Notre époque est celle des incertitudes sur nombre de sujets et nous sommes de plus en plus à percevoir que nos sociétés progressistes sonnent le glas quant au promesses qui furent les leurs. Nous assistons à une danse macabre en laquelle telles des
Un chemin mystique : le soufisme
La majorité des musulmans appartient à l'orthodoxie sunnite, qui considère facilement les autres mouvements, à l'intérieur de l'Islam comme des groupes schismatiques ou hérétiques. Toutefois, la position sunnite à l'égard du mouvement mystique du soufisme est plus nuancée. C'est que le soufisme ne se situe absolument pas dans une lige juridique ; c'est, au contraire, une sorte de protestation contre tout le formalisme du droit en milieu islamique, protestation qui donne la priorité à une religion du coeur beaucoup plus qu'à la discipline extérieure, à l'amour authentique de Dieu beaucoup plus qu'aux pratiques rituelles réglementées, aux valeurs de la contemplation et de l'ascèse beaucoup plus qu'à celles des conquêtes militaires et du luxe mondain.
Les origines du soufisme
S'il est possible de préciser des repères historiques pour les grands prophètes ou pour les fondateurs de religion, dont les doctrines manifestent l'ordonnancement d'une pensée à un moment donné de l'histoire de l'humanité, il est, en revanche, pratiquement impossible de fixer un point de départ temporel et même géographique au soufisme. C'est un mouvement dont on ignore le nom du ou des fondateurs, dont on ne connaît même pas le lieu des premiers enseignements ; peut-être le soufisme préexistait-il à l'Islam ? mais, en tout état de cause, l'Islam lui a donné sa pleine dimension, et le soufisme apparaît effectivement comme une attitude musulmane authentique, en dépit de toutes les influences extérieures qui ont pu s'exercer sur lui tout au long de son évolution. Il était nécessaire à l'Islam, religion de type juridique, de se doter d'un véritable sentiment mystique, sans lequel aucune religion ne peut subsister.
Le terme de soufisme , vient de souf , qui désignait un vêtement de laine grossière, non teintée. Ce vêtement était porté en signe de pénitence, notamment par ceux qui se rendaient en pèlerinage à La Mekke. A l'origine, il n'était donc pas le vêtement distinctif d'une sorte de confrérie religieuse ; il était simplement le signe d'un croyant qui se mettait en quête de Dieu par un dépouillement intérieur et dont le vêtement grossier était une manifestation externe.
Dès les premiers siècles de l'Islam pourtant, le souf devient un vêtement religieux vénéré, comme ayant été celui des grands prophètes, comme Moïse et surtout Mahomet. Mais, comme l'habit ne fait pas le moine, le souf ne fait pas le soufi ! Seuls, certains mystiques adopteront ce vêtement comme le signe distinctif de leur recherche religieuse. Et, dans la mentalité populaire, celui qui porte la robe de bure est très souvent considéré comme un sage, connotation qui a parfois fait dériver le terme de soufi de la sagesse grecque, la Sophia .
Il convient d'ailleurs de remarquer que, dans une certaine mesure, le soufisme s'apparente à cette sagesse grecque qui recommandait aux hommes, et particulièrement à ceux qui se voulaient philosophes, de se connaître eux-mêmes. Pour celui qui se met à la recherche de Dieu, animé d'une véritable passion pour ce Dieu unique, il est nécessaire de se saisir tout entier avant d'entreprendre de s'abandonner tout entier dans le dépouillement de toutes les vanités, dans la solitude et la méditation. Vraisemblablement, à l'imitation du monachisme chrétien, le soufisme passa d'abord par une phase de l'ascétisme individuel entièrement libre avant d'atteindre la phase communautaire. Le maître expérimente d'abord sur lui-même le chemin qui le conduira à la rencontre de Dieu, avant de communiquer aux autres cette voie, par son enseignement. La parenté entre la mystique musulmane et la mystique chrétienne est indéniable : il y a manifestement eu des contacts entre les moines chrétiens, que Mahomet lui-même tenait en très haute estime, et les fidèles musulmans assoiffés d'une vie spirituelle qui ne pouvait pas s'épanouir dans le cadre assez étroit du juridisme islamique. Mais, si l'influence du christianisme est certaine dans les origines du soufisme il convient de noter que le monachisme musulman n'est pas une simple copie du monachisme chrétien.
