intonation. Cette pétition annonce la raison de la cérémonie, très souvent la consécration d'un temple, mais aussi une requête demandant la pluie, une guérison, la capture d'un bandit, l'expulsion d'un démon qui hante un fidèle ; elle peut aussi être accomplie en remerciement d'une naissance, parfois celle d'un prince héritier, de l'exaucement d'un voeu, etc. En outre, le prêtre exprime les voeux de la communauté sous une forme standardisée très générale, assez semblable aux voeux des textes du Lingbao ancien que nous avons résumés plus haut. A quoi s'ajoute la récitation des textes sacrés, comme le Duren jing, lui-même une incantation qui assure la présence protectrice des dieux. Mais l'objet véritable qui sous-tend l'objet avoué de la cérémonie est en fait le renouvellement de l'alliance entre les hommes et les dieux, plus spécifiquement et concrètement de l'alliance entre le maître officiant et les divinités de son registre, car sans cette alliance, chaque fois confirmée, aucune pétition ne parviendrait à la « Porte d'or » céleste.
Intitulé le « Site du Tao », c'est-à-dire l'univers sacralisé par le Tao, le deuxième acte est le noyau de la cérémonie, vers lequel convergent les deux autres qui l'encadrent. C'est l'accom-plissement du mystère, la montée vers le ciel des messagers et du prêtre lui-même qui « vont en audience » rendre hommage au Tao et présenter une pétition. Il s'est beaucoup développé au cours des siècles où l'on en venait à répéter la même cérémonie plusieurs fois.
Il s'accomplit sur plusieurs plans qui ne sont qu'un : un microcosme, constitué par l'aire sacrée ; le macrocosme repré-senté par les trigrammes ; le ciel représenté par les étoiles du Boisseau. Extérieurement, ce sont les mouvements du prêtre, allant et venant, se tournant et se retournant, dansant sur le pas de Yu, brandissant l'épée pourfendeuse de démons, remuant les doigts qui doublent les pieds en mimant la marche sur le Boisseau, entouré de ses acolytes qui font brûler l'encens, psalmodient le texte et jouent des instruments de musique.
Le prêtre arpente le monde ainsi reproduit en ses multiples niveaux pour l'aménager en y distribuant l'Unité, en mesurer la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur, à la façon de Yu qui le fit dans tout l'empire, à l'instar des empereurs dans leur Mingtang ; tout comme aussi le faisait le dieu Taiyi des fangshi sur les Neuf Palais, ou dans le Ciel sur les étoiles du Boisseau. Ce voyage remplit une double fonction : le prêtre pacifie le monde et il le sacralise en faisant venir, à la façon des méditations du Shangqing, de toutes les directions, les diverses divinités qui y président. Procédant selon le sens ascendant, il fait sortir de lui-même les puissances divines en commençant par celles qui ont un rang inférieur, celles du Zhengyi, puis les fait redescendre sur l'autel, en commençant alors par les puissances supérieures, celles du Shangqing.
Plusieurs moyens sont utilisés pour symboliser extérieurement la montée aux cieux. Ils varient selon le mode de construction de l'autel. Ainsi le maître entre soit par la porte située au nord-est, qui est celle des démons, porte de la Capitale des enfers, soit par celle de la Terre, au sud-est. Partant, par exemple, de la porte des enfers, qui est celle des démons (gui) où tout retourne (gui) et s'assemble pour repartir où les hommes sont détenus dans les prisons obscures, il s'achemine vers celle de la Terre, située à la « porte des hommes », et ensuite vers celle du Ciel, et là, comme l'empereur, il se tourne vers le sud, direction du ciel. Du pas de Yu, « marcher sur le Boisseau », échelle céleste, ou sur les trigrammes, en allant vers celui qui symbolise le Ciel (trigramme qian, le premier) en est un autre.
Mais, de même que la « délivrance du cadavre » (shijie) peut se faire dans le Yin suprême (Taiyin), de même, partant du Ciel pour aboutir à la Terre, Yin suprême, le prêtre met aussi en oeuvre une démarche labyrinthique calquée sur une ancienne technique de métamorphose aboutissant à l'invisibilité, dite dunjia ; cette technique datant des Han, très liée à la « marche sur le Boisseau », était conseillée par Ge Hong pour « entrer dans la montagne ». Interviennent alors, non plus les divinités Liu jia rencontrées plus haut, mais leurs parèdres Yin, les Liu ding (les esprits des six jours ding qui sont en relation de Yin par rapport aux jours jia, Yang), émules des divinités Yin présidant aux transformations et à la renaissance qui entourent le Boisseau, comme nous l'avons vu plus haut. Car le Yin, en tant que wu (non-être), peut transformer et changer ; signe de la dualité, il est double : il peut « être wu et you [être], sortir à la vie et rentrer dans la mort ; embrasser l'invisible et le manifeste », dit un texte (852, 2, 2b) ; indéterminé, il est agent de transition ; « il est sans forme », ajoute ce texte qui considère que, contrairement au Yang qui peut se jauger, il est inépuisable. « J'entre dans la région de l'obscurité, chante alors le prêtre, et vis à jamais » (voir P. Andersen).
Ces moyens extérieurs sont doublés d'autres, intérieurs, comme celui qui consiste à visualiser, issu des reins, le nord du corps, les enfers, un enfançon qui monte vers le cerveau le long de la colonne vertébrale, pont céleste, et grandit jusqu'à devenir l'Homme véritable vêtu de rouge, la couleur du sud et du cinabre. Ainsi, toute une partie du rituel est accomplie dans le silence de la méditation du grand prêtre, et c'est là que s'insère l'apport des méditations du Shangqing. A cet égard, la nouveauté apportée par le Lingbao, par rapport à ce qui l'a précédé, réside en ce que la méditation intérieure et visuelle, accomplie ici dans un contexte communautaire, n'est plus utilisée seulement par le salut personnel du maître et de sa famille, mais est censée assurer celui du monde entier.
Cette ascension est une transformation : le Maître se trans-forme en Homme réel, c'est-à-dire en Homme cosmique, en Lao jun. En montant, il « répare son cerveau », vieille expression qui désignait la montée de l'essence vers la tête ; il transporte le Yang qui était dans le Yin, au nord, dans les enfers, dans les reins, et le fait monter au cerveau, au sud. Ce faisant, il passe d'une des deux dispositions des trigrammes, celle du système « postérieur au Ciel », qui est celle du monde manifesté, du monde en mouvement, à l'autre, celle du système « antérieur au ciel », qui représente à la fois le monde à l'état virtuel, l'Origine, et le monde dans son état parachevé, la fin. Il se transforme, et même disparaît. Le but est évidemment de présenter la pétition aux dieux et, ce faisant, de renouveler l'alliance des hommes avec eux par l'entremise du Maître, ce qui se marque par les offrandes disposées sur l'autel, un banquet céleste, composé de viandes séchées et de vin.
La cérémonie se clôture sur l'acte trois, celui de la « Procla-mation des mérites », qui a lieu le lendemain. Le maître, alors, tourne le dos à la Porte du Ciel, faisant face aux fidèles : il revient du Ciel vers les hommes.
Cette partie du rituel, bien que revêtue d'une dénomination bouddhiste (gongde), correspond à une très ancienne représen-tation mentale remontant au culte de l'antique dieu du sol que le taoïsme a intégré. Le terme de « mérite » est sémantiquement et historiquement l'équivalent du mot « fu », « bonheur », au sens de « bénédiction céleste » qui était recherchée et obtenue lors des anciennes « cuisines » en contrepartie des rites de pardon qui libéraient les fidèles de leurs fautes (voir R. Stein, « Religious Taoism... » op. cit.).
La pétition a été reçue. Le maître est revenu des sphères célestes. Il a réintégré à l'intérieur de lui les forces divines qu'il avait envoyées en messagères. D'être montées au ciel, d'avoir su, une fois de plus, mettre en action leur capacité d'intermé-diaires et d'avoir confirmé l'alliance, elles en reviennent magni-fiées. Le corps du maître en est divinisé et glorifié. A ces forces divines ou, pour mieux dire, divinisées qu'il a su faire sortir, le maître enjoint d'« enserrer son corps et entourer ses os, de diriger et combiner ses veines, de parcourir tout son corps et toute sa substance, de se régler totalement sur le Ciel et la Terre, d'entrer en bas dans le champ de cinabre et de monter en haut jusqu'au niwan [le champ de cinabre supérieur] ». L'Homme véritable qu'à l'intérieur de lui il avait fait monter jusqu'à son sinciput est redescendu. Mais, de même que ce dernier, parti enfançon, revient sous la forme d'un Ancien après avoir un temps revêtu celle de l'Homme véritable, de même le maître revient en proclamant bien haut le renouvellement de ses « mérites », c'est-à-dire de son pouvoir. Il a conjoint virtualité--origine et achèvement : en extériorisant ses forces vitales divi-nisées, il les a fait passer de l'état virtuel, « antérieur au ciel », à l'état de manifestation extérieure, « postérieure au ciel », pour finalement les réintégrer, parachevées par leur extériorisation ; en transmettant les messages des fidèles au Dieu de l'Origine, le Yuanshi tianzun, il a aussi relié à son Origine le monde extérieur qui s'en trouve vivifié : les aveugles voient, les morts ressuscitent, le monde entier est sauvé. Fort de tout cela, il a avancé d'un degré dans l'échelle des « mérites » et dans la hiérarchie spirituelle. En un immense holocauste purificateur sont alors brûlés les écritures, textes sacrés, talismans et pancartes de façon à ce qu'ils disparaissent du monde ordinaire.
Durant le règne des Song, de nombreux rites nouveaux apparurent en des révélations qui tendaient à se présenter comme supérieures aux précédentes et à les coiffer. Cependant, chaque nouvelle révélation se trouvait devant la nécessité de se réclamer d'une ancienne et respectable tradition afin de gagner une audience et de bénéficier de son autorité. Elle s'y reliait en établissant une généalogie mythique et en empruntant aux traditions anciennes un certain nombre de données qui four-nissaient des éléments de rattachement très divers qui prenaient forme de talismans ; ainsi de la « cloche de feu » (huoling), des « cinq talismans » (wufu), du « puits oriental » (dongjing, une station du soleil et de la lune), des noms donnés au soleil et à la lune (Yuyi et Jielin), etc.
