Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des
Anne-Marie Hubat-Blanc
Réceptions françaises de Jean de la Croix
les premières fondations et l’importance de la « mystique abstraite »
Il n’est pas question dans l’espace ici imparti de traiter intégralement la question de la
réception de l’oeuvre de Jean de la Croix en France, comme c’est fait, d’ailleurs de façon
inévitablement superficielle en relativement peu de pages, dans la première partie du livre
d’André Bord Jean de la Croix en France1. Dans ce travail sera présenté le contexte de
l’introduction du Carmel Déchaux en France ; on s’interrogera surtout sur l’importance d’une
lecture néoplatonicienne dans l’interprétation des textes. Il semble en effet que ce soit
constituée des traditions d’interprétation privilégiant une lecture plutôt dionysienne ou plutôt
thérésienne des écrits de Jean, que l’on retrouve dans le choix des versions A ou B, en
France2 et en Espagne, chez les carmes et les laïcs.
Pour comprendre les lectures françaises de Jean de la Croix, il faut donc s’arrêter sur sa
diffusion: ses premiers lecteurs et traducteurs sont marqués par ce qu’on appelle depuis Jean
Orcibal la mystique abstraite pour désigner la mystique dérivée de la mystique rhénoflamande3.
Seront évoquée successivement les thèmes suivant :
1°) Les premières fondations et le « milieu thérésien français »
2°) La dévotion de la Réforme catholique et la spiritualité de la « mystique abstraite »
3°) La spiritualité de Bérulle, le « voeu de servitude » et le conflit avec le Carmel
4°) Fénelon lecteur de Jean de la Croix dans L’Explication des maximes des saints
1 André Bord, Jean de la Croix en France, Beauchesne Religion, 1993 ; L’auteur envisage succinctement
l’influence du carme sur les principaux auteurs du XVII au XXème siècles, mais d’une façon qui nous paraît
superficielle dans la mesure où son propos n’est jamais problématisé, sauf quand il parle de Bérulle, et c’est alors
de façon partisane. Par exemple, il n’évoque la question des versions A et B que tardivement dans son livre
(alors qu’une présentation des traductions est faite au début), pour conclure sans examen sérieux, et après une
mention rapide des partis tenus par différents spécialistes, à l’authenticité de la version B sur la seule foi de
l’autorité d’Eulogio Pacho. On sait cependant que cette position est loin de faire l’unanimité.
2 C’est surtout en France, avec Jean Baruzi, Dom Chevallier et Jean Krynen, que les versions B, en particulier
celle du Càntico, ont été suspectées. Les carmes, en particulier Eulogio Pacho, Eulogio de la Virgen en religion,
qui est l’auteur d’une monumentale édition critique du Càntico, et à leur suite les universitaires espagnols, ont
longtemps privilégié les secondes versions.
3 Le livre de Benoît Beyer de Ryke Maître Eckhart une mystique du détachement, éditions Ousia, Bruxelles,
2000, comporte en exergue une citation de Bérulle : « L’homme est un néant capable de Dieu ». On peut
s’interroger, à propos de la notion de « Pur Amour », sur les interprétations que l’on en a faites au XXème siècle,
sur ce néant dont on a oublié qu’il était, pour les spirituels, « capable de Dieu ». Au début du XVII° siècle, on
peut lire l’Aréopagyte dans la version du chartreux Jean de François Goulu.
2
Nous étudierons ensuite quelques extraits des principales traductions du XVIIème siècle, et
nous tenterons de repérer comment les partis pris théoriques ou spirituels ont influé sur les
choix de ces versions.
De grands textes d’inspiration médiévale sont réédités pour le public dévot au
XVIIème siècle, comme la Théologie germanique4, publiée anonymement au XVème siècle,
une synthèse de la pensée rhéno-flamande publiée sans nom d’auteur au XVème siècle et
rééditée par Luther, condamnée par le Saint Siège et par Calvin ; et La perle évangélique5, ou
Margarita evangelica, oeuvre anonyme d’une béguine flamande qui constitue une synthèse de
la pensée béguinale ; ce texte est publié en 1535 à Utrecht par les soins d'un chartreux
originaire de Cologne, Thierry Loher, qui l’édite simultanément dans le texte original
néerlandais et en traduction latine, cette dernière due très vraisemblablement au jésuite Surius;
une nouvelle édition paraît en 1542, remaniée par un autre jésuite, Eschius, dont on a cru qu’il
était le premier traducteur. Ces deux auteurs, avec les chartreux de Cologne et le bénédictin
Louis de Blois6, jouent un rôle important dans la diffusion de la mystique flamande parmi les
jésuites, et dans toute l’Europe des dévots. En 1602, le texte est publié en français dans une
traduction due aux chartreux de Paris, où l’on a vu l’oeuvre de Richard Beaucousin. Ce
chartreux a sans doute joué un rôle essentiel dans cette entreprise, même si l’on s’accorde
aujourd’hui pour dire qu’il n’est pas le traducteur. Il a fait connaître ce texte aux initiateurs du
Carmel déchaux français, Barbe Acarie et son cousin Bérulle .
1°) Les premières fondations et le « milieu thérésien français »
4 Il existe plusieurs versions de cet opuscule, certaines de tendance nettement néo-platonicienne, d’autres plus
aristotéliciennes et qui font une plus large place à l’importance des vertus morales et des commandements dans
la vie spirituelle (cf. J. Orcibal, La rencontre du Carmel thérésien e des mystiques du Nord, PUF, 1959 page
64) ; il y a donc eu plusieurs rédactions du texte, et la question de son orthodoxie s’est peut-être posée dès le
début ; sa doctrine n’est cependant pas sans contradiction avec celle de Luther soupçonné d’avoir introduit des
modifications dans les versions qu’il en a publiées. Louis Cognet le signale dans le dernier chapitre de son
Introduction aux mystiques rhéno-flamands, DDB, 1968.
5 Ce texte, dans la traduction française de 1602, a été réédité par Daniel Vidal aux éditions Jérôme Millon en
1997 ; cette édition et la longue introduction que lui donne Vidal sous le titre évocateur « Le coup terrible du
néant » pose le problème des interprétations nihilistes de la littérature mystique. Vidal se réclame de Max
Weber, en particulier dans son livre sur Benoît de Canfield, Critique de la raison mystique, paru chez le même
éditeur en 1990. Son introduction à la Perle, si elle prête à la critique pour ses interprétations, est très utile dans
la mesure où elle fait le point sur les acquis de la recherche érudite à propos de cet ouvrage, avec des
bibliographies commentées. Avant cette édition, les lecteurs pouvaient avoir connaissance de l’existence et de
fragments de La perle par le chapitre que lui a consacré Louis Cognet dans son Introductions aux mystiques
rhéno-flamands, Desclée, 1968, dans son chapitre VIII, consacré aux « Dernières oeuvres » de ce courant.
6 Louis de Blois (1506-1556), né en France, mais dont la carrière se déroula aux Pays Bas espagnols (il a été
abbé de Lessie), a joué un rôle essentiel dans la vie spirituelle de son époque et la diffusion des oeuvres des
mystiques du Nord dans les milieux de la Réforme catholique; il a écrit une Apologie de Tauler, et a été
beaucoup lu, glosé et traduit en latin au XVIIème siècle ; J. Orcibal pense que Thérèse d’Avila connaissait son
oeuvre (La rencontredu Carmel thérésien avec les mystiques du nord, PUF, 1959, page 46).
3
La création du carmel déchaux en France est liée à la venue d’Anne de Jésus7,
dédicataire du Cantique, avec d’autres compagnes8. Dès 1586, il est question d’installer un
carmel déchaussé en France, mais la situation politique ne s’y prête pas : les guerres de
religion, les liens de l’Espagne avec la Ligue et l’image défavorable des espagnols en
résultant dans l’opinion française vont longtemps retarder ce projet. Un dévot d’origine
espagnole, Jean Quintanadoine (Quintanaduenas) de Brétigny9 multiplie pendant vingt ans les
tentatives les plus diverses pour y parvenir ; fils d’un famille de riches négociants originaire
de Séville où il garde de nombreuses attaches, et implantée également dans las Pays Bas
espagnols où ses relations seront également utiles, il consacre sa vie à la diffusion de l’oeuvre
de sainte Thérèse d’Avila, dont il est le premier traducteur en français, mais dont il veut
répandre également les fondations. Il finira par entrer dans les ordres malgré la volonté de son
père qui voulait le voir se consacrer à l’entreprise familiale, et sera supérieur des carmélites
des Pays Bas espagnols jusqu’à l’arrivée des carmes déchaux. Le climat n’était pas favorable
en France à l’installation d’un ordre fondé par des espagnols et soumis à leur seule autorité,
surtout quand sous la direction de Nicolas Doria10, le Carmel fut devenu un ordre mendiant
7 Anne de Lobera dite Anne de Jésus (1543-1621), a joué un rôle essentiel dans la fondation des carmels
féminins de France et de Belgique, et dans la diffusion de la version A du Cantique spirituel que Jean de la Croix
lui avait dédié. Très liée à Brétigny, le premier traducteur de Thérèse, elle se bat en France comme elle l’a fait en
Espagne pour faire appliquer les constitutions de sainte Thérèse et pour faire adopter dans les couvents l’esprit
et le mode d’oraison de la sainte fondatrice, ce qui l’amène à s’opposer particulièrement à Bérulle. Cf. P.