Les aspects mystiques du Coran
Malgré les influences étrangères à l'Islam qui se sont manifestées dans l'évolution du soufisme, celui-ci plonge ses racines dans le Coran. Celui-ci recommande et prescrit diverses pratiques ascétiques qui doivent permettre à l'homme de purifier son coeur afin d'entrer en relation authentique avec son Dieu. Le soufisme a donc voulu développer toutes les valeurs spirituelles, qui se trouvaient inscrites dans le Livre de la révélation faite à Mahomet, et que l'Islam officiel avait quelque peu négligé dans la formulation dogmatique de la religion musulmane. C'est d'ailleurs la lecture, la récitation et la répétition des nombreuses sourates de ce Livre qui a pu orienter toute l'existence mystique des soufis.
La première sourate, la Fatiha, qui ouvre l'ensemble du Coran, sert également à introduire de nombreux actes du culte, mais elle est aussi une grande introduction à tous les thèmes de la méditation, invitant les croyants à s'ouvrir plus complètement à la contemplation du mystère du Dieu unique, miséricordieux. C'est à lui, le maître de l'univers, que reviennent l'honneur, la gloire et la louange. Toute ascension spirituelle peut prendre son appui sur cette seule sourate, dont les sept versets sont considérés par les mystiques comme les sept dons de Dieu : la création, la miséricorde, le jugement, le secours, le chemin droit, les bienfaits et les châtiments. La Fatiha qui ouvre la prière du croyant lui permet ainsi d'avancer dans une meilleure pénétration du mystère même de Dieu, jusqu'à parvenir à une union intime avec sa volonté.
Certains textes du Coran sont également des invocations adressées à Dieu, constituant de véritables hymnes à sa louange : O Dieu ! souverain du Royaume : tu donnes la royauté à qui tu veux et tu enlèves la royauté à qui tu veux. Tu honores qui tu veux et tu abaisses qui tu veux. Le bonheur est dans ta main, tu es, en vérité, puissant sur toutes choses. Tu fais pénétrer la nuit dans le jour et tu fais pénétrer le jour dans la nuit. Tu fais sortir le vivant du mort et tu fais sortir le mort du vivant. Tu donnes le nécessaire à qui tu veux, sans compter (Sourate III, 26-27). La souveraineté infinie de Dieu sur le monde est en même temps un appel qui se trouve adressée à l'ensemble de l'humanité, et particulièrement aux croyants, d'entrer en relation d'amour avec lui. D'ailleurs, la révélation même qui a été adressée à Mahomet est le point de départ privilégié de cette rencontre d'amour que Dieu lui-même a prévu avec l'humanité qu'il a créée.
Et cette rencontre d'amour entre Dieu et l'homme a été inaugurée dans la rencontre qui peut et doit se faire pour le croyant entre la lecture du texte sacré et sa propre expérience intérieure. Le Coran n'est pas un livre comme les autres ; en tant que livre sacré, en tant que Parole même de Dieu, il mérite non seulement le respect, mais surtout l'étude, la méditation, la récitation... Cette étude incessante du texte même donne naissance à une interprétation, à une herméneutique, c'est-à-dire à une lecture de la révélation par l'expérience de l'homme comme à une lecture de cette expérience par la lecture de la Parole de Dieu. A la manière des autres textes révélés, le Coran se livre à plusieurs manières d'interprétation : son texte peut être lu de manière littérale et il permet au croyant de se lancer dans le formalisme juridique, rituel et moral, en prenant appui sur la lettre même de la Révélation ; son texte peut aussi être lu dus une optique historique, plaçant le croyant dans la voie de la plus pure tradition qui s'oppose à tout changement dans le cadre de la religion ; son texte peut enfin être lu de manière symbolique, conduisant le croyant sur les chemins de la mystique ou de la théologie. La théologie apparaît comme une activité de l'esprit qui justifie intellectuellement les fondements de la foi, tandis que la mystique est une véritable expérience de vie : il ne s'agit plus seulement d'affirmer la foi, de manière simplement intellectuelle, il s'agit davantage de la justifier par l'existence même du croyant. Celle-ci devient alors le lieu de vérification de l'authenticité des affirmations de la foi.
La méditation du texte coranique n'est plus simplement une activité intellectuelle, même si celle-ci demeure nécessaire pour l'énonciation première de la foi ; elle est un appel à l'action de l'homme. Il n'est pas possible, au croyant, d'affirmer intellectuellement sa foi, sans que celle-ci n'ait d'incidence immédiate sur son comportement. L'union avec le Dieu transcendant, par l'amour que celui-ci porte à tout homme, et par la réponse d'amour que le croyant retourne à Dieu, s'exprime dans l'engagement de toute l'existence humaine. Aussi, en Islam, comme dans les autres religions, cette conversion à la vie mystique apparaît comme un idéal héroïque puisqu'il s'agit de miser toute sa vie sur l'affirmation de la foi et sur la certitude d'une possibilité pour l'homme d'être parfaitement uni à Dieu. Il importe à celui qui se lance sur les chemins de la vie mystique de se maîtriser totalement lui-même, afin de réaliser toute son existence dans un acte d'amour, acte qui empêche radicalement le croyant d'exercer une sorte de pression ou de domination sur l'ensemble de la communauté. Dans l'idéal mystique, le Coran ne sert plus à établir une domination du croyant sur les autres hommes, mais il sert au croyant à se maîtriser lui-même pour parvenir à un état de perfection, qui accorde l'illumination à ceux qui le recherchent.
