Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des
Rabbi Nahman de Baraslav
Le hassidisme comme la Cabale et le Talmud, c'est d'abord un art particulier de la lecture et de l'interprétation des textes. Étude existentielle en laquelle l'homme s'invente au fur et à mesure qu'il invente de nouvelles significations d'être.
Homme nouveau dans une tradition du nouveau." A rapprocher de "l'homme en marche".
Dans "tous les grands textes hébraïques, il y a un art de la lecture qui est d'abord une pratique déconstructive dont la finalité est la mise en mouvement du langage pour permettre à l'homme de s'inscrire dans un incessant dynamisme de signification."
Cette sagesse de l'incertitude dont parlait Kundera "fait obstacle aux idéologies toutes fondées, même pour celles qui sont de bonne foi, sur l'illusion de posséder la vérité. L'art de la lecture que nous proposons se résume dans la formule "lire aux éclats", c'est à dire éclatement de ce qui est définitif pour s'ouvrir à l'infini Recherche d'un au-delà de l'"identité enfermée en soi", incapable d'aller sur les voies du futur.
L'art de la lecture est une méthode qui ouvre et libère.
Etude du Tsimtsoum, paru chez Albin Michel, Collection Spiritualités vivantes,
écrit par Marc-Alain Ouaknin, rabbin et docteur en philosophie,
La première partie du livre Voyages d'une étincelle est consacrée à la description du mouvement hassidique des origines à aujourd'hui.
La tâche de l'homme est d'atteindre la perfection de son "étincelle individuelle" à tous les niveaux, dit Ouaknin qui confirme:"
Il est important chez les cabalistes de l'école de Louria de découvrir la racine de leur âme comme si seule cette connaissance permettait à l'homme de restituer son âme à sa racine céleste."
"Il incombe à chaque homme de chercher avec application et de connaître la racine de son âme afin de pouvoir la parfaire et la rétablir dans son état originel qui est l'essence de son être.
Plus un homme se perfectionne, plus il se rapproche de son être propre."
Moïse Zacuto, Commentaire du Zohar, Cf Miqdach Meleck, Amsterdam, 1750.
La troisième et dernière partie du livre est consacrée d'une part à un petit traité de méditation hébraïque et d'autre part au Corps et graphie à la mystique des lettres en mouvement.
J'ai été tellement émerveillé par la richesse de la 2ème partie du livre: La sagesse dansante du hassidisme , l'art de la lecture des grands textes hébraïques que je vais reprendre brièvement les thèmes de chacun des 10 chapitres qui sont autant d'occasion de découvrir les précieux enseignements du Rabbi Nahman de Braslav (1772-1810).
I- Les voyelles du désir: une éthique de l'action et de la parole
Le Baal Chem Tov et ses disciples insistent sur les liens mystiques qui existent entre l'homme et son entourage immédiat. Chaque homme doit rechercher les liens contenant des étincelles tirées de la racine de son âme afin de les libérer. Les étincelles sont présentes partout sans exception. Il n'y a donc aucune place pour un secteur qu'on pourrait dire profane en opposition à des domaines particuliers de sainteté.
L'homme a partout l'occasion et même l'obligation de faire s'élever les étincelles, mais partout l'oubli de sa responsabilité le menace. Une conscience éveillée peut découvrir "l'étincelle" dans chaque domaine de la vie et peut demander ainsi au monde une signification plus haute et plus féconde.
Cette vision du monde n'a rien à voir avec un panthéisme mais plutôt avec un apprentissage à regarder le monde avec à chaque fois un regard neuf. Ainsi les actes simples et insignifiants deviennent fondamentaux.
Le retour à l'existence n'est pas le lieu d'un matérialisme grossier ou naïf mais celui d'un renouvellement de la transcendance en l'homme. Retrouver les étincelles dans chaque chose veut dire rechercher en chaque chose l'absolu qui nous échappe mais qui crée une distance et un désir, une question et un mouvement d'au-delà de soi-même qui est justement la vie de l'existence au sens étymologique, de la capacité de sortir de soi, de se dépasser et de s'inscrire dans un mouvement de création.