Soit découvertes dans des grottes, comme l'antique Sanhuang wen, soit dictées comme le furent les textes du Shangqing, elles prétendaient en général à une origine très ancienne et s'ap-puyaient sur l'autorité de Zhang Daoling ou du Shangqing. Ces révélations étaient fréquemment liées à des luttes d'influence sur la scène politique et par conséquent leur succès était tributaire des oscillations de la faveur impériale qui accordait tour à tour la suprématie à un groupe ou à l'autre. De grands recueils de rituels furent compilés surtout à partir du règne de Huizong (1100-1125) qui s'intéressa de si près au taoïsme et à son rituel qu'il alla jusqu'à composer des hymnes ; ces encyclopédies furent révisées et amplifiées aux siècles suivants, en particulier chaque fois que l'empire était secoué par des troubles sociaux et politiques. Cela s'explique par le caractère d'exorcisme au sens large de ces rituels puisque les cérémonies taoïstes étaient utilisées comme des moyens de pacification des esprits : elles étaient conduites aussi bien pour mener à terme une sécheresse qu'une épidémie, mais aussi pour purger une région de ses bandits ; le magistrat local y participait et parfois la menait ; les empereurs en firent célébrer à plusieurs reprises, par exemple en 875 à l'occasion d'une sécheresse et lors d'une épidémie. La liturgie taoïste et le rituel d'État furent par moments étroitement liés, comme en témoigne la personne de Du Guangting, figure dominante du taoïsme du ixe siècle, à qui furent confiées des fonctions liturgiques dans le temple ancestral des empereurs des Tang. Ainsi, le rituel taoïste n'avait pas toujours un but religieux, et, tout comme il en est pour le bouddhisme, devint une technique d'ordre et de santé, une thérapie sociale autant qu'individuelle ; en effet, la relation des circonstances entourant les diverses révélations montre qu'une bonne proportion de ceux qui en ont reçu étaient atteints d'une grave maladie que cette révélation a guérie.
L'incorporation dans ce rituel de cultes locaux, dont l'épa-nouissement et la multiplication avaient été favorisés au ixe siècle avec la fragmentation de l'empire et qui avaient perduré, est le fait majeur caractéristique de l'évolution du rituel à partir de cette époque. Les divinités se multiplièrent, d'origine historique ou légendaire, issues de cultes populaires voués à des hommes morts autres que les ancêtres - ce à quoi s'opposait fermement le taoïsme des origines -, morts au champ de bataille, par exemple, qui, récupérés par le culte, de démons dangereux et vindicatifs devenaient des forces domptées et mises au service du maître, au lieu que les cultes locaux les exaltaient sans les asservir.
La plupart des nouveaux rites accordent une importance accrue aux charmes et talismans, parfois considérés comme centraux dans le rituel et qui ainsi se multiplient. Deux pôles sont particulièrement marqués : les astres - généralement le soleil, la lune et le Boisseau - et les enfers, liés au Boisseau, rappelons-le - avec le culte de l'Empereur du Nord, Zhenwu, le « guerrier sombre », et celui du dieu Tianpeng. Le culte du très populaire « guerrier sombre » eut beaucoup de succès sous les Song, et plus encore sous les Ming, dont le fondateur considérait cet esprit comme son protecteur ; exorciste aux cheveux épars, pieds nus, épée à la main, il est accompagné du « Noir exterminateur » et est lié à Tianpeng, une étoile du Boisseau, comme son acolyte et lui-même. Pour Tianpeng, comme pour les « trois luminaires », la source principale se trouve dans le Shangqing qui a exercé une influence certaine sur ces innovations. Les développements sur le thème des Cinq Agents sont si restreints, eu égard à ces deux pôles principaux, qu'on peut estimer qu'ils passent au second plan des préoccu-pations, bien qu'ils soient toujours présents dans la mesure où le rituel Lingbao reste la structure de base. On peut illustrer l'orientation de cette évolution par le fait que la purification, comme le remarque un des auteurs de l'époque, se fait le plus souvent par l'absorption des effluves du soleil et de la lune plutôt que par l'Eau et le Feu issus du Métal et du Bois, en somme, par les astres, plus que par les Cinq Agents. Le bouddhisme tantrique a exercé sur le développement du rituel une influence qui se dénote, par exemple, par l'utilisation des « sceaux », des « mudrâ », qui sont des gestes des doigts de la main : la marche sur le Boisseau, par exemple, peut s'accomplir avec les doigts. L'accent est souvent fortement mis sur la nécessité de la sincérité dans l'accomplissement du rituel et dans le processus d'écriture des charmes ; elle seule peut apporter l'efficacité requise et elle est expressément comparée au pro-cessus de connaissance des confucianistes, dit gewu (224, 1, 3b, voir aussi 223, 25, 5b et 222, 1, 2a), ou «investigation des choses », qui « fait venir les ancêtres » (selon l'étymologie qu'en donne le néoconfucianiste Cheng Yi) et qui conduit au principe des choses. De nombreuses traces de l'influence de l'alchimie intérieure peuvent s'y déceler, en particulier dans les rituels Qingwei (222, 1, 2a-b ; 223, 25, 3b-5a, par exemple). L'alchimie intérieure et le rituel étaient en effet étroitement liés : Bo Yüchan, par exemple, un des plus grands maîtres d'alchimie intérieure, fut également un ritualiste renommé, spécialisé dans les rituels du tonnerre, et sa lignée l'a suivi dans cette voie.
Les écoles sont nombreuses, se différencient parfois par peu de chose et ne s'excluent pas l'une l'autre. Un même maître pouvait pratiquer indifféremment des rites d'écoles différentes en combinant entre elles les techniques qui lui paraissaient les plus efficaces.
L'une des premières grandes révélations fut celle que reçut Li Lingsu (1076-1 à. 20), qui bénéficia d'une extraordinaire faveur de la part de Huizong à partir de 1116. Il plaça le Duren jing en tête du Canon taoïste en lui ajoutant cinquante-neuf chapitres. Il institua le rite du Shenxiao, l'« empyrée divin », du nom d'une région céleste qui, selon lui, était située au-dessus de toutes celles qui étaient connues jusqu'alors, et le présenta comme le couronnement de la révélation du Shangqing. L'em-pereur Huizong, censé être le frère aîné de l'Empereur de jade descendu sur terre pour faire le salut des hommes, reçut le titre de Grand Empereur de la Longue Vie : divinisé de la sorte, non seulement il était mis à la tête de ce nouvel ordre révélé et recevait un culte, mais il devenait également responsable du salut de ses sujets.
La vocation de ce mouvement est essentiellement liturgique un cycle complet de récitations assure le salut de l'humanité, équivaut à un Retour à l'Origine, rompt le cercle des vies et des morts et permet de renaître dans le ciel Taiping. Une place importante est accordée à la force cosmique et apotropaïque du tonnerre et de la foudre que le maître doit intérioriser pour exercer son pouvoir, ainsi qu'au charme de la « cloche de feu » (huolin) qui tire son origine du Shangqing et joue un rôle de premier plan dans les exorcismes.
En 1119, Li Lingsu fut écarté de la cour, puis mourut mystérieusement l'année suivante, mais son ceuvre fut continuée par son disciple Wang Wenqing (1093-1153). Lorsque les barbares occupèrent le nord de la Chine et obligèrent la cour à se réfugier au sud, le mouvement Shenxiao qui avait eu un énorme succès fut accusé d'être le responsable de cette défaite (juste retour des choses, puisque le rituel taoïste prétend garantir la paix de l'empire) et fut désormais mal en cour, mais il continua d'être pratiqué sur les régions côtières du Sud. Il fut adopté par les Maîtres célestes et subsista sous la forme du rituel Shenxiao des Cinq Tonnerres. Le développement postérieur du rituel lui a beaucoup emprunté.
Le rite du Tianxin (le « Coeur du ciel »), apparu à la même époque, eut également la faveur de Huizong. Sa révélation prétend remonter au ixe siècle, mais ce sont des textes du début du xiie et du xiiie siècle qui lui ont donné véritablement corps. Tianxin, le « Coeur du ciel », identifié au Boisseau, est un terme emprunté à la pratique dunjia mentionnée plus haut qui permet de s'« échapper » et de devenir invisible. Il est mis en relation avec le Nord et avec le signe cyclique zi, début de toute vie (par exemple, 1005, 2, 2a). Bien que le tonnerre y joue un rôle, ce rite est fondé sur l'utilisation de trois talismans principaux qui sont censés remonter à Zhang Daoling : celui des « trois luminaires » (soleil, lune, étoiles), celui du Boisseau, et celui de l'Empereur du Nord, le « Guerrier sombre ». Il donne la prééminence à la présentation des pétitions par le moyen de la marche sur le Boisseau, qui va de pair avec la transformation intérieure et permet de guérir les maladies. Si l'accent est mis sur les talismans, leur efficacité, cependant, est due aux tech-niques du souffle et aux méditations qui permettent au prêtre, lorsqu'il les écrit, d'incorporer les forces cosmiques qu'il doit mettre en oeuvre dans son ministère. Ce rituel a pour vocation d'aider l'État et de sauver le peuple jusque dans les plus humbles chaumières. Plus particulièrement marqué par une tendance exorciste et thérapeutique, et spécialisé dans la guérison des possédés, il s'est répandu si largement, surtout à partir de la seconde moitié du xiie siècle, que plusieurs romans, comme le Shuihu zhuan (le « Roman du bord de l'eau »), par exemple, s'en sont inspirés. Il a surtout essaimé au sud de la Chine et on en trouve des traces de nos jours jusque chez les Yao de Thaïlande.
Le rituel de la « Salle de jade », Yutang, révélé en 1120 par Lu Shizhong, un exorciste célèbre de son époque, est très proche de celui du Tianxin dont il prétend être la forme ésotérique. Il se réclame aussi de Zhang Daoling ; son panthéon et ses charmes sont semblables à ceux du précédent ; les éléments empruntés au Shangqing, de longs fragments de textes, y sont beaucoup plus nombreux, bien que mêlés aux techniques d'exorcisme et à des éléments du rituel de salut du Lingbao ; les termes désignant le soleil et la lune qu'emploient le Shang-qing (Yuyi et Jielin) y sont accolés de façon significative à ceux, propres à l'alchimie intérieure, d'« Eau véritable » et de « Feu véritable ».
C'est du Shangqing encore que se réclament les rites Tongchu (l'« Éclosion de la jeunesse »), du nom d'un ciel du Shangqing réservé aux hommes. Révélés à Yang Xizhen en 1121, ils reprennent à cette tradition la célèbre invocation à Tianpeng, la neuvième étoile du Boisseau et le premier des « quatre Saints » dont le quatrième est le « Guerrier sombre » mentionné plus haut.
Très nombreux, les rites du tonnerre, où le prêtre devait incorporer la puissance du tonnerre, fruit de l'union du Yin et du Yang (263, 97, 10b), manifestation du dynamisme du Tao et de son aspect majestueux et terrifiant (ibid., 45, 14a), ressort secret du monde, ont connu un développement intensif après les Ming et représentent un aspect plus populaire de ces rituels. A certains égards, ces rites du tonnerre sont une résurgence de l'antique culte du dieu puissant du tonnerre qui pour certaines populations était confondu avec l'oeuf cosmique, le Chaos originel. Ils ont eu une première manifestation dans ceux du Qingwei (la « Pure ténuité »), connus par un texte du xiiie siècle, qui auraient eu pour fondatrice Zu Shu (v. 889-904), et l'un de leurs fondateurs est Mo Qiyan (1226-1293). Ils tendent à opérer la synthèse entre les traditions des Maîtres célestes (en y comprenant le Daode jing), du Lingbao et du Shangqing, et incorporent dans leur panthéon les instances et personnages les plus notables des traditions précédentes. A partir du Guanxi, terre d'origine de leur fondatrice, ils ont essaimé jusqu'au Wudang shan dans le Hubei et furent adoptés par les Maîtres célestes.