La vie mystique : recherche de l'unité
Le sommet de la vie mystique se découvre dans l'amour, celui-ci pouvant se définir comme le désir mutuel de ceux qui veulent vivre ensemble dans l'union la plus totale. Alors que le christianisme vise à faire partager la vie même de Dieu, dans une vision béatifique, l'Islam vise plutôt à faire parvenir ses fidèles à l'unité, principe fondamental de toute la foi musulmane : ce que souhaite le mystique, c'est l'unique, seul avec lui-même. Lui, c'est l'être au-delà de toute conception, l'être au-delà de toute existence. Le premier des dogmes de l'Islam dirige en effet la vie mystique elle-même : il n'y a pas de Dieu en dehors de l'Unique Dieu, et c'est avec lui que se fait la rencontre du croyant, celle-ci ne pouvant se faire que dans le principe de l'unité. La tension vers l'unité se fait dans le renoncement à tout ce qui peut éloigner de Dieu : il convient d'éliminer de ses préoccupations tout le domaine matériel, y compris le corps et ses besoins fondamentaux, tout le domaine psychologique de l'individualité, pour parvenir à la pure relation avec l'idée même de Dieu.
Le soufisme, dans son ensemble, se présente comme une initiation progressive à la réalisation de cette unité avec Dieu, par la méditation des versets mystiques du Coran, par le renoncement à l'individualité humaine. Cette initiation ne peut se faire que sous la conduite d'un maître, appelé cheikh , qui est l'autorité spirituelle, intellectuelle et morale faisant naître ses disciples à la vie nouvelle, qui refuse le monde des apparences et de la vanité. Tout au long de sa vie, le disciple reste ainsi redevable à son maître qui l'a fait entrer dans cette vie nouvelle, caractérisée par la recherche incessante de l'unité. Mais il faudra du temps, de nombreuses années mêmes, pour qu'un disciple arrive à la contemplation et à l'unité ; il lui revient d'avancer, avec patience, dans la nuit la plus obscure, avant de rencontrer Dieu dans son unité. D'autre part, la plupart des soufis ont connu plusieurs maîtres, ceux-ci reconnaissant que la vérité est unique, même si les voies pour l'atteindre sont multiples et variées : il y a plusieurs chemins, mais il n'existe qu'une seule direction et qu'un seul but, Dieu, de même qu'il y a aussi plusieurs religions mais qu'il n'existe qu'un seul Dieu souverain du monde et maître des hommes.
Le cheikh, le maître qui dirige des disciples, se présente lui-même comme une manifestation de Dieu, et, à ce titre, il exige une obéissance absolue de ses disciples, puisqu'il est perçu comme le modèle absolu, lumineux et rayonnant que ses disciples doivent imiter. Pour se faire reconnaître comme tel, le cheikh s'inscrit dans une lignée de grands maîtres spirituels, qui sont susceptibles d'accréditer sa propre conduite, son enseignement qui vise à apprendre à se conduire dans la vie, en toute piété et en tout respect de la volonté de Dieu. Ce maître spirituel a d'ailleurs reçu lui-même une investiture d'un autre maître qui lui a confié une mission et un pouvoir, celui d'initier d'autres à la vie mystique et extatique. Cette mission est un don qu'il n'est pas permis ni possible de garder jalousement pour soi : il convient de partager avec d'autres ce don, de le répandre sans cesse comme le soleil répand sa lumière. En plus de l'enseignement qu'il a reçu et qu'il est chargé de transmettre, le cheikh détient une puissance bénéfique, la baraka , qui est une force divine signifiant que la bénédiction de Dieu repose sur lui, mais dans un sens plus populaire, elle est devenue une force de protection qui assure le bonheur et le succès ; en fait, en exerçant cette baraka , cet état de grâce qui constitue l'authenticité même du maître, celui-ci apparaît comme un véritable intercesseur entre Dieu et ses disciples. Si la baraka est une force divine, le maître ne doit cependant pas en user en dehors de sa mission d'initiateur à la rencontre de l'unique : la baraka est, en fait, inséparable d'un état de sainteté réel, qui implique le refus d'exercer un pouvoir disciplinaire sur l'ensemble d'une communauté ou d'un groupe ; coupée du devoir de sainteté, elle pourrait conduire à tous les abus et justifier toutes sortes d'excentricités, surtout dans les milieux populaires qui offrent parfois des aumônes considérables à des maîtres afin d'obtenir pour un usage non-spirituel, la baraka...