C'est là où l'homme se trouve qu'il doit faire briller la vie cachée de l'absolu.
Cela signifie que les choses sont ouvertes au temps de la fécondité et à la créativité.
Elever les étincelles, cela signifie mener une vie plus pleine. Nous allons montrer dans les pages suivantes différentes facettes de l'élévation des étincelles. Les étincelles seront sous-jacentes à tous les propos qui vont suivre.
Le hassidisme met en place une éthique.
L'éthique n'est pas un mot, mais un mouvement, une recherche, une brisure. Il y a éthique quand il y a "recherche d'un lieu où la parole met en acte ses points de renouvellements, alors que tout est supposé acquis, déjà là, à commencer par la langue où l'on baigne, héritage q'il n'y aurait plus qu'à faire tourner .... en rond(1)".
La parole, la langue et le langage ne sont pas pris ici dans leur sens purement linguistique; ils désignent l'ensemble des signes du monde, du corps, de la société, bref, de tout ce qui s'organise pour signifier quelque chose. Ainsi peut-on parler d'une éthique de la parole, de l'action, du savoir.
Action, naissance et liberté
Pour le hassidisme, l'éthique de l'action signifie qu'il y a un agir qui correspond à la faculté humaine de commencer, d'entreprendre, de prendre une initiative. L'action éthique s'oppose au comportement, qui n'est que le geste répété imitant un geste déjà fait, sans avoir la force de l'innovation.
L'éthique de l'action hassidique est l'interruption du flux de la vie qui conduit vers la mort; elle est la faculté de commencer du neuf, nous rappelant constamment que les hommes, bien qu'ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover.
L'action hassidique, qui s'oppose au geste de répétition, souligne que l'homme est un nouveau commencement, un initiateur.
II- Pour une parole existentielle
"L'éthique du hassidisme propose un ensemble de processus permettant de s'affranchir des formes instituées de l'expérience, pour inventer des nouvelles formes de vie.
L'homme hassidique est l'homme du hidouch, de la nouveauté. (.)
L'éthique hassidique soutient que chacun a le devoir de re-chercher la liberté d'inventer d'autres formes d'expérience.
Cette éthique n'assimile pas la liberté à la découverte de quelque vérité ou de quelque authenticité, mais à un constant effort d'affranchissement et d'invention de soi., du risque de soi.
L'homme du hidouch existe dans ce qui fait que chaque jour n'est pas la répétition du jour qui précède.
Dans la langue de Rabbi Nahman, cela se traduit par "l'interdiction d'être vieux."
L'éthique hassidique est une exigence de l'inimitable.
Historiquement, le Hassidisme s'est révélé être une critique de l'institution rabbinique officielle de l'époque. Cette critique peut s'étendre à toute institution de manière générale. Mais ce que le hassidisme a le plus apporté, c'est la démocratisation de l'étude, la possibilité pour chacun d'accéder à l'interprétation. "
Un disciple vient voir son Maître qui lui demanda: "Qu'as-tu appris?"
Le disciple répondit: "J'ai traversé 3 fois le Talmud" et
le Maître lui dit: "Mais est-ce que le Talmud t'a traversé?"
III- Le Tsimtsoum de l'esprit.
Le "manifeste" de Rabbi Nahman de Braslav
Pour le hassidisme, la première attitude face à la tradition est la contestation. Elle permet de faire obstacle à la transmission des stéréotypes caractéristiques des discours idéologiques.
Le hassidisme refuse que la parole d'un texte s'écoute au travers de la grille sémantisée et sédimentée d'un discours. On comprend pourquoi Rabbi Nahman de Braslav (1772-1810) tint un jour ces propos si radicaux:
"Il y a des maîtres rabbiniques réputés pour leurs connaissances de la Tora. Ils possèdent une ample connaissance des textes et des interprétations données par leurs devanciers. Mais, précisément, de ce fait, ils sont dans l'impossibilité d'innover [lehadèch] dans la Tora car ils sont trop savants.