Sérouet, OCD, Jean de Brétigny (1556-1634) Aux origines du Carmel de France, de Belgique et du Congo,
Bibliothèque de la revue d’histoire ecclésiastique, Louvain, 1974 , et Anne de Jésus carmélite déchaussée, Ecrits
et documents, réunis par les frères Antono Fortes et Restituto Palmero, en vue du procès en canonisation de la
bienheureuse mère, et traduits par Chantal Collonge, édition du Carmel, 2001.
8 Les religieuses qui ont accompagné Anne de Jésus, appelée couramment les mères espagnoles, bien qu’elles
n’aient pour la plupart exercé cette responsabilité qu’après leur arrivée en France, étaient cinq : deux d’entre
elles avaient été les compagnes d’Anne au carmel de Salamanque: Béatrice de la Conception (1593-1646), future
prieure à Bruxelles (elle a joué un rôle dans la publication de la version A du Cantique en 1627) et Isabelle des
Anges (1565-1644) ; elle a fondé six carmel en France et tenu une place importante dans la querelle doctrinale
qui oppose les carmélites à Bérulle ; elle a notamment fondé le carmel Saint Joseph de Bordeaux, dont certaines
moniales, formées par elle, ont opposé une longue résistance à leurs supérieurs. La seule vraiment francophone
était Léonore de saint Bernard (1577-1620) ; originaire de Liège, elle a fondé plusieurs couvents aux Pays-Bas.
Isabelle de saint Paul (1560-1641), d’origine partiellement flamande, ne parlait pas bien notre langue ; elle
fonda plusieurs carmels aux Pays-Bas comme la précédente. Enfin Anne de saint Barthélémy (1549-1626) est
une personnalité particulière : compagne et infirmière de sainte Thérèse, elle n’était que soeur converse et elle a
pris le voile noir en France puis est devenue prieure. Elle a été tiraillée entre son attachement à ses supérieurs et
sa fidélité à la sainte fondatrice qu’elle avait connu intimement et dont elle défend les constitutions. Elle est par
ailleurs l’une des copistes de divers fragments du Cantique, dont les principaux se trouvent dans les carmels
d’Anvers et de Florence (R. Duvivier, La genèse du « Cantique spirituel » de saint Jean de la Croix, « Les
Belles Lettres », 1971 , pages XXIII et 524).
9 Cf., Pierre Sérouet, op. cit..
10 Nicolas Doria (1539-1594), né et mort en Italie où il a fondé à Gêne, sa ville natale, le premier carmel
déchaux, est un ancien banquier à Séville où il est entré au Carmel ; il a laissé le souvenir d’une autorité
inflexible quand il a exercé des responsabilités dans l’ordre dont il a obtenu en 1593 la séparation d’avec le
Carmel dit « mitigé » (suivant la règle assouplie par le pape Eugène IV au XIVème siècle). Il s’est opposé à Jean
de la Croix et à Jérôme Gratien qu’il a fait exclure de l’ordre, ainsi qu’à la mère Anne de Jésus à propos des
constitutions des carmélites, initialement établies par Thérèse d’Avila, et qu’il a voulu réformer.
4
résolument tourné vers la prédication et le militantisme de la Contre-Réforme. La création
d’un monastère féminin ne présentait pas les mêmes dangers politiques, s’agissant de femmes
et de religieuses cloîtrées ; mais se posait alors le problème de leur direction ; cela alimentera
pendant vingt ans les conflits entre Bérulle et les religieuses. Dans un tel cas, les monastères
féminins étaient placés sous « la direction de l’ordinaire », c’est-à-dire celle de l’évêque. Les
conditions particulières de la fondation du Carmel de France, et la part qu’y ont prise de
grands personnages, au premier rang desquels se trouve Bérulle, amène le pape Clément VIII
et ses successeurs à accepter une juridiction particulière : les carmélites relèveront de la
juridiction de trois prélats, leurs visiteurs, et pour beaucoup d’entre elles, leur confesseur et
directeur spirituel : il s’agit, outre Bérulle, de deux théologiens, André Duval11 et Jacques
Gallemant12.
Le milieu dévot, et plus spécifiquement le milieu thérésien français, se constitue d’un
groupe de hauts personnages regroupés autour de la veuve d’un ancien ligueur, Barbe
Acarie13, dont le salon « fut à l’école mystique ce que l’hôtel de Rambouillet fut aux
lettres »14, où se côtoient, outre le jeune Bérulle, les membres de l’élite dévote de la fin du
XVIème et du début du XVIIème siècle ; ils commentent les grands auteurs mystiques, en
particulier, à partir de 1601, date de la parution de la traduction de Brétigny, les oeuvres de
Thérèse d’Avila. Il faut imaginer un véritable salon mondain, « composé de femmes du
monde […],mais aussi de magistrats, comme le maître des requêtes Michel de Marillac15,
11 André Duval (1564-1638) fut chargé de la première chaire de théologie fondée au collège de Sorbonne par
Henri IV ; il fut le directeur spirituel de Barbe Acarie, l’une des principales fondatrices du Carmel de France et
l’auteur de divers ouvrages, dont la biographie de sa dirigée.
12 Jacques Gallemant (1559-1630), curé d’Aumalle et docteur en Sorbonne, était un prédicateur célèbre. Il avait
accueilli Jean de Brétigny dans sa paroisse lors de la formation de celui-ci aux fonctions ecclésiastiques, et ils
avaient même projeté la fondation, tout à fait contraire aux règles des monastères féminins, d’un couvent de
carmélites enseignantes (rappelons que les religieuses en activité, enseignantes, soignantes ou petites soeurs des
pauvres, relèvent généralement d’une congrégation et non d’un ordre monastique, la règle des religieuses
impliquant la vocation contemplative et le plus souvent la clôture, en particulier depuis le Concile de Trente) Cf.
P. Sérouet, op. cit.
13 Barbe Avrillot, épouse Acarie (1566-1619), après avoir longuement oeuvré à la fondation du carmel de Paris
où sont entrées trois de des filles, entre elle-même au carmel de Pontoise après son veuvage sous le nom de
Marie de l’Incarnation, et elle sera béatifiée. Son époux était appelé le « laquais de la Ligue », et après l’accès
d’Henri IV au trône, il dut s’exiler ; sa femme trouva alors asile chez la maréchale de Joyeuse, également
intéressée à la fondation du Carmel. Avec le chartreux Beaucousin elle joue un rôle fondamental dans la
formation du jeune Bérulle.
14 Dictionnaire des Lettres françaises, le XVIIème siècle, ouvrage préparé entre autres par Albert Paufilet et édité
par Fayard en 1952, réédité avec des révisions dans la collection « Encyclopédie d’aujourd’hui » du Livre de
poche en 1996, article Bérulle, dont la révision est due à Dominique Descotes.
15 Michel de Marillac (1563-1632), conseiller au parlement de Paris puis garde des Sceaux sous la régence de
Marie de Médicis, est le chef du parti dévot, ce qui l’amène à s’opposer à Richelieu et lui vaut sa disgrâce. Il
permet l’installation des premières carmelites de Paris en louant pour elles un hôtel rue du Faubourg-Saint-
Jacques .
5
l’avocat du grand conseil René Gaultier16»17 et des futurs supérieurs des carmélites françaises,
Gallemant et Duval. François de Sales fréquentait également ce salon, et les relations des
carmélites de Dijon avec la future fondatrice de la Visitation, Jeanne de Chantal, ne sont pas
étrangère à cette première familiarité ; le chartreux Richard Beaucousin18, lui-même influencé
par la spiritualité franciscaine du capucin Benoît de Canfield19, est également un habitué . Ces
deux religieux n’ont aucun rôle direct dans la formation du carmel de France, mais ils l’ont
influencé par la spiritualité qu’ils diffusent.