Cependant, comme on pouvait s'y attendre, la prolifération de rituels de plus en plus complexes entraîna une réaction vers plus de simplicité. Ce fut celle de Jin Yunzhong (v. 1224-1225), auteur du volumineux Shangqing lingbao dafa (HY 1213) qui, s'élevant contre ce qu'il estimait être des distorsions et en particulier contre celles qui avaient cours dans les rituels adoptés au mont Tiantai, proclama qu'étaient seuls valables les rites qui s'inspiraient des techniques d'alchimie intérieure et réduisit considérablement le nombre de charmes. Dans la même veine Zheng Sixiao (1241-1318), faisant sienne la tendance de l'alchi-mie intérieure qui visait à une synthèse des « trois enseigne-ments » (taoïsme, bouddhisme et néoconfucianisme), écrivit un rituel où il prônait et défendait la primauté de la méditation et de la récitation silencieuse qui se faisait « dans le coeur », en état de profonde concentration. Son ouvrage, qui, à la vérité, est à la frontière entre le rituel et le traité, est un bon exemple de l'incorporation des techniques et du vocabulaire de l'alchimie intérieure dans la partie que la liturgie consacre à la méditation.
Lingbao ancien<o:p></o:p>
S. R. BOKEMKAMP, « Sources of the Ling-pao Scriptures », dans Tantric and Taoist Studies, op. cit., p. 434-486.<o:p></o:p>
« Death and Ascent in " Ling-pao " Taoism », Taoist Resources, 1, 2, 1989, p. 1-21.<o:p></o:p>
M. KALTENMARK, « Ling-pao : note sur un terme du taoïsme religieux », Mélanges de l'Institut des hautes études chinoises, 11, 1960, p. 559-588.
E. ZÜRCHER, « Buddhist Influence on Early Taoism », T'oung Pao, 66, 1-3, 1980, p. 84-147.<o:p></o:p>
Messianismes
K. M. SCHIPPER, « Millénarismes et messianismes dans la Chine ancienne », Acts of the XXVIth Conférence of Chinese Studies, Ortisei-Ulrich, Italie, 1978, p. 31-49.
A. SEIDEL, « The Image of the Perfect Ruler in Early Taoist Messia-nism. Lao tzu and Li Hung », History of Religions, 9, 1969-1970, p. 216-247.
« Le sutra merveilleux du Ling-pao suprême, traitant de Lao tseu qui convertit les barbares (le manuscrit S 2081). Contribution à l'étude du Bouddho-taoïsme des Six Dynasties », dans Contributions aux études de Touen-houang, sous la direction de M. SoymiÉ, III, Paris, École française d'Extrême-Orient, 1984, p. 305-352.
Rituel
J. BOLTZ, « Opening the Gates of Purgatory : A Twelfth-Century Taoist Meditation Technique for the Salvation of Lost Souls », Tantric and Taoist Studies, op. cit.<o:p></o:p>
E. CHAVANNES, « Le jet des dragons », Mémoires concernant lAsie orientale, t. III, Paris, Ernest Leroux, 1919.
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« Introduction to the History of Taoist Ritual Through the T'ang », à paraître.<o:p></o:p>
M. SASO, Taoism and the Rite of Cosmic Renewal, <st1:place><st1:placename>Washington</st1:placename> <st1:placetype>State</st1:placetype> <st1:placetype>University</st1:placetype></st1:place> Press, 1972.<o:p></o:p>
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CHAPITRE VII : EPOQUE DES TANG
I. INTRODUCTION : LA SITUATION DU TAOÏSME
Sous la dynastie des Tang, le taoïsme vit une grande période d'épanouissement dû en partie à ce que cette dynastie, dont le nom de famille était Li, le même que celui que le Shiji prête à Lao zi, fit de celui-ci son ancêtre et favorisa donc le taoïsme comme jamais il ne l'avait été jusqu'alors.
Malgré une certaine tendance de cette religion à s'opposer à la bureaucratie et au pouvoir impériaux, comme à la mainmise de la morale confucéenne sur les esprits, elle avait cependant un atout qui lui avait souvent valu de bénéficier du patronage des empereurs. Comme nous l'avons souligné dès l'introduction à cet ouvrage et l'avons constaté tout du long, elle était un dépositaire précieux de la culture chinoise ; en outre, ses rites et son idéologie prenaient racine dans l'idéal du Saint, très proche de celui du souverain sage et souvent confondu avec lui. Tant par son héritage culturel que par cet idéal, le taoïsme, à l'instar du confucianisme dont ce fut l'une des raisons d'être, était ainsi un élément propre à favoriser une unité idéologique et, lorsqu'une nouvelle dynastie s'instaurait, à lui fournir un rituel qui plongeait ses racines dans le culte impérial des Han et dont le propos avoué visait à l'instauration de la « Grande Paix » dans l'empire ; voilà qui était propre à affermir l'établis-sement de nouveaux venus en les dotant d'une autorité aux origines séculaires. Si, fréquemment, des révoltes surgissaient qui s'inspiraient de mots d'ordre taoïstes ou étaient dirigées par des adeptes taoïstes, c'était toujours au nom de la « Grande Paix » qu'elles se mettaient en marche et pour restaurer un ordre compromis par une dynastie ou un empereur défaillants, à qui le « mandat céleste » était retiré. Une nouvelle dynastie se trouvait donc souvent dans la même position.
Le cas de celle des Tang fut exemplaire à cet égard. Le patriarche du Shangqing, Wang Yuanzhi (528-635), avait donné, dès avant sa prise de pouvoir, la secrète assurance à son fondateur Gaozu (618-627) qu'il avait reçu le mandat du ciel et apporta une confirmation religieuse à l'établissement de la dynastie. Et ce n'est probablement pas par hasard qu'on signala, à l'époque de la fondation de la dynastie, plusieurs apparitions de Lao zi, en particulier sur le mont Yangjue, dans le sud du Shanxi. Gaozong (649-683) manifesta de façon éclatante la faveur qu'il accordait au taoïsme par diverses mesures ; il donna à Lao zi un nouveau titre qui en faisait une incarnation du Chaos primordial, fit construire des temples taoïstes dans chaque province, fit inclure le Daode jing dans les textes sur lesquels portaient les examens officiels, fit faire une copie de tous les écrits taoïstes en 675, accorda aux prêtres taoïstes un rang qui les plaçait immédiatement après les princes (wang), protégea officiellement Pan Shizheng (587--684) qui avait succédé à Wang Yuanzhi à la tête du Shangqing et se fit expliquer par lui certains points de doctrine en des termes qui attestent de ses connaissances et de son intérêt précis en la matière, etc. Le Luguan, l'abbaye qui avait été érigée à l'endroit d'où, selon la légende, Lao zi était parti vers l'ouest évangéliser les barbares en laissant le Daode jing en guise de testament au « gardien de la passe », Yin Xi, devint un centre de culte officiel. Son abbé, Yi Wencao (mort en 688), compila sur ordre impérial de volumineuses « Annales du Saint », perdues aujourd'hui, mais qui furent le modèle d'autres ouvrages de ce genre sous les Song et qui rassemblaient toute l'histoire du taoïsme sous l'égide du dieu Lao zi, dont la haute autorité unifiait ainsi l'ensemble des révélations qui s'étaient succédé depuis des siècles sous le couvert de multiples incarnations.
Initié au Shangqing par le patriarche Li Hanguang (683-769), Xuanzong (712-755), par ailleurs friand des prodiges que pou-vaient accomplir les taoïstes et les tantristes sommés à sa cour, semble avoir eu l'intention de faire du taoïsme l'idéologie officielle et avoir tenté de lui donner une importance au moins égale à celle dont bénéficiait le bouddhisme, plus riche et mieux implanté que le taoïsme. En instituant en 741 des examens portant sur des textes taoïstes dont l'étude désormais pouvait ouvrir l'accès à des postes de fonctionnaires, puis en organisant des écoles taoïstes, il dota cette religion d'un statut d'enseigne-ment officiel ; en outre, il ordonna que chaque foyer possédât un exemplaire du Daode jing, qui devait désormais remplacer le « Classique de l'histoire » et les « Entretiens » de Confucius. Il fit passer le clergé taoïste sous la juridiction de l'organisme chargé des affaires de la famille impériale en conséquence directe du fait que Lao zi était son ancêtre, de sorte que les rites taoïstes et les confucéens étaient liés entre eux dans le culte aux ancêtres impériaux. Un temple en l'honneur de Lao zi fut construit dans chacune des capitales et dans chaque préfecture ; le temple érigé sur le lieu de la naissance du dieu fut restauré et agrandi. Ces mesures à caractère politique étaient en outre dictées par un intérêt personnel certain envers le taoïsme, ce qu'attestent les préfaces et les commentaires qu'il écrivit à des textes taoïstes, comme ses commentaires au Daode jing. Il semble que Xuanzong ait voulu utiliser le taoïsme pour unifier les divers rites religieux sous l'égide d'un seul dieu, Lao zi, reconnu par sa famille et par l'État, figure universelle à la fois publique et privée. Le taoïsme avait appris du bouddhisme à employer des techniques de prosélytisme - récitations de textes sacrés, contes édifiants et merveilleux - si bien que ses temples et ses fêtes devenaient des lieux et des occasions de rencontre. Xuanzong, en les intégrant dans les rouages de l'État, pouvait ainsi compter sur leur influence pour répandre le culte de Lao zi. Parallèlement, des taoïstes de grande envergure, comme, outre ceux que nous avons déjà nommés plus haut, Ye Fashang, Cheng Xuanying, Li Rong ou Du Guangting, et bien d'autres, évoluaient dans les milieux officiels et jouaient un rôle important à la cour. Du Guangting, en particulier, fort de l'appui que pouvait apporter la liturgie taoïste, joua un rôle politique en se posant comme défenseur de la maison des Tang à son déclin, puis de celle des Wang. Le premier Canon taoïste fut compilé en 748 et suivi par d'autres, tous perdus aujourd'hui. Qui plus est, en 990 l'empereur fit copier et réviser tous les textes taoïstes qui furent ensuite distribués dans les principaux temples. Il faut noter cependant que, même au plus fort de son développement et de la protection impériale, le taoïsme resta bien en retrait par rapport au bouddhisme, avec, par exemple, à Chang'an, la capitale, seize établissements en 722, contre quatre-vingt-onze bouddhistes.
