Pélerinage Shî'îtte
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Dès le départ de Téhéran, le ton est donné par le responsable de l’Organisation des Pèlerinages accompagnant les pèlerins, qui préfère souvent noircir quelque peu le tableau à l’avance afin d’éviter toute plainte une fois sur place : "Je vous rappelle qu’il est interdit de prendre des photos, surtout des forces de sécurité, sous peine d’emprisonnement ; interdiction formelle également de se rendre soi-même à Kadhimiya, Samarra [autres lieux saints chiites abritant les sanctuaires de plusieurs des douze Imams] ou toute autre ville ne figurant pas dans le programme, les conditions de sécurité s’y étant récemment dégradées ; merci de ne pas tenir compte du faible niveau de confort des hôtels : les coupures d’électricité y sont fréquentes et vous n’aurez peut-être pas d’eau chaude... Les conditions matérielles du pays sont de plus en plus précaires, mais je vous rappelle que le but de votre voyage est avant tout spirituel…"
L’Iran a ainsi fait de la sécurité des pèlerins l’une de ses priorités. Les consignes sont très strictes, et les passeports gardés par le responsable en vue d’éviter tout déplacement hors de la "feuille de route" officielle. Cependant, une fois arrivés à Nadjaf et à Kerbala, ces derniers ont une totale liberté de mouvement au sein même des villes.
Arrivée à Nadjaf : une cité hors du temps
Ancien berceau de nombreux mouvements religieux et intellectuels et de découvertes scientifiques en tout genre, grand centre d’études théologiques chiite abritant de nombreuses écoles ou congrégations soufies, ainsi qu’une infinité de précieux ouvrages et de documents historiques uniques, l’aspect extérieur de Nadjaf, située à 160 km au sud de Bagdad, n’a sans doute plus rien à voir avec son lustre d’antan. Cependant, elle n’en continue pas moins d’abriter l’un des plus grands séminaires chiites ("hozeh") du monde dont l’une des figures principales est l’Ayatollah Sistani, lui-même d’origine iranienne. Après avoir subi un déclin irréversible sous le régime de Saddam, ces écoles religieuses ont, depuis 2003, retrouvé un second souffle et attirent un nombre croissants d’étudiants en théologie iraniens, malgré la présence de Qom. C’est également là que pendant plus de dix ans (1965-1978), l’Imam Khomeiny dirigea le principal courant d’opposition au régime du Chah.
Selon la tradition, le nom de la ville proviendrait d’un récit selon lequel l’un des fils de Noé aurait refusé de monter dans l’Arche et se serait réfugié sur une montagne située à l’endroit de la ville actuelle pour voir si le déluge allait effectivement se produire. La montagne s’écroula alors sur ordre divin, entraînant la mort de l’incrédule. Peu de temps après, une rivière y apparut, puis s’assécha rapidement. C’est à la suite de cet événement que l’endroit aurait été surnommé "Ney Jaff" c’est-à-dire "la rivière asséchée".
Pour les pèlerins, l’attraction principale de la Nadjaf actuelle demeure le sanctuaire de l’Imam Ali, situé au cœur de la ville et, selon la tradition chiite, à l’endroit même où Adam et Noé auraient été enterrés. Il fut incessamment détruit et reconstruit au cours des siècles, et ses nombreux trésors et objets précieux donnés par divers sultans et souverains ont également disparu à la suite de batailles et conquêtes éphémères. À la suite de la répression de la rébellion de la population contre le régime de Saddam Hussein après la première guerre du Golfe en 1991, qui se solda également par le massacre de plusieurs fidèles au sein même du sanctuaire, il fut de nouveau pillé et sérieusement endommagé. L’endroit fut ensuite quelque peu laissé à l’abandon du fait des multiples restrictions religieuses imposées aux chiites. Enfin, durant les dernières années du règne de Saddam, il fut en partie reconstruit par les autorités irakiennes elles-mêmes dans le cadre d’une ultime manœuvre politique visant à ne pas s’aliéner et perdre totalement le contrôle du sud du pays en majorité chiite. Les principales opérations de restauration ont néanmoins eu lieu après sa chute, essentiellement grâce aux dons financiers ou en nature en provenance d’Iran. La grande majorité des mosaïques, décorations, ainsi que la façade dorée du tombeau ont ainsi été réalisées par des artisans iraniens. Les tapis, sur lesquels figurent des inscriptions discrètes telles que "don de la ville d’Ispahan" ou encore "don de la ville de Shirâz à Nadjaf Ashraf (c’est-à-dire "Nadjaf la plus noble", telle que la surnomment les pèlerins)" sont également là pour nous le rappeler.
