Introduction à l’opérativité
et au mystère des religions
Centre d’Etudes Métaphysiques de Milan
Encore une fois, les tendances récentes du milieu des soi-disant
études traditionnelles semblent confirmer que la maladie inguérissable
de l’individualisme occidental assume toujours davantage,
dans ce contexte, les formes de l’ « élitisme » et de l’occultisme
« mystériosophique » derrière lequel on voudrait cacher
une science que l’on ne possède pas.
On continue à débattre de façon anachronique et livresque autour
de présumés arguments guénoniens, en oubliant les enseignements
les plus élémentaires du Maître au sujet des qualifications
essentielles, non pas tellement de l’élite, mais de ceux qui aspirent
à en faire partie, c’est-à-dire à ne pas être trompés, « si
possible » ou « si Dieu le veut ». A propos de ceux-ci, Guénon a plusieurs
fois insisté sur le fait qu’ils ne devront pas nécessairement
posséder des qualifications de type érudit ou livresque, mais surtout
la qualité de s’en remettre à Dieu et d’avoir foi en Lui.
Certes, Guénon, en nous transmettant un dernier rappel de la
Tradition dans des temps où tout ce qui présente un caractère
formel est tôt ou tard retourné en parodie, a dû nécessairement reconduire
toute chose à sa quintessence métaphysique, mais cela
ne signifie pas qu’il ait sous-évalué tout ce qui en est la conséquence
sur le plan de l’application pratique, c’est-à-dire de la réalisation
effective, vers laquelle son oeuvre est, en revanche, totalement
orientée.
Introduction à l’opérativité et au mystère des religions
Il suffit de l’exemple de son témoignage à propos de la pauvreté
spirituelle pour comprendre l’importance attribuée par le
Maître aux vertus dans le cadre d’une réalisation cognitive. Même
si les enseignements de Guénon, conformément à sa fonction,
reconduisent le contenu des vertus spirituelles à leur essence métaphysique
la plus sublime, cela ne dispense sûrement pas ceux qui
aspirent à la connaissance véritable de mettre en oeuvre de telles
vertus, ce que lui-même a su faire, comme cela apparaît clairement
par les témoignages qui nous sont parvenus.
Nous ne pouvons certes pas attribuer au Shaykh ‘Abd-al-Wâhid
Yahyâ — qui nous a enseigné comment l’aspect intérieur de la
zakâh, l’aumône rituelle islamique, consiste à supporter la stupidité
et l’incompréhension des hommes — cet esprit polémique
et dialectique qui anime beaucoup des prétendus continuateurs de
son oeuvre. La rigueur de certaines de ses prises de position trouve
son origine dans des nécessités et des intentions d’un ordre
bien plus profond.
Le noyau de l’incompréhension relative à ses enseignements
est constitué par une virtualité dangereuse qui se montre complice
des pires suggestions antitraditionnelles. Si le témoignage
du Maître est apparemment confié à son oeuvre écrite, c’est vraiment
un signe de limitations préoccupantes que de penser que sa
mise en oeuvre doive se produire selon la même modalité. D’autre
part, ces tentatives de poursuite purement littéraire de son oeuvre
ne présentent pas les caractères de rayonnement constructif et articulé
des enseignements du Maître, mais ceux d’une application
vide de certains aspects de la science du symbolisme, qui tourne
autour des choses de façon vague et allusive, comme en une caricature
de son style.
Il y a une chute de niveau inévitable quand on cherche à singer
les supérieurs « connus » en empêchant en outre le développement
de ces possibilités vraiment supérieures qui pourraient
nous caractériser positivement. Cette chute de niveau cor-
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respond toujours à une tendance, plus ou moins consciente, à limiter
la Possibilité universelle, dans l’incapacité de préserver
une ouverture spirituelle sur tous les développements opératifs
possibles, même ceux qui pourraient nous apparaître comme les
plus improbables.
C’est ainsi que l’on se « dépêche » d’anticiper, sur un plan
mental, certaines possibilités d’ordre spirituel, avec la prétention
d’affirmer, de façon extérieure et conventionnelle, la supériorité
d’une forme sur les autres. Celui qui ne se soumet pas à Dieu
finit par prétendre que les autres se soumettent à une forme
derrière laquelle ne se cache rien d’autre que sa propre volonté
de puissance. Quelle conception universelle et métaphysique se
manifeste dans les tendances de celui qui prétendrait à une
reconnaissance « officielle » de l’ « excellence » formelle de l’islam
et de son rôle eschatologique de guide de toutes les réalités
traditionnelles ?
