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Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des

Thierry Zarkone

ENTRE SOUFISME ET FRANC-MAÇONNERIE:

SOCIÉTÉS SECRÈTES EN ISLAM

Un nouveau livre de Thierry Zarcone

Religioscope - 10 octobre 2002

Connaisseur des courants soufis, qu'il suit à la trace de la Turquie jusque dans les coins les plus reculés de l'Asie centrale,

Thierry Zarcone vient de publier un volume qui retiendra également l'attention de tous ceux qui s'intéressent à la francmaçonnerie

et aux sociétés secrètes occidentales, puisqu'il s'agit de leur réception et de leur réinterprétation en Turquie, en

Iran et en Asie centrale aux 19e et 20e siècles.

Ce livre ne se résume pas. Bornons-nous à noter quelques éléments qui ont retenu notre attention, à commencer par la thèse centrale

de l'ouvrage: "les francs-maçons turcs et persans se reconnaissent dans la franc-maçonnerie occidentale et surtout […] reconnaissent

leurs propres formes de sociabilité confrérique ou iniatique" (p. 116).

Même si Thierry Zarcone évoque ici et là les loges occidentales implantées dans les zones géographiques considérées, ce n'est pas son

intérêt principal: il se penche surtout à ce que l'on pourrait appeler l'"inculturation" de la franc-maçonnerie et à la création de sociétés

paramaçonniques, inspirées par le modèle maçonnique.

L'entreprise impliquait une connaissance tant de la franc-maçonnerie dans sa forme occidentale que du soufisme - une capacité à

déceler des parallèles tout en gardant conscience des différences.

Zarcone distingue secret - indicible - et sociétés secrètes - auxquelles le secret donne leur raison d'être, mais qui en est indépendant et

peut également être cultivé dans des sociétés non secrètes, telles que les confréries soufies dans l'Orient islamique. Zarcone est

d'ailleurs réservé quant à l'utilisation du terme d'initiation pour décrire la cérémonie de rattachement à une tariqa soufie (pp. 175-176).

L'auteur évoque tout d'abord le contexte général: les premières présentations de la franc-maçonnerie par des auteurs de ces pays, en

particulier la Turquie, les premières divulgations sur la franc-maçonnerie. Mais aussi la prolifération des sociétés secrètes dans

l'Empire ottoman.

Ces sociétés secrètes avaient souvent pour modèle, pour source d'inspiration, la franc-maçonnerie française et italienne ainsi que la

Carboneria. C'est l'influence du Grand Orient qui se faisait sentir, même si les francs-maçons proprement dits en terre d'Islam ne

partageaient pas le rejet de la mention obligatoire du Grand Architecte de l'Univers auquel aboutit l'obédience maçonnique française à

cette époque.

Les groupes qui naissent dans ces pays de tradition musulmane sont donc généralement des groupes réformistes. Les musulmans qui

s'intéressent à la franc-maçonnerie sont pour la plupart des réformistes. L'on pourrait alors s'étonner de l'association au soufisme,

puisque les réformistes ne passent pas pour y avoir été particulièrement favorables. Laissons Thierry Zarcone nous expliquer pourquoi

ce jugement doit être nuancé, dans ce passage où il évoque le réformiste Malkum Khân, fondateur d'une société paramaçonnique en

Iran en 1858:

"Au premier abord, il est surprenant qu'un penseur réformiste s'intéresse au soufisme et, surtout, qu'il lui consacre une part aussi

importante dans son projet de modernisation des esprits en Orient. En fait, le soufisme connaît plusieurs dimensions et, d'une manière

générale, ses formes populaires, imprégnées de superstitions et de pratiques magiques, sont rejetées par les réformistes alors que ces

derniers font bon accueil, dans la mesure où celles-ci ne fuient pas leurs responsabilités politiques, à sa forme savante qui regroupe

les confréries. Il y a donc, ainsi que certains d'entre eux l'ont écrit, un bon et un mauvais soufisme. D'un autre côté, le soufisme séduit

les réformistes car il autorise une forme de liberté dans le commentgaire du Coran. Ibn `Arabi (m. 1240), l'un des principaux

représentants de ce courant, encourage, par exemple, la réouverture de la porte de l'ijtihâd, ce qui signifie commenter le Coran en

faisant un usage indépendant de sa raison, un procédé interdit depuis plusieurs siècles par les écoles de droit musulmanes qui

s'opposent à toute espèce d'innovation." (p. 120)