Cette époque est aussi celle d'un notable rapprochement avec le bouddhisme et le confucianisme, une tentative d'har-monisation des « trois enseignements » à laquelle les empereurs non plus ne restèrent pas indifférents (Xuanzong, par exemple, commenta le Daode jing, mais aussi le Vajracchedikâ bouddhiste et le classique confucéen de La Piété filiale). Depuis les Han déjà, où il était difficile de distinguer entre les fangshi taoïsants et les « lettrés confucianistes », en passant par les Six Dynasties où, comme nous l'avons noté, une partie importante de l'intelligentsia s'adonnait qui à l'étude de Lao zi et de Zhuang zi, qui aux pratiques de longévité, et où l'on voit un Ge Hong diviser son ouvrage en deux parties, l'une consacrée au confucianisme, l'autre au taoïsme, il existait une longue tra-dition d'intérêt et d'échanges entre le confucianisme et le taoïsme ; celui-ci, pour sa part, avait dès ses débuts adopté les vertus confucéennes, autant chez les Maîtres célestes, dès le Taiping jing et, de façon plus nette encore, avec Kou Qianzhi, que dans l'école du Lingbao. Sous les Tang, cette tradition s'affirma avec l'apparition de courants comme celui de la « Voie de la piété filiale » (xiaodao), mise sous le patronage d'un saint local très populaire nommé Xu Sun, qui aurait vécu au iiie siècle, dont dériva l'école Jingming zhongxiao (« de la pureté et de la lumière, de la loyauté et de la piété filiale »). On peut considérer que jusqu'aux Song, où le néoconfucia-nisme, en se démarquant du taoïsme à qui il emprunte tant, crée une rupture qui n'existe, on le verra, que de son seul fait, le taoïsme faisait partie de la culture d'une grande partie des lettrés, tandis que, de leur côté, bien des taoïstes furent formés dans leur jeunesse aux classiques confucéens et furent dès les Tang, c'est-à-dire bien avant ce qu'en disent généra-lement les historiens, un actif partisan de l'unité des « trois enseignements ».
Les relations avec le bouddhisme furent beaucoup plus ambiguës et, parfois, orageuses. Rappelons au passage que le bouddhisme s'infiltra en Chine entre le iie et le ive siècle sous le couvert du taoïsme qui, frappé d'une convergence de fond, à laquelle s'ajoutaient des ressemblances de forme (les boud-dhistes utilisant, comme les taoïstes, des talismans guérisseurs, des tours de magie et certaines techniques de méditation qui offraient quelques ressemblances avec les leurs), crut d'abord se trouver devant une tendance nouvelle née dans son propre sein. Les premiers bouddhistes en profitèrent. En outre, beaucoup d'entre eux étant familiers des classiques taoïstes lurent leurs propres textes à la lumière des concepts taoïstes, jusqu'au jour où ils s'en démarquèrent vigoureusement pour affirmer leur propre et autonome identité. Beaucoup plus encline au prosé-lytisme, la religion bouddhiste se développa et s'établit consi-dérablement plus que le taoïsme, dont les temples, monastères et richesses furent toujours beaucoup moins nombreux, même lors de ses périodes fastes.
Éclata la célèbre querelle du Huahu jing dont les points culminants se situent au ive et au vie siècle, puis de nouveau sous les Tang au viie siècle : le Buddha, disaient les taoïstes, n'était qu'une incarnation de Lao zi parti évangéliser les barbares indiens, et le bouddhisme une forme grossière du taoïsme. Il serait trop long d'entrer dans le détail de ces hostilités, souvent aiguisées par les alternances de la faveur et de la défaveur impériales. La tradition du Huahu jing fut fatale aux taoïstes en ce sens qu'elle attisa régulièrement la rancoeur des bouddhistes et que chaque fois qu'ils eurent à débattre avec ceux-ci, les textes relevant de cette veine furent condamnés, ce qui entraîna souvent leur propre condamnation, ainsi que celle de leurs autres ouvrages. Les luttes pour la suprématie furent parfois vives, et il semble que la proscription du bouddhisme en 845 fut en partie inspirée à l'empereur Wuzong par le taoïste Zhao Guizhen.
Mais il faut souligner que ces querelles n'étaient pas partagées par tous et que les échanges et rencontres entre taoïstes et bouddhistes restèrent fréquents à toutes les époques et qu'à toutes les époques il se trouva des taoïstes pour considérer le bouddhisme comme une discipline complémentaire et parallèle du taoïsme, inférieure, parfois, mais non incompatible avec lui. Nous avons vu et continuerons de voir que le taoïsme n'a cessé d'emprunter au bouddhisme. Bien que de façon moins avouée et par conséquent difficile à déceler, celui-ci en a fait autant, ce qui est encore très mal connu et peu étudié. Les débats publics organisés par les empereurs - dont l'enjeu était souvent capital pour les participants, car celui qui remportait la victoire y gagnait une protection officielle - ne furent pas sans consé-quence pour l'idéologie de chacun ni pour la formulation de celle-ci. Les concepts et les doctrines ainsi affrontés à la fois s'approfondissaient, s'articulaient et subissaient une influence décisive pour l'évolution de ces religions, dont témoignent aussi bien les sources bouddhistes que les taoïstes. Ces débats officiels étaient doublés d'échanges individuels constants. Nombreux sont les taoïstes qui, comme Tao Hongjing, se lièrent d'amitié avec des bouddhistes. Les cas sont fréquents aussi de conversions d'une religion à l'autre ; déjà dans le Zhengao sont mentionnés des taoïstes convertis au bouddhisme et inversement. Au vie siècle, le célèbre détracteur du taoïsme, le bouddhiste Zhen Luan, avait été un adepte du taoïsme. De même de Yixing, un des plus célèbres moines bouddhistes du viiie siècle, qui avait eu un maître taoïste, ce que taisent les sources bouddhistes, et qui était également versé dans les pratiques taoïstes et tantriques. Certains monts comme le Tiantai, qui donna son nom à une école bouddhiste, ou le Lushan, centre du taoïsme Lingbao, abritaient côte à côte des communautés taoïstes et bouddhistes qui vivaient en bonne entente. Aussi bien du côté des taoïstes que de la part des bouddhistes, au plus fort des débats, mais aussi au long des siècles, des voix s'élevèrent toujours pour affirmer l'identité de fond, à travers la différence de forme et de méthode, entre bouddhisme et taoïsme ; ce fut le cas, parmi bien d'autres, par exemple, du bouddhiste Sun Chuo (v. 300-380), partisan et protégé du taoïste Wang Xizhe, pour qui le Buddha incarne la même sagesse que Confucius et Lao zi, et des taoïstes Zhang Rong (fin du ve siècle) ou Ma Shu (v. 560-581), qui « aimait les textes bouddhistes, Lao zi et le Yi jing », et du maître de Du Guangting qui enseignait le « grand élixir » en faisant des parallèles avec le bouddhisme (n° 296, 40, 13b--14a). Sous les Tang, la tendance ne fait que continuer et se confirmer, aussi bien chez les taoïstes que chez les bouddhistes.
Or, c'est sous les Tang qu'un mouvement de consolidation du taoïsme va de pair avec l'intégration véritable des données bouddhistes.
L'époque des Tang est en effet pour le taoïsme une époque de consolidation et de coordination : si à l'extérieur il s'est consacré à incorporer certains éléments bouddhistes, à l'intérieur il fallut rassembler les diverses tendances qui s'étaient fait jour aux siècles précédents. En cela les taoïstes des Tang ne font que continuer un travail qu'ils avaient amorcé dès le ve siècle, mais ils le poursuivent beaucoup plus méthodiquement et systématiquement ; ils multiplient les recueils hagiographiques, classent les textes, font l'inventaire des cieux, des palais célestes et de leurs descriptions, des dieux célestes et corporels, des lieux saints et paradis terrestres qui y sont mentionnés et décrits, tous «nés spontanément de Souffle» (1123,14b-15a). De grands ritualistes comme Zhang Wanfu (v. 711) et Du Guangting (850--933), pour ne mentionner qu'eux, fixent l'ordonnance qui doit gouverner la liturgie ainsi que les règles qui président à la montée dans l'échelle hiérarchique des prêtres, à la vie monastique, aux vêtements sacerdotaux, à la fabrication de statues ou peintures, à la forme des instruments du culte, à la récitation des textes. On constate une importante activité en alchimie opératoire, en même temps qu'une intériorisation de ces pro-cédés, avec les débuts de l'« alchimie intérieure ». Enfin, les concepts majeurs sont approfondis et reçoivent des définitions.
Plusieurs ouvrages, dont je ne donnerai que quelques titres parmi d'autres et dont il faut noter qu'ils ne peuvent plus se ranger quant à leur contenu dans aucune des écoles précédentes, s'attellent à ces tâches sous forme de recueils qui tentent d'intégrer et de coordonner les différentes traditions. A la suite du Wushangbiyao, au vie siècle, le Sandong zhunang et le Daomen jing faxiang cheng xuci au viie siècle et le Yi qie daojing yinyi miaomen youqi du viiie siècle sont des anthologies thématiques ; d'autres, comme le Benji jing, le Daojiao yi shu et le Xuanmen dayi, des vie et viie siècles, sont des ouvrages théoriques qui s'appuient sur des oeuvres aujourd'hui disparues mais dont le nombre atteste le travail intellectuel mené à cette époque.