Après une fouille très stricte, les pèlerins arrivent dans la cour intérieure du sanctuaire du "prince des croyants", surnom donné à l’Imam Ali, à la façade dorée et imposante, d’où s’élèvent deux grands minarets et un dôme central recouverts d’or. Après une dernière fouille, les hommes et les femmes se séparent, une partie du sanctuaire leur étant à chacun réservée, et après s’être déchaussés, on pénètre alors à l’intérieur… On ne sait alors où regarder : des portes incrustées de métaux précieux et de fines gravures aux murs constellés de petits miroirs à multiples facettes produisant une sensation d’infini, des nombreux versets coraniques finement calligraphiés aux lustres étincelants et objets précieux en tout genre… tout ici doit concourir à éveiller la spiritualité dans le cœur du pèlerin et tenter de refléter la beauté de l’au-delà. L’ambiance y est surréaliste, hors du monde et du temps, et loin du tumulte incessant de la ville, il ne règne désormais plus que le bruissement sourd de centaines de prières murmurées par les pèlerins… "Que la Paix soit sur toi, ô Prince des Croyants, que la Paix soit sur toi, ô ami de Dieu". En s’avançant davantage, la foule s’épaissit ; des bruits de sanglots viennent parfois briser la monotonie des murmures, et on peut alors distinguer les parois dorées du tombeau de l’Imam. La foule devient alors de plus en plus compacte, tout le monde se pressant autour pour pouvoir le toucher, si possible l’embrasser, à défaut l’effleurer du bout des doigts, y frotter un morceau de tissu que l’on donnera ensuite à un proche qui n’a pas eu la chance de venir, ou encore pour y jeter quelques billets ou nouer aux barreaux dorés de sa façade un petit morceau de tissu vert correspondant à une demande particulière adressée à Dieu, avec prière de l’accepter en l’honneur de l’Imam… Cependant, pour ceux et celles qui resteraient trop longtemps près du tombeau, les gardiens sont là pour, à l’aide d’une sorte de plumeau et de "Harekat, harekat !" ("circulez, circulez !") -qui n’ont que peu d’effet-, tenter de permettre à tous de pouvoir s’en approcher.
Dans la tradition chiite, les douze Imams occupent un rôle central étant donné qu’au-delà de leur dimension historique, "[ils] sont ceux qui guident leurs adeptes au sens spirituel caché, intérieur, ésotérique (bâtin), de la Révélation énoncée par le Prophète". [1] La figure de l’Imam suppose donc toute une conscience religieuse initiatique du "retour" qui ne pourra s’opérer qu’au travers de la fonction de guide spirituel intérieur qu’il exerce et dont l’essence, au-delà de son incarnation temporelle éphémère, demeure une réalité spirituelle vivante dans l’âme de chaque croyant.
Les pèlerins vont ensuite s’asseoir dans un recoin du sanctuaire, non sans avoir pris au passage un exemplaire du Coran et du Mafâtih al-Jinân (Clés des jardins du paradis) [2], principal recueil de prières chiites contenant la "prière de pèlerinage au Prince des Croyants" que tout fidèle se doit de réciter lors de sa première visite dans le sanctuaire, ainsi que de nombreuses invocations lui étant spécialement destinées. La sortie dans la cours intérieure est un véritable retour au "monde", et fait place à des dizaines de pèlerins assis sur les tapis occupés à discuter en grignotant quelques noix et fruits secs, tandis que les enfants courent dans les allées interminables de tapis et s’amusent à faire fuir les pigeons…
Dès l’ouverture du sanctuaire, quelques minutes avant la prière du matin, les fidèles se pressent. Il est vrai que les oraisons matinales sont particulièrement valorisées par la tradition chiite, qui considère cette période comme un moment privilégié où l’âme n’est pas encore prise dans le flot des sollicitations quotidiennes et peut donc s’adresser plus intensément à son Créateur. Le quotidien du lieu est également marqué par d’incessantes cérémonies funèbres, où les proches portant le cercueil du défunt feront trois fois le tour du tombeau de l’Imam avant de l’enterrer à Wâdi as-Salâm, l’immense cimetière voisin. Tout se déroule dans une simplicité extrême, le cercueil ouvert ne se composant le plus souvent que de quelques planches de vieux bois assemblées à la hâte et duquel on peut même apercevoir un morceau de linceul… Le sanctuaire ne désemplit pas jusqu’à la fermeture, aux environs de minuit. Par manque de moyens, certains pèlerins irakiens venus des villes voisines dorment blottis contre la façade extérieure du sanctuaire dans des couvertures de fortune. Les clameurs du jour font alors place à un silence absolu.