La naissance d'écoles mystiques
Dès le premier siècle de l'ère musulmane, alors qu'apparaissent les premiers ascètes en milieu islamique, de petits groupes fervents se groupent autour d'eux, menant comme ceux qui devenaient leurs maîtres une vie de pauvreté, en ne cessant de manifester leur confiance absolue en la volonté de Dieu. Le soufisme ne prit donc pas naissance à partir d'un seul initiateur, c'est un mouvement qui se répandit simultanément dans l'entourage de grands maîtres spirituels.
Des liens vont se constituer entre les maîtres et 1es disciples. On a déjà vu que les maîtres exigeaient une obéissance absolue, en raison de leur propre expérience intérieure, mais en raison également du désir des disciples de marcher à leur suite sur les chemins de la perfection. Le disciple se met entièrement au service de son cheikh, en partageant sa vie quotidienne, marquée par la pauvreté et l'austérité ; mais l'engagement qu'il prend n'est pas toujours définitif et immuable, puisque le disciple peut toujours quitter son maître pour aller se mettre à l'école d'un autre. Ce qui constitue une communauté soufie, c'est le désir de quelques membres de suivre un certain style de vie pour parvenir ensemble, par une voie particulière, à l'unique vérité, à savoir l'union mystique avec Celui qui est l'Unique. L'appartenance à une telle communauté se marque par un double cérémonial.
C'est d'abord un serment d'appartenance à un maître que le disciple prête à celui qui va l'initier sur les chemins de la connaissance et de la perfection, en suivant la route tracée par le Prophète. C'est ensuite le cérémonial de la prise d'habit, un rituel qui est commun à toutes les traditions religieuses et qui manifeste l'appartenance d'un individu à are école spirituelle déterminée : le maître impose un marteau sur les épaules du disciple, pour signifier que désormais celui-ci partage la même culture spirituelle et qu'il devient le compagnon du cheikh sur le chemin de la perfection spirituelle. La perfection que le maître a déjà réalisée en lui-même peut alors se communiquer au disciple qui s'engage vis-à-vis de lui.
L'appartenance à la communauté soufie peut présenter différents styles, selon des variantes locales ou historiques. Tantôt, tous les disciples partagent entièrement une vie de communauté, sous la direction du cheikh ; tantôt, certains d'entre eux seulement partagent l'existence spirituelle de ce maître spirituelle, les autres membres, quelque peu plus éloignés de la vie communautaire, viennent se joindre à eux pour des exercices de spiritualité communs ; tantôt encore, la vie communautaire ne se résume qu'à certaines pratiques spirituelles communes : les membres de la communauté se retrouvent simplement ensemble que pour ces pratiques ou que pour recevoir l'enseignement du cheikh, tout en continuant de mener une vie normale dans le monde avec leur famille. Il existe donc, dans le soufisme, une très grande tolérance dans l'ordre de la vie spirituelle et mystique. De même, la seule notion de voeu perpétuel qui lierait définitivement un disciple à un maître est totalement étrangère au soufisme : la soumission au cheikh n'est exigée que dans la mesure où le disciple décide d'être et de demeurer au service de tel ou tel maître. Il lui est toujours possible de se retirer et de chercher un autre maître, qui, par son enseignement, le mènera, par un autre chemin, vers la perfection. La vie de certains soufis considérés comme des modèles, dans l'ordre même du soufisme, témoigne de ce fait qu'ils sont allés d'un maître à un autre, non pas par pur caprice, mais surtout pour chercher, à travers leurs enseignements, quelle était la meilleure voie pour eux, ou tout simplement pour établir leur propre synthèse.
Toutefois, le soufi ne peut être tel que dans une vie communautaire, même si celle-ci se caractérise par des liens plus ou moins lâches entre ses membres. La solitude est nécessaire pour pratiquer la contemplation, mais l'isolement est particulièrement néfaste, car il est susceptible de laisser la porte ouverte aux tentations diaboliques, qui éloigneraient définitivement le soufi de son idéal d'unité avec Dieu.