Le Daojiao yi shu, l'un des premiers exposés méthodiques de points de doctrine taoïstes, est un bon exemple des tentatives de bilan, de synthèse et d'organisation qui sont opérées alors. Tout en s'appuyant, comme les ouvrages qui l'ont précédé dans ce travail, sur des données bouddhistes, dont la dialectique du Mâdhyamika, bien mieux maîtrisée qu'auparavant, il tente de construire une théorie cohérente en se fondant sur deux sortes de textes : certains traditionnels, comme le Daode jing et ceux du Shangqing et du Lingbao, dont il rassemble des citations éparses en essayant de les faire concorder, mais aussi d'autres plus récents qui ont déjà commencé le même travail de construction : le Benji jing, le Xisheng jing, et d'autres aujour-d'hui disparus, comme le Daomen dalun, ou certains auteurs dont il ne nous reste rien, comme les Maîtres de la loi, Xu, Meng, Song, et Xuanqing. Il procède de la sorte à une relecture de certains textes de base en choisissant des membres de phrases pour les interpréter à la lumière du travail déjà fait d'assimilation des techniques mentales et des concepts du bouddhisme. A cet égard, les spéculations bouddhisantes ont tendance à prendre le pas sur les données apportées par les textes du Shangqing et du Lingbao, bien que la cosmologie s'inspire essentiellement de ceux-ci. On assiste ainsi à un curieux assemblage de taoïsme et de bouddhisme : au bouddhisme sont prises la dialectique de l'existence (you) et de la non-existence (wu), de l'illusion et de la réalité, les précieux outils conceptuels que sont ti, le fonde-ment constitutif, et yong, le fonctionnement, qui permettent d'accorder deux faces complémentaires d'un même principe. Au bouddhisme aussi est empruntée une partie de sa cosmologie et de sa scolastique qui imprègne tous les textes de ce genre à cette époque : les trois mondes, les « quatre grands » (terre, eau, feu et vent), par exemple, qui, amalgamés avec les Cinq Agents donnent six principes, le vent s'ajoutant à ces derniers. Les six consciences bouddhistes (mano-vijiiâna) sont mises en équi-valence avec les six sentiments (qing) chinois. Dans le même temps, la structure des paradis est bâtie sur celle du Shangqing, mais remise au goût du jour - trois cieux primordiaux, qui sont les « trois purs », dont chacun engendre trois cieux, et chacun de ceux-ci à son tour en engendre trois ; ajoutant les neuf premiers à ces vingt-sept cieux, on arrive ainsi à trente-six, le nombre des cieux du Shangqing. Les notions fonda-mentalement taoïstes de « chaos » et d'« incitation réponse », ou résonance (ganying), sont conservées. Le concept de Vide prend plusieurs sens, s'enrichissant des connotations bouddhistes : le vide est l'indétermination du Chaos primordial, où rien ne se peut distinguer, qui est à la fois émergence et fin ultime ; il est ouverture, par opposition à l'existence concrète qui est obstacle ; il est le vide de l'esprit qui doit s'atteindre dans la contemplation ; et enfin il est aussi défini, dans la plus pure tradition du Mâdhyamika, comme « vide merveilleux » (miaoyou) englobant à la fois négation (wu) et affirmation (you) en tant que potentialité : ni corps ni obstacle mais possibilité de l'être, ni vide ni passage mais possibilité de l'être. Le « fruit du Tao », réalisation ultime à laquelle tend l'adepte taoïste, est défini positivement comme permanence, joie, ego et pureté, ce qui est un emprunt direct à la conception du nirvana selon l'école bouddhiste du Tiantai, ce mont où coexistaient bouddhistes et taoïstes.
III. INTÉGRATION DU BOUDDHISME
Le bouddhisme apporte sa pierre à ce travail de réflexion en donnant au taoïsme, en particulier avec le tétralemme du Mâdhyamika8, des outils conceptuels et des modes d'expression plus élaborés. Le Vide, ou l'« absence » (wu), est l'absence d'absence, le dépassement des deux notions corrélatives de présence (you ou existence) et d'absence (wu ou non-existence), qui aboutit à une synthèse à double face, doublement exprimée ; d'une part, le miao you, l'« existence merveilleuse » incluant et supposant la non-existence et fondée sur elle, et, d'autre part, le zhen wu, la « non-existence véritable » qui inclut son contraire, l'existence. Ce n'est là rien que du bouddhisme. Mais on voit les taoïstes de cette époque manier cette dialectique avec une aisance toute nouvelle et l'appliquer à toutes sortes de concepts contradictoires pour parvenir à donner vie à l'union des contraires où se situe le « juste milieu ». Il faut dire que Zhuang zi et l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents y préparaient.
Une école se crée autour du Daode jing, sous la forme de commentaires de Zhuang zi et de Lao zi, et un terme apparaît à partir du Lao zi, dont la pensée dialectique pouvait aisément supporter cette formulation : c'est l'école de Chongxuan (le « double Mystère »), dont les prémisses remontent peut-être au ive siècle, mais dont les principaux représentants sont Cheng Xuanying (v. 650) et Li Rong (seconde moitié du viie siècle). L'expression chongxuan, autour de laquelle se cristallise ce courant, fréquemment employée à cette époque par de nombreux textes, est inspirée par une phrase du chapitre Ier du Daode jing, « mystère et encore mystère » ; elle connote un double mouve-ment de l'esprit, aussi bien sur le plan théorique et conceptuel que sur le plan existentiel et mystique : un double « oubli », oubli de ce qui est oublié, ou double rejet, rejet du rejet en une positivité triomphante, un approfondissement du « mystère » en deux étapes, dépassement de la croyance en un absolu de l'existence (erreur de ceux qui croient à l'absolu, les « éterna-listes »), puis dépassement de la notion de vide (erreur des nihilistes), qui aboutit à une prise de conscience paradoxale de la réalité de l'existence dite illusoire, réalité plus vraie de ce qu'elle est reconnue comme « illusoire », en une libération de tout attachement à une opinion. Il s'agit de ne pas en rester à une croyance, quelle qu'elle soit, de ne pas en venir à croire qu'il existe un vide. Le vide n'est qu'un moyen, dont la fin n'est pas l'annihilation du you, de l'existence, et inversement. Ces deux vérités doivent se concevoir conjointement, d'abord superposées, puis confondues en une identité : le vide est le plein, et inversement ; le point de vue logique qui ne peut appréhender deux vérités contraires en même temps et ne les admet que chronologiquement doit être dépassé, de façon à les voir l'une et l'autre en transparence. Encore une fois, tout cela n'est que du Mâdhyamika, mais parfaitement assimilé et appliqué aux textes et aux conceptions taoïstes. On remarquera à cette occasion, et c'est ironie, que bouddhistes et taoïstes rejettent très exactement ce que les néoconfucéens, forts de leur ignorance de ces disciplines, leur ont reproché de professer.
Ce procédé méthodologique est aussi utilisé pour élucider un vieux débat qui occupa la Chine tout du long de son histoire : le rapport de la parole à la réalité (ici, à la vérité ultime, au Tao), et c'est ainsi que les taoïstes parviennent à expliquer un paradoxe fondamental de leur philosophie : Lao zi et Zhuang zi ont tous deux discouru et ont pourtant avancé que « celui qui sait ne parle pas », que la Vérité ne peut être dite ni transmise. Comme l'expose le Daojiao yi shu (10, 5a), évoquant encore le chapitre Ier de Lao zi (le Tao est innommable et nommable), l'impossibilité de nommer peut se situer à deux niveaux : elle peut venir de ce que le vide n'a pas de « corps » que l'on puisse « évoquer » (les noms sont faits pour mander), mais elle peut aussi s'appliquer à l'existence concrète en ce qu'elle est « illusoire », sans substrat propre. En revanche, la possibilité de nommer peut à son tour s'appliquer dans les deux sens : au vide en raison de son caractère réel, et à l'existence concrète en raison de son caractère concret qui permet de l'appréhender.
Ainsi est ouverte la voie à la justification des discours.
IV. LE CLASSEMENT DES ÉCOLES ET DES TEXTES
Mais, tout comme il est arrivé aux bouddhistes, les taoïstes se trouvaient devant une autre difficulté : celle d'accorder toutes ses voies (voix) entre elles. Les écoles, ainsi que nous l'avons noté, s'étaient multipliées ; la nécessité d'organiser l'ensemble s'était fait sentir assez tôt. Nous l'avons vu, déjà certains textes du Shangqing et du Lingbao avaient commencé d'y procéder sur la base d'une ordonnance hiérarchique ; puis Lu Xiujing avait continué et avait donné une impulsion décisive à cette tendance qui fut poursuivie par Tao Hongjing et qui devint une marque caractéristique du taoïsme des Tang. S'instaura une longue réflexion sur les textes, sur leur nature et leur dignité respectives, s'appuyant et développant la vision grandiose qu'en avait laissée le Shangqing. Des catégories bibliographiques furent précisées et des niveaux différents de dignités établis entre les Canons révélés (jing), les charmes, les « formules » transmises par des maîtres, les essais et commentaires, les recueils de préceptes, les registres destinés aux ordinations, les diagrammes cosmiques, les « méthodes » ou exposés techniques, les hagio-graphies, etc.
Le classement hiérarchique des écoles et de leurs textes s'édifia en s'appuyant sur des données cosmologiques et théo-logiques. Il se fit donc sur le principe de la triade, aux nombreuses facettes, déjà bien ancré dans la pensée taoïste et qui, par sa position d'axe central dans les systèmes de toutes ces écoles, pouvait fournir un fondement commun à leur cosmologie, à leur théologie et à leur patrologie.
Plusieurs sources, plusieurs traditions sont en présence, qu'il faut coordonner. D'une part, la théorie des Sanhuang, des Trois Augustes, l'Auguste Ciel, l'Auguste Terre et l'Auguste Suprême (tai) ; mise en avant par les conseillers de Qin Shihuangdi, cette triade avait été transformée en Trois-Un chez les fangshi de l'entourage de l'empereur Wu des Han : l'Un Ciel, l'Un Terre et l'Un Suprême (tai). Dans le Sanhuang wen, qui constitue l'un des fondements des traditions dont les taoïstes des Tang sont en présence, les Trois Augustes ont subi une sorte de déplacement : ce sont les Augustes Ciel, Terre et Homme, celui-ci étant l'élément médian, à la jonction des deux premiers au lieu de les transcender comme l'Auguste suprême. Ce principe triadique joue donc sur un niveau double : Unité suprême qui se divise en Ciel et Terre, ou Ciel et Terre qui se rejoignent en l'Homme. De leur côté les Maîtres célestes placent à l'origine du monde trois Souffles - xuan, yuan et shi (« mystérieux », « originel » et « principiel ») - qui sont reliés aux Trois Originels, les sanyuan, lesquels, nous l'avons vu, étaient devenus objets de méditation en même temps qu'ils constituaient l'axe triple d'un vaste réseau de correspondances incluant les Trois « Fonction-naires » du Ciel, de la Terre et de l'Eau, les trois luminaires, les trois champs de cinabre, etc.
On constate donc que, bien que calquée sur celle du Tripitaka bouddhiste, la théorie des « trois grottes » (sandong) prend sa source bien loin dans l'histoire du taoïsme. Sa formulation fut amorcée tout d'abord par certains textes du Shangqing, puis développée par Lu Xiujing sur la base du Jiutian shengshen zhangjing, l'un des ouvrages fondamentaux du Lingbao, et fournit un fondement cosmologique et théologique à la répar-tition hiérarchique des écoles entre elles. Cette classification, cependant, avait été le fait des écoles du Sud et avait laissé de côté celle des Maîtres célestes qui ne fut intégrée que par la suite. Elle se parachève et se complète à l'époque des Tang.