D’autre part, cette tendance est réellement antéchristique
dans la mesure où elle prétend anticiper, sur un plan formel, ce
que sont les vérités d’un autre ordre, lesquelles devront se manifester
au moment opportun de façon évidente et sans appel.
Une telle tendance, symptomatique du désir incontrôlé d’affirmation
individuelle qui caractérise toute « hérésie », n’est rien
d’autre, en définitive, qu’une expression de cette « haine du secret
» dont parle René Guénon.
En outre, sur quelle base a-t-on le front d’affirmer que l’on ne
serait pas entièrement « guénonien » si l’on ne pensait pas devoir
accomplir une synthèse livresque et érudite des enseignements
de René Guénon et de Muhyî-d-dîn Ibn ‘Arabî, et se soumettre
à l’autorité et à la méthode de celui que l’on prétend être
leur unique héritier, Michel Vâlsan, considéré comme la seule
« porte » d’accès au Centre du monde ?
Le respect que nous devons aux vrais maîtres nous impose de
réaffirmer comment, dans l’islam aussi, la dimension initiatique,
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donc le rattachement effectif au Centre suprême, ne peut se passer
de la pratique la plus orthodoxe de la Tradition, et de la référence
constante à l’enseignement et à la présence du Prophète
Muhammad (çallâ-Llâhu ‘alayhi wa sallam), à travers l’influence
du shaykh fondateur de la voie initiatique à laquelle on s’est
rattaché de manière effective. C’est seulement lorsque ces conditions
sont pleinement vécues de l’intérieur d’un cadre opératif
précis que pourront s’ouvrir des « portes » par lesquelles accéder
à des degrés particuliers de connaissance.
Pourtant, il ne s’agit pas de faire du personnalisme, ni d’identifier
ces portes avec la praxis méthodologique ou avec la forme
spécifique de témoignage, qui ont caractérisé l’action de certains
maîtres, mais d’en reconnaître la présence spirituelle vivante. Servir
Dieu dans des modalités formellement différentes de celles
des maîtres qui nous ont précédés — en raison des natures diverses
des êtres et en présence de conditions différentes — ne signifie
en aucune façon en méconnaître la fonction, ni encore moins
s’interdire l’accès à l’intégralité de la Connaissance.
Guénon a toujours montré le plus grand respect pour l’objectivité
des filiations spirituelles réelles et l’articulation des diverses
branches de la Tradition, et il a été particulièrement attentif à éviter
que sa propre oeuvre ne soit comprise comme une idéologie à
substituer ou superposer à une insertion effective. L’universalité
propre à son enseignement ne peut être réalisée qu’au sein d’un
cadre traditionnel régulier, aussi bien exotérique qu’initiatique, et
non à travers une projection imaginaire et virtuelle.
En outre, il est nécessaire de toujours garder cette perspective
d’opérativité spirituelle dans sa totalité, sans tomber dans la
tentation d’isoler certains aspects particulièrement élevés de la
doctrine initiatique en perdant la vision d’ensemble et la référence
opérative à une régularité à laquelle on ne peut renoncer.
Que l’on se rappelle ici, dans la perspective initiatique, l’image utilisée
par le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ à propos de la nécessi-
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té de l’exotérisme, selon laquelle « si l’on veut construire un édifice,
on doit tout d’abord en établir les fondations ; celles-ci sont
la base indispensable sur laquelle s’appuiera tout l’édifice, y compris
ses parties les plus élevées et elles le demeureront toujours,
même quand il sera achevé. »1
D’un autre côté, il faut dénoncer la tendance paroxystique qui
consiste à vouloir enfermer l’héritage guénonien dans des formalismes
extérieurs, en prétendant que « tous — qu’ils soient
maîtres ou disciples, Orientaux ou Occidentaux »2, même s’ils
sont les représentants légitimes de voies initiatiques « complètes
par en haut », se soumettent publiquement à une autorité présumée
d’ « ordre plus élevé », dont on se présente, sans aucune
discussion, comme les héritiers, autorité représentée par une prétendue
filiation spirituelle qui se pose en dehors, sinon directement
à l’opposé, de la régularité initiatique.