Les pèlerins iraniens se dirigent quant à eux dans des hôtels réservés par l’Organisation des Pèlerinages où, malgré la simplicité extrême du lieu, tout a été aménagé à leur convenance : repas iraniens préparés avec des ingrédients locaux et personnel parlant persan dans sa grande majorité. Depuis la chute de Saddam, de nombreuses infrastructures hôtelières exclusivement réservées à ces derniers ont ainsi été mises en place à Nadjaf et à Kerbala, le plus souvent avec des capitaux iraniens. Leur confort demeure cependant tout relatif et malgré la présence de générateurs, les coupures d’électricité sont constantes. La population locale ne bénéficie quant à elle que de 2 à 3 heures d’électricité par jour. L’essentiel des revenus locaux est issu de ces véritables circuits économiques dépendants des pèlerinages iraniens, des infrastructures hôtelières à la véritable nébuleuse de boutiques de souvenirs vendant des tapis de prières et des chapelets "made in China". Tous les vendeurs ont d’ailleurs des rudiments de persan et les paiements s’effectuent en rials iraniens.
Le quotidien du pèlerin est également rythmé par les nombreux contrôles et fouilles vestimentaires qui se multiplient à proximité des sanctuaires. Les hommes et les femmes se séparent alors un instant, et ces dernières entrent dans de petites cabanes de fortune en tôle. L’atmosphère y est souvent étouffante, et il faut parfois se cramponner à ses voisins pour ne pas se faire écraser… surtout aux heures de prières, où les fidèles se pressent pour arriver à temps et participer à la "namâz-e djamâ’at", c’est-à-dire la prière collective qui est particulièrement recommandée en islam. Pourtant, l’ambiance y est plutôt joyeuse et bon enfant, et les éventuelles protestations sont bien vite étouffées dans les "salavât", prières dites en communs adressées au Prophète et à sa famille, ou visant à hâter le retour du douzième Imam.
De brefs échanges ont alors lieu entre Iraniens "D’où venez-vous ?" "Nous sommes partis de Machhad il y a trois jours, et vous ?" "De Téhéran, avant-hier", ou encore, quoique plus rarement, entre Iraniens et Irakiens, dans un mélange de persan et d’arabe plus que confus : "Mon fils voudrait se marier, pouvez-vous lui trouver une femme iranienne ?" et les éclats de rire de fuser...
A quelques dizaines de mètres du sanctuaire de l’Imam Ali, "Wâdi as-Salâm" (Vallée de la Paix), le plus grand cimetière musulman et l’un des plus vastes du monde où sont enterrés plusieurs prophètes et de grands mystiques, reçoit la visite de milliers de pèlerins iraniens chaque année. Selon les estimations, il abriterait entre 5 et 15 millions de tombes… "Dieu seul le sait", ponctue un vieux fossoyeur assis à l’ombre d’un mausolée en ruines. Au détour des allées poussiéreuses où se dressent des tombes ocres à perte de vue dont les plus anciennes remonteraient au VIIe siècle, des dômes turquoise et des petits mausolées apparaissent, comme celui des prophètes et descendants de Noé, Hûd et Sâlih, cités à plusieurs reprises dans le Coran, ou celui à la coupole dégarnie édifié à l’endroit où aurait un jour prié le douzième Imam ou le "Mahdi" attendu par les chiites. Les pèlerins s’y arrêtent quelques instants, le temps de réciter une prière implorant le retour imminent de "l’Imam du Temps", autre surnom donné au douzième Imam. Abraham et son fils Isaac serait également passés dans ce lieu. De nombreux chiites du monde entier désirent depuis des siècles y être enterrés. La situation actuelle, les coûts de transport et surtout l’absence d’accord et de facilités à ce sujet entre l’Irak et l’Iran, rend la réalisation de ce rêve impossible pour les Iraniens "à moins de décéder sur place", ponctue l’un d’entre eux. Ce souhait est d’ailleurs formulé par certains pèlerins âgés au cours de leur visite au sanctuaire de l’Imam Ali. Au cours des siècles précédents, de nombreux pèlerins venaient à Nadjaf ou à Kerbala pour y rendre l’âme dans l’espoir que la présence d’une grande figure religieuse à leurs côtés permette d’atténuer les souffrances de la mort et intercéder en leur faveur. Aujourd’hui, à titre de compensation, de jeunes adolescents irakiens proposent, pour quelques milliers de rials, de peindre le nom de la personne intéressée sur un carreau en faïence. Selon ces derniers qui s’empressent de citer un récit de la tradition islamique à l’origine plus que douteuse, après la mort, l’âme du défunt reconnaîtrait son nom et se rendrait alors à l’endroit où la plaque de fortune a été disposée. Les dizaines de plaques peintes s’alignant sur les allées témoignent de l’attachement profond des pèlerins iraniens à ce lieu.