Lors d'ères cosmiques successives, trois dieux suprêmes, régnant sur trois cieux distincts, émirent tour à tour trois enseignements, ou « trois grottes » qui correspondent aux trois écoles du Sud ; à savoir, suivant l'ordre hiérarchique descendant : les grottes zhen (« réelles ») qui rassemblent les textes du Shangqing, xuan (« mystérieuses ») pour ceux du Lingbao, et shen (« divines ») pour la tradition des antiques chercheurs d'immortalité. Les textes se multipliant, l'on adjoint des « annexes » (fu) à ces grottes ; le Taixuan fu, centré autour du Daode jing et rattaché au Dongzhen (Shangqing), le Taiping fu autour du Taiping jing rattaché au Dongxuan, le Taiping fu qui rassemble les textes d'alchimie rattaché au Dongzhen, et enfin le Zhengyi fu qui recueille les textes des Maîtres célestes. Ainsi sont constitués les trois véhicules, le « grand » qui concerne les « trois vides » ou Trois Originels, le « moyen » qui enseigne la médi-tation sur les esprits corporels et la circulation du souffle, et le « petit » qui est consacré plus particulièrement à l'alchimie, à la manipulation des charmes et à la maîtrise sur les démons et génies (cette formulation souffre quelques variantes et nuances selon les textes). Bien sûr, ces trois grottes et leurs annexes, ainsi que les trois divinités dont émanent ces trois enseignements, ne font qu'un ; le tout est raccordé à l'antique méditation sur les Trois-Un. La dialectique bouddhiste est alors appliquée : les trois sont à la fois Un et non-un, ni Un ni non-un, à la fois trois et non-trois, ni trois ni non-trois.
En effet, tout procède du Tao qui, à l'origine du monde, a « fait descendre les traces pour répondre à l'impulsion » (ganying) et s'est alors divisé en trois. De façon très concise, cette formule en appelle à deux théories fondamentales. L'une, qui est au fondement de la pensée taoïste et du Xici (le « Grand Appendice » du Yi jing), évoque l'action du Ciel et du Saint, qui n'est jamais dictée par une volonté personnelle, qui est une « réponse spontanée » - c'est-à-dire s'inscrivant dans l'ordre naturel des choses - à une incitation ; le Dapjiao yi shu présente une version très élaborée de cette théorie. L'autre est la notion de trace, ancienne notion chinoise relue à travers le bouddhisme : l'en-seignement n'est qu'une trace de la vérité, un indice révélateur, non point la vérité elle-même, mais seulement une expression particulière et incomplète de celle-ci qui doit servir de guide et qu'il faut dépasser ; un voile entaché par le relatif, par le contexte à travers lequel l'Absolu se manifeste. Les Écritures sont le « nom », ou la lettre, le véhicule opaque, extérieur à la « Racine », mais ont avec elle un double rapport de participation en tant que liées à leur Racine et à leur Cause exemplaire, le Tao, et d'analogie en tant qu'elles sont le fil qui guide vers la racine. Ces traces sont « descendues », ont été accordées ; le terme employé (chui), selon une très ancienne formulation que l'on trouve déjà, fort proche, dans le Taiping jing (p. 275), signifie au premier chef « suspendre » et est traditionnellement employé pour désigner les astres « suspendus » dans le ciel qui en sont l'élément civilisateur d'ordonnancement, l'« écriture » (wen).
Selon d'autres versions, c'est le Yuanshi tianzun, le Vénérable céleste de l'Origine première, qui s'est lui-même changé en trois Seigneurs ; ceux-ci sont ses trois « corps de transformation », trois différentes apparences qu'il a revêtues pour propager trois enseignements distincts à trois époques diverses ; mais ces trois corps et ces trois enseignements n'en forment qu'un, qui est son « corps véritable » ; ils ne sont trois que pour des raisons d'opportunité (des « temps différents »). Cette notion et sa formulation rejoignent à la fois, d'une part, un vieux fonds de pensée chinoise que l'on trouve en particulier chez les légistes, mais aussi en germe chez Confucius et très expressément développé dans le Huainan zi, qui prône l'adaptation aux « temps » et un certain opportunisme et, d'autre part, la théorie pédagogique de l'upâya (fangbian) des bouddhistes, « moyens habiles » qu'il faut employer pour se faire comprendre de sorte que l'enseignement soit adapté à l'auditeur et prenne donc des formes diverses selon les époques et ceux à qui il est destiné. Cette théorie, ainsi que celle de corps d'apparence et de transformation (nîrmâna-kâya) a été abondamment utilisée par les textes taoïstes des Tang (en particulier les chap. ii et ix du Benji jing) et leur a servi, à l'instar du bouddhisme, à justifier des divergences qui distinguaient et parfois opposaient les divers écrits entre eux. La forme de l'enseignement ou, en d'autres termes, l'apparence que prend pour le fidèle le « corps de réponse » revêtu par les dieux - Yuanshi tianzun ou Lao zi -est fonction de la capacité d'accueil, de la faculté de voir et de comprendre de l'adepte.
Les trois enseignements sont mis en correspondance avec trois instances de l'être humain, le Souffle, l'Esprit et l'Essence (jing). Dans ce contexte spécifique, le Souffle est la forme la plus grossière, qui correspond au toucher, à l'apparence exté-rieure ; l'Esprit est mis en relation avec l'ouïe et l'espace ; l'Essence, se situant au plus haut dans cette échelle, est reliée à la vue et à la lumière. Ces trois instances, rapportées aux trois champs de cinabre, illustrent trois modes de connaissance. Mais la limite de la connaissance humaine est rappelée par une phrase du Daode jing (chap. xiv) décrivant le caractère inacces-sible du Tao : le Souffle, l'Esprit et l'Essence sont les Trois Originels qui se trouvent dans les trois champs de cinabre et qui se nomment l'Impalpable (pour le toucher-Souffle), le Silencieux (d'un mot qui désigne aussi ce qui est épars, clairsemé, si distendu et lointain qu'on ne peut l'appréhender, pour l'ouïe-espace-Esprit) et l'Indistinct (pour la vue-Essence).
Pour d'autres textes, les Trois Seigneurs ne sont eux-mêmes à leur tour que des « traces », celles des Trois Originels ou de Trois Chaos primordiaux qui les ont précédés (et c'est ici que parfois se situe l'une de ces longues énumérations de Chaos aux noms divers, évoquant tous le vide, qui s'engendrent les uns les autres spontanément). Ils apparaissent l'un après l'autre et chacun est issu « par transformation » (et non par génération) de l'un des Chaos dont il est l'« indice ». Ils sont les Seigneurs d'un enseignement et sont à l'origine des Principes du monde. Leur correspondent trois Souffles (à peu de chose près, les trois Souffles originels des Maîtres célestes), qui sont les énergies qui informent l'univers. A la fois énergies et maîtres de Vérité, ils occupent ainsi une position médiane entre les Chaos primor-diaux, qui sont aussi des Vides, et le cosmos. De même que l'Écrit à la fois précède le monde et le fonde dans les théories du Shangqing, de même, ici, les Seigneurs à la fois délivrent un enseignement et donnent forme au monde à partir d'un état chaotique d'indifférenciation et de potentialité pures. C'est par le Livre, et donc par la connaissance, que le Ciel et la Terre se constituent, et que le clair (Yang) et l'obscur (Yin) sont différenciés. Ces Trois Seigneurs ont été identifiés à la triade des dieux suprêmes de la liturgie, le Yuanshi tianzun, le Taishang Dao jun, ou Très Haut Seigneur du Tao, et le Taishang Lao jun, Lao zi divinisé. Les domaines des Trois Seigneurs sont les Trois Purs, les cieux suprêmes avec lesquels ils sont eux-mêmes parfois identifiés.
En effet, au-delà des trente-deux cieux du Duren jing, qui forment les « trois mondes », sont situés les quatre cieux des « hommes semences » (un héritage de la tradition des Maîtres célestes), où la souffrance n'accède plus, puis les « Trois Purs », et enfin le ciel suprême Daluo (« grand filet », d'une expression issue du Daode jing), dont la description est inspirée de celles que donnent des lieux célestes les textes du Shangqing. A ces cieux correspondent différents degrés de sainteté : les anciennes distinctions, qui n'avaient jamais été élucidées de façon tout à fait homogène par les textes antérieurs, sont reprises, avec certains raffinements et variantes, entre les Saints (sheng), les « hommes véritables » (zhen) et les « immortels » (xian).
Le système classificatoire adopté pour les textes détermine également la montée graduelle des taoïstes dans l'échelle sacer-dotale : lors de leur ordination les maîtres taoïstes recevaient un lot complet d'écrits correspondant à l'une ou à l'autre des sections du Canon. Au plus bas, les textes des Maîtres célestes ; considérés à la fois comme inférieurs et comme contenant tous les autres (en germe), ceux-ci constituaient le premier pas. Au sommet, ceux du Shangqing qui étaient tenus pour conférer la plus haute initiation. L'initiation pouvait commencer à sept ans pour les garçons, dix pour les filles. Ceux qui n'étaient pas mariés pouvaient devenir moines ou nonnes à partir de quinze ans. Elle débutait par les textes des Maîtres célestes (le Zheng yi), puis se poursuivait par ceux qui étaient attachés au Sanhuang wen avec l'ensemble rassemblé autour du Daode jing, puis avec ceux du Lingbao, puis avec l'ensemble des sandong (les « trois grottes »), et enfin s'achevait au plus haut de l'échelle sur ceux du Shangqing. Cette initiation progressive dans l'échelle ecclésiastique était dictée par la connaissance litur-gique en tant que mise en pratique à la fois extérieure et intérieure d'un savoir.
Les Maîtres constituent la communauté religieuse et font partie des « trois trésors » à parité avec le Tao et les Écritures. Ils sont intronisés lors d'une cérémonie solennelle au cours de laquelle est fixée leur place dans le monde religieux, marquée par une affectation précise dans une circonscription (zhi) qui les relie à un mont sacré auquel se rattache leur chambre de méditation. Ce lieu triple est également céleste, puisqu'il est établi en fonction de leur date de naissance et de la position des étoiles à cette date ; en somme il est situé à la fois dans le temps et dans l'espace, dans le ciel et sur la terre, dans le monde extérieur et dans l'oratoire du prêtre. Le Maître s'engage alors à transmettre la « civilisation », ou l'art de la transformation (hua, un mot qui a les deux sens), à oeuvrer pour le salut des hommes, à prier pour faire venir la pluie et le beau temps, à accomplir les cérémonies rituelles, et reçoit le lu, le registre, qui est la liste des forces surnaturelles sur lesquelles il aura puissance. Ce registre est de la même nature que les talismans royaux qui attestaient le mandat qu'avaient reçu du ciel les souverains antiques.
Un culte est rendu aux Maîtres en une triple triade - la première est constituée par les trois premiers Maîtres célestes (Zhang Daoling, son fils et son petit-fils) ; elle se reflète dans la deuxième formée par le Maître céleste actuel, son père et son grand-père, et dans la troisième, la triade personnelle de tout maître, composée, outre son propre maître, du maître de celui--ci et du maître de ce dernier. La relation qui unit un maître à son disciple est expressément comparée à celle qui unit un père à son fils, car c'est, est-il dit, le Maître qui donne la vie à son disciple. Ce culte est donc construit sur la base d'une filiation religieuse et sur le modèle du culte des ancêtres qui, effecti-vement, s'effectue sur trois générations.