2°) La dévotion de la réforme catholique et la spiritualité de la « mystique abstraite » 20
Les concepteurs du Carmel français, Barbe Acarie en tout premier lieu, mais aussi
deux des trois supérieurs des carmélites françaises, Pierre de Bérulle et André Duval, le
directeur de madame Acarie, ont donc connu, avec d’autres, la direction spirituelle de Richard
Beaucousin et l’influence de Benoît de Canfield. Le premier a encouragé le second à publier
sa Règle de perfection, qui pour être approuvée en Sorbonne et dans son ordre, n’en connaîtra
pas moins les attaques des pourfendeurs d’hérésie.
L’enjeu majeur de la mystique dite abstraite est liée à la pratique d’oraison
recommandée ; les religieuses espagnoles, comme les carmes et la plupart des penseurs de la
réforme catholique, sont attachées à une piété affective et démonstrative où l’image et
l’imagination tiennent une place importante
Qu’entend-on par « mystique abstraite » ? Le titre d’un petit opuscule de Thomas de
Jésus édité sans imprimatur en 1608 en donne brièvement une idée (il ne sera finalement pas
édité de façon officielle, car il visait principalement la spiritualité des capucins et
singulièrement la Règle de perfection dont l’orthodoxie avait été reconnue, et qui fut toujours
vigoureusement défendue par les franciscains de ce courant qui ne manquait pas d’appui au
16 René Gaultier (1560-1638), avocat du Conseil du roi, auteur des premières traductions publiées des oeuvres de
Jean de la Croix.
17 Stéphane-Marie Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995, pages 59 et 60.
18 Richard Beaucousin (1561-1610), avocat puis chartreux, il a été un grand directeur spirituel mais n’a pas laissé
d’oeuvre écrite ; c’est donc par ses dirigés que l’on connaît sa pensée, et ceux-ci comptent parmi les plus grands
penseurs de « l’Ecole française de spiritualité » ; il a traduit les Noces spirituelles de Ruysbroeck, oeuvre publiée
en 1606 à Toulouse (cf. St.-M. Morgain, op.cit., page 70) .
19 Benoît de Canfield (1562-1610), de son vrai nom William Ficht, né à Canfield en Angleterre, a été anglican
avant de se convertir et d’entrer chez les capucins à Paris. Il est l’auteur de La règle de perfection, dont il existe
deux versions, en Anglais et en Français. C’est une oeuvre mystique majeure, surtout pour l’influence qu’elle
exerce sur les spirituels français ; Jean Orcibal en a fait l’édition critique (Bibliothèque de l’Ecole des Hautes
Etudes Sciences religieuses, PUF, 1982). Rappelons que l’ordre des capucins, fondé en 1528 en Italie, est une
branche de ce qu’on appelle les « spirituels » franciscains, c’est-à-dire ceux qui veulent s’en tenir à l’idéal et à la
règle primitifs de saint François.
20 Nous suivons ici l’étude de St.-M. Morgain, déjà citée, pages 60 à 75, et surtout Jean Orcibal, La rencontre du
carmel thérésien avec les mystiques du nord, PUF, 1959.
6
XVIIème siècle) : Apologia contra algunos que ponen la suma perfeccion en la oracion
unitiva immediata con aniquilacion total del alma, con que siembran doctrinas malsonantes y
peligrosas contra la santa fe catolica romana Le texte, de quelques pages seulement, est
assez maladroitement polémique pour avoir permis aux capucins, par ailleurs bien en cours
auprès des archiducs vice-rois des Pays-Bas espagnols, de se défendre avec efficacité.
L’intitulé du libelle résume assez bien ce dont il est question, et l’on voit Diego de Jesus21, le
premier éditeur effectif de Jean de la Croix, construire une défense du saint analogue à celle
que font les capucins de leur mode d’oraison : Apologie contre certains qui mettent la
perfection majeure dans l’oraison unitive immédiate avec annihilation totale de l’âme, où il
semble y avoir des doctrines malsonnantes et périlleuses contre la sainte foi catholique
romaine. L’oeuvre de Jean de la Croix, comme celle de Benoît de Canfield, relie l’oraison
unitive avec l’anéantissement du moi, même s’il ne s’agit pas exactement d’une annihilation
de l’âme (comme les capucins ne manqueront pas de le faire observer) ; par oraison
immédiate, il faut entendre sans médiation, c’est-à-dire sans parole ni pensée, sans
représentation ni sentiment, ce que les spirituels appellent la « suspension des facultés », ou
« ligature des puissances ». Or la spiritualité carmélitaine, en particulier pour les femmes, et
plus généralement la spiritualité de la Réforme catholique, privilégie les médiations
sensorielles et sensibles, comme mieux susceptibles de convenir à la nature humaine, qui n’est
pas désincarnée. Plus généralement, le problème posé par l’oraison immédiate est celle de la
place de la morale et de la liberté humaine dans la vie spirituelle : l’union immédiate ne peut
être procurée que par la grâce divine selon les auteurs soucieux de défendre la plus stricte
orthodoxie, et ne saurait donc être recherchée22.
Cependant l’éminence de certains auteurs néoplatoniciens et mystiques, à commencer
par le pseudo-Denys et Bernard de Clervaux a incité les théologiens à la prudence et à
admettre l’existence de telles expériences d’union totale et parfaite avec la divinité, mais
totalement indépendantes de l’activité d’oraison, tributaires de la seule intervention divine et
rarissimes23. Mais la distinction n’est pas nette encore au début du XVIIème siècle, et il n’y a
pas de séparation franche entre les défenseurs de l’oraison la plus abstraite et la dévotion de la
21 Jacques de Jésus (en espagnol Diego de Jesus) Apuntamientos y advertencias en tres discursos para mas facil
intelligencia de la frases miticas y doctrina de las obras espirituales de Nuestro Venerable fray Juan de la Cruz .
Ces remarques, que l’on comprend d’autant mieux quand on connaît l’existence de l’écrit de Thomas mentionné
ici, précèdent les textes de l’édition d’Alcalà de 1618, réalisée par Diego, même si elle ne contient pas le texte du
Cantique, le plus problématique. Thomas n’est pas radicalement hostile à l’oraison mentale, mais il est soucieux
du maintient de l’orthodoxie carmélitaine et tridentine d’une part, de celui de la cohésion de l’ordre de l’autre.
22 N’oublions pas l’importance du salut par les oeuvres dans la foi catholique de la Contre-Réforme contre le
salut par la foi seule chez Luther.
7
Réforme catholique ; celle-ci ne s’oppose pas à l’oraison mentale, mais en construit une
doctrine qui fait place à la sensibilité, à l’image de l’humanité du Christ. La doctrine de
François de Sales, telle qu’elle s’exprime en particulier dans l’Introduction à la vie dévote24 et
le Traité de l’amour de Dieu25 représente en quelque sorte un moyen terme entre celle des
spirituels chartreux et capucins, et la dévotion la plus répandue et la plus affective; elle est
proche en cela de l’esprit thérésien que les carmélites espagnoles essaient de promouvoir en
France. François distingue, conformément à la tradition spirituelle héritée du Moyen Age, la
contemplation de la méditation ; il définit cette dernière comme « le ruminement mystique »26
qui « considère par le menu et comme pièce à pièce les objets qui sont propres à nous
émouvoir »27, et la première comme « amoureuse, simple et permanente attention de l’esprit
aux choses divines »28
Dans la spiritualité salésienne, l’oraison n’est pas distincte de la considération de
l’humanité du Christ, mais c’est pour justifier l’épanchement réciproque du divin dans l’âme,
et François de Sales paraît bien ici tributaire de sainte Thérèse elle-même quand il évoque
« l’écoulement sacré de l’âme en son Bien-aimé »29. La doctrine salésienne conçoit par
ailleurs le Pur Amour30 comme entière soumission à la volonté divine, sans y introduire le
corollaire contesté chez Fénelon du désintéressement total de l’orant concernant même son
salut31. On peut remarquer toutefois que la notion quiétiste de l’abandon, au sens de
l’espagnol dejamiento, déjà mis en cause dès la fin du XVIème et explicitement condamné
dans l’édit de Séville de 1623 contre les alumbrados32, ne paraît pas absente de la spiritualité
même la moins suspecte comme celle de François de Sales. Dans le chapitre VIII de son
Traité, il parle « Du repos de l’âme recueillie en son bien-aimé », et il cite le Cantique des
Cantiques ; mais ce repos n’implique pas ici, du moins pas dans toutes les phases de l’oraison,
ce que les mystiques appellent la « suspension des puissances », puisque dans le chapitre VI
23 Cette nature involontaire et « gratuite », au sens de pur don de la Grâce, sera plus tard défendue par Bossuet,
comme elle l’est par François de Sales.
