• La connaissance de Dieu
    comme but de l’existence humaine


    Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini

    A l’approche du troisième millénaire, la phrase la plus répétée est
    celle de Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».
    Nous pourrions être d’accord avec cette affirmation, si elle
    n’entendait pas exclure le fait que les précédents siècles, eux aussi,
    n’auraient pas « été » s’ils n’avaient pas été religieux, parce que la
    religion est la seule raison de l’existence de ce monde, comme de
    la présence de l’homme sur cette terre.
    Une tradition, dans laquelle Dieu Lui-même parle au Prophète
    (sur lui la Paix et la Bénédiction de Dieu), dit : « J’étais un trésor
    caché. J’ai voulu être connu et J’ai créé le monde ». A la différence
    des tendances actuelles qui voudraient un dieu fait à la mesure
    de l’homme, les chrétiens orthodoxes disent : « Si Dieu s’est fait
    homme, c’est pour que l’homme se fasse Dieu ».
    Ainsi le monde n’existerait-il pas sans la Volonté de Dieu d’offrir
    à l’homme la possibilité de la connaissance divine. Ainsi l’homme
    même ne continuerait-il pas à exister, dans le sens de ex-stare,
    « se tenir en dehors », si quelque saint n’avait pas encore
    l’espérance d’être vraiment, dans le sens de réaliser pleinement sa
    nature spirituelle, centre de son être véritable, fait à l’image et à
    la ressemblance de Celui qui seul est : Dieu.
    A la question qui nous fut un jour posée : « de quelle façon
    pouvons-nous relier la valeur de la connaissance et le sens de
    notre existence ? », la réponse est contenue en un seul mot :

    76 La connaissance de Dieu…
    « religieusement ». Nous entendons ce mot dans sa signification
    étymologique, celle du lien qui « relie », justement, l’homme à
    son Créateur, le monde à son Principe, dans la pratique religieuse
    des rites compris comme « symboles agis », selon l’expression
    chère à René Guénon. Seuls ces derniers pourront permettre la
    vraie connaissance, celle des archétypes universels, la connaissance
    métaphysique, non la connaissance conceptuelle, culturelle,
    scientifique ou philosophique.
    La véritable espérance est une vertu théologale qui doit être
    précédée par une autre vertu, la foi, et suivie de la charité ; foi en
    Dieu, espérance pour notre salut ou notre connaissance, et charité
    envers le prochain, dans l’acceptation — voilà le vrai sens du mot
    islâm —, dans la soumission à la Volonté du Dieu Unique, le même
    pour toutes les Révélations orthodoxes.
    La seule et véritable « racine de l’espérance » pour le troisième
    millénaire est la connaissance de l’Unicité de Dieu et la
    reconnaissance officielle et réciproque, de la part des autorités
    religieuses, de la vérité des traditions orthodoxes, avant tout des
    Révélations du monothéisme abrahamique — qui est unique —
    mais aussi des Révélations qui le précèdent parce que, si, pour
    nous musulmans, le premier prophète est Adam (sur lui la Paix),
    toutes les religions sont pour nous islam.
    Le véritable problème du troisième millénaire est l’actuelle
    fragmentation de la conception de l’unicité de Dieu, au risque
    qu’une seule de Ses Hypostases soit présentée comme alternative
    à Dieu Lui-même. A cette fragmentation de l’unicité de Dieu
    s’ajoute la fragmentation du monothéisme qui, au lieu de signifier
    la foi dans le seul et même Dieu, prétend regrouper diverses
    Révélations dans une catégorie idéologique, dans la mesure où
    chacune d’entre elles semble croire en un Dieu particulier, le sien.
    L’erreur inverse est constituée par le manque de discrimination
    entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas, entre sacré et
    profane, au point de vouloir « réaménager un espace », comme on