Les différentes écoles du soufisme recommandent la pratique de la pauvreté, même si la loi coranique ne présente jamais une condamnation des richesses ; celles-ci sont bonnes, dans la mesure où celui qui en dispose reconnaît que tous les biens du monde appartiennent à Dieu et qu'il n'en est que le dépositaire et le gérant. Cependant, le Coran lui-même informe des dangers que peut faire courir l'attachement aux biens terrestres pour celui qui veut parvenir au salut et connaître les joies paradisiaques, lors du Jugement de Dieu. Reconnaissant les dangers de la richesse, le soufisme recommande la pauvreté volontaire, tout en ne réduisant pas les membres des communautés à la mendicité, puisqu'il leur est fait obligation de travailler pour subvenir à leurs besoins élémentaires. Mais la pauvreté permet à l'esprit de se libérer davantage des soucis du monde pour qu'il puisse mieux parvenir à l'authentique contemplation, en se consacrant davantage aux exercices spirituels.
Les chemins de la contemplation
La mystique musulmane se présente comme une suite d'expériences personnelles, mais menées de manière communautaire, sous la conduite du maître ; ces expériences sont souvent décrites sous une forme poétique, dans le style même de la révélation coranique. Elles permettent à l'âme de se purifier, de se dépouiller de tout ce qui la retient prisonnière notamment des formes de la sensibilité individuelle, et de se transformer de manière à percevoir spirituellement ce qui est le but de toute la vie mystique : l'unicité de Dieu.
Le premier acte de la vie contemplative se résume dans la seule invocation du nom de Dieu : c'est la pratique par excellence de toute voie spirituelle dans le soufisme. Il importe que le mystique soit sans cesse soutenu par la présence même de Dieu, qu'il se mette sans relâche dans cette présence, tout au long de sa journée, pour chacun de ses actes, pour chacune de ses pensées ou de ses paroles. Dieu est le centre d'où rayonne toute lumière, et toute vie dans le monde doit sans cesse se tourner vers lui pour continuer à subsister. Se souvenir de Dieu, c'est ce qu'il y a de plus grand dans l'existence. Cette première recommandation du soufisme s'appuie d'ailleurs sur un texte du Coran, qui affirme l'inutilité de toute existence qui ne se situe pas dans une attitude de reconnaissance envers Dieu : Ceux qui prennent des maîtres en dehors de Dieu sont semblables à l'araignée ; celle-ci s'est donné une demeure, mais la demeure de l'araignée est la plus fragile des demeures. S'ils savaient ! Dieu sait parfaitement que ce qu'ils invoquent en dehors de lui n'est rien. Il est le Puissant, le Sage ! Voilà des exemples que nous proposons aux hommes, mais ceux qui savent sont seuls à les comprendre. Dieu a créé les cieux et la terre en toute vérité. Il y a vraiment là des signes pour les croyants. Récite ce qui t'est révélé du livre, acquitte-toi de la prière : la prière éloigne l'homme de la turpitude et des actions blâmables. L'invocation du nom de Dieu est ce qu'il y a de plus grand. Dieu sait parfaitement ce que vous faites (Sourate XXIX, 41-45). Pour les hommes, la création du monde est un signe de la présence et de l'action de Dieu ; pour les croyants, la révélation du Coran est un signe plus hautement convaincant ; mais, pour ceux qui veulent encore atteindre plus de perfection, la prière est l'acte fondamental de toute leur vie. Et cette prière, c'est précisément l'invocation incessante du nom de Dieu. En redisant et en proclamant sans relâche le nom de Dieu, l'esprit du croyant se place de plus en plus dans la conscience la présence de Dieu : tout s'efface pour lui, seule demeure la face de Dieu. Avant les découvertes de la psychologie moderne, l'Islam avait trouvé que la répétition pouvait introduire l'homme tout entier dans un certain état : en répétant inlassablement, sur un chapelet de quatre-vingt-dix-neuf grains les noms et attributs de Dieu, le fidèle se met en présence de Celui que ses lèvres invoquent en prononçant ces litanies solitaires. Ce chapelet, instrument rituel de la prière, le soufi le garde en mains la plupart du temps, même pendant les exercices spirituels communs, qui sont accompagnés de musique. Les mêmes mots sont répétés, sans que le croyant ne se lasse : cette technique peut amener certains mystiques jusqu'à l'extase, le fidèle ayant perdu toute sensation physique extérieure et toute tension nerveuse, se trouvant ainsi uniquement pris dans l'attention spirituelle. Il est en quelque sorte placé au coeur même de l'objet qu'il cherchait à atteindre par son exercice verbal. Toutefois, il convient - de remarquer que ce n'est pas la répétition mécanique des formules stéréotypées qui provoque l'union mystique avec le Dieu unique : le procédé est un moyen pour y parvenir, mais il n'est pas la source et la garantie de cette union, et même il arrive qu'il soit un obstacle à celle-ci, si l'attention du fidèle se trouvait entièrement centrée sur l'exactitude de l'accomplissement du rite. La répétition est bonne, mais elle n'est pas la panacée, surtout si elle est considérée comme une sorte de pratique magique qui contraindrait Dieu à se soumettre à la volonté de l'homme qui le prie.