A proximité de la ville de Nadjaf, la visite des mosquées de Koufa et de Sahla fait également partie des étapes incontournables du pèlerinage. Selon les récits de la tradition chiite, la première, située dans la ville de Koufa à une quinzaine de kilomètres de Nadjaf, aurait été construite là même où aurait eu lieu la "chute d’Adam" et où aurait été édifiée l’Arche de Noé. De nombreux prophètes seraient également venus y prier dont Abraham, Noé, Al-Khidr, le prophète Mohammad, les Imams Sadjad et Jafar as-Sadiq, où encore l’ange Gabriel. Armé de son plan ou accompagné d’un guide-prêcheur local, le pèlerin s’engage alors dans un véritable parcours mystique de près de deux heures, durant lequel il ira prier aux endroits même où, des siècles et parfois des millénaires plus tôt, ces "hommes de Dieu" se sont quelques instants recueillis. Selon la croyance chiite, l’ensemble de la création est un système vivant dans lequel l’atmosphère des lieux demeure marquée par les événements qui s’y déroulent et les personnes qui y ont vécu. Ainsi, l’endroit où a prié un jour un "homme de Dieu" restera imprégné par la personnalité de ce dernier, et toute personne venant par la suite s’y recueillir pourra un instant "sentir" et bénéficier de l’atmosphère spirituelle qui s’en dégage. Après la traditionnelle "Fatiha", première sourate du Coran, les pèlerins réciteront une sourate ou une prière particulière adressée à chacun de ses grands hommes, faisant revivre quelques instants par sa présence ces petits lieux saints invisibles perdus au milieu des vieilles dalles et de la terre battue, qui ne sont signalés que par la présence de vieux tapis poussiéreux usés par les genoux des pèlerins et, parfois, par une discrète inscription sur un mur. La mosquée de Koufa est également le lieu où l’Imam Ali fut mortellement blessé par un coup d’épée en 661, alors qu’il était en train d’y prier. Selon certains récits de la tradition chiite, durant sa longue agonie, il aurait invité ses proches à ne porter que l’arrière de son cercueil dont l’avant serait "guidé" vers le lieu de sa sépulture par l’ange Gabriel. Ce dernier se serait arrêté à l’endroit où fut édifié l’actuel mausolée de Nadjaf. La mémoire de ce lieu de deuil a été conservée avec la plus grande sobriété : une mosquée tout en blanc à la façade dénuée de tout ornement avec, à l’intérieur, un sanctuaire des plus simples élevé à l’endroit où l’Imam aurait été frappé, où les fidèles viennent un instant se recueillir.
Les lignes brutes de la mosquée et son dépouillement concourent à la beauté simple de l’endroit qui semble avoir jalousement gardé l’atmosphère des siècles passés. C’est sans doute cette simplicité qui, loin des brillants et du lustre du sanctuaire de Nadjaf, fait de cette mosquée un lieu propice à la manifestation d’une piété plus intérieure, peut être plus profonde, loin des sanglots et des bousculades de la veille. Tout au long de l’année, de nombreux pèlerins irakiens et iraniens viennent s’imprégner quelques heures de la beauté nue et ineffable de l’endroit ainsi que du silence absolu qui y règne. On y ressent soudain une étrange proximité avec les grands patriarches bibliques, avec cette terre qui fut un temps la leur, et avec le caractère intemporel de leur message…
Un patrimoine sacré en danger
Si la communauté chiite irakienne a fait l’objet de constantes pressions sous le régime de Saddam, notamment avec l’assassinat de plusieurs grandes figures religieuses chiites dont Mohammad Sâdiq as-Sadr, père de Moqtada Sadr, en 1999, la chute du régime baasiste a néanmoins entraîné un véritable chaos sécuritaire et la multiplication des attentats dans l’ensemble des villes saintes chiites. Certains lieux tels que Samarra, où se trouvent les mausolées des dixième et onzième Imams chiites ainsi qu’un sanctuaire consacré au douzième Imam, ne peuvent en aucun cas être visités par les pèlerins. Outre les centaines de civils, certains religieux de haut rang tels que l’Ayatollah Sayyed Mohammad Bâqer al-Hakim ont trouvé la mort à la suite de violents attentats. La situation semble actuellement hors de contrôle puisque si l’on exclut les attaques attribuées aux wahhabites, les attentats et attaques perpétrés par l’Armée du Mahdi contre les positions étrangères et étatiques exposent l’ensemble de la communauté chiite à d’importantes représailles et contribuent à alimenter l’insécurité ambiante ; la multiplication des milices chiites extrémistes précipitant chaque jour davantage le pays dans le chaos.