Lorsqu'un de ces maîtres va innover quelque chose, aussitôt son savoir gigantesque le trouble, l'enferme; il commence à formuler de nombreux préliminaires et à faire le résumé de la synthèse de ses connaissances sur le sujet , et de ce fait, ses propres paroles s'embrouillent et il ne peut prononcer aucune parole nouvelle intéressante.
Lorsque quelqu'un désire innover des paroles nouvelles [des sens nouveaux], il doit restreindre son savoir [littéralement: faire le Tsimtsoum en son esprit] c'est-à-dire faire le vide, ne pas se précipiter dans des considérations préliminaires connues qui embrouillent son esprit et qui ne sont pas nécessaires à l'innovation. Il doit faire comme quelqu'un qui ne sait pas et, seulement alors, il peut innover des sens nouveaux progressivement en ordre.
Celui qui veut innover des sens dans le Tora, il lui est permis d'innover et d'interpréter tout ce qu'il veut, tout ce qu'il aura la chance d'innover par son esprit, à condition qu'il n'innove pas de nouvelles lois."
En fait, pour le hassidisme - et le Rabbi Nahman en est une figure des plus paradigmatiques - l'homme n' a pas seulement le droit d'innover mais il en a le devoir.
Innover ou mourir, telle est la devise.
L'homme doit se retirer de "soi" pour pouvoir accéder à lui-même.
Une pratique déconstructive
Ainsi, l'apport essentiel du hassidisme est une pratique déconstructive de la langue et de la pensée.
Rabbi Nahman de Braslav précise:
"Même un homme simple, s'il prend le temps de lire, s'il regarde les lettres dela Tora, il pourra voir de nouvelles choses, de nouveaux sens; c'est-à-dire que, par un regard intensif sur les lettres, celles-ci commenceront à "faire de la lumière", à se mélanger, à se combiner (cf.Yoma, 73b) et il pourra voir de nouveaux arrangements de lettres, de nouveaux mots, et il pourra voir dans le livre des choses auxquelles l'auteur n'a pas du tout pensé.
Et tout ceci est possible même pour l'homme simple, sans efforts..."
Rabbi Nahman veut dire que tout grand texte pense au-delà de lui-même, son pouvoir-dire dépasse son vouloir-dire; s'arrêter à ce que veut dire un texte, c'est passer à côté de la dimension transcendante qui l'exalte.
Tout grand texte est le lieu d'une création particulière, d'une pensée originale qui suscite quelque chose qui ne pouvait pas l'être avant.
"Cette création ne peut aller sans un déchirement, un éclatement de ce qui préexiste, brisure de l'horizon donné et récréation. Notre apport véritable à un tel texte et à la pensée qui y est énoncée ne peut que viser à retrouver ce moment de déchirement créateur, cette aube différente et recommencée où, soudain, les choses revêtent un autre aspect dans un paysage inconnu.
Cela implique que, pour nous, le texte du passé et la pensée qu'il contient deviennent des êtres nouveaux dans un nouvel horizon que nous les créons comme des objets de notre pensée dans un rapport autre leur être inépuisable ".
Aucune lecture "fidèle" n'est jamais importante et aucune lecture importante n'est jamais vraiment "fidèle".
La lecture, un acte de liberté
Pour le hassidisme, l'étude est un acte de résistance au "langage des institutions".
Lorsque Rabbi Nahman insiste à plusieurs reprises sur ce point : "à condition qu'il n'innove pas de lois nouvelles", ce n'est pas la nouveauté de la loi qui le dérange, mais la loi elle-même qui, venant s'ajouter aux lois, renforce la parole institutionnelle. La loi supplémentaire est refusée parce qu'elle renforce l'institution et les gardiens de son idéologie, au lieu de l'affaiblir et de la détruire.
Le rôle des l'interprétation est clair. Il ne s'agit pas de répéter, de paraphraser le texte de départ, mais, littéralement, de décoller, d'aller "au delà du verset", de passer du texte à son propre texte. Par cette lecture créatrice, le lecteur naît véritablement;
IV- La sagesse de l'incertitude
L'importance de chacun
"On comprend alors que pour le hassidisme, chaque personne née en ce monde représente quelque chose de nouveau, quelque chose qui n'existait pas auparavant, quelque chose d'original et d'unique.