Même l'affirmation de la foi, dans la shahâda : J'atteste qu'il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu , peut être aussi un obstacle dans la recherche de la contemplation, si le croyant n'y prend garde. Évidemment, l'affirmation de la foi conduit à la destruction de toutes les idoles, et particulièrement à l'idole incontestable de l'égoïsme humaine et de son orgueil. Mais l'affirmation de Dieu pose immédiatement le croyant comme différent de Dieu, alors que le croyant ne cherche rien d'autre que l'unité. Il revient au fidèle de chasser la dernière idole, le moi individuel, qui établit la dualité entre lui et Dieu. Seul, ce dernier peut attester qu'il est unique ; seul, il peut proclamer son unicité, sans impliquer immédiatement une dualité. Le véritable soufi sera alors celui qui s'annihilera totalement en Dieu, au point de devenir Lui. En accomplissant le rite même de la shahâda, ce soufi se doit de fondre sa propre conscience en Dieu, permettant ainsi de sauver l'unicité absolue de ce Dieu, en se perdant en lui. De la sorte, la shahâda, qui était une pratique rituelle tendancieuse pour le soufi, devient la Parole même de Dieu qui parle lui-même de lui-même dans la bouche du mystique.
Ayant atteint ce stade de renoncement à soi-même, qui consiste à surmonter toutes les divisions impliquées par la sensibilité externe et par la satisfaction de soi-même, le soufi doit savoir qu'il n'est pas encore arrivé au plus haut stade. Il doit renoncer à jouir d'aucun état ou d'aucune station, tant qu'il n'a pas atteint l'anéantissement total de la multiplicité qui règne dans le monde, tant qu'il n'est pas arrivé à l'affirmation de l'unité absolue de Dieu. Pour attester de l'unicité de Dieu, il faut être identifié à lui. C'est la raison pour laquelle certains maîtres du soufisme, et non des moins illustres, ont été persécutés et même condamnés aux supplices les plus infamants et à la mort, parce qu'ils affirmaient cette nécessité de s'identifier avec Dieu. L'état mystique supérieur procure la connaissance intuitive de Dieu ; de la sorte, le soufi trouve sa place au-dessus même du Prophète qui n'a jamais été que le simple instrument dont Dieu s'est servi pour effectuer sa révélation. Le soufi se trouve en état de sainteté et d'union avec Dieu, ce qui lui permet d'affirmer que, non seulement il détient la Vérité, mais bien plus qu'il est cette vérité elle-même. Cela ne pouvait impliquer que des condamnations de la part de l'Islam officiel, lequel considérait ce mysticisme comme la volonté d'établir une sorte d'incarnation de Dieu dans le monde des hommes, ce qui rendait les soufis suspects d'hérésie.
Un sommet de la mystique : al-Hallâj
La personnalité de celui qui fut surnommé al-Hallâj, c'est-à-dire le cardeur des consciences marque une sorte de sommet dans l'histoire de la mystique musulmane, même s'il fut considéré, de son vivant, comme un mystificateur ou comme un hérésiarque. Mansûr ibn Mahamma vit le jour en 858 de l'ère chrétienne, soit en 244 de l'ère musulmane : il fut le disciple d'un maître spirituel qui insistait beaucoup sur le sens du péché et sur la nécessité de la pénitence pour en revenir à l'adoration du Dieu unique et miséricordieux, invitant tous les croyants à se constituer comme des preuves vivantes de l'existence de Dieu. Mais, déjà ce maître était condamné par les tenants officiels de la religion musulmane... Fort de l'enseignement de ce maître particulièrement rigoriste dès son plus jeune âge, il s'imposait des austérités, jugées excessives par ceux qui ne pouvaient partager son idéal ascétique, recherchant à travers ces austérités non pas une sorte d'exploit personnel mais l'unité avec Dieu. Rejeté par les soufis eux-mêmes, il se tourne vers les milieux laïcs qui l'écoutent avec une grande ferveur et qui lui donnent son surnom d'al-Hallâj, à lui qui ouvrait leurs coeurs vers l'union avec Dieu, dans l'anéantissement total du moi individuel. Il prêche l'amour de Dieu pour chaque homme, invitant celui-ci à se tourner davantage vers Dieu par la prière et la pénitence authentique, celle qui vient du coeur et non pas simplement des lèvres qui répètent les formules rituelles. Arrivé au sommet de l'union mystique, il connaissait l'emprise de Dieu sur sa propre personne, au point qu'il n'existait plus lui-même, mais que Dieu lui-même existait en lui ; il ne parlait plus en son propre nom, ses expressions semblaient être des expressions venant de la bouche même de Dieu ; il atteignait les extases mystiques qui impressionnaient ses fidèles, mais les griefs de ses accusateurs s'accumulaient, parce qu'il avait usurpé aux imams le droit exclusif de prêcher en public, et aussi parce que les fidèles de l'Islam orthodoxe ne pouvaient admettre cette identification, cette union avec Dieu, que Dieu lui-même n'avait pas accordée à ses prophètes. Al-Hallâj leur semblait être non seulement un hérésiarque, mais un individu très dangereux pour la sauvegarde de l'orthodoxie officielle : toute la communauté pouvait se dresser contre lui, aussi bien les mystiques patentés que les milieux juridiques et politiques, qui excommunient la secte qu'il avait fondée puisqu'ils ne pouvaient absolument pas reconnaître qu'une faveur divine pouvant venir parachever ce qui avait été révélé par Dieu à son Prophète.