Depuis 2003, la violence des affrontements a également infligé de sérieux dommages à de nombreux mausolées et mosquées, le vieux cimetière de Wâdi as-Salâm ayant même été le théâtre de combats entre l’Armée du Mahdi, ayant transformé certains vieux caveaux en repères et lieux de stockage d’armes, et les forces américaines en 2004. Ces affrontements ont entraîné la destruction de nombreuses tombes et mausolées. Outre les pertes humaines atroces, le patrimoine sacré et culturel de ces villes saintes a ainsi subi des dommages irréparables et en l’absence de mesures et de moyens destinés à les protéger, ces lieux saints sont désormais en danger de destruction totale. Ce constat peut être généralisé à l’ensemble des sites archéologiques du pays, dont celui de l’ancienne Babylone, qui ont été fortement endommagés - lorsqu’ils ne furent pas totalement rayés de la carte. Si le gouvernement irakien a bel et bien ratifié la convention de la Haye de 1954 énonçant les conditions de respect du patrimoine culturel en situation de conflit armé en 1967, au vu de l’ampleur du chaos et la situation de quasi guerre civile actuelle, les priorités actuelles sont ailleurs.
Ce texte a été rédigé à la suite d’un voyage en Irak
réalisé du 14 au 24 mars 2008.
Notes
[1] Henry Corbin, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques. Tome 1 : le Shî’isme duodécimain, Tel, Gallimard, 1971.
[2] A ce sujet, lors de la guerre Iran-Irak, les médias occidentaux ont largement diffusé la rumeur selon laquelle des clés en plastique symbolisant les clés du paradis auraient été distribuées aux jeunes adolescents iraniens pour les inciter à aller se battre au front. Ces clés faisaient en réalité référence au titre de ce livre de prières que l’on remettait effectivement aux nouvelles recrues
Kerbala, ville de martyrs
Située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Bagdad, "Kerbala la Sublime" ou "l’Elevée" (Karbala-e mo’alla), comme la surnomment les chiites iraniens, fut le théâtre du plus important événement de la dramaturgie chiite : le martyre de l’Imam Hossein et de ses compagnons par Yazid ben Muawiya et de ses soldats en 680 de l’ère chrétienne. La route reliant Nadjaf à Kerbala n’est qu’une succession de paysages désertiques dont la monotonie n’est rompue que par la présence furtive d’oasis et de lieux de repos de fortune destinés aux nombreux pèlerins décidés à relier les deux villes à pied. L’absence totale de construction moderne tend à remettre les pèlerins dans l’ambiance de l’époque, aidés par les élégies funèbres du " maddâh ", sorte de conteur-panégyriste accompagnant le groupe, qui retrace d’une voie chargée de sanglots l’épopée de l’Imam et de ses compagnons.
L’origine du nom de la ville comporte de nombreuses versions. Selon certains, il proviendrait des mots arabes "karb", signifiant le chagrin et la tristesse, et "balâ’ " faisant référence aux notions d’épreuve et de difficulté ; ou encore du mot "karbalat" qui évoquerait la "terre douce" du lieu du martyre de l’Imam. Cependant, ces versions semblent infondées étant donné que le nom même de Kerbala existait avant le martyre de l’Imam Hossein et aurait désigné un groupe d’anciens villages babyloniens de la région. Selon d’autres récits, il proviendrait de l’Akkadien "karb" évoquant la proximité, et "ala" évoquant la divinité suprême. Les Iraniens y ont également apporté leur propre version, arguant que le nom de Kerbala serait issu de la combinaison des mots persans "kâr" (travail, ouvrage) et "bâlâ" (haut, éminent).