C'est le devoir de toute personne en Israël de savoir apprécier qu'elle est unique en ce monde par son caractère particulier et qu'il n'y a jamais eu quelqu'un de semblable à elle, car s'il y avait eu quelqu'un de semblable à elle, il n'y eût nul besoin pour elle d'être au monde. Chaque homme pris à part est une créature nouvelle dans le monde, et il est appelé à remplir sa particularité en ce monde.
La toute première tâche de chaque homme est l'actualisation de ses posibilités uniques, sans précédent et jamais renouvelées, et non pas la répétition de quelque chose qu'un autre, fût-ce le plus grand de tous, aurait déjà accompli. C'est une idée qu'exprime Rabbi Zousya peu avant sa mort :"Dans l'autre monde, on ne me demandera pas :Pourquoi n'as-tu pas été Moïse?
On me demandera: Pourquoi n'as-tu pas été Zousya?" Martin Buber
La recherche du sens, non de la vérité..."
Dans sa recherche, l'homme hassidique doute.
Il ne recherche pas la vérité, mais le sens.
La question n'est plus "Comment Dieu a-t-il créé le monde?" mais "Puisque le texte me dit que Dieu a créé le monde, quel sens cela a pour moi?"
L'homme hassidique comme "chercheur éternel" a opté (de manière non définitive, sinon il aurait choisi, une fois pour toutes et se serait enfermé dans un système) pour une philosophie de la caresse où il n'y a jamais de prise, d'emprise de manière définitive.
V- Lecture, Ouverture, Liberté
Le peuple juif n'est pas le "peuple du livre" mais le "peuple de l'interprétation du livre".
La lecture est l'activité essentielle du juif qui, par elle, se refuse à tous les déterminismes sémantiques qui le pré-fabriqueraient dans une certaine détermination d'être. La lecture est un geste philosophique et aussi un geste politique.
Il n'y a pas un sens vrai du texte qui est révélé par l'interprétation, mais il y a une interprétation vraie d'un texte. Et la vérité n'est pas l'adéquation à quelques pré-significations déjà existantes, mais elle réside dans l'ouverture à ... Lorsque la lecture dénoue, délie, et qu'elle ouvre à une autre perspective du monde, lorsque "interpréter un texte, ce n'est pas lui accoler un sens, même fondé, mais tenter d'apprécier de quel pluriel il est fait, de quelle dynamique il est porteur, alors il y a vérité " !
En Hébreu, le "mensonge" est de l'ordre de l'enfermement et d'un temps répétitif et piétinant; il est aussi le "mal dire" qui, glissant vers le "mal à dire", produit l'aspect pathologique d'une situation. A l'opposé, la "vérité" est l'ouverture du dire, respiration, souffle, ouvrant vers l'avenir
Ainsi, s'il fallait trouver un mot qui exprime de la manière la plus adéquate ce que doivent être le commentaire, l'interprétation, nous proposerions le mot "ouverture": -"il a ouvert et il a dit"-
Ouverture jusqu'à effacement des lettres, des mots, des phrases et des livres...
VI- L'infinie caresse du livre: un combat contre l'idolâtrie
La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s'échappe sans cesse de sa forme vers un avenir - jamais assez d'avenir - à solliciter ce qui se dérobe comme s'il n'était pas encore.
En un mot, la caresse est recherche.
Dans cette recherche, la caresse ne sait pas ce qu'elle cherche. Ce ne pas savoir, ce désordonné fondamental, est l'essentiel de cette manière d'être. Le rapport au Texte autorisant la transcendance des voix du Texte sera donc comme un jeu absolument sans projet ni plan.
L'étude hassidique comme recherche permet véritable-ment de faire une expérience" par opposition à avoir une expérience.
"Avoir renvoie à la possession, au connaître, à l'installation dans la satisfaction, à la confiance que procure l'acquis; (.) Et en devenant visible, préhensible, le Texte prend la forme et le statut d'une idole. Son langage devient totalitaire", "figés dans des significations posées et imposées."