Ce réformisme se retrouve sous des formes diverses quasiment dans toutes les sociétés secrètes ou paramaçonniques qui émergent en

terre d'Islam, y compris dans un groupe évoqué par Zarcone au cœur de l'Asie centrale, à Boukhara: la Société pour l'éducation des

enfants (Jam'iyyat-i Tarbiyya-yi Atfâl) a bel et bien pour but de promouvoir l'éducation des enfants, mais en les envoyant dans des

écoles modernes, séculières, à Istanbul - alors que l'émirat de Boukhara leur préférait les écoles religieuses. Comme d'autres

associations, celle-ci est influencé par le modèle turc du Comité Union et Progrès. Son fonctionnement était celui d'une société

secrète, avec signes de reconnaissance, etc. (pp. 89-91).

Une telle société poursuivait bien entendu des objectifs sociaux et politiques. Zarcone remarque que certaines d'entre elles réduisent le

cérémonial à peu de chose tandis que, à l'inverse, existent "des organisations para-maçonniques séduites et même fascinées par le

cérémonial et la langue symbolique de la Franc-Maçonnerie, par son emblématique hermétique, dans laquelle elles reconnaissent la

symbolique du soufisme et celle des corporations de métiers musulmanes" (p. 4).

Plusieurs groupes examinés par Thierry Zarcone incluaient nettement - à côté de buts politiques - des idéaux religieux. L'un des

exemples les plus remarquables que présente son ouvrage est celui de la Confrérie de la Vertu, fondée à Istanbul dans les années

1920, à l'initiative d'un militaire soufi de l'ordre de Bektachis, avec l'aide de shaykhs soufis et de francs-maçons (pp. 131-155). Dans

ce cas-là, cependant, il ne s'agit plus de réformisme: durant sa courte existence (elle fut interdite en 1925), la Confrérie de la Vertu

allait s'opposer aux réformes kémalistes et prendre la défense du califat. Il s'agissait d'une franc-maçonnerie qui se voulait musulmane

- et à laquelle il fallait d'ailleurs être musulman pour adhérer. Preuve s'il en est qu'un habit maçonnique peut recouvrir différents

contenus politiques...

Il est intéressant d'observer que Turcs et Persans qu'attiraient le cérémonial maçonnique et qui créaient des sociétés paramaçonniques

ne l'adoptèrent pas purement et simplement, mais "éprouv[èr]ent le besoin de le transformer pour mieux l'adapter à son nouveau

cadre religieux et culturel" (p. 107). Zarcone remarque au passage qu'il y a eu des tentatives semblables (plus récentes) d'adaptation

au milieu shinto et bouddhiste au Japon (pp. 176-177).

C'est à travers tous ces aperçus inattendus, levant un coin du voile sur des associations discrètes et largement tombées dans l'oubli,

que Thierry Zarcone offre riche matière à réflexion. Notons enfin la qualité de présentation de l'ouvrage et également - car c'est loin

d'être toujours la règle chez les éditeurs francophones - la présence d'un utile index en fin de volume.

Jean-François Mayer

Thierry Zarcone, Secrets et sociétés secrètes en Islam. Turquie, Iran et Asie centrale, XIXe-XXe siècles. Franc-

Maçonnerie, Carboneria et confréries soufies, Milan, Archè, 2002 (210 p. + illustrations).

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