24 Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, Club français du livre, 1952.
25 Id., Traité de l’amour de Dieu, Monastère de la Visitation, 1984.
26 Saint françois de Sales, Traité…, op. cit., page 241, chapitre II : « De la méditation, premier degré de l’oraison
ou théologie mystique ».
27 Id., page 247.
28 Id., page 242 , chapitre III : « Description de la contemplation, et de la première différence qu’il y a entre
icelle et la méditation » ; la contemplation fait l’objet des chapitres suivants, où sa distinction d’avec la
méditation est précisée ; le chapitre VI en particulier s’intitule « Que la contemplation se fait sans peine ; qui est
la troisième différence entre icelle et la méditation » (op. cit., page 250).
29 Ce thème fait l’objet du chapitre XII « De l’écoulement ou liquéfaction de l’âme en Dieu », où François insiste
cependant sur les « bornes propres de l’âme », mais c’est pour y voir des limites dont l’extase la fait sortir.
30 Etienne-Marie Lajeunie, Saint François de Sales et l’esprit salésien, Seuil, 1962, pages 30 et 31.
31 Cf. Jacques Le Brun, Le pur Amour de Platon à Lacan, Seuil, 2002, en particulier pages 117 et suivantes.
8
sur la méthode de l’oraison contemplative, il mentionne certaines considérations que l’on
pourrait appeler, en langage moderne, cognitives, bien qu’elles ne soient pas intellectuelles au
sens courant du terme:
Quelquefois nous regardons seulement à quelqu’une des perfections de Dieu, comme par
exemple à son infinie bonté, sans penser aux autres attributs ou vertus d’icelui, comme un
époux arrêtant simplement sa vue sur le beau teint de son épouse, qui par ce moyen
regarderait voirement tout son visage, d’autant que le teint est répandu sur presque toutes
les pièces d’icelui, et toutefois ne serait attentif ni aux traits ni à la grâce, ni aux autres
parties de la beauté ; car de même quelque fois l’esprit regardant la bonté souveraine de la
Divinité, bien qu’il voie en icelle la justice, la sagesse, la puissance, il n’est néanmoins en
attention que pour la bonté à laquelle la simple vue de sa contemplation s’adresse33.
La contemplation ainsi définie paraît être une appréhension intuitive et non discursive de la
nature de la divinité, mais qui ne laisse pas d’en être une connaissance où l’intellect prend
part. Et l’on voit dans sa correspondance avec Jeanne de Chantal, comment François met en
garde les futures visitandines contre une dévotion à l’humanité du Christ l’imagination, ses
propos sont assez sévères, même s’il reconnaît aux plus avancés le droit de recourir à une
oraison plus abstraite :
Quant aux extases, insensibilités, et à ces unions déifiques, élévations, transformations et
semblables vertus, et qu’on estime distraction de servir Notre Seigneur en son humanité et
membre d’icelles, et ne s’amuse plus qu’à la contemplation de l’essence divine, il les faut
laisser pour les âmes rares, élevées et qui en sont dignes. Nous ne méritons pas un tel rang
au service de Dieu ; il le faut servir premièrement ès bas office avant d’être attiré à son
cabinet.34
Les liens privilégiés du Carmel avec la spiritualité salésienne, par l’intermédiaire de
Jeanne de Chantal, permettent d’opérer un rapprochement entre les deux courants. Beaucoup
des notions de François de Sales sont à rapprocher de celles de Jean de la Croix, même si leur
langage n’est pas le même. Celui de François est plus souvent proche de celui d’Anne de
Jésus, notamment dans les lettres à Jeanne de Chantal. Le Traité fait la part des différentes
formes d’oraison. Quant à la spiritualité développée dans les carmels féminins, elle est plus
systématiquement celle de Thérèse d’Avila, qui n’est pas en tous points identique à celle de
Jean de la Croix et le langage de François et ses références diffèrent de ceux de Jean de la
Croix, dont le discours, surtout dans la version A en ce qui concerne le Cantique, est plus
nettement néoplatonicien.
3°) La spiritualité de Bérulle, le « voeu de servitude » et le conflit avec le Carmel
32 Rappelons que ce terme vague (illuminés) réunit des groupes de tendances fort diverses, érasmiens,
protestants, spirituels extatiques ou visionnaires.
33 François de Sales, Traité... , op. cit., page 250.
34 François de Sales, OEuvres, cité par J. Orcibal, La rencontre…, p. 15.
9
Dans la spiritualité du milieu dévot, celle de Bérulle, redécouverte aujourd’hui35,
constitue une pierre d’angle : sa complexité est bien loin de l’enfermer dans ce qu’on appelle
la mystique abstraite ; mais la place de Bérulle dans la pensée religieuse du début du
XVIIème siècle, ses responsabilités auprès des carmélites et les conflits qu’elles occasionnent
sont révélatrices des enjeux sous-jacents à la spiritualité du temps et au contexte dans lequel la
pensée du Carmel s’introduit en France. Rappelons qu’il a été formé dans le cénacle de
madame Acarie, sa cousine Barbe Avrillot, sous l’influence de Dom Beaucousin, et par
l’intermédiaire de celui-ci, de Benoît de Canfield. La spiritualité carmélitaine va cependant le
marquer progressivement quand il sera devenu, avec Duval et Gallemant, supérieur des
carmélites françaises ; pas assez cependant pour éviter des divergences apparues
particulièrement à propos de la direction de l’ordre lorsqu’un carmel déchaux masculin
s’installe à Paris ; les deux types de spiritualité révèlent de profondes différences
d’interprétation doctrinale et de sensibilité spirituelle.
La première oeuvre de Bérulle, qui n’a pas l’importance des suivantes, lui a été
demandée par Beaucousin ; c’est le Bref discours de l’abnégation intérieure36, paru en 1597,
alors qu’il était sous la direction du chartreux. Ce livre apparaît comme une adaptation
française de celui d’une béate italienne, l’Abrégé de la perfection chrétienne d’Isabelle
Bellinzaga, publié par son directeur spirituel, le jésuite Galiardi. Ce livre et ces deux
personnages, lus et commentés au début du XVIIème siècle, feront l’objet de critiques de plus
en plus vigoureuses au fur et à mesure que l’esprit anti-mystique va progresser tout au long du
siècle37. La doctrine en est nettement dyonisienne et parle de « soumission passive » de l’âme
qui doit laisser Dieu opérer en elle38 ; c’est une doctrine proche de celle du dejamiento que
l’on reproche aux alumbrados. En outre la vogue de la mystique dyonisienne constitue un
objet d’étonnement, voire de scandale de la part des religieuses espagnoles venues assurer les
fondations françaises, qui découvrent que les postulantes destinées au futur couvent de
l’Incarnation ont été, sous l’influence de Barbe Acarie, initiées à la mystique abstraite, ce qui
paraît ne convenir ni au Carmel, ni surtout à des femmes que la théologie ne concerne pas.
35 L’édition des oeuvres complètes de Bérulle, qui devra comprendre quatorze volumes, est en cours aux éditions
du Cerf sous la direction de Michel Dupuy ; huit volumes sont parus à ce jour, dont le Discours sur les états et la
grandeur de Jésus, dont les versions ou parties diverses occupent les septième et huitième tomes, et qui est
considéré comme son chef d’oeuvre.
36 Généralement cité sous le titre abrégé Breve compendio…
37 Cf. H. Brémond, Histoire littéraire…, op. cit., tome XI, Le procès des mystiques.
38 A cette époque, Bérulle suit aussi la doctrine des Hiérarchie célestes de l’Aréopagite, qu’il sera amené à
modifier dans l’élaboration de son christocentrisme ; ce dernier l’amène en effet, comme nous le verrons plus
loin, à revaloriser la condition humaine au dessus même de la condition angélique.