"Il s'agit de faire une expérience avec le Texte. Étudier ne signifie plus alors savoir à l'avance le résultat de la recherche", mais s'inscrire dans l'ouverture, s'éveiller...
Avec l'expérience par la caresse, H. Atlan rappelle que dans le Texte "si l'on veut localiser un centre, une origine des significations, un dieu donc, qui lui donne son sens, on ne peut l'y trouver que dans le vide, le vide de langage, le blanc de l'écriture."
"On comprendra alors pourquoi l'étude trouve sa mémoire graphique dans la lettre Lamed, la seule des 22 lettres de l'alphabet hébraïque à dépasser la ligne d'écriture, à transgresser, à s'élancer au-delà du verset. Lamed , dernière lettre de la Torah."
Une autre forme de caresse divine réside dans l'art, la poésie, l'humour.
Dans d'autres ouvrages (M-A. Ouaknin rappelle que l'humour permet par le paradoxe: "d'approcher du noyau de l'indicible. (.)
Plaisanter sur Dieu, c'est un moyen de ne pas dire Dieu, de ne pas l'enfermer, de ne pas le limiter."
Étude hassidique = combat contre l'idolâtrie
"L'homme hassidique ne dit pas Dieu est, car cette affirmation dogmatique est idolâtre. Il ne dira pas non plus Dieu n'est pas. Il y a pour ainsi dire une nécessité d'athéisme pour refuser le texte-idole. C'est pourquoi, le Texte est insaisissable, imprenable, et ainsi il ne pourra prendre la forme ou la place d'une idole. Les cabalistes expliquent que le Texte, la Torah et Dieu ne font qu'un.
En refusant la prise du texte, il y a aussi, du même coup, le refus de mettre la main sur le divin."
On ne manquera pas de rapprocher cela du tétragramme, de l'imprononçable nom de Dieu, et du 2ème commandement des Tables de la Loi.
VIII- L'art et le langage
Continuons à voyager avec Rabbi Nahman de Braslav, maître des plus précieux pour nous faire découvrir le paysage hassidique.
La lecture existentielle peut s'articuler avec une dimension esthétique, avec une certaine vision et compréhension de l'art.
Rabbi Nahman de Braslav insiste constamment sur cette nécessité de récréation, il n'y aurait d'écoute d'un texte qu'après l'avoir construit. Il cite pour appuyer cette intuition un verset des Psaumes dont la formulation surprenante conduit à une telle interprétation.
Faiseurs de sa parole, pour entendre la voix de sa parole.
Rabbi Nahman commente :
Car les justes sont "héros de la force" c'est-à-dire qu'ils font et construisent la parole de Dieu, c'est-à-dire "la langue sainte" par laquelle le monde a été créé...
Car les justes sont de l'ordre des "faiseurs de sa parole", c'est-à-dire qu'ils fabriquent la parole par laquelle Dieu parle et crée le monde.
Tout ceci a eu lieu avant la création du monde. Mais même maintenant, quand les justes veulent écouter une parole de Dieu, ils font d'abord la parole et la construisent, la fabriquent. C'est-à-dire: par leurs actions positives, ils atteignent la capacité d'écoute des paroles divines.
sa parole" car c'est dans cette parole que Dieu leur parle"
Ce texte absolument fondamental met en place une "logique de l'écoute" profondément révolutionnaire.
Les mots construits par les "faiseurs de paroles" ne sont pas des outils ou des instruments par lesquels le monde va être atteint; les mots construits sont des "oeuvres d'art". Le "mot-uvre d'art" est caractérisé par une "irréductibilité" au monde.
Rabbi Nahman met l'accent sur la nécessité de ce passage du "mot-instrument" au "mot-uvre d'art" : invention de nouveaux signifiants qui ne renvoient pas à des signifiés déjà existants; recherche d'une parole autre, d'un projet de monde qui est ouverture.
