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Ibn Arabi grand Maître Soufi
Ibn 'Arabi, grand maître du soufisme
Jean-Claude Serres
"Prestigieuse figure de l'Islam espagnol, et l'un
des plus grands visionnaires de tous les temps,
Ibn 'Arabi est le théoricien de l'ésotérisme
musulman ; son oeuvre domine la spiritualité
islamique depuis le XIIIe siècle, et il peut être
considéré comme le pivot de la pensée
métaphysique de l'Islam". (Fernand Schwarz, La
tradition et les voies de la connaissance hier et
aujourd'hui).
Ibn'Arabi fut un écrivain d'une fécondité colossale, bien que le soufisme se présente avant tout comme
une expérience spirituelle vécue, intérieure, dont le domaine se trouve au-delà de ce qui peut être
appréhendé par la raison ou les sens physiques. Ce n'est que dans une étape ultérieure faisant suite
à une réalisation spirituelle, que certains soufis, se servant d'un langage symbolique et métaphorique,
transcrivent leur expérience sous forme verbale.
Par son oeuvre écrite, Ibn 'Arabi a rendu accessible un immense corpus d'enseignements qui se
transmettaient principalement par oral et a aussi été un lien entre les traditions soufies d'Espagne, du
Maroc et celles d'Égypte et de Syrie.
Sa vie
Né à Murcie (sud-est de l'Espagne) le 7 août 1165 dans une famille noble. Il grandit dans une
atmosphère de piété et de savoir. Vers l'âge de sept ans, ses parents s'installent à Séville, où il
commence à acquérir la culture musulmane classique religieuse et littéraire. Maryam bint 'Abdun, qui
représente à ses yeux l'idéal de la vie spirituelle, deviendra son épouse.
À la suite d'une maladie qui le conduit aux portes de la mort, il abandonne son existence de lettré et
de haut fonctionnaire. Vers vingt ans, il se convertit et oriente désormais son existence et son activité
vers l'approfondissement des études métaphysiques et traditionnelles. Il visite les grands maîtres
spirituels, rédige des ouvrages ésotériques, forme des âmes aspirant à la vie de la pensée pure et de
la spiritualité.
Dès son entrée dans la Voie, se manifestent des phénomènes psychiques exceptionnels qui attirent la
curiosité d'Averroès. Le récit de cette rencontre sera consigné dans les Illuminations de la Mecque,
où Averroès défend l'aristotélisme et Ibn 'Arabi le platonisme. Parmi ses nombreux maîtres, deux
femmes très âgées marquèrent particulièrement sa jeunesse, Shams de Marchena et Fatima de
Cordoue.
L'existence d'Ibn 'Arabi ne fut qu'une recherche de la perfection et une évolution continue vers la
vérité et la paix. Son désir de pénétrer le secret des choses et ses recherches des moyens appropriés
ne connaissaient pas de limites. C'est pourquoi il se passionna pour la découverte de tous les degrés
de la dévotion dans toutes les religions et toutes les doctrines, au moyen d'une communion directe
avec l'esprit de leurs fondateurs.
Cependant, cette attitude d'ouverture à l'universel dans le milieu andalou se heurta peu à peu à
l'autorité spirituelle et temporelle. Il dût donc quitter le Maghreb pour le Proche-Orient en 1202. Ainsi
commença pour lui une grande aventure de quarante ans dans l'Orient musulman. Il séjourna à La
Mecque de 1202 à 1204 après avoir traversé rapidement l'Égypte et la Palestine. De 1204 à 1223, le
maître parcourt les différentes régions du monde musulman au Proche et au Moyen-Orient - sauf
l'Iran, théâtre des attaques mongoles.
De 1224 jusqu'à sa mort, il est définitivement installé à Damas où peut s'épanouir son activité
intellectuelle. Il meurt dans cette même ville, entouré de sa famille, de ses disciples et de ses proches,
le 15 novembre 1241.
Son oeuvre
Ibn'Arabi formula les enseignements et les intuitions des générations précédentes, consignant par
écrit, pour la première fois, de façon systématique et détaillée, le vaste fond de l'expérience soufie et
de la tradition orale, en puisant dans un trésor de termes techniques et de symboles fortement enrichi
par des siècles d'élaboration.
Peu de maîtres spirituels ont donné un exposé aussi généreux de leurs enseignements, pas moins de
neuf cent quarante-huit titres d'oeuvres traitant de divers sujets lui sont attribués : l'exégèse, la
tradition prophétique, l'ésotérisme, la métaphysique, l'éthique mystique, la jurisprudence, la poésie...