10
Thérèse d’Avila a pourtant écrit, en particulier dans les Demeures39, des pages dont la portée
est reconnue comme relevant de la théologie mystique, et certains auteurs ont établi des
correspondances entre son expérience et celle des mystiques du nord, même si elle n’en eut
jamais de connaissance directe40 ; d’autres auteurs spirituels ont pu servir d’intermédiaires
entre la mystique abstraite et la fondatrice du Carmel, comme Louis de Blois41 ou Bernard de
Laredo42, bien que les correspondances puissent provenir de la communauté des sources
latines et patristiques de tous ces auteurs. Mais l’oeuvre de Thérèse a fait l’objet d’un examen
de l’Inquisition, et ses compagnes semblent n’avoir pas privilégié cet aspect de son oeuvre. De
toutes façon, Thérèse, comme toute religieuse, écrivait sous la direction et le contrôle de ses
directeurs spirituels, et ne prétendait pas faire oeuvre novatrice en matière théologique ; sa
nomination comme docteur de l’Eglise n’interviendra d’ailleurs que très tardivement, en notre
siècle.
Si on lit et commente Thérèse d’Avila dans le salon de Barbe Acarie au tournant des
XVI et XVIIème siècles, on lit aussi la Théologie mystique de l’Aréopagite, la Théologie
germanique et la Règle de perfection. Bérulle baigne dans cet esprit, et l’orientation de sa
spiritualité ne plaît pas aux religieuses espagnoles, en particulier Anne de Jésus .
En 1602, pour décider de sa vocation43, Bérulle fait une retraite chez les jésuites et
pratique les exercices de saint Ignace Son rôle de directeur spirituel de certaines carmélites lui
fait connaître le sens spirituel de la contemplation de la « Sainte Humanité » de Jésus en usage
dans l’oraison carmélitaine sous l’influence de la fondatrice ; en effet la contemplation des
blessures de Jésus l’avait déterminée dans sa vocation, et la vision du corps du Sauveur l’avait
transportée en extase44. La lecture de La perle évangélique, traduite en 1602 par les
chartreux45, vraisemblablement sous l’influence de Beaucousin, est néanmoins la plus
déterminante pour la formation de la doctrine bérulienne de l’Incarnation ; or cette oeuvre
d’une béguine est très différente de la spiritualité thérésienne. L’exubérance baroque et la
39 Teresa de Avila, Moradas del castillo interior, titre généralement traduit de façon abrégée par les Demeures
ou Le château de l’âme, in Obras completas, edicion de Efren de la madre de Dios, O.C.D., Biblioteca de
autores catolicos, Madrid, 1967.
40 J. Orcibal, op. cit., pages 42,48,49 et 50 ;
41 Louis de Blois (1506-1566), bénédictin, abbé de Lessie en Hainaut (cf. supra note ).
42 Le franciscain Bernard de Laredo est l’auteur d’une Subida del monte Sion, livre très lu au XVIème siècle, et
qui ne cite jamais les flamands mais d’autres mystiques médiévaux, dans un langage dont l’orthodoxie
scolastique ne prête pas le flan à la critique (cf. J. Orcibal, op.cit., pages 32 et 33).
43 Rappelons que le roi lui avait proposé, sur le conseil du père Coton, de le nommer précepteur du Dauphin.
44 Teresa de Avila, Libro de la vida, in Obras completas, titre généralement traduit par Autobiographie de
Thérèse d’Avila.
45 Cf. l’édition déjà citée qu’en a établi Daniel Vidal, publiée chez Jérôme Million.
11
sensualité exacerbée dans cette dernière sont absentes en effet de la méditation de Bérulle
pour qui la considération de l’humanité du Christ prend un tour nettement plus théologique.
Le concept de l’Incarnation devient pour Bérulle le centre de sa christologie, mais cela
a aussi une implication essentielle du point de vue anthropologique, puisque l’humanité, du
fait de l’Incarnation divine, se trouve élevée à la plus éminente condition, au dessus de la
condition angélique46. La christologie de Bérulle est très novatrice et n’est donc pas
totalement éloignée de la déification de l’homme dans son union avec Dieu que l’on reproche
aux alumbrados et aux quiétistes ; mais l’architecture de la doctrine, la rigueur de son
argumentation, jointes à une solide formation scolastique permettent à Bérulle de résister aux
attaques et d’éviter les condamnations.
Sur le modèle de certaines congrégations espagnoles, Bérulle imagine pour l’Oratoire
et pour les carmélites volontaires un « voeu de servitude à Marie et à Jésus » qui déclenche les
l’hostilité des carmélites influencées par les espagnoles, ainsi que les foudres des carmes :
cela leur apparaît comme un quatrième voeu et comme une infraction à leurs constitutions. Or
se dessine derrière cette querelle d’autres enjeux concernant à la fois le problème de la
juridiction des carmels, depuis l’installation de carmes déchaux en France et aux Pays Bas, et
plus profondément la doctrine du supérieur accusé d’hérésie par certains d’entre eux. La
pensée de Bérulle est en effet audacieuse, puisqu’il insiste sur la nouveauté introduite dans les
hiérarchies humaines et célestes par l’Incarnation, et va même jusqu’à parler d’une recréation
de l’homme, non plus seulement à l’image de Dieu, mais de l’Homme-Dieu. On peut donc
parler d’un humanisme de Bérulle, même si celui-ci est différent de l’« humanisme dévot » de
celui de François de Sales. La « divinisation de l’homme »47 résultant de cette christologie, si
les termes n’en sont pas nouveaux, puisque Bérulle puise largement dans la patristique,
grecque en particulier48, n’en est pas moins fort originale , dans la mesure où elle insiste sur la
nouveauté de l’ordre instauré par l’Incarnation :
46 Cette doctrine fait en particulier l’objet du plus savant des ouvrages de son auteur et peut-être du plus difficile,
le Discours sur les états et la grandeur de Jésus, déjà cité et actuellement disponible dans l’édition savante
donnée en deux volumes aux éditions du Cerf , et due à une équipe de spécialistes dirigée par Michel Dupuy.
47 Le terme ne doit pas faire penser que l’homme s’égale véritablement à Dieu, puisqu’il reste une différence
fondamentale, un écart de nature entre les deux ; mais l’état d’oraison, et avant lui, l’état de Jésus incarné élève
la condition humaine au rang de dignité de la divinité ; ce n’est pas une identité d’essence. En cela, Bérulle reste
bon théologien catholique.
48 Saint-Cyran, qui était particulièrement savant dans ce domaine, a aidé Bérulle à s’appuyer sur la patristique
pour se défendre contre les attaques des carmes (cf. St.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de
France, Cerf, 1995 .). Par ailleurs le père Coton, qui était un ami personnel de Bérulle, l’a soutenu dans les
épreuves que nous évoquons ; pourtant, malgré ses précautions pour ne pas concurrencer les jésuites, en
particulier en refusant de fonder des collèges de l’Oratoire dans les villes qui comptaient déjà un de leurs
établissements, Bérulle s’était attiré par l’attraction qu’exerçait son ordre sur les meilleurs esprits du temps les
12
Amour singulier et nouveau ; amour qui commence en la terre et non au Ciel ; amour qui se
forme à vos pieds et fait désormais une nouvelle différence dedans l’Ordre de la grâce et
dans l’Ordre de l’amour, et d’un amour plus que séraphique. Il y a en vous un nouvel être
qui fait un nouvel état dans les choses crées et incrées mêmes. Car vous êtes un nouveau
vivant dans l’univers, et vous êtes aussi une nouvelle source de grâce et un nouvel objet
d’amour. Et vous êtes bien digne d’être un nouveau sujet d’un nouvel Ordre d’amour en
l’univers. Ce nouvel Ordre commence sur la terre, au lieu que les Ordres angéliques ont
commencé au Ciel ; c’est un Ordre qui regarde le mystère de l’Incarnation, commencé aussi
en la terre et non au Ciel ; c’est in Ordre affecté au temps de ce sacré mystère, et en la
présence de Jésus sur la terre. Ce nouvel Ordre est réservé à Madeleine, et vous voulez lui
donner principauté en cet Ordre (…) Quoi ce nouvel amour n’est point encore dans le Ciel,
et il est sur la terre ? Il n’est point dans les séraphins, et il est dans le coeur de cette humble
et prosternée pénitente. C’est elle qui est à vos pied, et ces pieds sont plus dignes que le
plus haut des Cieux. Et il est juste que ce nouvel Ordre de grâce et d’amour se commence et
se forme en un lieu si digne, lequel je révère et adore, ne devant pas adorer même le plus
haut des Cieux, tant ils sont inférieurs aux pieds du Fils de Dieu sur la terre. Mais faut-il
que cette âme soit élevée pour cet amour ? C’est une pécheresse, Seigneur, mais elle est à
vos pieds, et en un lieu saint et si adorable, il n’y a plus qu’éminence et sainteté en elle :
aussi ne parlez-vous point de ses péchés ; vous ne parlez que de son amour, car l’amour a
déjà couvert ses offenses (…)49
On peut dire avec Y. Krumenacker que l’Incarnation, si elle ne l’emporte pas sur la
Rédemption, la contient : le péché s’efface, ou sa place est du moins très réduite, dans
l’anthropologie de Bérulle50. Ce fragment est révélateur, non seulement de l’originalité de la
pensée de Bérulle, mais de l’enjeu majeur de la mystique chrétienne, en particulier au
XVIIème siècle : l’émergence de cet « Ordre nouveau », toujours écrit avec la majuscule, qui
affecte pour Bérulle la création dans son ensemble et le mode de faire sens propre au discours
religieux. On voit bien dans le texte cité comment l’expérience extatique devient une
référence suprême, qui l’emporte sur les savoirs et les pouvoirs. Les hiérarchies se
correspondent, et la hiérarchie ecclésiastique, chez Denys et dans la théologie médiévale, est
liée aux hiérarchies célestes ; or la très grande dignité du sacerdoce pour Bérulle s’interprète
de façon différente, et la congrégation des prêtres, qui sont aussi des spirituels, a une fonction
théophanique. Même si son orthodoxie ne fait aucun doute, la prééminence de l’expérience
spirituelle sur la théologie spéculative s’inscrit dans ce mouvement de déplacement des
enjeux : si cette doctrine renouvelle et conforte la dignité du sacerdoce, elle donne aux non
clercs leur place dans l’édification de la pensée religieuse par l’expérience. Madeleine
ombrages de nombreux théologiens comme des jésuites (cf. Y. Krumenacker, L’école française de spiritualité,
des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Cerf, 1995.)