Parallèlement, on reconnaissait plusieurs sortes de maîtres selon leurs spécialités : la doctrine, le rituel, la discipline monastique ou la purification intérieure ; les ermites et les exorcistes étaient rangés à part.
L'époque des Tang est aussi, pour le taoïsme, celle où se manifeste une nouvelle tendance au mysticisme. Illustré par de nombreux textes, dont les plus importants datent du viie siècle, se dégage un immense courant que nous ne pouvons présenter que brièvement ici et que, pour la commodité de l'exposé, j'appellerai « neiguan », « méditation intérieure ». Il développe une forme de méditation silencieuse et sans images, visant au vide de l'esprit et à l'union au Tao, plus qu'à l'extase et à l'envol dans les cieux. Sous l'influence du bouddhisme, encore, la conception de la méditation et de la contemplation prend un tour différent. Alors que, dans les techniques du Shangqing, l'« oubli », l'arrêt des pensées, n'était qu'une mise en condition, la mise en pratique d'une rupture avec le monde ordinaire, il devient une technique à lui seul et s'assortit de spéculations sur la réalité du monde et sur le vide. Des termes anciens reçoivent de nouvelles définitions ; ainsi, la « délivrance » consiste à libérer l'esprit de tous les concepts et de toute idée d'acquisition et de perte, à ce qu'il n'y ait plus rien et non plus d'absence de quoi que ce soit (Benji Jing, 2, Paris, 1960, p. 26) ; « quitter sa famille » (chujia) signifie quitter le monde des existants, s'affranchir du respect des préceptes religieux et moraux. Mais les véritables préceptes sont ceux qui ne peuvent s'observer ni se transgresser et l'adepte supérieur ne se retire pas du monde car il n'en craint pas les souillures. La méditation sur les textes comporte deux phases : l'une consiste à se concentrer, l'autre à se libérer de cette méditation et à savoir que dans la « loi » (fa, la doctrine) il n'y a fondamentalement pas d'écrits (cela date du vie siècle et précède donc la célèbre formulation de ce genre par le Chan, ou Zen) ; de même, la méditation sur le maître consiste à le contempler en pensée en une première phase, puis à n'avoir aucune pensée en une seconde (Benji jing, 2, p. 30).
Cette tendance est un témoin de l'une des manières qu'a eues le taoïsme d'opérer une tentative de conciliation entre le taoïsme et le bouddhisme. L'intérêt de cette tentative réside non seu-lement dans la façon dont les taoïstes articulèrent les deux religions l'une sur l'autre, mais aussi en ce que ce fut un travail d'assimilation du bouddhisme qui leur permit de dépasser ce premier stade pour retrouver vers la fin des Tang une formulation purement originale qui sera celle de l'alchimie intérieure (neidan). Dans ce travail, on peut constater une fois de plus que, lorsqu'ils empruntent - et, à la différence des bouddhistes et des néoconfucianistes, ils le font en reconnaissant leurs emprunts, en citant volontiers les textes bouddhistes où ils puisent -, les taoïstes restent néanmoins fidèles à leurs sources et au caractère propre de leurs orientations. Ils se sont alors en effet surtout tournés vers Lao zi et Zhuang zi et ont gardé leur identité et leurs caractéristiques fondamentales.
Le Neiguan jing est un court traité qui devint plus tard un texte de référence abondamment cité. Il est particulièrement intéressant par la façon dont il intercale des données bouddhistes dans un fonds taoïste. Neiguan signifie « contemplation inté-rieure" et, bien dans la tradition taoïste qui n'a jamais donné dans l'introspection à la façon des mystiques occidentaux, il s'agit d'un texte en grande partie consacré à la contemplation des dieux corporels. L'anthropologie est toute taoïste : le Souffle primordial anime le corps structuré selon le modèle donné par l'École du Yin-Yang et des Cinq Agents ; les dieux corporels sont ceux que nous avons déjà rencontrés ; le corps est un microcosme : les yeux sont la lune et le soleil, les cheveux les astres, etc. Sous-entendant une méditation sur la renaissance, car c'est un thème qui lui est lié, le texte commence par décrire la formation de l'embryon, motif récurrent dans le taoïsme, dont traite déjà le chapitre vii du Huainan zi, et qui se retrouve dans bien d'autres ouvrages taoïstes (par exemple dans le Yebao yinyuan jing, 336, 8, 1a-b, où ce développement de l'embryon est mis en rapport avec les Neuf Cieux ; ou dans le Chujia yinyuan jing, 339, 16b). Puis il énumère des dieux corporels, les dieux du registre du Shangqing qui logent dans le corps, et les esprits des cinq viscères. Il opère alors un tournant en traitant du xin, qui est, dans ce contexte, à la fois l'organe physique siège de l'affectivité et du mental, et l'esprit. C'est ici que taoïsme et bouddhisme s'entremêlent : l'homme à la naissance est pur, lieu commun de la tradition chinoise qui voit l'origine des troubles et des erreurs dans les émotions. Oui, mais les émotions sont considérées comme la source des six formes de conscience (shi) du bouddhisme, et ce sont celles-ci qui sont à la racine des vues erronées et partielles. Il faut donc chercher l'origine de cette conscience (shi), qui est dans le xin, puis l'origine de celui-ci, qui se situe dans la notion du moi, celle-ci issue du désir. Nous voilà en pleine introspection bouddhiste. Néanmoins, le texte tourne court en ce sens qu'il n'aborde aucune des méthodes bouddhistes de destruction de cette conscience et de cette notion du moi, mais revient au « vide de l'esprit » qui, pour être prôné par d'illustres anciens, n'en avait pas moins été laissé de côté par la suite dans le taoïsme. L'immortalité s'acquiert par le Tao et le Tao vient de lui-même si le xin est pur. La fin du texte prône donc la vacuité du xin, l'apaisement de l'esprit (shen) : le Tao viendra alors de lui-même. Lao zi est cité, Zhuang zi évoqué : ceux qui travaillent leur corps, font ceuvrer leur volonté et agitent leur esprit ne sont que des ignorants. Pourtant, Lao zi mis en scène à la fin de l'ouvrage reprend à son compte la position de base qui est celle du taoïsme depuis des siècles en déclarant que sa sagesse n'est pas innée, qu'il a dû s'efforcer pour atteindre au Tao.
Ce texte conjoint ainsi deux sortes de méditation et, malgré un court passage d'inspiration bouddhiste, retrouve ses origines et se termine, en dépit d'une note quiétiste, sur l'appel à l'« étude ». En effet, le taoïsme, tout au long de son histoire, est délibérément gradualiste, ce qui se vérifie de façon tout à fait évidente dans les autres textes de la veine neiguan. Et Sima Chengzhen y insiste, tout en précisant qu'il ne faut pas presser le mouvement, car cela porterait dommage à la « nature fon-damentale » (xing) ; il souligne qu'il ne faut pas non plus prétendre que le but peut être atteint sans ascèse, un leurre contre lequel il faut mettre les débutants en garde.
Au coeur des ouvrages du type neiguan, on trouve un ensemble qui peut s'articuler autour du Dingguan jing, l'« Écrit de la concentration et de la méditation », un texte de référence qui existe en plusieurs versions et est attaché au nom de Sun Simiao (_ 682), ainsi que le Zuowang lun, l'« Essai sur s'asseoir et oublier » (une expression de Zhuang zi) dû à Sima Chengzhen (647-735) qui a été relié au premier. Une fois de plus, on peut constater la polyvalence des auteurs taoïstes, puisque Sun Simiao était un alchimiste médecin, et Sima Chengzhen un patriarche de l'école du Shangqing qui ne dédaignait pas les pratiques visuelles de cette école ni les techniques d'immortalité, ainsi que le prouvent ses ceuvres. Ces textes abordent un certain nombre de points fondamentaux, comme la définition des notions de base que sont le ming (le Décret), le xing (la « nature fondamentale »), la volonté (zhi), la connaissance, les facteurs de chute de l'être humain, le rôle primordial attribué au xin (le « coeur-mental ») dans le processus de libération.
Tous les textes dont nous traitons ici distinguent très nettement plusieurs étapes, cinq pour les uns, sept pour les autres, mais qui ne correspondent plus ici à une montée dans l'échelle ecclésiastique, mais à une progression toute personnelle que rien d'extérieur ne sanctionne et à une ascèse comme on en trouve dans toute l'histoire de la mystique.
Le premier degré prépare à la contemplation et se définit par le respect des règles et préceptes moraux ainsi que des règles de vie du genre de celles que préconisait Ge Hong - ne pas rester assis ni debout trop longtemps, ni travailler trop longtemps (Sima Chengzhen). Il peut aussi comprendre la pratique des anciennes recettes comme l'absorption de drogues (Dapjiao yi shu, 1, 21a). Il est destiné à assurer une première purification et un début de sérénité.
Le Dingguan jing compte cinq étapes qui marquent une évolution progressive allant du mouvement à la quiétude, partant de l'état d'activité ordinaire pour aboutir à la quiétude totale dont le caractère propre est de subsister aussi bien dans l'action que dans l'immobilité. Alors seulement commencent les sept étapes qui acheminent le mystique vers la « source du Tao ». Les catégories anciennes sont intégrées : au cours de la première étape, il faut « embrasser l'un et garder le milieu » ; lors de la deuxième, le fidèle retrouve son apparence de jeunesse ; à la troisième, il atteint à l'état d'immortel, s'ébat dans les monts sacrés et peut voler dans les airs ; des garçons et filles célestes l'entourent et le protègent. A la quatrième, il sublime son corps en souffle, il rayonne de lumière, il est un « homme véritable » (zhen). A la cinquième, le souffle est raffiné en esprit, il est « homme divin » (shen) ; il peut remuer ciel et terre, déplacer des montagnes et assécher des mers. A la sixième, il raffine son esprit et s'unit au monde des apparences (si) ; ne faisant qu'un avec les apparences, il change de forme selon les circonstances et les besoins des êtres. Enfin, à la dernière, il est au-delà du monde des êtres, mais il n'en est aucun qu'il n'atteigne ; il est parvenu à la fin ultime.