Le développement et l’histoire de la ville furent d’ailleurs largement influencés par ces derniers, qui constituaient l’essentiel de sa population au début du siècle mais dont l’influence recula sous l’influence britannique. Une grande partie fut également assimilée et se vit octroyer la nationalité irakienne. L’accès au pouvoir de Saddam Hussein entraîna un musellement conséquent de la liberté de culte et l’accès à la ville fut progressivement interdit aux chiites non irakiens, même si certains Iraniens continuaient à s’y rendre en catimini et à leurs risques et périls. Ces restrictions ont donc donné lieu à la venue d’une véritable marée de pèlerins en 2003 au cours des mois ayant suivi la chute de Saddam, les frontières ayant été momentanément hors de contrôle.
La ville concentre deux principaux sanctuaires aux dômes recouverts d’or : celui de l’Imam Hossein et celui de son demi-frère révéré pour son courage et sa loyauté à toute épreuve, Abbas ibn Ali ou "Abol-Fazl", situé à quelques dizaines de mètres de distance. Si l’on ignore la date exacte de leur construction - certains avancent la date de 684 pour la construction d’un premier mausolée, le sanctuaire actuel de l’Imam Hossein aurait été progressivement édifié à partir du XIe siècle -, ils ont également été l’objet de nombreuses attaques et pillages en tout genre au cours des derniers siècles, à l’instar de nombreux mausolées chiites des environs qui n’ont pas toujours été reconstruits et dont la mémoire se perd peu à peu... Les deux sanctuaires de la ville ont également été considérablement endommagés à plusieurs reprises sous le règne de Saddam Hussein et ont été depuis 2003 la cible de plusieurs violents attentats.
Dans le sanctuaire de l’Imam Hossein, les fidèles commencent souvent par se recueillir à l’endroit où serait tombée la tête décapitée de ce dernier et où a été édifié un petit mausolée argenté irradiant une lumière rouge. Ils se dirigent ensuite vers son tombeau. Là encore, l’ambiance y est surnaturelle, et le pèlerin se retrouve de nouveau bercé par le murmure des prières et des sanglots qui se perdent dans le bruissement incessant de la foule et des salutations adressées à l’Imam : "Que la Paix soit sur toi, ô héritier d’Adam, de Noé, et d’Abraham, que la Paix soit sur toi, ô héritier de Moïse, Jésus, Mohammad et Ali..." Le fait de pleurer est considéré comme un moyen d’exprimer le deuil mais également de se rapprocher de l’Imam et des vérités qu’il défendait ; verser des larmes pour la tragédie de Kerbala permettant quelque instant d’oublier le "soi" et d’établir un lien intime avec les idéaux spirituels qui y furent défendus.
Au-delà de l’expression d’une simple douleur, l’acte de pleurer dans la tradition chiite permet donc la réalisation d’un véritable "acte de présence" à des mondes spirituels supérieurs permettant ainsi à l’âme de se libérer quelques instants de l’emprise du monde sensible. D’autres tombeaux se situent à proximité de l’Imam, notamment ceux de deux de ses fils et de son fidèle compagnon Habib ibn Madhahir al-Asadi, mort en martyr lors de la bataille, et enfin, celui des 72 martyrs de Kerbala. Après avoir salué le tombeau, les fidèles restent souvent quelques heures dans le sanctuaire pour prier, lire le Coran ou réciter diverses invocations à l’Imam.
Iraniens et irakiens échangent parfois quelques paroles, le contact s’établissant souvent par l’intermédiaire d’un enfant ou d’un "nazr", friandises ou dates distribuées en vue de la réalisation d’une demande particulière adressée à Dieu, et qui donne ainsi lieu à l’échange de sourires ou de remerciements furtifs. Mais l’ambiance générale demeure au recueillement, malgré l’ampleur de la foule et les allées et venues incessantes des pèlerins. Durant la période d’Achoura et de "Arbaïn", célébrant les quarante jours du martyre, l’affluence atteint des sommets ; la ferveur des pèlerins ne semble en rien avoir été entamée par les nombreux attentats ayant touché la ville au cours des dernières années.