49 Bérulle, Elévation sur sainte Madeleine, édition de Joseph Beaude, Cerf, collection « Foi Vivante », 1987,
pages 45-46, et tome VIII des OEuvres complètes de Bérulle, Cerf, 1996, où le texte cité ici est établi par le même
éditeur. Le personnage de Madeleine faisait au XVIIème siècle l’objet d’une dévotion particulière et de
pèlerinages à la Sainte-Baulme, où elle était censée avoir fini sa vie dans la prière et le pénitence; il a également
fait l’objet de nombreuses représentations iconographiques dans la peinture, celle de l’époque baroque en
particulier, et intéresse aujourd’hui à ce titre les philosophes, en particulier Jean-Luc Nancy qui a publié un petit
livre intitulé Noli me tangere aux éditions Bayard en 2003.
50 Op. cit., 166-167.
13
apparaît en effet au XVIIème siècle comme le prototype de ces extatiques qui se consacrent à
l’amour divin, sans appartenir à aucun ordre religieux existant. En inversant l’ordre des
hiérarchies céleste et terrestre, ce concept de l’Incarnation justifie l’expérience extatique en
admettant l’union controversée entre l’âme et Dieu en cette vie, sans prendre explicitement
parti dans le débat ; en effet, en Jésus, la nature créée n’abaisse pas l’incréée, au contraire, la
seconde fait participer la première à sa gloire ; autrement dit, la nature humaine se trouve
participante de la nature divine. Se trouve ainsi justifiée l’affirmation des contemplatifs,
souvent suspectés d’hérésie, sur l’état d’union à Dieu, et le problème de savoir si l’âme est
unie à Dieu ou confondue en lui, est éludé. Or c’est le grief majeur des libelles contre Bérulle,
et dans sa présentation de l’oeuvre de Jean de la Croix, Diego de Jesus ne manque pas de
justifier les assertions analogues du saint par des références scripturaires et patristiques.
L’humanité sanctifiée devenant égale à la plus éminente instance spirituelle, le
modèle marial prend une importance presque égale à l’humanité de Jésus ; Marie est le
modèle de l’abandon de l’âme à la volonté divine, condition de sa sanctification ; réapparaît
ainsi le problème du conflit entre l’idée de la liberté humaine et celle de l’abandon, jusqu’au
renoncement à soi, entre les mains de la volonté divine.
4°) Fénelon lecteur de Jean de la Croix (dans l’Explication des maximes des Saints)
La pensée de Jean de la Croix est connue en France par la traduction de ses oeuvres et
de biographies ainsi que par des ouvrages de théologie qui lui sont consacrés51. Cependant
Bossuet et Fénelon ne le lisent pas vraiment avant d’entrer en conflit, et le second seul en
approfondit la doctrine; dans ce débat en effet, Bossuet est plus soucieux de défendre avec
l’orthodoxie la discipline ecclésiastique, alors que Fénelon cherche dans les auteurs
canoniques les justifications de sa conception de la mystique.
Fénelon écrivit en 1696 son Explication des maximes des saint sur la vie intérieure,
publiée en 1697, pour expliciter sa pensée contre Bossuet qui venait d’écrire l’Instruction sur
51 Cf Henri Sanson, Saint Jean de la Croix entre Bossuet et Fénelon contribution à l’étude de la querelle du Pur
Amour, PUF, 1953. Le carme, qui depuis 1675 est bienheureux, semble avoir influencé les deux protagonistes.
L’auteur intitule cependant l’un de ses chapitres « Saint Jean de la Croix avec Fénelon contre Bossuet » (pages
61 et suivantes), mais un autre chapitre les renvoie dos à dos en ce qui concerne la doctrine du mystique
espagnol ; la lecture des deux protagonistes n’est en effet pas très approfondie, puisqu’ils écrivent l’un et l’autre
dans l’urgence ; Fénelon cite parfois les textes de mémoire. Il n’en a pas moins une plus claire conscience des
enjeux de la mystique, et une compréhension plus juste du bienheureux carme. Bossuet en fait lui-même l’aveu
bien plus tard, dans ses Remarques sur la Réponse à la Relation sur le quiétisme : « Je n’avais pas jugé
nécessaire une profonde lecture du bienheureux Jean de la Croix, j’avais lu sainte Thérèse sa mère. », cité par H.
Sanson.
14
les états d’oraison52. Fénelon voulait calmer la polémique en montrant sa bonne foi, mais la
querelle fut relancée par la publication et la condamnation de l’Explication, raison pour
laquelle elle est absente des OEuvres de Fénelon publiées aux XVIII et XIXème siècles. En
mars 1699, le bref Cum alias du pape Innocent XII condamna vingt-trois propositions tirées
de l’Explication53. Bon nombre d’entre elles sont fidèles à la pensée de Jean de la Croix, et à
celles d’autres grands noms de la Réforme catholique, comme un correspondant de Bossuet
lui-même le concède dans une lettre où il prévoit cette condamnation : « Je tiens que le livre
sera censuré et les propositions qualifiées comme elles le méritent. Ce qui allongera, c’est que
la plupart des propositions condamnables in rigore justiciae se trouvent dans sainte Thérèse,
saint François de Sales, Jean de la Croix ; mais il faut remédier à cette dangereuse
mysticité. »54. H. Sanson souligne que la doctrine n’est pas l’essentiel en cette affaire où les
auteurs cités le sont de façon tronquée et pour servir une argumentation préconçue.
Bossuet dénonce l’amour désincarné, conformément à la doctrine chrétienne ; mais
Fénelon ne s’oppose pas à cela, il montre seulement que l’implicitation de la dimension
incarnée du divin dans le Christ se trouve aussi chez bon nombre de spirituels et de saints, en
particulier ceux qu’inspirent la théologie de saint Denys. Ces arguments sont aussi ceux de
Jacques de Jésus (Diego de Jesus) dans son Avertissement en trois discours pour une
meilleure intelligence des phrases mystiques de Jean de la Croix, publié en 1618 dans
l’édition d’Alcala55. H. Sanson pour sa part précise que « L’union à Dieu, chez Jean de la
Croix, n’est pas une union au Christ historique, mais au Verbe : tel est le thème de tout le
Cantico. »56 ; or cette dernière oeuvre est celle dont la doctrine est la plus problématique et la
plus abstraite.
Comme Diego, Fénelon a le souci d’expliciter les expressions propres aux mystiques57,
qu’il distingue des saints consacrés par l’Eglise, tout en les défendant comme d’authentiques
contemplatifs. Ces expressions peuvent en effet paraître ambiguës et suspectes par leur
ressemblance avec celles des hérétiques condamnés ; aussi distingue-t-il soigneusement dans
52 Bossuet avait fait parvenir son manuscrit à Fénelon qui a tenu à publier son propre livre avant la parution de
celui de son adversaire, et ce malgré les mises en garde de monsieur de Noailles : l’Explication est parue en
février 1697, l’Instruction en mars (cf. Gabriel Joppin, Fénelon et la mystique du pur amour, Beauchesne, 1938,
pages 96 à 100.)