Les accusations qui pesaient contre ce mystique allaient le faire traduire devant un tribunal, aux environs de l'année 910, en pleine période de répression contre tous ceux qui n'étaient pas convertis à l'Islam. Les chefs d'accusation ne manquèrent pas : il fut accusé de prêcher en public, ce qui n'était pas autorisé sans une délégation expresse de l'imam, il interprétait le Coran selon sa propre inspiration, alors que c'est toute la communauté musulmane qui est dépositaire de l'interprétation exacte du Livre révélé, il affirmait la non-utilité du pèlerinage effectif à La Mekke, recommandant plus simplement un pèlerinage spirituel, alors que le rassemblement annuel des fidèles musulmans dans la ville sainte constituait un des piliers de la foi islamique. La communauté tout .entière était menacée par une telle attitude qui bouleversait l'ordre établi pour instituer une théorie mystique, celle de l'amour de Dieu, ce qui constituait une innovation sans précédent dans le dogme. Incarcéré, il ne devait pratiquement plus quitter la prison jusqu'au jour de sa mort en 922. Cette mort fut d'ailleurs un supplice au cours duquel il connut l'amputation des mains, puis la crucifixion, et enfin la décapitation, mais il accepta ces supplices comme un authentique martyre qui lui ouvrait les portes d'une vie éternelle, dans la pleine communion avec Dieu, dont toute sa vie avait milité pour la parfaite union mystique. Sa tombe est devenue le centre d'un pèlerinage, parce qu'il est encore considéré comme la victime propitiatoire qui a été immolée, sacrifiée pour ses frères pour avoir défendu la primauté de la loi d'amour sur l'observance littérale de la tradition juridique trop légaliste. Exécuté pour s'être identifié à Dieu, en proclamant : Je suis la Vérité, il est celui qui a converti la mort elle-même en vraie vie : Tuez moi donc, car pour moi vivre, c'est mourir.
L'ordre des derviches tourneurs
Le martyre d'al-Hallâj ne marque pas la ruine du soufisme ; au contraire, il inaugure une grande époque de vie et de réflexion mystique, qui va marquer la religion musulmane : les philosophes eux-mêmes seront imprégnés de cette inspiration... Au treizième siècle, le poète Djalâl ud-Din Rzi garde encore vivant le souvenir d'al-Hallâj et s'inspire de lui au point de devenir le poète de l'amour mystique. Ce poète qui découvrit l'amour de Dieu vers la fin de sa vie réussit à attirer de nombreux disciples auprès de lui, peut-être parce que son ascèse était surtout intérieure, ne demandant pas d'exploits ascétiques ni même la recherche de la pauvreté comme chemin particulièrement propice à la contemplation. Ses disciples peuvent continuer à vivre dans le monde, à exercer leur profession, du moment qu'il leur est possible de se retrouver en communauté, à certains moments, pour des célébrations collectives, qui unissent la musique, la danse, le chant et la récitation du Coran. En instituant une véritable liturgie, où ces différents éléments de culture étaient repris dans une dimension religieuse, il ouvrait la voie à une nouvelle forme de communauté, celle des mewlewis, communément appelés les derviches tourneurs, en raison de la danse qui préside à leur rituel. Mais à travers ce rituel et au-delà même de lui, le fondateur de cet ordre mystique voulait sortir de toutes les habitudes prises par une religion légaliste, pour parvenir d'abord à un amour de toute la création, puis pour toucher l'indicible en parvenant à l'unité fondamentale, le principe le plus impérieux de l'Islam. Parce qu'il n'implique aucune connaissance intellectuelle spéciale, cet ordre religieux ne connaît absolument pas d'élitisme ; on rencontre aujourd'hui encore, parmi ses membres autant d'ouvriers et d'artisans que d'étudiants et d'universitaires.