Ici encore, le faste des sanctuaires et la misère ambiante des rues forment un contraste saisissant : tas de déchets s’amoncelant ça et là, immeubles en ruine, fils électriques emmêlés et datant d’un autre âge… A l’instar de Nadjaf, l’économie locale survit essentiellement grâce aux revenus issus des pèlerinages iraniens et aux différents investissements réalisés dans le domaine des infrastructures de première nécessité grâce aux capitaux iraniens ; les bouches d’égout affublées d’un "sâkht-e Irân" ("Fabriqué en Iran") sont notamment là pour nous le rappeler. Pour beaucoup d’Irakiens, l’Iran représente d’ailleurs un véritable eldorado. Beaucoup rêvent d’y émigrer et tel vendeur nous dira avec fierté que son frère étudie à Qom, ou encore que son cousin est marié à une iranienne et a eu la chance de pouvoir partir là-bas… Outre les tapis de prière et chapelets multicolores, la vente de la terre située sous ou à proximité du tombeau de l’Imam Hossein et considérée comme sacrée était auparavant courante avant que sa source ne s’épuise peu à peu, et il était recommandé de la diluer dans de l’eau en cas de maladie. De nombreuses pierres de prières ou "mohr" vendues actuellement dans les magasins sont faites en glaise de Kerbala et constituent à ce titre l’un des achats privilégiés des pèlerins à titre de cadeau. De nombreux pèlerins y achètent également leur linceul, grand tissu blanc sur lequel sont imprimées des prières, qu’ils iront si possible frotter contre les parois dorées du tombeau de l’Imam Hossein et de Abol-Fazl afin qu’il s’imprègne de leur présence et adoucisse quelque peu les souffrances du passage dans l’au-delà.
L’ensemble de la vieille ville de Kerbala demeure imprégnée par la mémoire de l’événement et au détour d’une ruelle, on aperçoit soudain une fresque retraçant la bataille, un landau à l’endroit où est mort en bas âge l’un des fils de l’Imam Hossein, ou encore un petit mausolée en forme de cylindre à l’endroit où serait tombée la main d’Abol-Fazl après avoir été sectionnée… Autre étape du pèlerinage : la visite du "Tal-e zeinabiyyeh", petit mausolée construit à l’endroit de la colline où se tenait Sayyida Zaynab, la sœur de l’Imam Hossein, pour observer la bataille, ainsi qu’un passage au "Kheimeh gâh" (mukhayyama en arabe), où furent dressées les tentes des familles des compagnons de l’Imam lors de la bataille. La mémoire des lieux est donc centrale, et l’aspect moyenâgeux des rues en terre battue concoure à donner à la ville un aspect figé, hors du temps.
Hors de ce vieux centre religieux, Kerbala abrite également quelques écoles religieuses, même si leur nombre et leur importance ne peuvent être comparés avec celles de Nadjaf. Elles n’en furent pas moins un haut centre religieux et culturel chiite au XVIIe siècle, jusqu’à l’invasion wahhabite de 1801 qui provoqua la fuite de nombreux professeurs et étudiants vers Nadjaf
Si, étant donné les conditions de sécurité actuelles, le programme tracé par l’Organisation iranienne des Pèlerinages se limite strictement aux endroits que nous venons d’évoquer, certains pèlerins décident cependant de prendre le risque de se rendre seuls à Kadhimiya ("Kâzimayn"), dans la banlieue de Bagdad, qui abrite le sanctuaire où sont enterrés les septième et neuvième Imams, Moussa al-Kâzim et Mohammad al-Tâqi. Une fois dans l’ambiance, semblant oublier un temps toute peur et appréhension, certains pèlerins effectuent alors les quelques démarches administratives qui mèneront à la délivrance d’un permis de sortie de la ville et, dans un minibus de fortune, partent discrètement au petit matin pour une excursion d’une journée vers la capitale. Seule une centaine de kilomètres sépare Kerbala de Bagdad, cependant, étant donné la fréquence des contrôles d’identité et des barrages de police, le trajet peut durer de 4 à 5 heures. Le paysage est alors désolant : si l’on omet les barrages de police et quelques vieilles mosquées, le désert défile, à l’infini…
A l’entrée de Bagdad, aucun passant aux abords des autoroutes, et ce n’est véritablement qu’à l’entrée de la ville que disparaît le doute quant au caractère véritablement fantomatique du pays. Kadhimiya est également plus animée. Ici, cependant, du fait de l’interdiction des autorités iraniennes, les pèlerins non irakiens se font plus rares… et la police recommande le plus souvent aux quelques rares iraniens ayant osé s’y aventurer de ne pas y rester plus de quelques heures, "par mesure de sécurité".