53 Nous suivons pour ce bref rappel historique les indications données par la notice et les notes de Jacques Le
Brun dans son édition des OEuvres de Fénelon dans la collection de « La Pléiade », Gallimard, 1983, ainsi que le
livre de Louis Cognet Crépuscule des mystiques Bossuet Fénelon, Desclée, Tournai, Belgique, 1958.
54 La lettre, d’un certain Giori, figure dans la correspondance de Bossuet et est citée par H. Sanson, op. cit., page
162.
55 Nous le verrons dans le chapitre que nous consacrons à « la spécificité du dire mystique ».
56 Op. cit., page 59.
57 Rappelons que ce terme n’est employé comme substantif que tardivement, à partir du XVIIème siècle, pour
désigner ce qu’on appelle précédemment spirituels et contemplatifs.
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les quarante cinq articles de son Explication les assertions vraies des fausses qui sont
présentées à la suite des premières:
[…] Je veux éclaircir aux mystiques le véritable sens de ces saints auteurs, afin qu’ils
connaissent la juste valeur de leurs expressions.
[…] Je veux montrer aux mystiques que je n’affaiblis rien de tout ce qui est autorisé par les
expériences et par les maximes de ces auteurs qui sont nos modèles. Je veux les engager par
là à me croire quand je leur ferai voir les bornes précises que ces mêmes saints nous ont
marquées et au delà desquelles il n’est jamais permis d’aller.58
Fénelon cite à l’appui de sa défense nombre de saints et de docteurs, en particulier
saint François de Sales, qui est le plus sollicité, mais aussi un texte du cardinal Bellarmin, un
théologien jésuite proche du pape Urbain VIII59 :
Il arrive d’ordinaire à ceux qui écrivent de la théologie mystique que leurs expressions sont
blâmées par les uns et louées par les autres, parce qu’elles ne sont pas prises par tout le
monde dans le même sens.60
Dès la fin du XVIème siècle, la question du langage mystique joue un rôle déterminant dans
la controverse qui met en jeu l’orthodoxie des auteurs considérés.
Fénelon cite assez peu Jean de la Croix dans l’Explication61 : il y fait six succinctes
références explicites (alors qu’il cite textuellement François de Sales à plusieurs reprises).
Mais la doctrine qu’il y défend est très proche de notre auteur qu’il lit, tout comme Bossuet,
dans la traduction de Cyprien de la Nativité de la Vierge62. Ses références à l’oeuvre du
« bienheureux Jean de la Croix », pour n’être pas toujours explicites sont assez claires quant à
la doctrine. Ses références sont vagues et générales, elle concernent l’ensemble de l’oeuvre et
le fond de la doctrine ; nous avons retenu ce texte parce qu’il témoigne le plus clairement de
la doctrine de son auteur et de sa dette à l’égard du carme espagnol.
58 Fénelon, Explication des maximes des saints, in Fénelon, OEuvres, édition établie par Jacques Le Brun,
Gallimard, « La Pléiade », 1983 ; les passages cités figurent dans l’« Avertissement », page 1002.
59 Robert Bellarmin a été canonisé en 1930 et déclaré docteur de l’Eglise en 1931. Bellarmin est connu comme
un grand controversiste de la Réforme catholique. Dans un ouvrage paru en 1595, il avait défendu la spiritualité
de Tauler et Ruysbroeck présentée par les auteurs catholiques, conformément à la doctrine du pseudo-Denys, en
particulier Louis de Blois, un bénédictin du XVIème siècle dont nous avons signalé le rôle important.
60 R. Bellarmin, De scriptoribus ecclesiasticis, 1593, cité par Fénelon, op. cit., page 1003.
61 D’après Henri Sanson, il semble l’avoir découvert par madame Guyon (op. cit., pages 35-36). Il y a peu de
citations en général, si l’on excepte celles de François de Sales, dans la version définitive des Explications,
Noailles ayant conseillé à Fénelon d’en alléger son texte qui en comprenait beaucoup au départ. On trouve les
passages supprimés dans les notes de J. Le Brun dans l’édition de la Pléïade ; ces citations concernent pour la
plupart des docteurs et des saints (déjà canonisés, ce qui n’est pas encore le fait de Jean de la Croix).
62 L’un et l’autre lisent cette traduction dans la réimpression de 1652 ; rappelons que cette version se fonde sur
les éditions de 1618 et de 1630, peu sûres, la dernière surtout dont la critique est unanime aujourd’hui à dénoncer
les interpolations. H. Sanson énumère, outre les inexactitudes factuelles de certaines citations, dues à la rapidité
du travail des polémistes (pages 55-56), les jugements fondés sur des citations interpolées, considérées
aujourd’hui comme apocryphes (pages 57 à 61). Selon lui, les éditeurs de Jean de la Croix, dès l’édition d’Alcalà
en 1618, ont infléchi la doctrine pour la ramener à celle de sainte Thérèse (op. cit. page 59).
16
Fénelon s’emploie tout d’abord à situer l’amour pur par rapport à l’amour intéressé où
l’on aime Dieu pour soi-même. Il distingue plusieurs niveaux dans cet amour dont le premier
est dit « mercenaire » parce que l’on attend de Dieu un profit immédiat et non spirituel.
Cependant l’amour spirituel lui-même peut être purement égoïste si l’on espère faire son
salut ; Fénelon ne le condamne pas, il recommande même de ne pas en détourner les plus
nombreux fidèles63, suivant en cela François de Sales. Il le distingue néanmoins de l’amour
authentiquement spirituel, qui est totalement désintéressé, même si, il y insiste, le désir du
salut demeure : c’est alors seulement en tant qu’il est conforme au désir divin. Jean de la
Croix a évoqué l’« ambition spirituelle » dont il détourne ses dirigées, mais il ne s’agit pas de
l’espérance du salut qui motive le plus grand nombre. Fénelon le cite à divers endroits,
notamment pour réfuter l’idée fausse selon laquelle un tel espoir serait mauvais64:
Faux
L’amour intéressé est un amour bas, grossier, indigne de Dieu, que les âmes généreuses
doivent mépriser […]
Parler ainsi, c’est ignorer les voies de Dieu et les opérations de sa grâce. C’est vouloir que
l’Esprit souffle où nous voulons, au lieu qu’il souffle où il lui plaît. C’est confondre les
degré de la vie intérieure. C’est inspirer aux âmes l’ambition et l’avarice spirituelle, dont
parle le bienheureux Jean de la Croix.
Le passage auquel il est fait ici référence est un chapitre du traité de la Noche oscura qui
s’intitule : De algunas imperfecciones que suelen tener algunos de estos acerca des segundo
vicio capital, que es la avaricia espiritualmente hablando65 : « De certaines imperfections que
certains d’entre eux ont l’habitude d’avoir en ce qui concerne le second vice capital qui est
l’avarice prise dans le sens spirituel » ( il s’agit des commençants dont l’auteur vient de parler
dans le chapitre précédent ). Jean de la Croix dénonce ici l’attachement à des modes
particulièrement ostentatoires de dévotion, comme l’abondance des lectures ou des objets
coûteux. Tel n’est pas exactement le propos de Fénelon, mais sa pensée reste fidèle au carme
et il dénonce comme lui l’absence d’humilité dans le recherche de la perfection. J. Le Brun
signale en outre dans ses notes66 un autre chapitre du même traité de la Nuit obscure, le
treizième du premier livre, où il est également question de l’avarice spirituelle dont l’épreuve
de la nuit est le remède, et où le propos est plus proche de celui de Fénelon. Il s’agit d’une
63 Cf. Fénelon, op. cit. page 1018. On voit que l’amour totalement désintéressé n’est pas le seul amour de Dieu,
et l’espérance du salut n’est pas totalement condamnée par Fénelon ; il y insiste avec force dans les Maximes des
saints. Il est vrai, comme le souligne Michel Terestchenko, que Fénelon a atténué certaines de ses formules dans
son oeuvre publiée, et que sa correspondance révèle une conscience aiguë du problème insoluble de concilier
l’idée de la Grâce divine avec celle de la damnation du plus grand nombre (cf. M. Terestchenko, Amour et
désespoir de François de Sales à Fénelon, Seuil, coll. « Point », 2000) ; la doctrine de l’Explication n’en est pas
moins une défense de l’oraison mentale conciliable avec l’orthodoxie.