Le livre des conquêtes spirituelles de la Mecque
C'est l'oeuvre clé, dont il rédigea la première version en 1203 à La Mecque. Après en avoir rassemblé
les matériaux et tracé le plan, il mettra trente ans à la réalisation du projet. L'ouvrage, dans sa
conception primitive, se composait de cinq cent soixante chapitres, divisés en six grandes sections.
Ces différentes parties sont agencées organiquement. Tout au début, sont posés les fondements
doctrinaux, les connaissances, essentiellement ésotériques, qu'Ibn 'Arabi estime nécessaires au soufi
dans sa montée vers le Réel. Il part de la cabale et clôt par un exposé sur les secrets des rites
religieux. Aucune place n'est faite à la théologie, que ce soit sous la forme de simple exposé de la
profession de foi destinée au peuple ou sous la forme théorique à l'usage des élites. Il ne consacre
aucune section non plus à l'exposé de sa propre profession de foi. Cependant, après avoir traité de la
triple profession de foi : celle du peuple, celle des théologiens et celle des philosophes, il dit qu'il faut
chercher la sienne dans les diverses références qu'il y fait au cours de son oeuvre entière.
Les pratiques que le pèlerin doit suivre pour son avancement spirituel et sa perfection personnelle
décrivent les états spirituels par lesquels le soufi doit passer et les événements auxquels il doit faire
face.
Viennent ensuite les "demeures spirituelles" (manazil). Les cent quatorze chapitres de cette section
correspondent, en ordre inverse, aux cent quatorze sourates du Coran.
Reprenant alors son ascension, le chevalier spirituel va vers "l'affrontement" (munazalat), vers la
"rencontre à mi-chemin" entre Dieu et l'homme au point exact où se rejoignent la "descente" divine et
la "montée" humaine (théophanie).
La section des stations spirituelles (maqamat), comporte quatre-vingt-dix-neuf chapitres, nombre
identique à celui des Noms divins dans les listes traditionnelles. La conception commune d'une
"échelle" des stations existant par elle-même et disponible pour quiconque entreprend de gravir les
degrés de la montée vers Dieu est donc impropre : les barreaux de l'échelle n'apparaissent qu'au
moment où l'aspirant y pose le pied et leur répartition se conforme aux prédispositions de chaque être.
D'autre part, "le parcours ne consiste pas à laisser derrière soi la station (précédente pour atteindre la
suivante), mais à obtenir quelque chose qui lui est supérieur sans la quitter. Le parcours consiste à
'aller vers', et non à 'partir de'..."
À chaque station correspondent un ensemble de sciences spirituelles. On peut éprouver l'état
caractéristique d'une station sans avoir atteint cette dernière, et inversement, on peut atteindre une
station sans éprouver l'état qui lui est propre. Mais la science elle-même doit être dépassée : lui
succède, chez celui que les stations n'enferment plus, la hayra - la perplexité, la stupéfaction éblouie,
une science qui transcende toute science, comme l'Essence divine transcende toute perfection.
L'héritage du Maître
Dans un monde musulman sur le point de recevoir le coup écrasant qui devait l'affaiblir culturellement,
politiquement et économiquement, Ibn 'Arabi laisse un exposé définitif des enseignements soufis
aussi bien qu'un mémorial complet de l'héritage ésotérique de l'islam. Il a ainsi profondément
influencé tout l'enseignement soufi postérieur et demeure par conséquent le lien le plus important
entre les soufis qui l'ont précédé (enseignement oral) et ceux qui lui ont succédé (enseignement
synthétisé).
L'enseignement d'Ibn 'Arabi reste d'actualité car sa quête est atemporelle. Son oeuvre colossale
déploie un vaste réseau de visions, de pensées et de réflexions.
Grâce à un monde intermédiaire, monde de l'âme (dévoilé par Ibn 'Arabi) l'homme peut passer du
plan de l'apparence, du phénomène, de l'exotérique, au plan du caché, de l'invisible, de l'ésotérique et
obtenir la délivrance.
Sa quête permet de transcender les polarités, de réconcilier la Foi et la Raison. C'est la quête du
Centre, celle qui permet de voir la vie de l'intérieur, avec une conscience qui se situe à l'intérieur des
choses.
D'après l'étude de Jean-Claude Serres