Après les attentats de 2005 et de 2007, l’ambiance demeure également à la grande vigilance. Au retour, à la tombée de la nuit, il faudra se préparer au retour vers l’Iran au petit matin. Quelques heures, souvent quelques minutes avant le départ, les pèlerins effectuent une dernière visite-éclair aux sanctuaires, achètent les derniers cadeaux…
Le départ est pour tous accompagné d’une grande nostalgie, et la voix aux accents mélancoliques du "maddâh" qui s’élève pour une dernière fois lors du démarrage de l’autobus donne lieu à une véritable explosion de sanglots…
La frontière sera atteinte en quelques heures et, après des contrôles en tous genres, les Iraniens retrouveront leur pays animés par un sentiment mi-figue, mi-raisin : "Nous nous plaignions souvent des conditions de vie dans notre pays mais en revenant d’Irak, nous nous rendons compte de la chance que nous avons… Tout est si propre et organisé ici… En même temps, l’ambiance de là-bas est si légère, si extraordinaire… Tout me semble désormais terne ici, je ne pense qu’à y retourner… l’année prochaine, si Dieu le veut".
Les pèlerins mettent alors souvent quelques jours à véritablement "revenir" de ce voyage, et les multiples coups de téléphones et échanges de SMS permettent de prolonger un peu plus la mémoire du voyage : "Te souviens-tu, la semaine dernière ? Nous venions juste d’arriver à Kerbala…" ; "Il y a un mois, c’était le grand départ !", etc. etc. Jusqu’au prochain voyage… car si certains ont quelques appréhensions lors d’un premier départ, tous ne songent ensuite qu’à y retourner et à revivre ce que beaucoup décrivent comme "une expérience spirituelle unique, un tournant dans la vie de chaque croyant".
Cet article a été rédigé à la suite d’un voyage en Irak effectué du 14 au 25 mars 2008.
Bref aperçu historique
L’Imam Hossein est le fils de l’Imam Ali ou Ali ibn Abi Tâlib lui-même cousin, fils adoptif, et gendre du prophète Mahomet. Selon les chiites, le Prophète aurait lui-même désigné Ali comme successeur, du fait des liens familiaux et affectifs les unissant. Après la mort de ce dernier, ils s’opposèrent donc aux partisans de l’élection du nouveau leader pour diriger la communauté des croyants, et qui deviendront les futurs sunnites. Les partisans de Ali furent alors appelés les "Shi’a Ali", d’où provient le nom actuel de "chiisme". Il est considéré comme le premier des Imams chiites et le quatrième calife sunnite. Il fut tué dans la mosquée de Koufa par un kharijite en 661.
L’Imam Hossein, son fils, fut tué en 680 lors de la bataille de Kerbala contre l’armée du calife omeyyade Yazid Ier. Le lieu fit l’objet de pèlerinages plus ou moins clandestins dès les mois ayant suivi l’événement, malgré l’interdiction des califes omeyyades et abbasides d’y construire le moindre mausolée et les multiples intimidations et épreuves auxquelles devaient faire face les pèlerins chiites pour s’y rendre. A la fin du Xe siècle, la construction d’un mausolée fut officiellement autorisée par l’iranien Adhud ad-Dawla Fannâ Khosrow de la dynastie des Bouyides qui, devenu émir d’Irak en 978, alla même jusqu’à favoriser les pèlerinages au sein des deux principales villes saintes de Nadjaf et de Kerbala. Ces facilités contribuèrent largement à favoriser l’essor de ces deux villes. Cependant, de façon générale, les pèlerinages chiites sur ces lieux ont été à de nombreuses reprises interdits par les autorités sunnites à différentes époques, sans qu’ils ne parviennent à étouffer la ferveur des croyants chiites dont certains furent, au cours des siècles, prêts à mourir ne serait-ce que pour apercevoir le dôme du sanctuaire de Kerbala.
Pour l’ensemble de la communauté chiite, la mort de l’Imam Hossein symbolise la lutte désespérée de l’être humain contre l’oppression, la falsification de la vérité et la dénaturation de l’essence des révélations religieuses. Elle est ainsi souvent décrite comme une véritable "épopée humaine" intemporelle et universelle. Enfin, au-delà de sa dimension historique, la personne de l’Imam Hossein ainsi que l’ "esprit de Kerbala" sont toujours considérés comme bien vivants et sont souvent cités pour défendre certaines causes. A ce titre, plusieurs opérations militaires iraniennes au cours de la guerre Iran-Irak ont été baptisées du nom de la ville sainte
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