64 Cf. en particulier l’édition de la Pléiade que nous suivons, pages 1019, article III.
65 San Juan de la Cruz, Obras completas, edicion critica de Lucinio Ruano de la Iglesia, Madrid, 1982, page 325.
17
recherche intéressée, même si ce n’est pas au sens banal du terme, qui correspond à l’orgueil
ou à une sensualité spirituelle : l’objet de la recherche est la satisfaction personnelle, sensible
ou intellectuelle, non l’amour divin. C’est très exactement ce qui fait l’objet de la
condamnation de Fénelon dans un autre passage où il cite toujours aussi allusivement l’auteur
carme :
Ce motif d’intérêt spirituel qui reste toujours dans les vertus tandis que l’âme est encore
dans l’amour intéressé, est ce que les mystiques ont appelé propriété. C’est ce que le
bienheureux Jean de la Croix appelle avarice et ambition spirituelle.67
Fénelon sollicite Jean de la Croix à plusieurs reprises dans des passages où il dénonce
une conception erronée ; c’est le cas à deux endroits, outre l’article III déjà mentionné, dans
les articles XXIII, XXVI et XXIX. Dans le premier, Fénelon attribue à Jean de la Croix des
expressions qui ne sont pas les siennes : il s’agit de la méditation discursive « un moyen bas,
et un moyen de boue » dans certains cas bien particuliers ; vraisemblablement, selon J. Le
Brun et H. Sanson, Fénelon, cite ici l’auteur carme de mémoire ou d’après des ressentions.
Les deux autres passages sont plus intéressants ; on y voit Fénelon défendre l’oraison non
discursive en ayant soin de distinguer la doctrine qu’il défend de celle des hérétiques, et de le
faire sans mépriser la méditation discursive. Dans l’article XXVI, il s’agit du caractère non
durable de la contemplation infuse, ce qui laisse au dévot, à d’autres moments, la disponibilité
nécessaire aux devoirs de tout chrétien, a fortiori de personnes consacrées : l’exercice de la
charité, la participation aux offices et aux sacrements, mais aussi l’oraison discursive ou
prière vocale. Certains spirituels hétérodoxes se réclamaient d’un état de libération totale dans
une oraison infuse continue, ce que Fénelon prend bien soin de stigmatiser :
Faux
La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu’elle ne laisse
jamais aucun intervalle à l’exercice des vertus distinctes qui sont nécessaires à chaque état.
[…]
Parler ainsi, c’est anéantir toutes les vertus les plus intérieures : c’est contredire non
seulement toute la tradition des saints docteurs, mais encore les mystiques les plus
expérimentés ; c’est contredire saint Bernard, sainte Thérèse, et le bienheureux Jean de la
Croix […].68
Mais c’est surtout sur la nature spécifique du « Pur Amour » et sur la controverse dont
il est l’objet que les références au carme espagnol sont stratégiques. Fénelon défend la
contemplation infuse, mais il prend bien soin de distinguer le concept qu’il en a, et qu’il étaie
66 Op. cit., page 1564.
67 Op. cit., Article XVI, page 1050. Le texte de Fénelon est ici plus proche de l’argumentation de Jean de la
Croix que dans l’article précédent.
68 Op. cit., page 1066.
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sur les plus grands auteurs, des dérives qui pourraient donner prise à l’hérésie. C’est à ce
propos qu’il se réfère à Jean de la Croix dans son vingt-neuvième article :
Faux
La contemplation passive est purement passive, en sorte que le libre arbitre n’y coopère
plus à la grâce par aucun acte réel et passager. Elle est purement infuse, purement gratuite
et sans mérite de la part de l’âme.[…]
Parler ainsi, c’est renverser le système de pure foi, qui est celui de tous les bons mystiques,
et surtout du bienheureux Jean de la Croix. […]69
Le passage de Jean de la Croix auquel il est fait ici référence est un chapitre de la Llama70 , la
Flamme d’amour vive, sur une strophe particulièrement difficile où il est question des
« lampes de feu » qui illuminent les « cavernes du sens qui étaient obscures et aveugles ». Les
sens comme les facultés ne sont pas abolis dans l’union divine, mais éclairés par elle. Il s’agit
donc d’un point essentiel sur ce que les mystiques de l’époque nomment « ligature des
puissance », ce qui n’induit pas leur anéantissement. De même les attributs divins ne sont pas
indifférents, même si la vie unitive est liée à la déité sans fond ; les « lampes de feu » dont il
est ici question les représentent d’après le commentaire du saint de cette strophe dans le traité.
On comprend que Fénelon soit particulièrement opposé à l’idée de Bossuet selon
laquelle l’union divine serait totalement indépendante de l’oraison et constituerait une sorte de
miracle divin, où il voit une ouverture vers l’hérésie moliniste condamnée ; en effet, l’orant
ainsi dépossédé de lui-même serait alors totalement agi et objet de la grâce divine, et ne
pourrait plus être tenu responsable de ses actes. Il cite Jean de la Croix à l’appui de cette thèse
selon laquelle « il n’y a aucun état d’indifférence, ni d’aucune autre perfection connue dans
l’Eglise, qui donne aux âmes une inspiration miraculeuse ou extraordinaire ». Le Pur Amour
constitue une voie accessible certes à très peu de contemplatifs les plus avancés, mais non un
miracle qui suspendrait le développement de la vie contemplative par l’oraison. Fénelon
reconnaît qu’il existe bien des dons spécifiques de la grâce divine aux spirituels, mais ceux-ci
ne concernent pas la forme la plus haute de la vie contemplative :
Ce n’est pas que Dieu, qui est le maître de ses dons, ne puisse y donner des extases, des
visions, des révélations, des communications intérieures. Mais elles ne sont point cette voie
de pure foi, et les saints nous apprennent qu’il faut alors ne s’arrêter point volontairement à
ces lumières extraordinaires, mais les outrepasser, comme dit le bienheureux Jean de la
Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure.71
Cette assertion répond à l’idée la plus communément répandue sur la mystique que l’on
assimile généralement, et uniquement, à des états extraordinaires. Sainte Thérèse est sur ce
69 Op. cit., page 1073. J. Le Brun signale à la suite de Sanson dans sa note de la page 1600 que Fénelon est plus
proche ici de Jean de la Croix que Bossuet.
70 San Juan de la Cruz, op. cit., page 798 et suivantes.
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point en accord avec Jean de la Croix et avec toute la tradition spirituelle, mais c’est sans
doute La Nuit obscure qui a le mieux vulgarisé l’idée de la nudité de l’amour mystique.
Si Fénelon n’est pas toujours rigoureusement exact dans ses références à l’oeuvre de
Jean de la Croix, il semble bien en avoir assimilé la doctrine dans les Explications. En outre,
ses thèses ne s’écartent guère de l’orthodoxie, et seul un parti pris résolument anti-mystique a
pu les faire condamner, ce que reconnaissent tous les spécialistes actuels, et le premier d’entre
eux a été Henri Brémond qui a tenté de réhabiliter Fénelon comme il l’a fait de toute la
tradition spirituelle du XVIIème siècle et de la mystique, largement marginalisée à son
époque.
Bibliographie succincte
• Anonyme, La perle évangélique, traduction de 1602, édition établie et présentée par Daniel Vidal, Jérôme
Million, 1997.
• Anonyme, La théologie germanique, traduction de Pierre Poiret, 1497, Jérôme Million, 2000.
• Bérulle, Pierre de, Bref discours de l’abnégation intérieure, Paris, 1597, et Discours sur les états et la
grandeur de Jésus , 1623, réédition sous le direction de Joseph Beaude aux éditions du Cerf, tome I,1997 .
• Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France…, La conquête mystique, volume I
L’Ecole française, Bloud et Gay, 1921.
• Dagens, Jean, Bérulle et les origines de la restauration catholique (1575-1611), Desclée de Brouwer, 1952,
chapitre III, L’établissement des carmélites .
• Canfield, Benoît de, La règle de perfection, The rule of perfection, édition établie par Jean Orcibal,
Bibliothèque des Hautes études en sciences religieuses, PUF, 1982.
• Krumenacker, Yves, L’école française de spiritualité, des mystiques, des fondateurs des courants et leurs
interprètes, Cerf, 1999.
• Morgain, Stéphane-Marie, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995.
• Orcibal, Jean, La rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, PUF, 1959.
71 Fénelon, op. cit., page 1028, article VII, vrai.