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    le dit maintenant, à la religion, à côté de la science, de la politique,
    de l’histoire, de la philosophie et de l’art. La conséquence en est
    l’expansion du phénomène des prétendues « nouvelles religions »,
    hérésies, mouvements et sectes, auxquelles on ne sait pas refuser
    le droit à l’expression au nom d’une démagogique tolérance
    humanitariste qui, dans le domaine de la spiritualité, ne sait plus
    distinguer entre vrai et faux, ni entre bien et mal.
    Nous devons encore dénoncer la tentative d’assimilation, de
    la part des institutions religieuses occidentales, de prétendues
    pratiques ou techniques extrême-orientales, dans le but d’arrêter
    l’hémorragie vers les autres religions. Enfin, nous devons mettre
    en garde les occidentaux modernes contre l’illusion qu’ils puissent
    se tourner vers des religions pré-chrétiennes qui, si elles demeurent
    valides pour leurs fidèles d’origine, comporteraient, pour ceux
    qui n’y sont pas nés, le renoncement à la croix spatio-temporelle
    constituée par leur ontologie spirituelle.
    Il est exact que nous aussi, en suivant l’exemple de René
    Guénon, avons laissé le christianisme pour adhérer à l’islam.
    Cependant, pour citer René Guénon une fois encore, nous dirons
    que « quiconque a conscience de l’unité des Traditions, que ce
    soit par une compréhension simplement théorique ou à plus forte
    raison par une réalisation effective est nécessairement, par là
    même, “inconvertissable” à quoi que ce soit ».
    Par unité des Traditions, nous entendons en effet l’universalité
    métaphysique qui transcende les doctrines révélées nécessairement
    exprimées dans une forme théologique particulière, tout en
    reconnaissant pleinement la nécessité et la validité salvifiques
    relatives à ces mêmes orthodoxies doctrinales et rituelles. Elles
    seules peuvent amener les hommes à se retourner, du point
    périphérique sur lequel ils sont ontologiquement situés, vers le
    point central représenté par le même Dieu Unique.
    Il resterait maintenant, en reconnaissant la validité des formes
    traditionnelles et au-delà de considérations contingentes et
    personnelles, à identifier la raison de l’adhésion à l’islam, dans la

    78 La connaissance de Dieu…
    recherche de moyens rituels et de supports de contemplation qui
    puissent amener à la connaissance divine. A la différence des
    autorités de l’Eglise, nous ne disons pas que ces moyens et ces
    supports n’existent pas dans le christianisme, et encore moins
    qu’ils n’ont jamais existé, qu’on n’en a pas besoin, ou encore qu’il
    ne faut pas les rechercher, dans la mesure où l’on méconnaît la
    possibilité de la deificatio ou theosis. Nous disons seulement que
    nous ne les avons pas trouvés, ni avant, ni après notre conversion.
    Nous déclarons que nous sommes nés dans une Tradition avec
    laquelle nous n’avons aucune intention de rompre, comme nous
    en avons été tant de fois accusé, pour nous convertir à quelque
    chose d’autre. S’il y a eu un changement de forme, celui-ci est
    advenu seulement dans le sens d’une « convergence », un cumvertere
    vers une transformation intérieure qui, comme le dit
    Guénon, « implique à la fois un “rassemblement” ou une
    concentration des puissances de l’être et une sorte de
    “retournement” par lequel cet être passe de la pensée humaine à
    la compréhension divine ».
    D’une part, l’islam, comme ultime Révélation divine et seule à
    suivre le christianisme, se rapproche davantage de la conception
    de la Tradition primordiale, ou Sophia perennis, en embrassant
    toutes les Révélations qui le précèdent. D’autre part, il est la seule
    Révélation, avec le christianisme, à inclure dans sa doctrine —
    même si c’est sous une forme nécessairement différente — la figure
    que nous portons en nous depuis notre naissance, celle de
    Sayyidunâ ’Isâ, notre Seigneur Jésus (sur lui la Paix).
    Qui nous garantit que le troisième millénaire, même s’il doit être
    religieux, existera vraiment, alors que les doctrines contenues
    dans les textes sacrés de toutes les Traditions prévoient, au
    contraire, une fin des temps dont les signes sont aujourd’hui
    toujours plus évidents, comme s’ils confirmaient la prophétie
    médiévale « mille et non plus mille » ?

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    Heureusement pour nous tous, nous pouvons faire remonter
    le début du premier millénaire, non à la date de la naissance du
    Christ, mais à l’an 313 après J.C., celui de l’Edit de Constantin,
    officialisation de la juridiction chrétienne en Occident, et le faire
    s’achever en 1313, date du procès des Templiers et fin de la présence
    officielle des organisations initiatiques et contemplatives
    chrétiennes liées au catholicisme. L’Inquisition s’est dressée
    autrefois contre ceux qui, à partir de l’Occident chrétien,
    cherchaient à combattre pour une Terre sainte, dans une guerre
    qui était également sainte pour les deux protagonistes, dans la
    mesure où elle était dédiée à la conquête ou à la défense des Lieux
    saints, qui, ne l’oublions pas, le sont aussi pour le judaïsme et
    pour l’islam. Encore plus heureusement pour nous musulmans,
    cette Inquisition ne se développe dans l’islam que maintenant,
    comme conséquence du fondamentalisme actuel — à l’origine une
    idéologie occidentale. Il est donc peut-être encore possible pour
    nous de réaliser la véritable signification du jihâd, cet effort vers
    la Terre sainte intérieure qui peut, selon les paroles d’un saint
    musulman du XXe siècle, élever notre esprit au-dessus de nous mêmes.







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