Ce qui manque, c’est un sens véritable du mystère qui permette
de passer « de la pensée humaine à la compréhension divine
», en reconnaissant que la synthèse se trouve en Dieu même,
sans prétendre embrasser mentalement ce que sont, en définitive,
les mystères du Pôle, lesquels « sont assurément bien
gardés »3, malgré les tentatives de les trahir au moyen d’allusions
complaisantes de la plus totale vacuité, qui laissent cette
sensation désagréable d’ambiguïté dont on chercherait en vain
l’équivalent dans l’oeuvre du Maître.
Certaines personnes se sont peut-être lassées du caractère nécessairement
concret et évident des organisations traditionnelles
dans leur dimension extérieure, lesquelles doivent garantir une
fonctionnalité et une accessibilité à ceux qui, tout en étant quali-
1 René Guénon, Initiation et réalisation spirituelle, Editions traditionnelles,
p. 74.
2 Charles André Gilis, Introduction à l’enseignement et au mystère de René
Guénon, Editions traditionnelles, p. 19.
3 René Guénon, Aperçus sur l’initiation, Editions traditionnelles, p. 258.
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Introduction à l’opérativité et au mystère des religions
fiés, se situent encore dans le domaine des contingences. La prétention
à dévoiler ce qui est, par nature, incommunicable, et de
maintenir secret ce qui doit être communiqué et déclaré ouvertement,
présente de façon manifeste les caractères de la subversion.
En Orient, et dans le monde islamique en particulier, on a maintenu
une transparence absolue à l’égard des descendances spirituelles,
des différents anneaux de transmission du rattachement initiatique,
de la nature des influences spirituelles transmises, et des
modalités selon lesquelles de telles influences ont été reçues. Ces
indications fondamentales ne peuvent être tues, et permettent la
vérification préventive indispensable de la régularité initiatique,
ainsi qu’une prise de connaissance du cadre spirituel auquel on
fait référence. Le caractère concret, dans un domaine si délicat,
permet en effet de se concentrer sur la présence spirituelle plutôt
que sur les individualités, celles-ci, aussi exceptionnelles qu’elles
puissent apparaître, étant rigoureusement nulles face à celle-là.
Cette même transparence permet en outre d’éviter, au moins
en partie, ce danger de manipulation qui dérive de la confusion,
toujours aux aguets, entre le psychique et le spirituel, en raison de
l’ineffabilité des réalités spirituelles qui doivent être véhiculées. La
« règle » s’avère nécessaire et efficace, indépendamment des attitudes
impropres qui se sont imposées de façon toujours plus
évidente dans le milieu de certaines dégénérescences.
En dehors de situations particulières, aucun shaykh véritable
n’a jamais caché sa fonction, mais, au contraire, il a tenu à en
rendre compte et, à l’occasion, à fournir les références de sa propre
régularité initiatique. Pourquoi une telle déclaration serait-elle le
signe d’une limitation cognitive et de l’appartenance à un centre
spirituel secondaire par définition « d’une autre nature »4 (c’est
nous qui soulignons) que celle du Centre suprême ?
4 C. A. Gilis, Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon,
Editions traditionnelles, p. 19.
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Quels que soient les efforts que l’on veuille faire pour minimiser
ce qui est considéré comme des confréries « bien structurées
», en associant indûment à un tel caractère des intentions
et des finalités extériorisantes et limitées, on ne peut oublier que
Guénon lui-même a toujours insisté sur le caractère positif, certain
et inévitable des moyens opératifs comme le rattachement,
la méthode et la maîtrise, pour entreprendre un chemin effectif
vers la réalisation spirituelle. Il a aussi parlé de l’élite comme
d’une réalité qui devra bien se structurer, et qui se servira de
moyens qui échappent à la compréhension profane. Tout cela
rend suffisamment clair qu’il ne devra pas s’agir seulement de
livres et de revues, surtout lorsqu’on en arrive à la folie de considérer
l’une d’elles à l’instar du Purusha primordial, du démembrement
duquel seraient sorties d’autres revues destinées à une
partialité inguérissable ! Certes, nous ne voulons pas nier que
toute ambiance particulière et tout symbole récapitulent l’entière
réalité et le processus cosmogonique, mais prendre au sérieux
des considérations de ce genre, et s’y complaire, nous paraissent
vraiment peu respectueux envers la dignité spirituelle dont le
Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ a porté témoignage.
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