Le "mot-ouvrant" garde en réserve une multitude de sens. Il est le lieu du "visible et invisible" (
IX- La Mahloquèt, la parole plurielle
Dans les maisons d'étude, Beth Hamidrach, les étudiants hassidiques lisent et interprètent avec véhémence le Talmud. Rares sont les sujets sans controverses. Refus de la synthèse et du système, le Talmud dit: "Les paroles des uns et les paroles des autres sont paroles du Dieu-vivant."
Le Mahloquèt nous mène sur le chemin du non conceptuel.
"Le Mahloquèt fait éclater la structure immanente de la pensée synthétique et réductrice; elle ébranle la quiétude d'une vérité, vérité une qui s'endort et s'oublie à force de ne plus être pensée.".
Le Mahloquèt est une dialectique ouverte et transcendante: par le dialogue, qui n'est pas un simple échange d'idées, mais des questions-réponses, qui n'évoluent pas au sein d'une même sphère de pensée.
"Le maître du Talmud, et le penseur hassidique, à un certain moment de sa recherche, sait qu'il sait; son étude dans le dialogue ne vise pas à conforter un savoir préalable. Tout au contraire, il cherche à être ébranlé, inquiété, mis en échec, débordé."
X- L'énergie du questionnement
"Il existe toutes sortes d'yeux.aussi, il y a en conséquence toutes sortes de vérités, et en conséquence, il n'y a aucune vérité." Nietzsche
A cette forme correspond une parole dont la modalité maintient l'exigence dynamique. Il s'agit de la parole questionnante, de la question.
Ainsi M. Blanchot rappelle que la question est mouvement. la question, parole inachevée, replace dans le vide l'affirmation pleine.
De l'espace vide nécessaire à la création.
"Pour maintenir la relation paradoxale en jeu dans la Mahloquèt, la question ne doit pas attendre de réponse: "La réponse est le malheur de la question." (.)
Répondre serait faire retomber l'être ce qui tendait au-delà. La réponse supprime l'ouverture."
"La question inaugure un type de relation caractérisé par l'ouverture et le libre mouvement."
Elle demande une ouverture.
La tradition du Nouveau
La pensée du penseur commence avec l'étonnement. Mais il ne s'agit donc pas d'"être étonné", mais précisément de s'"étonner".
L'étonnement hassidique n'est pas une réaction par rapport au monde, c'est un acte délibéré, volontaire, totale-ment actif et créatif à la fois. L'origine de cet étonnement ne se trouve pas dans le monde, mais dans l'homme .
L'étonnement doit porter sur tout ce qui nous entoure; le temps, l'espace, les choses, les hommes semblables, les animaux, les plantes, les outils, etc.... et nous-mêmes. Pourquoi ?
"Parce que ce que nous rencontrons "tout d'abord", ce n'est pas le proche mais toujours l'habituel. Or l'habituel possède en propre cet effrayant pouvoir de nous déshabituer d'habiter dans l'essentiel et souvent de façon si décisive qu'il ne nous laisse plus
L'étonnement et le questionnement "font sortir l'homme hors du monde fondamental de son accomplissement de vie, hors de la négligence et de la paresse métaphysique où il a cessé d'interroger le monde ....".
Bibliographie
Marc-Alain Ouaknin, rabbin et docteur en philosophie, est professeur à l'Université de Jérusalem et il est l'auteur de nombreux ouvrages dont:
Le Livre brûlé et Lire le Talmud (Edit. Lieu Commun, 1990)
Ouverture Hassidique, (Ed. Jacques Granger, 1990)
La Bible de l'humour juif, (Ed. Ramsay, Tome 1 et 2),
Concerto pour 4 consonnes sans voyelles (Ed. Belland,1991)
Méditations érotiques; Essai sur E.Levinas (Ed. Belland,1992)
Lire aux éclats. Eloge de la caresse (Ed. Seuil-Point 1992)
Les Mystères de l'alphabet (Ed.Assouline, 1997)
Il vient à Paris une fois par mois pour des enseignements ouverts à tous au centre Aleph, rue Spinoza, 75018 Paris et à la synagogue libérale, 24, rue Copernic, 75116 Paris.