Le terme même de dingguan mérite une explication. Comme le binôme zhiguan (samatâ-vipasyanâ) adopté par le bouddhisme Tiantai, il renvoie à une double attitude de l'esprit : ding est la concentration qui apporte une stabilité égale à celle de la Terre ; guan est la contemplation qui met en ceuvre la sagesse intuitive (hui, prajfia, sapience) et rayonne de lumière comme le Ciel. Ce sont deux aspects complémentaires toujours présents dans ces textes : l'aspect négatif ou privatif, de stase, qui opère une rupture avec le monde et les habitudes mentales ; il est ici comparé à la Terre, dont le propre dans la cosmologie chinoise est d'être stable, et rangé dans la catégorie du Yin, qui est mouvement de repli. Celui-ci est complété par un aspect positif, de déploiement et de lumière caractéristiques du Ciel et du Yang. Ding et hui forment avec l'observance des « préceptes » (iie), auxquels certains textes taoïstes ajoutent les shu, c'est-à-dire les « méthodes », les anciennes pratiques, une triade d'origine bouddhiste. Comme l'exposaient, dans l'école du Chan, Huineng (638-713), à peu près contemporain de Sima Chengzhen, et Shenhui (668-760), ding et hui sont nécessaires conjointement : si trop d'importance est accordée à ding, on sombre dans l'hébétude ; si au contraire hui seul est cultivé, on aboutit à la folie illuminée (kuang). Pour le Daojiao yi shu, le ding, à strictement parler, fait partie inhérente du hui. Pour d'autres textes, le ding doit être dépassé après avoir été pratiqué, car il est encore pensée.
Plusieurs états de l'esprit (xin), qui joue désormais un rôle primordial, sont distingués : il faut faire disparaître l'« esprit attaché », mais non l'« esprit vide », et l'« esprit agité », mais non l'« esprit lumineux », qui est le Tao. Aucun attachement ne doit subsister, pas même le désir du non-désir, pas même la fixation sur le vide ; car, comme le remarque Sima Chengzhen, pour devenir vide, il faut qu'il n'y ait plus de quelque part. A ce prix seul, la légèreté et la luminosité peuvent être atteintes ; la distinction entre le vrai et le faux disparaît et l'esprit entre dans cette « aveugle concentration » dont nous avons vu plus haut qu'elle est lumière. L'art est délicat, il ne faut rien rechercher, et pourtant il ne faut pas s'attendre à ce que cet état de liberté vienne de lui-même. C'est, en un composé nuancé de « gradua-lisme » et du « subitisme », d'effort et d'état de grâce, d'inné et d'acquis, une « orientation » qui doit être donnée à l'esprit, qui est purement négative en ce sens qu'elle consiste à éliminer le désordre sans même s'attacher au vide ni faire disparaître la lumière (Zuowang lun, 3b-4a) ; il ne faut pas appliquer son esprit à la concentration, et non plus qu'il n'y ait pas de concentration (ibid., 12a).
Il faut contempler le xin (ici, le mental) avec le shen (l'esprit), et non avec le corps (xing), explique Du Guangting dans son commentaire au Qingjing jing (759, 10a-b), un autre de ces textes qui eurent beaucoup de succès sous les Tang et sous les Song. L'« idée » (mot à mot : « l'idée mentale », xinyi) « attire le souffle » qui engendre le shen, mais le mental ne doit s'attacher à rien et il n'y a donc aucun état mental qui puisse être contemplé, ni qui puisse « fonctionner » (yong) ni être exercé ; en d'autres termes : « Le xin n'est pas ce xin [le mental d'un individu]. » Et pourtant, c'est lui qui est le maître de la demeure qu'est le corps (ceci est l'un des axiomes de base du taoïsme) ; sans demeure, il ne peut s'établir ; tout se passe comme s'il n'y avait pas de corps et pas non plus d'absence de corps. Si l'on n'atteint pas à l'état de « non-mental », comment peut-on oublier le corps ? C'est le fait que le mental oublie le corps qui est « non mental », et « le corps n'est pas ce corps ». En définitive, et en d'autres termes, l'« oubli » qui est « non mental » ne peut venir que du mental. Le vide, continue ce commentateur, n'est qu'un « attribut » (xiang, emprunt au bouddhisme) illusoire, un upâya, un procédé pédagogique que le Tianzun a établi dans sa grande bonté (12a) ; il n'est que le « fonctionnement » (yong) du Tao (11a), en d'autres termes, il n'est que l'aspect laborieux de l'exercice spirituel menant au Tao. Il faut atteindre au « non-fonctionnement », qui est le « vrai vide » et le vrai Tao. Le « grand vide » étant opposé au « petit vide » qui s'exerce par le non-agir, il faut parvenir à ce que « petit » et « grand » dispa-raissent tous deux, « grand » n'existant que par opposition à « petit ».
Cet ensemble de textes s'accorde pour insister sur deux points que nous retrouverons couplés aussi dans le chapitre suivant à propos de l'« alchimie intérieure » : ne pas s'attacher au vide, ne pas l'hypostasier, est le premier, d'inspiration bouddhiste ; s'exercer à la fois sur le plan physiologique et sur le plan mental est le second, bien enraciné dans la tradition taoïste, que nous retrouverons dans l'alchimie.
S'attacher au vide, se fixer sur le désir du non-désir est le grand piège, déjà évoqué par le Huainan zi (chap. xi) qui, bien avant l'introduction du bouddhisme, écrivait : « Qui constamment désire être vide ne peut l'être ; celui qui ne cherche pas le vide l'est spontanément. » Cette phrase, à notre connaissance, n'est pas citée par nos taoïstes, mais elle indique qu'ils pouvaient être tout disposés à comprendre et intégrer ce point de doctrine longuement développé par les bouddhistes. Nous avons déjà mentionné plus haut l'école du « double Mystère » et son « double oubli ». En matière de contemplation (guan), les textes des Tang y reviennent de multiples façons et à cette fin distinguent entre plusieurs formes de contem-plation qui constituent des étapes successives. Certains comptent trois temps, comme le Daojiao yi shu et le Sanlun yuanzhi : tout d'abord la contemplation des « dharma illusoires » qui consiste à méditer sur l'aspect composite des êtres, et nos auteurs trouvent facilement à illustrer cela avec un extrait du chapitre ii de Zhuang zi ; puis la contemplation des « dharma réels », puis celle du « vide universel ». Ici, l'influence du bouddhisme du Tiantai est évidente. Ou encore : contemplation du you «l'existence), suivie de celle du wu (la non-existence), puis de celle du Tao du milieu : c'est le Mâdhyamika avec l'école des Sanlun qui parraine. Ou encore : la maîtrise de l'esprit par la fixation sur l'Un, qui n'est que la « nasse » avec laquelle on attrape le poisson (une image de Zhuang zi) ; puis l'« esprit cendre » (une expression de Zhuang zi) par l'oubli de l'Un ; puis l'éveil à l'« Un véritable » et la « grande concen-tration » (encore un terme de Zhuang zi). Mais certains modèles sont plus élaborés. Du Guangting énumère quatorze sortes de concentration qu'il répartit en trois véhicules auxquels s'ajoute celui du Saint qui les coiffe. Le Zuoxuan lun en connaît quatorze autres, rangés par couples de contraires, de façon à créer un effet de balance. Sous les Song, le mouvement se poursuit et le Daoshu en distingue cinq sortes.
Le rapport de complémentarité et de corrélation qui unit le ding au hui est le même que celui qui relie le corps à l'esprit, si bien que les deux couples sont mis en correspondance. La concentration est reliée au corps et aux exercices respiratoires - appelés par analogie, dans ce contexte, qiguan, « contemplation du souffle » - et la sapience à l'esprit (xin ou shen) et à la « contemplation de l'esprit ». Bien que tous deux soient égale-ment nécessaires, il existe une gradation, comme pour la concentration et la sapience : le Daojiao yi shu estime qu'il faut passer de la contemplation du souffle à celle de l'esprit. Le Sanlun yuanzhi (11b) tient que la pratique du souffle vise à la longévité, tandis que celle de l'esprit, qui consiste à « s'asseoir et oublier », assure le salut (miedu) ; mais là encore, nul quié-tisme : la réalisation de la quiétude consiste, dans le mouvement, à « être transparent », et, dans l'immobilité, à « rayonner de lumière » (7a).
Toutes ces spéculations préparent celles de l'alchimie inté-rieure qui prend forme à la fin des Tang et se développera surtout à partir des Song. On y retrouvera le couple ding--corps et hui-esprit sous les espèces du ming et du xing. Il faut souligner cependant qu'elles coexistent constamment avec les anciennes méthodes de méditation visuelle portant sur la physiologie subtile et imaginaire, comme on peut le constater à la lecture du commentaire de Du Guangting au Qingjing jing qui passe en effet avec une grande aisance d'une forme de méthode à l'autre sans y voir de contradiction, traitant, après de longs développements sur le non-attachement, de l'absorption des effluves solaires et lunaires. Son commentaire est également intéressant en ce qu'on y constate la présence dès cette époque de thèmes et de termes propres à l'alchimie intérieure.
Le Yinfu jing est un court traité anonyme qui ne peut être passé sous silence parce qu'il a eu un énorme succès. Bien que datant probablement de la deuxième moitié du vie siècle, il n'a été répandu qu'à partir du commentaire qu'en a fait un taoïste contemporain de l'empereur Xuanzong, Li Quart (v. 743), qui en a été le promoteur, de sorte que la première version qu'on en connaisse est accompagnée de son commentaire. Cet ouvrage a été maintes fois commenté et constamment cité par la suite ; il est devenu un ouvrage de référence et a donné au taoïsme un certain nombre de mots clefs de son vocabulaire. Dans la version de Li Quan, il est divisé en trois parties comportant des titres : la première est consacrée au Tao et aux immortels et à la « garde de l'Un » (baoyi) ; la deuxième à la loi, à l'État et à la paix ; la troisième aux « méthodes » (shu) qui s'appliquent pour la guerre et assurent la victoire des armées : le pays (guo) et la guerre sont compris métaphoriquement, selon la tradition taoïste, comme désignant l'individu et la lutte pour la paix intérieure. Comme son titre (compris par Li Quan comme signifiant l'« union à l'obscur Yin »), l'ouvrage est assez énig-matique et c'est peut-être la raison de son succès. Sous les Song, il a été le plus souvent interprété en termes de neiguan ou d'alchimie intérieure. Le xin y occupe une place centrale : il est le « moteur » ou le mécanisme fondamental (ji) de l'homme. Les Cinq Agents sont des « voleurs » en ce qu'ils sont à l'origine de l'ouverture sur le monde extérieur et détournent de la vie intérieure. Li Quart interprète ce texte de façon très tradition-nelle, avec, cependant, une nette orientation vers la fermeture au monde extérieur et une intériorisation extrême. L'homme est ce qu'il y a de « plus numineux sur terre », selon la formule consacrée, parce qu'il peut « retourner sa lumière vers sa nature propre et comprendre totalement l'Origine première ». Cepen-dant cette compréhension passe par celle des mécanismes du monde que sont les jeux du Yin et du Yang et des Cinq Agents, et les cycles calendériques pour lesquels l'étude du Yi jing est fondamentale. Cela parce que la sagesse et la sainteté ne visent point, pour l'homme, à prendre l'initiative, mais à suivre l'ordre naturel et céleste. Bien que les classiques confucéens soient cités, Lao zi, Zhuang zi, les sages cachés et Huang di sont mis au premier plan et passent avant les sages confucéens, Yao et Shun.
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