La célèbre danse de ceux qu'on appelle les derviches tourneurs est une liturgie qui allie la poésie, le texte du Coran par exemple, la musique, la danse et même l'architecture, car la forme de la salle dans laquelle se déroule la danse religieuse porte de nombreux symboles ; le tout doit, de surcroît, être fondu dans l'unité d'une expérience totale.
Les derviches entrent dans la salle, vêtus du blanc, robe symbole de leur futur linceul, ils sont enveloppés d'un grand manteau noir, symbole de la tombe et de la lourdeur de la terre qui pèse sur eux. En commençant leur danse, ils se libèrent de ce manteau, symbole de la nouvelle naissance qu'ils vont effectuer en eux-mêmes. La haute toque qu'ils portent sur la tête est le symbole de la pierre tombale. Dès le commencement de la danse, c'est tout le symbolisme de la mort et de la vie, de la nouvelle naissance qui est souligné et exprimé. Le maître, le cheikh, qui se trouve au milieu des danseurs, mais qui ne danse pas au même rythme que ses disciples, se contentant d'effectuer quelques tours sur lui-même, représente le point de rencontre du temps et de l'éternité, du temporel et de l'intemporel. Le mouvement de la danse est assez simple. Le derviche se tient, la main droite la paume levée vers le ciel et la main gauche orientée vers la terre ; ainsi, il reçoit les bénédictions du ciel d'une main et il les répand sur la terre de l'autre. La danse elle-même comprend un double mouvement : d'abord, le derviche tourne sur lui-même, dans un mouvement de recherche de soi, purement intérieure, exprimant ainsi la rentrée de celui qui cherche à connaître l'extase au centre de lui-même pour s'ouvrir à l'unité de Dieu ; et, en même temps, il tourne autour de la salle, par laquelle il exprime son désir de reconnaissance du monde qu'il veut mener de la diversité à l'unité. Cette danse s'effectue au son de la flûte qui est le symbole de l'âme, en son centre le plus intime, celui de la conscience, que tous les hommes ne sont pas toujours capables d'entendre. Après la danse, le chanteur psalmodie quelques versets du Coran : c'est la Parole de Dieu qui arrive en réponse à l'attente des derviches. Enfin s'effectuent les derniers saluts à tout ce qui entoure les derviches, et la grande invocation caractérisée par le seul pronom : Lui (Hû). Lui, c'est Dieu seul, c'est l'être au-delà de toute imagination, l'être au-delà de toute conception, l'être au-delà de toute existence, Celui qui est le but recherché par les derviches et obtenu au terme de la danse mystique, dans l'extase.
Parvenir à l'unité par l'amour
Quelles que soient les techniques pratiquées par les soufis, toute leur expérience est de parvenir à une vie entièrement transfigurée par Dieu. C'est aussi toute leur espérance qui les a guidés sur le dur chemin de la contemplation et de l'union avec le Dieu unique. Certes, pour parvenir à ce point d'unité, les grands héros du soufisme n'ont pas tous connu une existence marquée par la sainteté ou par des vertus héroïques, comme la pureté ou la virginité, à l'instar des mystiques chrétiens ; mais, conte ces derniers, ils ont découvert que l'amour était un feu dévorant, capable d'annihiler l'être même de l'homme pour le rendre totalement présent en ce Dieu unique qu'ils vénéraient et aimaient. Aimer l'autre, c'est non pas le transformer en soi, mais se laisser envahir par lui, au point de s'évanouir en lui ; c'est subsister uniquement par celui qu'on aime. De cet amour que l'homme porte à Dieu, en réponse à l'amour de Dieu pour l'ensemble de l'humanité, le soufi n'attend aucune récompense, même pas une vision paradisiaque dans l'au-delà : l'amour de Dieu ne saurait être contaminé par une telle espérance de bonheur, il est entièrement oblatif, car, ainsi que l'affirme une sentence répétée par les soufis : un seul atome d'amour vaut plus que cent mille paradis . Le Paradis, don de Dieu, après son jugement, intervient comme un surcroît de bienfaits de la part de Dieu ; ce qui compte, c'est d'aimer, sans chercher de récompense, sinon celle de savoir demeurer en parfaite unité avec le Dieu unique.